Réveil violent dans un nouveau monde - Meylie Lheritage - E-Book

Réveil violent dans un nouveau monde E-Book

Meylie Lheritage

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Beschreibung

« Après la pire journée de ma vie, je me suis réveillée dans la grotte comme si quelques heures à peine s’étaient écoulées. Alors que des générations avaient fait trembler la terre, rien ne semblait avoir changé autour de moi, hormis la Source de liquide fumant qui ne laissait échapper plus aucune brume. La légende de cette Source s’était-elle réalisée ? Le monde était-il devenu meilleur durant notre long sommeil ? Je suis partie à la découverte du nouveau monde, celui du 21e siècle. Toutefois, derrière cette aventure se dissimulait un bien plus grand voyage. Des souvenirs traumatiques ensevelis ont refait surface, m’obligeant à des fouilles archéologiques dans mon passé. Un passé oublié finit un jour ou l’autre par nous rattraper. Le récit d’une sortie d’amnésie lente, douloureuse, mais salvatrice ! »


À PROPOS DE L'AUTEURE 


Après le recueil de poésie Lent vol des maux oubliés, Meylie Lheritage se livre à travers ce roman autobiographique. Elle nous dévoile son univers et ses profondes blessures. Le personnage de Ja'alel sort d’une amnésie traumatique dans un monde où tout lui apparaît nouveau. Un réveil après des siècles de sommeil est une belle métaphore décrivant la résurgence dea la mémoire. Vous découvrirez ainsi une jeune femme déterminée à survivre et désireuse d’exister malgré des souvenirs invivables.

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Meylie Lheritage

Réveil violent

dans un nouveau monde

Roman

© Lys Bleu Éditions – Meylie Lheritage

ISBN : 979-10-377-8063-8

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivante du Code de la propriété intellectuelle.

À Marion et à Alexia.

Selon les registres d’état civil, je me prénomme Ja’alel, et j’ai l’honneur de vous raconter l’histoire de ma famille. Je suis née en 1503 à Tapachula, dans l’État actuel du Chiapas, au Mexique. Alors qu’aucun humain ne vit aujourd’hui plusieurs siècles, comment se fait-il que je puisse vous écrire ce livre au 21e siècle ? Laissez-moi vous expliquer d’où je viens.

Prologue

Mes ancêtres ont habité le sud du Chiapas depuis de nombreuses générations. Au nord de mon pays se sont construites de magnifiques cités Mayas. Ces pyramides gigantesques paraissaient résister au temps. Elles reliaient le ciel à la terre, entourant ces constructions de nombreuses légendes. Beaucoup pensaient que des divinités les habitaient. Les Indiens craignaient de fâcher les dieux, s’ils ne respectaient pas les rites transmis par leurs ancêtres. De nombreux sacrifices, animaux ou humains, constituaient des présents favorisant la sérénité du dieu du vent lors de ses déchaînements, la générosité du dieu de la récolte du cacao ou la montée en puissance et en notoriété des chefs de villages. Dans la famille, « la familia » comme on l’appelait, l’interdiction formelle de nous approcher de ces contrées visait à préserver notre vie. Notre curiosité, concernant les monuments impressionnants, s’avérait comblée par le savoir transmis de génération en génération par nos ancêtres.

Avant que je ne vienne au monde, les Aztèques se disputaient le territoire de la familia. Le conflit a duré de nombreuses années. Le cacao, notre moyen de subsistance, notre monnaie d’échange, se cultivait sur nos terres de père en fils et en fille. Mais après ma naissance, le chef aztèque Xocoyotzin, surnommé Zot par mon père, a menacé de déclarer la guerre si mon père ne leur vendait pas les terres au nord du territoire de la familia. Zot ne menaçait jamais en vain. Tel un aigle Caracara, sa réputation cruelle, inflexible et avide semblait connue de tous. Il en voulait toujours plus. Les sages racontaient qu’il avait ordonné l’exécution de sa propre fille par d’atroces supplices, parce qu’elle refusait d’épouser un homme issu d’une des familles les plus riches et les plus renommées de l’époque, le fils de Nocoy.

Mon père, pacifique, a travaillé à préserver la paix. Au prix de nombreuses concessions, il a garanti notre survie, en apaisant la fureur de Zot. Par conséquent, notre territoire a petit à petit diminué. Mais le bonheur de vivre sur la terre de nos ancêtres, fidèles à la culture du cacao, n’avait pas de prix. Même si Zot avait récupéré les meilleures terres pour les cacaoyers, des saisons sèches et des saisons pluvieuses idéales nous ont bénis, en favorisant de bonnes récoltes sur les terres restantes. De plus, notre territoire se situait dans les montagnes et nous laissait entrevoir l’union de la voûte céleste aux régions d’en bas, dans une nature riche et luxuriante.

Un jour, alors que je flânais dans la forêt, je ne me suis pas rendu compte que je marchais sur les terres acquises récemment par Zot. La rivière coulait tranquillement à cet endroit, créant des piscines naturelles formées par des cavités dans la roche. La pierre, si douce au toucher, semblait lissée par la main de l’homme. Le temps avait façonné cet endroit. Avec patience, l’eau avait modelé chaque facette de ces rochers blancs et y avait dessiné un lieu paradisiaque. Elle paraissait chez elle depuis toujours, alors que seule l’épreuve du temps avait pu créer un tel chef-d’œuvre.

Fascinée par la beauté de la scène, je me suis déshabillée et me suis glissée dans cette eau translucide. Bleu turquoise vue d’en haut, elle m’est apparue transparente une fois enveloppée par elle. Alors que je me délectais de cet endroit, chauffée par les rayons du soleil à travers les feuilles des arbres, laissant mon corps flotter à la surface de l’eau, et en totale symbiose avec la nature qui m’entourait, des voix d’hommes m’ont sortie de ma béatitude. Je me suis aussitôt redressée et je suis sortie me rhabiller. J’ai enfilé en toute hâte mon vêtement de dessous et ils sont arrivés devant moi alors que je venais juste d’attraper ma robe.

— Le chef demande à te voir.

— Non, je ne veux pas. Mon père est-il au courant ? Ma famille va s’inquiéter si elle ne me voit pas revenir !

— C’est un ordre, suis-nous ou les choses vont mal se passer pour toi et pour ta famille.

M’empoignant avec fermeté, j’ai vite compris que ma survie dépendait de ma soumission. Alors, ravalant mon esprit rebelle, j’ai obéi en les suivant. Après avoir dépassé les anciennes limites de la terre de la familia, nous avons marché à travers la forêt jusqu’à arriver dans le village de Zot. Mes pieds foulaient ce sol pour la première fois. Zot s’est approché de moi, vêtu de sa tenue officielle, une longue tunique blanche ornée de l’emblème de sa famille, un aigle tenant dans ses serres une proie. Sur sa tête trônait sa coiffe de chef, décorée de nombreuses petites plumes colorées. Une grande plume noire de l’aigle Caracara les dominait fièrement, avec autant de fierté que Zot lui-même nous opprimait. Oui, la réputation opportuniste de Zot concordait avec celle de cet aigle, prêt à harceler d’autres rapaces pour provoquer leur régurgitation et obtenir ainsi un repas servi sans chasse !

— Xocoyotzin, voilà la fille, comme convenu.

— La fille ? Mais que je sache, j’ai un prénom. Que me voulez-vous ? Et de quel droit m’avez-vous amenée ici sans l’autorisation de mes parents ?

— Je te connais Ja’alel, fille de Pablo, fils de Elio. Je t’ai choisie comme épouse pour mon fils. Tes yeux émeraude et ta chevelure noir ébène sauront ravir son cœur. Mes hommes viendront te chercher demain chez toi. Ils te porteront la tenue traditionnelle de mariage. Veille à t’en revêtir.

— Mais je ne suis pas d’accord. Mon père ne m’a pas parlé d’un tel projet. Et je n’ai pas envie de me marier avec un homme que je ne connais pas et pour qui je n’ai aucun sentiment.

Alors que je me débattais, maintenue de part et d’autre par deux hommes costauds, Zot a ajouté :

— Laissez-la dire au revoir à ses parents. Vous retournerez la chercher demain. De toute façon, son père n’aura pas le choix. Il le sait très bien. Il ne pourra pas survivre s’il me cède davantage de terrain. Il sacrifiera sa fille.

Aussitôt libérée de leurs griffes, j’ai tourné les talons et j’ai couru à en perdre haleine. Je suis repassée par la rivière où le soleil n’en éclairait plus la surface. Une fois l’astre caché derrière la montagne, de nouvelles ombres aux formes étranges se dévoilaient, offrant un formidable lieu à mon imagination débordante. Mais je me suis à peine autorisée à ralentir, devinant l’inquiétude de mes parents face à mon retard. La nuit tombait vite une fois le soleil disparu et la règle consistait à rentrer avant que les rayons ne brillent plus sur notre cour. Arrivée en nage devant mes parents, fous d’inquiétude et prêts à partir à ma recherche, j’ai fondu en larmes tout en leur expliquant la terrible épreuve que je venais de vivre.

À quatorze ans à peine, un chef sanguinaire et impitoyable voulait me marier à son fils, deux fois plus âgé que moi. Je comptais sur mon père, il ne laisserait pas Zot m’emmener de force. Néanmoins, la terreur avait blanchi ma peau et mes dents claquaient d’effroi.

— Sois tranquille ma fille, tu ne bougeras pas d’ici. Reste bien avec nous et ne t’éloigne pas. Je vais préparer un présent pour Zot, pour calmer ses lubies et satisfaire sa cupidité.

— Mais s’ils me prennent de force ?

— Ils devront alors m’emmener avec toi. Je ne te laisserai pas partir, sois-en sûre.

Nous sommes partis nous coucher tôt ce soir-là, fatigués par toutes ces émotions.

1

Avant de continuer sur mon histoire, laissez-moi vous présenter une partie de la familia, constituée de six enfants.

J’avais deux frères plus âgés que moi, pour le bonheur de mon père, Pa. Un an seulement les séparait, leur conférant la même intimité que des jumeaux. J’ai souvent entendu Pa se vanter des exploits de Juan et de Francisco, surnommé Pancho.

Quand Juan a commencé à monter à l’arbre, Pancho n’a pas tardé à l’imiter. Dès qu’ils ont su tenir une machette, ils suivaient Pa dans les bois, participant à la récolte du cacao. Pa leur a appris à reconnaître quand le cacao paraissait mûr à point, grâce aux jeux de couleur et de son des cabosses. Juan nous a maintes fois raconté combien toutes ces escapades l’amusaient. Son adresse dans le maniement de la machette résultait d’un apprentissage dès son plus jeune âge.

Une fois par an, Pa observait la plantation et ôtait les cacaoyers frêles ne produisant pas assez. L’espace se libérait, favorisant ainsi l’épanouissement des arbres producteurs.

Un jour, alors que Juan et Pancho se trouvaient à côté de notre maison, « ma’agno », Mam a compris que la leçon du jour avait porté sur l’abattage d’un arbre. Mam s’est alors délectée de la scène qui se déroulait sous ses yeux.

La machette à la main à seulement cinq ans, Pancho s’est obstiné à abattre un rejeton quatre fois plus haut que lui. Il a frappé l’arbre en biais par des petits coups francs et secs à droite du tronc. Il y mettait tout son cœur. Ses petits muscles vibraient à chaque coup. Puis quelques coups à gauche du tronc. Il s’est arrêté et a vérifié s’il pouvait faire tomber l’arbre avec le poids de son corps. Un vrai petit homme ! Il a déployé une énergie phénoménale jusqu’à couper ce rejeton improductif. Fier d’avoir abattu son premier arbre, il a levé les bras, puis a montré ses muscles tout en dansant sur place.

Le regard de Mam brillait à chaque fois qu’elle nous racontait l’histoire, comblée d’avoir deux garçons courageux et travailleurs.

Juan étant l’aîné, il avait une place d’honneur dans la familia, une place qui signifiait beaucoup de responsabilités. C’était à lui que revenait le devoir de prendre soin de Mam et de la fratrie le jour où Pa viendrait à disparaître. Cette charge l’a sans doute obligé à grandir plus vite. N’importe quel individu aurait reconnu l’aîné entre les deux garçons.

Pancho, quant à lui, s’est souvent trouvé dans l’ombre de Juan. Mam s’efforçait de l’aider à gagner en assurance. Elle cherchait à le valoriser en ressassant certains de ses exploits, comme celui de l’abattage de l’arbre.

Juan prenait son rôle d’aîné au sérieux. Son regard anticipateur s’avérait crucial dans la vie de la familia et dans la gestion de la culture et la récolte du cacao. Depuis ma naissance, j’admirais sa sagesse et son implication dans notre protection.

Nayeli, surnommée Lili, est arrivée en troisième position. Ma grande sœur s’avérait un modèle digne de foi à mes yeux, exemple de sagesse, d’ardeur au travail et offrant une grande protection à ses petites sœurs. Elle paraissait ordonnée rien qu’à la regarder. Tous les matins et tous les soirs, elle brossait ses longs cheveux noirs raides, et arrangeait une jolie tresse sur le côté. Chaque matin, elle en profitait pour essayer de me coiffer, mais bien souvent, je préférais filer les cheveux au vent. En revanche, le soir, j’aimais ce moment complice que nous partagions toutes les deux. Patiemment, elle démêlait mes cheveux en prenant le soin de les tenir à la base, évitant ainsi mes grimaces.

— Tu sais Ja’alel, si tu me laissais te faire une tresse le matin, nous passerions moins de temps le soir à les démêler.

Je ne répondais plus à cette remarque quasi quotidienne. La complicité ressentie lors de ces longs moments me remplissait d’amour. Nous échangions sur notre journée, sur ce que nous avions appris de la nature, sur nos préférences en matière de garçon, sur les remontrances éventuelles de Mam ou de Pa, ou encore sur l’avancée de la récolte. Tous les sujets y passaient et je me sentais libre de parler, d’autant plus que je ne croisais pas son regard.

La profondeur et la noirceur des yeux de Lili m’incommodaient, contrairement à la douceur du regard rassurant de Pa. Lili avait hérité des yeux de Pa, mais sa façon de me scruter sans me sécuriser m’intimidait. J’évitais par conséquent son regard quand nous discutions.

L’arrivée de mes deux petites sœurs a dû m’apprendre à partager ma Lili ! Deux boules d’énergie ont envahi mon univers : Leticia surnommée Letty, puis trois ans plus tard, Margarita, notre petite Marga.

Quand Letty a eu les cheveux suffisamment longs, Nayeli lui nouait une tresse de chaque côté matin et soir. Mais si Lili avait commencé par mes cheveux et que notre moment de complicité s’éternisait, l’impatience de Letty ne tardait pas à se manifester. La voir tourner autour de nous sans s’arrêter signait la fin de ma discussion avec Lili. Nayeli se dépêchait alors de nouer ma tresse et invitait Letty à se rapprocher pour être coiffée. Letty n’aimait pas quand on lui touchait les cheveux, mais son côté pragmatique la poussait à réclamer ses tresses. L’épreuve des nœuds dans les cheveux l’avait marquée, car elle nous disait souvent :

— Vous vous rappelez quand j’ai eu un nœud tellement gros dans les cheveux que Mam a dû le couper ? Au moins gros comme ça, disait-elle écartant les bras loin l’un de l’autre autant qu’elle le pouvait.

Qui aurait pu oublier un tel moment ?

Le fameux soir où Zot voulait me marier à son fils, Nayeli a demandé à parler à Pa. Je n’ai jamais su ce qu’elle lui avait dit. J’ai toujours imaginé que, dans sa grande bonté et son rôle protecteur, elle avait voulu se sacrifier pour moi préférant prendre ma place, plutôt que de me voir partir si jeune contre mon gré. Nayeli avait alors dix-huit ans.

La courte nuit de sommeil m’a paru une éternité. J’ai passé une partie de la nuit à élaborer un nombre incalculable de plans me permettant d’échapper à ce terrible destin. L’idée de quitter la familia me terrifiait. M’imaginer mariée à un homme dont je ne connaissais même pas le nom, avoir des enfants à mon âge et vivre loin de la familia, m’indignait. J’ai beaucoup pleuré cette nuit-là. Lili a fini par m’entendre, elle s’est rapprochée de moi et m’a consolée. Grâce à sa douceur, j’ai fini par trouver le sommeil.

Quand le soleil s’est levé, Pa et Juan paraissaient debout depuis un moment, à en juger tous les présents rassemblés devant ma’agno. Juan avait aidé Pa à regrouper dix sacs de cacao. Mam avait ajouté une parure de perles magnifiques d’une valeur sentimentale inestimable, ainsi que son remède miracle. Elle fabriquait celui-ci selon la recette transmise par nos ancêtres, secret de la familia. Chacune de nos blessures, exceptés les maux de notre cœur, semblait disparaître à l’application douce et délicate de la crème par les doigts de Mam.

— Pa, comment va-t-on tenir jusqu’à la prochaine récolte ?

— Je ne sais pas encore, mais tu vaux bien plus que toute ma récolte. S’il le faut, je laisserai encore une partie des terres.

— Sois rassurée petite sœur, je travaillerai plus dur et plus tard le soir s’il le faut pour aider Pa à subvenir à nos besoins.

— Mais Pa, est-ce que ça va suffire ? Comment allons-nous vivre ?

— Fais-moi confiance. Juan a raison, rassure ton cœur, ma fille. La Nature m’a offert la perle que tu es, elle saura me récompenser de t’avoir préservée. Reste bien à l’intérieur ce matin, ne sors sous aucun prétexte.

— Oui Pa.

Les hommes de Zot sont finalement arrivés comme prévu. Pa les a reçus dans la cour et a parlementé. Nous étions tous les sept dans la pièce principale de ma’agno, la table dans notre dos. L’obscurité nous entourait, car le soleil n’éclairait pas encore les ouvertures donnant sur la cour où Mam cuisinait ou s’occupait du cacao. Juan et Pancho s’étaient placés devant moi, prêts à me protéger. Mam me tenait la main et j’agrippais le dos de mon frère. Marga se trouvait dans les bras de Nayeli, et Letty au milieu de nous tous. Puis me penchant sur le côté, j’ai vu repartir mes ennemis avec tous les présents. Mon cœur semblait rassuré que la négociation se termine ainsi. En revanche, l’inquiétude continuait à me ronger les os. Nous connaissions bien la personnalité de Zot et j’avais constaté par moi-même la veille la détermination dans son regard. Zot ne se satisfaisait pas du superflu de ses victimes, il attendait d’elles leur meilleur. Alors que je m’interrogeais sur les sacrifices supplémentaires que Zot pourrait exiger, ses hommes sont revenus chez nous et ont réclamé davantage de terres, parmi les plus fertiles. Ils m’emmèneraient de force si Pa refusait de plier. Ils étaient venus avec du renfort : dix hommes forts s’étaient déplacés jusqu’à chez nous. Nous ne pouvions pas leur résister. Comme Pa me l’avait promis, il a cédé la terre de ses ancêtres plutôt que sa propre chair !

Après cet évènement traumatisant, Letty, alors âgée de huit ans, s’est renfermée. Par la suite, elle gardait secrets quantité d’incidents, allant de ses petites bêtises à ses sentiments les plus lourds.

Les mois suivants nous ont tous malmenés. Pa avait donné presque toute la récolte de cacao. Notre survie dépendait de la nourriture que nous trouvions sur nos terres. Pa et Mam ont consacré également de nombreuses heures à fabriquer des statuettes, des vases tripodes ou des pendentifs. Juan et Pancho s’occupaient de couper le bois, et Lili et moi, nous nous employions aux finitions des sculptures. Grâce à cette activité, nous pouvions échanger le travail de nos mains contre des sacs de maïs bleu, aliment incontournable dans la préparation des tortillas. Nous avons ainsi résisté l’année qui a suivi. Mais nous ne savions pas encore que bien pire nous attendait.

2

Des conquistadors d’une terre très lointaine sont venus à notre rencontre. Mon père les a accueillis avec hospitalité comme des frères. Nous leur avons offert notre célèbre xocolatl, une boisson à base de cacao avec des épices. Nous honorions ainsi les personnes de grande importance. Nous leur avons aussi fait découvrir les richesses de notre terre, fiers de nos racines. Puis ils sont repartis dans leurs grands bateaux. Mais nous ne savions pas qu’ils allaient revenir. Nous ignorions leur état d’esprit avide, prêt à tout pour acquérir de nouveaux territoires.

Nous avions résisté un temps à l’influence aztèque. Certes, nous nous étions séparés d’une large partie de nos terres, mais au moins nous pouvions continuer à y vivre et profiter du fruit de notre travail. D’autres familles avaient cédé à la pression et devaient payer des tributs si lourds qu’ils avaient fini par se vendre en esclavage. D’autres encore avaient accepté le mariage de leurs filles pour garder leur terre. Mon père nous avait protégés de cela. Mais pourrait-il nous protéger de la conquête espagnole ?

Même si ma vision a sans doute manqué d’objectivité dans mon rôle de fille aimée, Pa me semblait grand, beau et fort.

Fort : ses biceps le prouvaient. Son travail requérait de la vigueur et de la vitalité. Du matin au soir, il ramassait les cabosses de cacao, en extrayait les graines en les brisant à la machette et les acheminait jusqu’à ma’agno. Il devait alors les trier, les nettoyer, puis les mettre à fermenter dans des caissons entourés de feuilles de bananiers.

Pa aimait dire que la grandeur d’un homme ne se mesurait pas à sa taille, mais bien plutôt au contenu de son cœur. Alors à mes yeux, Pa paraissait grand dans tous les sens du terme. Même si Pa paraîtrait petit face aux hommes du 21e siècle, à l’époque, il dépassait les hommes de notre village d’une tête. Mais je l’admirais surtout pour le flot constant de bonté généreuse qui débordait chaque jour de son cœur.

Et beau ! Ses yeux noirs en amande, son regard doux et bienveillant, ses joues rebondies qui ne demandaient qu’à être embrassées par ses filles adorées. Oui, Pa se démarquait par sa beauté, tant physiquement que dans sa personnalité. Il possédait un sens aigu de la justice, mais ne cherchait jamais à faire justice lui-même. Il s’en remettait souvent à son Dieu. Il s’avérait en effet croyant, mais à sa façon, car il ne suivait pas les traditions des villageois. Il m’a enseigné la crainte du Créateur et le respect de tout être vivant. En revanche, il était loin de paraître parfait et je me suis souvent heurtée à quelques-uns de ses défauts. Ainsi, je ne comprenais pas certaines de ses réactions ou de ses décisions, par exemple, quand exténué par sa journée de travail, il nous demandait d’être moins bruyants. D’autres fois, lorsque le désir de comprendre une situation nous incitait à poser des questions aiguisées, il nous corrigeait pour notre manque de respect et clôturait la conversation.Mais avec le recul, j’ai constaté combien Pa s’avérait plein de sagesse et de perspicacité. Il bénéficiait d’un riche savoir à nous transmettre, un héritage précieux.

Moins d’une dizaine de pleines lunes plus tard, la nouvelle nous est parvenue. Les colons étaient revenus sous le soleil de la saison sèche. Mais ils affichaient clairement leur objectif. Ils s’attendaient à ce que nous nous soumettions, en leur laissant l’accès aux ressources du pays et en adorant leur dieu à leur façon, avec des images, des croix, de nouveaux rites et de nouvelles fêtes. Or Pa avait toujours respecté l’enseignement de ses parents. Il croyait en un Dieu créateur qui bénissait les récoltes par le soleil et la pluie. Mais il n’adhérait pas à des coutumes réclamant des sacrifices ou adorant toutes sortes de statues fabriquées par l’homme. Finalement, le culte qu’il rendait à Dieu s’avérait plutôt simple.

Les conquistadors exigeaient de connaître nos secrets de culture d’un cacao unique qui ne pousse qu’ici et qui demande un savoir-faire bien particulier. En échange, ils nous promettaient de construire des écoles où tous pourraient apprendre à lire et à écrire leur langue. Comptaient-ils sur notre soi-disant ignorance pour nous laisser duper ? Pa et Mam nous avaient instruits depuis notre plus jeune âge et nous transmettaient ainsi toutes leurs connaissances, allant de l’écriture à la dendrologie, en passant par les règles du savoir-vivre avec la nature.

Mais ces hommes venus d’ailleurs voulaient nous enseigner leur religion et nous imposer leur façon de vivre. Ils cherchaient à nous acheter en nous donnant de nombreux objets scintillants, comme des miroirs, des récipients magnifiques pour la cuisine et combien d’autres promesses. Ils ont menacé Pa d’emmener ses enfants comme esclaves et ont même fini par tous nous menacer de mort si nous refusions. Ils possédaient des armes bien plus puissantes que les nôtres. Nos machettes et nos arcs semblaient ridicules face à la puissance de leurs armes à feu, leurs longues épées à double tranchant, leurs lances et aussi leurs arcs d’une précision à couper le souffle.

Quelques jours après la nouvelle de leur arrivée sur nos côtes, alors qu’avec Lili nous cherchions des baies bleues en guise de petit-déjeuner, nous avons entendu un bruit semblable au tonnerre. Aucun nuage n’obscurcissait pourtant le ciel. Nous surplombions la vallée et le temps clair de cette journée nous permettait de voir l’autre versant de la montagne. Le bruit provenait d’un village voisin que des conquistadors décimaient sans retenue. Leurs longues épées transperçaient les corps aussi facilement que si elles s’enfonçaient dans la rivière. Rien ne leur résistait. Nous avons entendu des femmes hurler et sortir à moitié dévêtues de chez elles. Puis un coup de tonnerre nous a de nouveau paralysées sur place. Ces hommes utilisaient une arme capable d’imiter l’orage et tuant comme la foudre. Nos voisins ont bien essayé de se défendre, mais les armures de nos ennemis arrêtaient les flèches aiguisées et les rendaient invincibles. Face à ce spectacle effrayant, nous sommes rentrées aussi vite que possible raconter à Pa les horreurs que nous venions de voir.

Notre incapacité à résister à l’invasion a poussé Pa à nous parler d’une légende ancestrale. Ses parents la contaient chaque soir de la fête de la lune, c’est-à-dire à chaque pleine lune. Le soir où celle-ci scintillait de mille feux, elle éclairait l’entrée d’une grotte qui amenait dans les profondeurs de la terre. Le froid et l’obscurité y régnaient. La légende disait qu’au fin fond de cette grotte existait une Source d’un liquide fumant. Les ancêtres avaient prédit que viendrait une époque où la survie de la familia dépendrait de cette Source. Entrer dans ce tunnel de liquide fumant pouvait alors nous endormir pendant des décennies, voire des siècles, et rendait inaccessibles tous nos biens, comme si notre propriété avait été supprimée de la carte. Mes ancêtres croyaient qu’au réveil de la familia, le monde serait devenu meilleur.

Tous les soirs de pleine lune, depuis que mon père avait huit ans, il partait chercher cette grotte. Au bout de vingt ans de recherche dans chaque recoin de nos montagnes, après une journée pluvieuse, le soir de ma naissance, la lune lui avait révélé son secret. Pa avait donné à ce lieu mon prénom, Ja’alel, qui signifie pluie dans ma langue, le ch’ol.

Après nous avoir raconté cette légende, il nous a expliqué son projet. Le temps semblait compté. Notre départ s’avérait une question de vie ou de mort. La pleine lune scintillerait le lendemain. La lutte contre l’envahisseur devait encore durer deux jours. Puis nous pourrions entrer dans cette Source en attendant notre réveil dans un nouveau monde. Nous savions que chaque minute écoulée nous rapprochait de l’arrivée des conquistadors sur nos terres. Mais Pa savait que la précipitation mènerait au désastre. Alors, ayant foi dans les promesses de la légende, nous nous sommes affairés à ranger notre ma’agno et à stocker proprement la réserve de cacao. Étrangement, plus nous sentions l’odeur de la mort, plus nous croyions à cette légende. Elle était devenue notre seul espoir, notre source de salut.

Alors que nous nous apprêtions à partir, les conquistadors ont envahi notre propriété. Armés de la foudre et d’outils tels que pioches et pelles, ils semblaient convaincus de trouver or, perles précieuses et autres matériaux de valeurs sous nos pieds. Pa détestait la violence. Il a cherché à négocier avec de l’or, du cacao, les dernières perles qu’il possédait. Mais nos ennemis voulaient toujours plus. Ils prendraient nos terres, quoi qu’il en coûte. Elles se transmettaient de génération en génération et ne pouvaient pas être vendues à un autre sang. Nous séparer de la terre de nos patriarches revenait à nous ôter la vie. Nous avons tenté de parlementer, mais leur intransigeance nous glaçait le sang. Face à notre obstination, ils ont ordonné aux hommes armés de nous abattre.

Dans un bruit de tonnerre, nous nous sommes éparpillés et avons disparu comme l’éclair dans les fins fonds de la forêt tropicale. L’effet de surprise nous a sauvés, mais nous a aussi rendus plus vulnérables. Chacun a tenté de préserver sa peau en comptant sur son instinct de survie. De mon côté, j’ai marché pendant des heures avant d’être de nouveau réunie à la familia. Ces heures de fuite ont été salvatrices, et fatales à la fois. J’ai en effet vécu le pire drame de ma vie.

La douceur de cette journée ensoleillée cajolait une partie de mon âme tandis que les oiseaux chantaient leurs plus belles mélodies. J’avais crapahuté dans la montagne comme Pa nous l’avait demandé. Nous espérions que les étrangers perdraient rapidement leur souffle.

Alors que je me soulageais, accroupie derrière un arbre et le cœur à vive allure à cause de la course folle que je menais, un conquistador espagnol sans nom est arrivé par-derrière. Il m’a prise par le bras et m’a jetée par terre. Sa violence m’a paralysée. J’ai cru que mon cœur s’était arrêté de battre, car je ne le sentais plus dans ma poitrine.

Tout est allé si vite, et m’a semblé pourtant durer des heures. Sa grosse main comprimait mon bras gauche, juste au-dessus de mon bracelet à bras en forme de flèche que Pa m’avait offert quand j’étais devenue une femme. Cet inconnu sur mon corps me répugnait. Je sentais son souffle chaud sur mon visage. Le chant mélodieux des oiseaux semblait dorénavant bien loin. Je n’entendais plus que sa respiration et ce mot qu’il ne cessait de répéter. J’aurais tant aimé pouvoir crier, me débattre, mais mon corps ne me répondait plus. J’apparaissais morte, et pourtant bel et bien vivante. Je ne sentais plus aucune partie de mon corps. La frontière entre son corps et le mien avait disparu, laissant place à un amas de chair, une superposition de membres, ne tenant que par l’effet de la consternation. Nous ne formions plus qu’un, bien malgré moi.

Par un miracle, un sentiment de pitié ou grâce à mon atonie, il ne m’a pas tuée. Pendant qu’il se rhabillait, j’ai pu réinvestir mon corps et m’échapper à toute vitesse, me faufilant à travers cette forêt que je connaissais par cœur. Une voix me répétait que rien ne s’était passé, que cet évènement n’avait pas été réel. Je semblais désorientée et perdue, alors que jusque-là j’aurais pu marcher dans la forêt les yeux fermés.

Depuis petite, avec Pa, nous parcourions notre terre à la recherche de nourriture. Il avait passé des heures à m’enseigner sur les beautés contenues dans la nature. Chaque espèce d’arbres, de plantes, de fleurs, les comestibles, les toxiques ou les mortels, celles utilisables en cosmétique pour le corps, les différentes vertus médicinales des plantes… Dans ma forêt, je m’y sentais comme chez moi. Que m’arrivait-il soudain ?

Mon corps vivait une intense détresse. Je présentais des douleurs physiques, et surtout une profonde blessure affective. Je me sentais sale et indigne de continuer à porter le nom de mon père. Âgée alors de seize ans, mon monde s’était effondré en quelques secondes à cause de l’égoïsme et l’avidité d’un seul homme. J’ai refoulé toutes ces images qui me hantaient. Voir le sexe d’un homme pour la première fois, rester tétanisée au sol, la vue du ciel allongée dans la forêt, cette sensation indescriptible dans mon corps, ces sons jouissifs qui sonnaient comme faux dans mes oreilles. Les odeurs semblaient également persistantes. Je sentais encore sa transpiration, comme si cette émanation me constituait, ancrée dans mes narines. Des fragrances que j’avais toujours aimées me donnaient maintenant la nausée : l’humus de ma chère forêt tropicale, la décomposition des feuilles mortes, le bois mouillé… Toutes ces données tournaient en boucle dans ma tête, sur une mélodie perverse de sa respiration langoureuse. Mais je ne pouvais en parler à personne. Je ruminais le mal qui rejaillirait sur mes frères, mon père, ma chère Mam. La colère qu’ils ressentiraient alors s’ajouterait à toutes les injustices vécues depuis l’arrivée des conquistadors et deviendrait ingérable. De plus, notre lutte pour la survie me semblait bien plus grave. Pourquoi embêter la familia avec ça ? Et puis me croirait-on ? Après tout, était-ce bien arrivé ? Ne s’agissait-il pas plutôt d’une imagination débordante et des hormones en effervescence ? Pour vivre, ou plutôt dans le but de survivre, j’ai oublié la réalité.