Rêves de brume - Gérard Desjeux - E-Book

Rêves de brume E-Book

Gérard Desjeux

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Beschreibung

Quand de grands évènements bouleversent les traditions du passé...

Au cœur de la Sologne, le soleil se lève sur le domaine des Adémar. Adrien est né dans cette région, il en apprécie chaque détail : la brume matinale qui s'accroche aux arbres, la chasse lancée au son des trompettes, les chiens qui s'élancent dans les herbes pour débusquer les proies... Il aspire à cette vie simple, mêlée aux habitants du village, aux côtés de son épouse. Mais rattrapé par les guerres qu'on dira "mondiales", le malheur, et la modernisation des campagnes, il se retrouvera perdu dans une époque qui n'est plus la sienne. Avec dignité, Adrien s'accrochera à ses racines, et regardera passer le temps, ce temps qui foule au pied tout ce qu'il a aimé, ce temps qu'il regrettera jusqu'à sa mort.

Ce roman passionnant montre le désespoir d'un homme qui ne se sent plus à sa place dans son époque.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Héritier d'une très vieille famille de Sologne par son père et par sa mère, tout comme les générations précédentes, Gérard Desjeux a conservé le goût des histoires racontées avec exactitude et simplicité. De la campagne d'Algérie où il commandait un peloton de harkis à cheval, il a conservé le souvenir de chevauchées longues mais rarement fastidieuses. Plus tard, il a rejoint une société anglo-américaine, Rank Xerox, avant de créer avec leur aide un cabinet de Conseil en Recrutement pour les entreprises internationales. Tenté par l'écriture, il a publié plusieurs livres sur les armes, la chasse, la pêche, le dressage des chiens (éditions Garnier-Press Pocket), ainsi que de nombreuses préfaces. Responsable d'une chronique hebdomadaire au Jounal de Gien, "Autrefois en Sologne", il a produit, en plus de seize ans, de l'ordre de 750 articles relatant des faits divers ou des habitudes de vie dans sa région, depuis le 17ème siècle. Gérard Desjeux est marié, père de trois enfants et de cinq petits-enfants. La Sologne est sa résidence principale. Il s'y adonne à la peinture et à la sculpture. Il est membre de l'Académie du Berry.

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Seitenzahl: 303

Veröffentlichungsjahr: 2016

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Gerard DESJEUX

Rêves

de brume

Prologue

Autrefois, Adrien ne voyait pas la fin des grands espaces qui l’entouraient. Il les partageait avec les loups qu’aucunes clôtures ni barrières ne gênaient dans leur course.

Mais l’évolution des mœurs, les progrès de la civilisation, l’augmentation des foules et leur concentration dans les villes dessinées, cloisonnées, réglementées, devaient créer progressivement deux espèces d’individus. Alors, la plus nombreuse, la citadine, grossie sans cesse des nouveaux venus de la minorité restante a tout naturellement souhaité retrouver ses racines.

Pour endiguer ce mouvement irrésistible, il a fallu mettre des barbelés le long des routes, puis autour des bois et des champs, enfin, protéger les habitations par des enclos tels qu’ils en font des prisons. Avec le temps, l’assiégeant est devenu l’assiégé.

Les loups ont disparu depuis longtemps. Les passions, les habitudes et les nuages ont été remplacés par d’autres. On les maintient artificiellement, telle la chasse ou la pêche, pour laisser une dernière passerelle à ceux qui n’acceptent pas encore le golf ou la gymnastique suédoise.

Les familles se désagrègent et les solitaires se retrouvent encerclés, étouffés, inadaptés. S’enfermant pour se défendre, ils se retrouvent tout simplement exclus.

Il reste heureusement les rêves pour vivre avec les souvenirs, et la brume pour effacer le morcellement des anciennes étendues où la terre finissait par rejoindre un peu le ciel.

Chapitre premier

La route départementale tournait à gauche. Elle n’était pas goudronnée. Deux rangées de silex mélangés à la glaise et l’argile indiquaient l’endroit où, le plus souvent, passaient les roues des charrettes ou des voitures à cheval. Après le tournant, très vite à droite, les barrières blanches apparaissaient. Un écriteau en lettres noires sur fond blanc indiquait « La Boiserie ». Tout de suite après, vous trouviez la grande allée de châtaigniers qui menait à la maison de maître. La ferme se trouvait un peu derrière, à une centaine de mètres. Autrefois, il y avait une vigne. Son produit n’était bon à boire qu’en vin doux dans les deux ou trois jours qui suivaient la vendange. Après, c’était une affreuse piquette blanche ou rouge mais on la buvait quand même par habitude ou par économie. Et puis, croyez-moi, un bon canon n’a jamais fait de mal à personne. Même deux ou trois « fillettes » ne vous montaient pas à la tête. C’était plutôt l’estomac qui trinquait.

Aujourd’hui, il n’y avait plus que la ferme. Justine en sortait. Il faisait encore nuit et comme le vent venait de l’est, elle entendait parfaitement les canards sur les étangs. En ce début d’octobre, la pluie n’était pas vraiment tombée depuis plus d’un mois et la journée s’annonçait sèche et tiède. Elle avait quatorze ans, une taille de gamine, un ventre un peu ballonné et une poitrine qui promettait. La robe grise à toutes petites fleurs fanées et délavées descendait presque jusqu’aux chevilles sur des sabots de bois. Elle ajusta son fichu, prit son bâton et partit détacher les chiens. Elle réalisa qu’elle avait oublié ses pistolets destinés à faire peur aux loups. Elle rentra dans la grande pièce pour aller les rechercher. Le père, « Alphonse les quatre yeux », comme on l’appelait à cause d’un important strabisme, trempait sa moustache dans la soupe. Il appuyait ses trente-cinq ans sans dents, d’un coude sur la table, le bras tenant le bol, le corps presque couché, les fesses calées sur un banc. Il lapait comme un chien sans dire un mot. La mère était debout, au coin de la cuisinière. De temps en temps, elle buvait un petit coup de soupe elle aussi, mais sans bruit, pour ne pas déranger. C’était Clémence Barlénuet, du même nom que son mari maintenant. Une maîtresse femme qui faisait les enfants quand il fallait. Elle en avait trois : Justine, l’aînée était arrivée deux mois après leur mariage. Il faut dire qu’elle y avait tellement « été » avec Alphonse qu’elle ne savait plus quand elle était tombée enceinte. Heureusement, il avait réparé, et à temps encore. Hoche et Kléber, rien que des noms distingués, avaient suivi ensuite. Pour le moment, ils dormaient toujours avant de partir à pied à l’école à cause de la loi Jules Ferry. Justine prit une sorte de ruban qui lui servait de ceinture et glissa les deux pistolets de chaque côté de sa taille.

–Tu as vérifié qu’ils avaient été chargés, dit le père.

Elle opina du bonnet.

–Réponds quand je te parle.

C’était sa manière à lui Alphonse de dire bonjour. Il adorait ses enfants, surtout la Justine sa seule fille, mais il ne fallait pas qu’elle lui manque de respect. C’était lui, le chef de la famille, maintenant que tout le monde était parti : le père, la mère, défunt son beau-père, sa belle-mère. Il restait une vieille tante de cinquante ans avec déjà un pied dans la tombe. Elle buvait bien de l’eau bénite pour se guérir mais cela la faisait maigrir. Enfin, comme elle avait un bon magot et pas d’enfants, c’est Alphonse qui en profiterait.

–Ah, misère…

Tout se confondait : Justine, les moutons, le magot, la tante. On en avait vu qui donnaient tout au curé.

–Eh bien qu’attends-tu ?

–Rien.

–À quoi penses-tu ?

–À rien.

Ils avaient déjà beaucoup trop parlé tous les deux. Cela voulait dire : « Ça va ? – Oui, ça va. – Et bien, pars. »

Elle sortit pour aller aux moutons. Les chiens avaient dû faire un petit tour pendant ce temps-là et elle espérait qu’ils n’avaient pas couru trop loin. Monsieur n’aimait pas cela et il ne se privait pas pour le dire à Alphonse. Celui-ci retirait son chapeau en disant : « Bonjour notre maître. » Et puisque maintenant il était le plus vieux, il entendait : « Maître Barlénuet, il faut tenir vos chiens. Je vous l’ai déjà dit. » Monsieur était coléreux mais il était bon, et puis juste. On pouvait le dire.

Miraud et Nabu (le diminutif de Nabuchodonosor, un nom qu’elle avait entendu dans une histoire) rallièrent au moment où elle ouvrait les portes de la bergerie. Les moutons sortirent encadrés par les chiens. Bientôt tout le monde fut dans le chemin rond qui comme toujours était plutôt droit et n’allait que de la ferme aux pâtures. Mais c’était le chemin rond, il n’y avait pas à revenir là-dessus. D’ailleurs personne n’y pensait. Le jour se levait et avec lui une petite brume se soulevait au-dessus du sol. Des lambeaux commençaient à s’attacher aux arbres. Décidément, il allait faire beau. Justine ne regrettait pas de n’avoir pris ni sa cape, ni sa lanterne. Dans un quart d’heure, elle serait à pied d’œuvre et pourrait s’asseoir pour la journée avec ses chiens. De temps en temps elle se lèverait pour suivre les mouvements du troupeau ou envoyer les chiens à la recherche d’un indépendant égaré.

Aux châtaigniers, elle aperçut Firmin, le charretier qui rentrait de ses frasques nocturnes. Il allait sur ses vingt ans et elle le connaissait bien. Un peu trop, si vous me comprenez. Pendant l’été ce grand fainéant était venu la voir dans la journée au milieu des moutons. Il avait l’air bizarre, un drôle d’œil et une voix un peu cassée. Il l’avait regardée et puis ils s’étaient parlé. Il avait gardé son chapeau.

–Pousse-toi que je te le mette, avait-il dit.

Elle avait ouvert les jambes en relevant sa jupe. Elle pensait que comme disait Alphonse « quand la vache est prête pour le taureau, il ne faut pas attendre mais y aller ». Elle n’avait rien senti, elle serrait les dents. De temps en temps il disait : « Tu sens comme c’est bon ? », elle répondait : « Non. » Il était devenu rouge, avait soufflé comme un phoque une odeur de carie et de lait caillé dans sa figure et puis il s’était reboutonné. Il l’avait quittée en lui disant : « Ça t’apprendra, va. » Il était rentré à la ferme sans rien dire. Le soir, pendant qu’elle faisait la vaisselle sa mère l’avait cuisinée. Elle avait des doutes.

–Tu n’aurais pas vu Firmin par hasard ?

–Si.

–Il t’a dit ce qu’il voulait ?

–Non, Je ne sais pas.

–Il t’a fait quelque chose ?

–Non, rien.

Le père s’était levé. Il tirait sur sa moustache. Il regardait par en dessous, les pieds, le ventre, les seins, la figure. Il la fixait de ses yeux torves.

–Si jamais je vous prends tous les deux à vous conduire comme des bêtes, je vous donnerai une raclée à chacun. Et toi Firmin qu’as-tu à dire ?

–Je ne sais pas, je ne sais rien.

L’affaire avait été chaude mais depuis Firmin avait dû trouver mieux. Maintenant il était devant elle.

–Tu es en retard, paresseuse.

–Toi aussi, malfaisant.

Le malfaisant hâta le pas. S’il pouvait rentrer dans l’écurie, son logement avec les chevaux, sans que maître Barlénuet s’en rende compte, il était sauvé. Il n’aurait qu’à mentir ou ne pas répondre. Quand quelqu’un mentait, on ne s’en apercevait pas toujours. Il fallait tenir bon et ne pas se couper. Par un coup de chance maître Barlénuet ne vit pas Firmin rentrer dans l’écurie. Ou plutôt, il ne voulut pas le voir. Il n’avait pas envie de converser et quand on a la chance d’avoir un travailleur doublé d’un collaborateur intelligent, il faut savoir le garder.

Et puis, ce n’était pas sa faute si Firmin était un peu chaud, c’était de son âge après tout. Clémence avait ouvert les portes du poulailler. Dans les fermes, l’argent des œufs, du beurre, de la crème, du fromage blanc, du petit-lait, était pour la fermière. Elle le serrait dans un porte-monnaie noir à soufflets avec des billets pliés en quatre. Les pièces étaient rangées dans un bocal, au fond de l’armoire et soigneusement mises sous clef. Après avoir ramassé les œufs, elle se rendit à la vacherie pour traire les vaches et donna à manger aux dindons pendant qu’Alphonse garnissait les râteliers et les mangeoires. Ensuite il ne restait plus qu’à aller dans la laiterie pour faire son beurre à la baratte et préparer le fromage blanc dans les fercelles, ces bols troués recouverts d’une gaze et qui servaient à solidifier le lait caillé. Les premiers gamins allaient arriver pour chercher qui du lait, qui du beurre, qui du fromage et il fallait être prête. Elle laissa ses sabots à la porte de la grande pièce, garda ses chaussons, ferma le battant du bas de la porte en laissant l’autre ouvert puis entra dans la laiterie attenante en remettant une paire de sabots propres pour ne pas se mouiller les pieds.

Chapitre II

À la maison de maître, il était déjà huit heures. Monsieur avait sa crise de goutte et Madame vieillissait doucement. Octavie, la femme de chambre servit le petit-déjeuner. Le journal n’était pas arrivé mais le seul qui intéressait Monsieur était L’Acclimatation. C’était l’époque où Paul Gaillard présentait ses cockers hors-concours aux expositions de Paris, où la Société Centrale Canine se développait, où un certain Korthals, fils d’un banquier hollandais, abandonnait son père et la banque pour tenter de créer une nouvelle race de griffons. Il y avait des annonces sur les chevaux, les chiens, les furets. On y parlait peu d’industrie et les gentlemen-farmers de cette époque ricanaient en pensant aux fabricants de canons, de fers à repasser ou de dynamos et qui ne savaient même pas reconnaître un pin sylvestre d’un épicéa. Dans plusieurs régions on construisait un canal pour marner les terres et permettre éventuellement le trafic des bois. On projetait des lignes de chemin de fer à voie réduite, développait la pisciculture, et beaucoup pour s’occuper chassaient, pêchaient, courraient le cerf, faisaient disparaître les derniers loups. Monsieur, c’était Adémar Gondran. Madame s’appelait Marguerite. Ils étaient tous les deux originaires de Sologne. Ils avaient un fils Adrien qui, ses études de médecine terminées, revenait s’installer dans son pays natal pour y vivre et exercer la médecine.

Adémar Gondran était anormalement grand pour l’époque. Il faisait plus d’un mètre quatre-vingt, était chauve mais avait une belle moustache longue et soyeuse. Dans sa jeunesse, il avait une barbe qui le faisait ressembler au comte de Chambord dont, dans le fond de son cœur, il restait un chaud partisan. Il se fichait pas mal de la république qu’il appelait « la Gueuse » et attendait sans impatience le retour de la royauté. En 1870, les armées de Chanzy avaient défendu la Loire. Il les avait rejointes comme capitaine des gardes mobiles ainsi que l’avaient fait ses camarades de l’époque. Il gardait un souvenir précis de ses courtes campagnes : un excellent cheval bai brun brûlé avec peu de balzanes pour éviter les crevasses, le froid qui monte dans la jambe à partir des étriers en passant sous les semelles de bottes, les rencontres d’amis à l’auberge ou au cantonnement, les chansons royalistes malgré l’Empire et qu’il fredonnait maintenant au petit-déjeuner. « Prends ton fusil Grégoire, et ta gourde pour boire, prends ta vierge d’ivoire, nos messieurs sont partis, pour chasser la perdrix. » Quand il sifflait ce petit air, son cheval se mettait au passage en encensant un peu. Il pensait aux chouans, à Cadoual, à M. de Charette. Il avait trouvé deux grands chiens courants, les avait ramenés chez lui, s’était marié avec Marguerite et pendant de nombreuses années avait exercé comme beaucoup de ses amis, et à la demande des gens du pays, les fonctions de juge de paix et ceci à la satisfaction d’une majorité de plaignants.

Il n’était pas très intelligent, lisait peu, pensait le moins possible mais avait du bon sens, de l’à-propos et un très bon esprit de décision. Il n’aimait pas les discussions, n’écoutait pas la musique, ne connaissait pas Chopin l’amant d’une Berrichonne, ni Jean-Sébastien Bach dont pourtant il aimait les préludes et fugues joués sur l’harmonium de l’église. Sa vie c’était la chasse (il sonnait de la trompe à merveille et ce genre d’instrument simple lui convenait), la pêche, sa propriété, sa famille, ses amis.

Il ne faisait partie de rien, ni de la mairie, ni du conseil général, ni d’aucune association reconnue d’utilité publique. Il était peut-être qualifié mais laissait le soin aux « agités », comme il disait, de régler les affaires du pays. Il avait pris des loups dans sa jeunesse mais maintenant ceux-ci avaient été exterminés. Les bergères gardaient encore leurs pistolets par habitude et du côté de Poitiers, un des derniers loups signalé avait été tué d’un coup de fourche par un cantonnier. Ce dernier avait eu la légion d’honneur et dans le pays les gens lui disaient avec envie : « Vous l’avez donc cette médaille. » Sa vie avait peu de jalons. Il avait perdu deux enfants en bas âge et avait été poursuivi par une énorme louve grise pendant cinq kilomètres un soir d’hiver.

Elle avait fait peur à sa magnifique jument alezane qui avait failli faire verser la voiture à laquelle celle-ci était attelée. Il avait un jour pris cinq brochets de suite au même endroit dont tous mesuraient plus de soixante-quinze centimètres. Il avait eu quelques aventures quand il passait la nuit loin de chez lui au cours d’une chasse au loup. Il avait attrapé la goutte et marchait maintenant difficilement.

Il s’en accommodait, allait de temps en temps au cimetière voir où il serait. S’il faisait beau et chaud, il s’en fichait, s’il gelait, il était moins rassuré sur son confort dans la vie future. Il aimait sa femme, elle l’aimait. Adrien, son fils, revenait et la chasse reprendrait vigueur grâce à lui. Marguerite finissait son petit-déjeuner. Elle rêvait en regardant Adémar. Il ne lui disait plus depuis longtemps qu’il l’aimait. Ce n’était pas nécessaire. Ils se comprenaient à demi-mot. Il avait des tics et des manies mais quand il se mettait dans la baignoire en étain où l’on versait des brocs d’eau chaude, elle était contente de l’entendre chanter l’histoire des quatre-vingts chasseurs qui dormaient dans le lit de la marquise. Elle fredonnait même « quatre-vingt, quatre-vingt, quatre-vingt, tous remplis d’ardeur ». Elle s’arrêtait de chanter, rougissait, pensait à ce que lui avait dit M. le curé. Une vague de sensualité agréable l’envahissait.

Elle luttait un peu, comme le brochet sur sa fin et qui sait que de toutes les façons c’en est fait. Il mollit, s’abandonne, se laisse tirer. Il n’est pas consentant mais accepte l’issue sans plus résister. Fine lettrée, elle pensait à Guy de Maupassant et à sa nouvelle La Moustache, à Gustave Flaubert décrivant Mme Bovary, une folle, excitée, timbrée qui ne savait, ou n’avait pas su, voir midi à sa porte. Elle jouait du clavecin dans le petit salon pendant qu’Adémar était à la chasse. S’il rentrait plus tôt, il lui demandait de jouer Les honneurs sur son instrument et lui qui se croyait peu musicien chantait en faisant la basse. Elle cousait, brodait, menait la maison. Elle invitait M. le curé à dîner, allait à la messe le dimanche, se confessait régulièrement sans trop y croire, récitait des Ave pour ses fautes, pensait à ses enfants disparus. Elle ne pouvait pas les oublier. Elle aurait voulu une petite fille pour lui parler, l’habiller, lui apprendre la musique, la couture, les confitures. Elle l’aurait emmenée dans les grandes chasses et Adémar puis Adrien auraient sonné la calèche des dames. « Aux dames fais honneur galant chasseur, marche avec ardeur. Fais preuve de valeur et de leur cœur tu seras vainqueur… » Elle n’était pas sûre que ce soit la meilleure manière de conquérir le cœur des femmes mais si les hommes le croyaient, autant leur laisser leurs illusions.

Au fond, elle était heureuse. Active, énergique, toujours en train de s’occuper, elle ne supportait pas l’oisiveté. De temps à autre elle faisait atteler, allait voir une amie et parlait à mi-voix avec elle. Sa présence était réconfortante pour tous. Elle était capable d’identifier beaucoup de maladies classiques. Elle regardait, réfléchissait puis indiquait le remède. Elle aurait pu soigner les gens, les chiens, les chevaux, les moutons. Elle reconnaissait une femme enceinte avant que celle-ci ne le sache elle-même. Elle était essentiellement intuitive et sentait rien qu’en levant la tête si quelque chose ne marchait pas dans la maison. À la chasse, elle était toujours bien placée. Elle aurait pu démêler les voies, arrêter les chiens qu’elle connaissait tous pas leur nom, rameuter quand nécessaire, mais elle laissait faire les chasseurs sachant très bien si l’on prendrait, et où. Elle agita la sonnette posée sur la table. Octavie entrebâilla la porte de la petite salle à manger.

–Julien est bien parti chercher M. Adrien ?

–Oui, Madame. Tout le monde voulait y aller.

–Je sais. Merci Octavie.

Marguerite calcula. Trois lieues pour aller, trois pour revenir. Au pas cela ferait quatre heures, au trot un peu plus de deux heures et demie. Il était temps de monter se préparer. Elle chercha une robe. Elle ouvrit son placard habituel puis une penderie où elle rangeait les vêtements qui servaient peu.

Elle eut un coup. Devant elle se trouvait le bel uniforme du capitaine Adémar. C’est ainsi qu’elle l’avait vu la première fois. Adrien avait son âge maintenant. La vie passait comme la rivière, tantôt rapide, tantôt lente, avec des coudes, des souches, des herbiers, des tourbillons d’écumes, des plats morts presque immobiles. Elle revit la tête de son père, sérieux et embarrassé, sa mère à la fois désolée et fière, la nounou qui riait et pleurait : Adémar l’avait demandée en mariage. Il était revenu plusieurs fois et lui parlait de chevaux, chiens, chasse, comme son père à elle. Ils étaient assis dans le salon dans une causeuse et chacun les surveillait discrètement pour voir s’ils se conduisaient bien. L’Angleterre était à la mode à cette époque et le voyage de noces avait eu lieu à Londres. C’est la seule fois de leur vie qu’Adrien et Marguerite étaient montés sur un bateau. Elle était malade comme une bête. Lui n’en menait pas large mais il avait fait une partie d’écarté avec un passager, dans la salle de jeu du bateau, en fumant le cigare. Pendant ce temps, elle se reposait dans sa cabine. La vue des campagnes vertes et mouillées ne leur rappelait rien. Ils écourtèrent leur séjour et retrouvèrent avec plaisir la maison que les parents d’Adrien avaient fait aménager pour eux. Quand ceux-ci moururent, ils quittèrent le village et vinrent s’installer dans la maison de maître actuelle avec son parc au milieu des bois. Elle referma le placard, chercha dans un autre, trouva la robe qu’elle voulait puis sonna pour qu’on l’aide à s’habiller et se coiffer.

De son côté Adémar avait allumé un petit cigare dans sa chambre. Il était tellement content de revoir Adrien. Il se rappelait la première carabine, une sorte de petit fusil à chiens avec un système moderne d’ouverture par la culasse. On devait cette invention à Casimir Lefaucheux. Il y avait une grande clé sous le fusil. En la tirant, celui-ci basculait. On mettait alors une cartouche à broche. Le coup partait dans un nuage de fumée et il fallait attendre plusieurs secondes pour que celle-ci se dissipe. Surtout par une journée comme aujourd’hui, avec la petite brume du matin à hauteur d’homme. C’était quand même une grande nouveauté contre laquelle un armurier anglais, le célèbre W. Greener, avait lutté en prétendant qu’on allait aussi vite en chargeant les fusils par la gueule et que ce genre d’invention n’avait aucun avenir. Ademar revoyait Adrien prenant un loup. Il l’avait laissé faire, se contentant d’appuyer les chiens quand c’était nécessaire, marchant un peu en retrait du cheval de son fils. C’était un vieux solitaire rusé. Il réglait son allure à celle des chiens, sans se fatiguer. Ils l’avaient pris au bout de deux jours en forêt de Londais et avaient retraité à petite allure en s’arrêtant pour dire bonjour aux amis et prendre de leurs nouvelles.

Ils étaient rentrés chez eux à la nuit et Marguerite s’inquiétait déjà pour son petit Adrien chéri. La nounou avait voulu le mettre dans un bain et le laver comme autrefois mais il avait refusé, jetant la baignoire par la fenêtre. Adémar souriait. Il avait quel âge, voyons. Quinze ans, seize ans ? Ah oui, c’était l’année de son baccalauréat. C’est vrai il n’avait plus l’uniforme des jésuites du Mans à la rentrée. Non, il était parti à Paris faire ses études de médecine et maintenant le voilà qui revenait. Il est temps parce que je ne peux plus m’occuper de grand-chose. Impossible de mettre mes bottes. Tant pis, je vais sonner pour avoir mes guêtres. Un cavalier reste un cavalier toute sa vie avec ou sans bottes, sans sonnette et sans Marguerite, qui vole vers le lit avec son bouquet de mariée. Octavie qui rentre et qui crie : « Madame, Madame, Monsieur a une attaque ! » Adémar veut sourire, rassurer tout le monde, mais il est presque sous le lit la face immobile. Il pense à Ney, à Murat, fusillés avec dignité et morts en criant : « Soldats, visez droit au cœur. » On le soulève.

–Ouvrez la fenêtre, dit Marguerite.

–Vous ne craignez pas que cela fasse mal à Monsieur ?

–Allons Octavie, ne soyez pas superstitieuse. Ouvrez la fenêtre et appelez La Brisée pour qu’il vienne m’aider à relever Monsieur.

–Je vais bien y arriver avec vous, Madame. Et M. Adrien qui n’est toujours pas là.

Sous l’émotion, Octavie parcourait la chambre dans tous les sens. Ce n’était pas la mort qui la frappait. La vie et la mort sont indissociables pour ceux qui les côtoient toute leur existence.

–Sauf le respect que je dois à Madame cela me rappelle feu défunt mon Ernest. Il se réveille un matin tout drôle et me regarde. Je dis : « Qu’est-ce que tu as ? » Il me répond : « Cela ne te regarde pas. » Quand j’entends cela, je me dis : « Ce n’est pas son genre. » Eh bien une heure après, il était parti.

–Taisez-vous donc Octavie et venez m’aider à le poser sur le lit.

Elles le soulevèrent. Marguerite pensa au duc de Guise. « Il est plus grand mort que vivant ». Octavie songea que « les morts sont plus durs à bouger que les vivants parce qu’ils ne s’aident pas ». Elles le placèrent sur le lit. Il ne bougeait plus. De la fenêtre on entendait la fille d’Octavie qui chantait Le temps des cerises en portant son linge à la buanderie. « Mais il est bien loin, le temps des cerises… »

–Vas-tu te taire, cria sa mère.

–Laissez-la donc Octavie. Elle est jeune.

Le premier chien commença à hurler. Les sons montaient et descendaient. Tous se joignirent à lui chacun dans son registre. Impossible de les faire taire. Ils s’asseyaient les pattes très droites presque tétanisées, le nez au ciel, la gorge libre, les oreilles dans l’axe du cou et leurs voix montaient, montaient, redescendaient, reprenaient.

C’est ainsi que tout le monde sut jusqu’au bourg qu’Adémar était mort. On comprit aussi que c’était une attaque parce que La Brisée arriva un quart d’heure après chez le curé qui l’attendait, prévenu lui aussi par la rumeur, ce système de communication extraordinaire qui permet à tous et à chacun de tout savoir à des kilomètres de distance. Habituellement, le curé avait le temps de se préparer pour administrer les sacrements au mourant. Certains même avaient toute leur tête dans une période de rémission. Ils se montraient farauds et plaisantaient pour se rassurer comme ils l’avaient fait toute leur vie.

–Mon fils nous allons nous confesser.

–Ah Monsieur le curé, vous croyez me tenir. Et bien, je ne dirai rien. Je ne veux pas y aller encore.

–Vous repentez-vous au moins de vos fautes mon fils ?

–Ah ça, je ne peux pas le dire. Il faut le demander à la mère.

–Allons, Augustin, parle donc puisque M. le curé te le demande.

–Sacré nom de nom, c’est bien toujours toi qui as le dernier mot. Je parlerai quand je voudrai.

–Finissez donc d’entrer, disait la mère Alphonsine. Et puis asseyez-vous donc.

Au bout d’un moment le moribond trépassait d’un seul coup ou venait à résipiscence.

De toutes les façons mort ou vivant on récitait des prières et tout le monde était content. Même le défunt, s’il avait pu parler. De retour à la maison, La Brisée mit son cheval au petit trot et repris par l’habitude, fit faire un bel arrondi à la voiture qui vint s’arrêter devant le perron exactement à sa place. Le curé descendit empêtré par son ventre, ses mollets courts et sa soutane. Il tenait ses ornements sous son bras et de l’autre main réajusta son chapeau à larges bords. Octavie ouvrit la porte :

–Vite Monsieur le curé.

–Est-ce qu’il vit encore ?

–Monsieur nous a quittés avant que l’on ait eu le temps de vous prévenir.

–Conduisez-moi à sa chambre Octavie et prévenez Mme Gondran que je suis là.

–Madame vous attend en haut, Monsieur le curé. Elle est avec Monsieur. Je pourrais tout aussi bien dire feu M. Adémar, maintenant.

Marguerite attendait M. le curé. Elle avait fermé les yeux d’Adémar, croisé ses mains sur sa poitrine, glissé un crucifix avec un rameau de buis entre celles-ci.

–Bonjour Monsieur le curé. Vous êtes vraiment trop aimable de vous être dérangé. Je suis désolée de vous avoir fait prévenir si tard.

–Comment est-ce arrivé ?

–Il s’habillait proprement pour l’arrivée d’Adrien que nous attendons d’une heure à l’autre, quand il a eu une attaque. Il a glissé, est tombé par terre, a crié à l’aide et…

Elle, si maîtresse d’elle-même, n’arrivait plus à se contenir. Pour la première fois elle comprit qu’Adémar, son cher Adémar, son capitaine, son chasseur, son cavalier l’avait quittée. Elle le revoyait chantant dans son bain : « Car dans le lit de la marquise, nous étions quatre-vingts chasseurs… » Elle le voyait sonnant la calèche des dames quand elle arrivait, elle sentait sa main sur son épaule, le cosmétique de sa moustache, la douceur de ses yeux étonnamment bruns…

–Ma fille, le seigneur nous l’a donné et il nous l’a repris. Nous allons réciter ensemble quelques prières pour le repos de son âme. Commençons par un « Notre Père qui êtes aux cieux, que Votre nom soit sanctifié, que Votre règne arrive, que Votre volonté… »

La voix de Marguerite se mêlait à celle du prêtre et d’un coin de la pièce Octavie soutenait le duo d’une voix d’église monocorde et sans réflexion. Quand ils eurent fini des prières en latin qui semblaient devoir durer la matinée, le curé prit son chapeau et Marguerite le conduisit dans le petit salon. Elle lui offrit du Sancerre, et le regarda boire. Il en était tout ragaillardi.

–Il n’est pas désagréable, dit-il.

Lui aussi retrouvait les expressions de sa jeunesse ou de ses paroissiens. Cela voulait dire : « il n’est pas mauvais, il est bon ». Il aurait volontiers ajouté le « Nom de Dieu » mais un prêtre ne doit invoquer le nom du seigneur que d’une manière conventionnelle et suivant l’ordre donné des prières.

Ayant rassemblé toutes ses affaires, il prit congé de Marguerite, gagna la porte, puis le perron et tenta de remonter dans la voiture à cheval. Le pied sur le marchepied, gêné par ses affaires ou par les rhumatismes il n’arrivait pas à réintégrer le véhicule. La Brisée avait compris. Il serra le frein, attacha les guides et courut se placer derrière M. le curé.

–Pousse-moi au derrière.

–Voilà, M. le curé.

Et avec une douceur étonnante pour un homme de sa force il fit franchir facilement les degrés à son passager qui souleva son chapeau une dernière fois pour dire au revoir à Marguerite. Elle pleurait toute seule, petite masse tassée dans sa belle robe de fête et dut s’agripper à Octavie pour remonter le perron.

Chapitre III

Adrien atteignit la gare d’arrivée, Lamotte-Beuvron, avec un quart d’heure de retard. Il avait voyagé en secondes. Les premières étaient pour les nouveaux riches ou ceux qui ne payaient pas. Les troisièmes étaient réservées au personnel de service, aux ouvriers ou aux employés. Depuis Paris, il ne cessait d’énumérer les gares. La compagnie du P.O. comme on l’appelait alors mettait son point d’honneur à s’arrêter tous les quarts d’heure à toutes sortes de gros bourgs voire de lieux-dits. On allait alors au buffet. Certaines pauses duraient vingt minutes et plus. Les coussins gris, dont les appuis-tête étaient garnis de dentelles marquées P.O., offraient un confort relatif. Chaque compartiment avait une porte et le chef de gare les vérifiait une à une à chaque station. Quand Adrien entendit crier « Terminus », il était déjà prêt. Il avait mis sa malle en bagages accompagnés et n’avait avec lui qu’un petit sac en cuir, à fermeture dorée, cadeau de son père pour ses vingt ans. Le nouveau siècle était entamé depuis quelque temps déjà et il avait vécu à Paris la vie d’un étudiant sérieux. Il était peu sorti mais faisait de temps à autre des rencontres de fortune. Il fallait alors monter au sixième par l’escalier de service pour passer un moment avec des petites bonnes qui arrivaient de leur Bretagne ou de l’Auvergne. Il en avait partagé une pendant longtemps avec un camarade. Un jour elle avait disparu, renvoyée sans doute de chez ses patrons.

Ils s’en étaient vite consolés, pas elle sans doute, mais comme disait son ami Gustave : « On n’était pas là pour faire de la métaphysique ». Germaine avait remplacé Roseline et les bocks de bière du boulevard Saint-Michel avaient rapidement fait oublier l’aventure précédente. Le samedi soir, il allait en soirée avec son habit. Il dansait jusqu’à quatre heures du matin puis rentrait se changer à sa pension pour monter à cheval en manège. Oubliant la querelle des Baucheriste et des Auriste, il était un disciple du général Lotte quant à ce qu’il en connaissait. Il se passionna bientôt pour la publication des notes du marquis de Saint-Phalle. Il montait bien, avec beaucoup d’allure, et apprenait rapidement les finesses de la haute école avec un ancien sous-maître du cadre noir dont l’excellente équitation contrastait vigoureusement avec le langage imagé qu’il utilisait. Pour la médecine, il apprenait facilement. La théorie l’intéressait peu mais il n’avait pas son pareil pour remettre une fracture ou faire disparaître un furoncle. Son patron l’aimait bien. Il savait pouvoir lui faire confiance. Il passa tous ses examens sans y penser puis ayant écrit sa thèse il reçut le parchemin de docteur en médecine et se sentit un homme. Le lendemain, il regagnait sa petite patrie. La vraie vie commençait.

–Monsieur Adrien, Monsieur le docteur devrais-je dire, cria Julien.

–Julien, mon vieux Julien.

–Monsieur le docteur vous voilà de retour. Depuis le temps que tout le monde vous attend. C’est Monsieur qui va être content. Et Madame qui disait ce matin que c’était La Brisée qui devait atteler pour venir vous chercher. J’ai dit alors : « Non Madame, sauf le respect que je lui dois, je ferais remarquer à Madame que c’est moi le garde chasse et pour ainsi dire, un peu celui qui a élevé Monsieur Adrien. » La Brisée tout valet de chiens qu’il est, n’osait rien dire. Je lui ai donné un coup de pied qui l’a envoyé travailler. Madame a souri et elle a dit : « Julien, toujours cette tête de ventre jaune plus têtu qu’une mule. » J’ai compris que j’avais gagné et me voilà.

–Va chercher les bagages, Julien. Je te retrouve à la voiture à cheval.

Il regarda autour de lui et tout de suite se retrouva.

J’arrive pour la chasse, pensa-t-il.

Les derniers loups avaient probablement disparu mais il suffirait d’acquérir quelques courants de bonne venue pour les mettre sur la voie du sanglier. Les chiens étaient une part de lui-même. Il leur parlait, les comprenait, faisait partie de leurs querelles, jalousie ou ententes secrètes. Il avait appris à se taire, à écouter, à raisonner simplement, à prendre des décisions fondées à la fois sur l’expérience et l’intuition. Petit à petit, il avait maté sa nature généreuse, son impulsivité naturelle, sa tendance aux colères subites.

Ses pensées, ses actes, le résultat de ses décisions, étaient examinés, pesés, classés. Il faisait rarement deux fois la même erreur. Il avait appris la patience ou l’attente comme tout pêcheur ou chasseur. Le temps ne comptait pas. Il englobait dans une vue d’ensemble passé, présent et avenir. À force d’intuition et de prévoyance, l’imprévu ne le surprenait plus. Il était tout entier fondu dans le paysage environnant, dans la vie de tous les jours, la pêche, la chasse et maintenant la médecine. Julien chargeait la malle, aidé en cela par un porteur. Il paya celui-ci.

–Je vais conduire. Monte de l’autre côté, dit-il à Julien.

Il monta dans la voiture à cheval, prit les guides, les ajusta machinalement, desserra le frein et à la première oscillation Coridon sentit qu’il avait changé de maître. Il s’engagea souplement et partit au pas. Le demi-sang normand avait une bonne battue à quatre temps. « On reconnaît le cavalier à la battue de son cheval au pas » disait l’Anglais Phillis. Adrien n’y pensa plus et au bout de quelques minutes mit le cheval au trot. Il était long-jointé avec un bon garrot et la voiture n’était pas secouée. Coridon commença à baver et se sentit content pendant qu’au loin déjà, le train reprenait sa course en sens inverse.

Adrien avait attendu d’être à l’air, dans le paysage familier, dans son univers, pour poser sa question. Il l’avait mûrie, ruminée.

–Comment va mon père, Julien ?

Julien réfléchit, il ne répondit pas. Il avait les yeux sur l’horizon limité, un peu au-delà de la taille de chêne à droite, au bout du carré de bruyères et juste avant la nouvelle plantation de laricios de Corse qui venait d’être semée en expérimentation. Il avait la casquette bien droite et sa plaque « Garde Particulier de Monsieur Gondran, La Loi », brillait sur sa poitrine. Il prit deux doigts d’une main avec l’autre et commença à les masser doucement. Il ne bougeait pas la tête, ne regardait pas Adrien. Il ramena ses yeux sur les oreilles du cheval. Les deux pavillons étaient tournés vers l’avant. De temps en temps une des oreilles bougeait un peu au passage d’un lapin ou d’un faisan dans le fossé, puis reprenait bien vite sa position initiale. Il y avait encore quelques mouches et l’odeur de Coridon montait dans ses narines. Ils avaient le vent dans l’oreille gauche et le soleil dans l’œil droit. Si le vent remontait, on allait bientôt avoir de l’eau, peut-être même demain, au plus tard après-demain.

D’ailleurs, pas bien loin, un pivert appelait la pluie. Ce n’était pas une preuve mais quand même.