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Dans un monde où rêver n’est possible que pour une minorité, Alban n’a toujours connu que des nuits sans rêves. Lorsque le Rêve lui est soudainement accessible, il y découvre la magie d’un univers où tout semble envisageable, sans aucune conséquence. Seulement, cela ne durera qu’un temps, jusqu’à ce qu’apparaissent les premiers cas de rêveurs incapables de se réveiller…
À PROPOS DE L'AUTEURE
Mélissa Orhant développe une passion pour l’écriture qui lui permet de créer de nouveaux univers. Inspirée par les paysages de l’urbex, qu’elle découvre à travers des photographies impressionnantes, elle décide d’inventer un monde, semblable au nôtre mais empli de magie : le Rêve.
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Seitenzahl: 885
Veröffentlichungsjahr: 2022
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Mélissa Orhant
Rêveurs
Roman
© Lys Bleu Éditions – Mélissa Orhant
ISBN : 979-10-377-7886-4
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Prologue
Cnrtl :
« Rêver » : dérivé de resver, « errer » précéder du préfixe – re, qui signifie « délirer à cause d’une maladie » ou « induire en erreur ».
« Rêve » : combinaison plus ou moins confuse de faits imaginaires qui se présentent spontanément pendant le sommeil ; ce qu’une personne se représente par l’imagination et à quoi elle aspire de toutes ses forces.
Le rêve n’est qu’une illusion. Tout le monde veut rêver mais personne ne rêve.
***
La Une, 09/07/2020
« Lors d’une conférence de presse tenue à Paris le 23 août 1971, et alors que les recherches universitaires sur le Rêve commençaient à gagner un public plus large, le docteur Fabienne Artog a présenté les grandes lignes de ses propres recherches sur la géographie du Rêve. En un peu moins de deux heures trente – ce qui était un exploit à l’époque et l’est encore aujourd’hui – elle a expliqué aux journalistes présents que le Rêve n’avait pas été créé à partir de rien, réfutant également l’idée selon laquelle le Rêve avait toujours été là et que les hommes ne s’en étaient rendus compte que récemment. Selon elle, il était trop tôt pour affirmer clairement connaître les origines du Rêve et il faudrait encore des années avant que quiconque soit capable d’avancer une hypothèse qui tienne la route. Néanmoins, de nombreuses hypothèses avaient déjà été faites sur la forme du Rêve et sur ses caractéristiques innées. Les recherches du docteur Artog étaient de celles-ci.
Après cinq ans de recherches, assistée de son frère, Frédéric Artog, qui était, selon l’appellation entrée en vigueur en 1963, un “dormeur”, elle était parvenue à plusieurs conclusions qu’elle présentait dans son article, publié un mois avant la conférence dans la revue scientifique Ex-perentia. Parmi ses conclusions, celle qui avait le plus retenu l’attention de ses lecteurs, et qui continue aujourd’hui de faire autorité, était la conclusion selon laquelle le Rêve (terme entré en vigueur en 1961) était un espace fixe qui dépendait moins du rêveur que du monde “réel”, aussi appelé Éveil (1961), dans lequel toute personne éveillée existe et se déplace. Deux rêveurs pouvaient ainsi exister en même temps dans un même lieu du Rêve, sans que celui-ci ne soit altéré par la présence simultanée de ces deux rêveurs. Cette conclusion expliquait que, si la matérialité du Rêve – le terme de “matérialité” lui avait été reproché – n’était pas dépendante des rêveurs mais du monde “réel”, alors il était une sorte de copie onirique de celui-ci et évoluait donc en même temps mais à des degrés variés. Sans pouvoir l’expliquer, elle notait qu’une évolution du décor réel n’entraînait pas forcément une évolution similaire dans le monde onirique, même s’il y avait dans tous les cas évolution. Elle avait également remarqué, une nouvelle fois sans pouvoir apporter de preuve irréfutable de ses hypothèses, un décalage temporel entre le monde “réel” et le monde “onirique”. Selon ses explications, ce décalage temporel n’impliquait pas l’existence d’un monde avant l’autre et ainsi une évolution du second uniquement en conséquence de l’évolution du premier : le monde “onirique” n’existait pas, d’un point de vue temporel, après le monde “réel”, mais en parallèle de celui-ci. Elle avait alors avancé l’hypothèse, jamais confirmée et toujours critiquée, que si des changements apparus dans le monde “réel” pouvaient entraîner des changements dans le monde “onirique”, alors des changements dans le monde “onirique” pourraient également entraîner des modifications dans le monde “réel”.
Depuis la publication de l’article du docteur Artog, d’autres chercheurs se sont intéressés à la géographie du Rêve, en lien ou non avec la réalité, confirmant la plupart de ses hypothèses. Si plusieurs chercheurs ont critiqué l’hypothèse du docteur quant à l’effet miroir entre monde “réel” et monde “onirique”, aucun n’a pu néanmoins infirmer ou revoir cette hypothèse de manière convaincante. Plusieurs chercheurs, rêveurs eux-mêmes ou travaillant avec des rêveurs, ont dû reconnaître la similitude entre les deux mondes sans pouvoir dire lequel découlait duquel et s’il existait véritablement une relation de cause à effet entre les deux mondes. »
Alban avait toujours considéré l’automne comme une saison étrange. Il ne faisait plus vraiment chaud, mais le froid ne s’était pas encore totalement installé et le vent était changeant et humide, donnant une impression de lenteur à chaque mouvement. Pourtant, l’automne était aussi une saison agréable. Certains jours, l’air était plus vif et les formes plus nettes par contraste avec le gris du ciel. Même les mouvements ralentis des individus semblaient mieux définis. C’était une saison agréable, qui n’était pas saturée d’odeurs comme le printemps ni n’empêchait totalement le mouvement comme l’hiver. C’était la saison pendant laquelle Alban se sentait habituellement le mieux. Mais ce soir-là, lorsqu’il sortit de la librairie, le vent frais de fin de journée ne parvint qu’à chasser brièvement la migraine qui le tenaillait depuis le début de la semaine. Le matin même, la fraîcheur de l’air avait permis à Alban de se convaincre qu’il pouvait tenir une journée de plus avec cette migraine. Pendant la semaine, c’était aussi le vent frais, mais pas encore froid, qui avait permis qu’on laissât le chauffage éteint dans la librairie et, pendant quelques jours, Alban put encore profiter de ne pas se sentir étouffé par la chaleur émanant des radiateurs, créant un dur contraste avec le vent mordant qui entrerait bientôt en même temps que les clients. Pourtant, malgré ce vent frais, les échos douloureux envahirent à nouveau très vite sa tête et même les couleurs vives des feuilles ne parvinrent pas à détourner son attention de la pression entre ses deux yeux. Au contraire, elles devinrent bientôt agaçantes, renforçant le tiraillement derrière ses paupières et il dut les fermer en inspirant profondément, dans l’espoir de calmer la douleur.
Les migraines avaient commencé presque en même temps que les insomnies. Alban ne parvenait pas à se rappeler un moment ces derniers jours où il n’avait pas senti la pression d’une migraine à l’arrière de son crâne. Tous les bruits qu’il n’avait jamais remarqués jusqu’à présent résonnaient trop fort. La lumière des lampadaires qui commençaient à s’allumer était plus puissante que celle de la fin d’après-midi et lui brûlait les yeux. Chacun de ses mouvements lui demandait un effort de coordination et de volonté qu’il n’était plus sûr de pouvoir fournir. Jusqu’à récemment, il n’avait jamais été en proie ni aux migraines ni aux insomnies. Contrairement à son frère, il avait toujours eu un très bon sommeil, que peu de choses pouvaient perturber. Mais depuis quelque temps, ce sommeil le fuyait, le laissant à attendre que la fatigue le terrasse, ce qui, certaines nuits, n’arrivait jamais, et très vite le manque de sommeil avait entraîné les migraines. Désormais, les migraines le maintenaient éveillé, bien qu’il se sente épuisé.
Alban se frotta les yeux. La bretelle de son sac à dos glissa sur son épaule. Il la remit en place et leva les yeux sur la rue quasiment déserte. La plupart des passants qui flânaient encore étaient prêts à rentrer chez eux. C’était aussi ce qu’Alban voulait, mais il hésita, sachant que chacun de ses pas résonnerait dans son crâne et que le brouhaha ambiant noierait bientôt ses propres pensées déjà embrumées.
Alban se tourna vers l’entrée de la librairie où venait d’apparaître un de ses collègues – il le reconnut comme travaillant dans le rayon enfant et jeunesse – et hocha la tête. La journée avait été difficile et l’était encore. Le travail n’avait pas été différent des autres jours et, en temps normal, il ne s’en serait pas plaint. Mais la migraine l’avait tenu éveillé toute la nuit et, même si elle avait légèrement diminué durant la journée, elle promettait de le tenir éveillé encore cette nuit. Même les antidouleurs n’empêcheraient pas les bourdonnements dans son crâne.
Détournant les yeux des lumières de la vitrine de la librairie, il dit :
Son collègue lui offrit un sourire compatissant. Croyant la conversation terminée, Alban fit un pas vers la rue, mais s’arrêta quand son collègue reprit :
Alban hésita. Les migraines étaient une nouveauté, tout comme les insomnies qui avaient commencé le mois précédent, ou peut-être celui d’avant encore, il n’en était plus très sûr. Tout ce dont il était sûr c’est que ces insomnies étaient arrivées brutalement, sans signe avant-coureur.
Alban haussa les épaules.
Son collègue hocha la tête, donnant l’impression de savoir exactement ce qu’il subissait. Alban en doutait.
Alban observa la façon dont la fermeture-éclair de sa veste se bloqua quand il la remonta. Bientôt, avec la chute des températures, il devrait opter pour quelque chose de plus épais.
Alban ne pouvait pas le contredire. Pourtant, jusqu’à récemment, cela ne l’avait pas inquiété, car le sommeil était toujours venu rapidement.
Son collègue ne sembla pas convaincu, mais Alban ne cherchait pas à le convaincre lui. Celui qu’il voulait convaincre c’était lui-même. Il avait besoin de se convaincre. Il savait qu’il ne pourrait pas tenir encore longtemps sans une bonne nuit de sommeil. Il sentait déjà les effets du manque de sommeil et des migraines sur son humeur et sur son appétit. Bientôt, il en était sûr, il n’aurait même plus la force de se lever et de sortir de son lit. Bientôt, il serait tout simplement incapable de bouger s’il ne parvenait pas à dormir. Le sommeil était la seule solution pour qu’il puisse se débarrasser de ses migraines et puisse retrouver un semblant de vie normale.
Alban ne répondit pas immédiatement, les yeux fixés sur la rue face à lui, incapable de voir les passants. Il avait du mal à se concentrer sur la conversation et se demandait ce qui le retenait de rentrer chez lui. Plus tôt il serait dans son appartement, plus tôt il serait dans son lit à attendre le sommeil. S’il devait s’endormir cette nuit. Mais ses pieds ne bougeaient pas et il restait à sa place, immobile, les yeux sur la rue. La fatigue le figeait sur place, rendait tous ses muscles plus lourds qu’il ne pouvait porter, ralentissant chaque mouvement qu’il faisait, empêchant son cerveau de coordonner le mouvement qui devait suivre. Et, dans sa tête, tournaient en boucle les mêmes questions. Que ferait-il s’il s’agissait d’une autre nuit blanche ? Observerait-il encore le plafond en attendant de s’endormir, sans être certain qu’il le pourrait ? Aurait-il simplement la force d’attendre le sommeil ?
Un rire amer qu’il ne put contrôler lui échappa et il dut se mordre la langue pour éclaircir un instant ses pensées.
Alban haussa les épaules. Les somnifères n’avaient eu que peu d’effet sur ses insomnies et n’avaient en rien arrangé ses migraines. Quant aux rêves…
Alban ne loupa pas la façon dont son collègue fronça les sourcils et il se sentit obligé de préciser :
Sa migraine l’assaillait en continu et il lui était difficile de garder une expression neutre. Il avait besoin de dormir. Mais pour cela, il devait se mettre en route, s’éloigner de la librairie et rentrer chez lui.
Alban se tourna vers lui en haussant un sourcil. Quel était son nom déjà ? Il n’était pas à la librairie depuis longtemps et il travaillait dans des rayons différents de ceux d’Alban. Tout au plus, ils devaient se croiser une ou deux fois dans la journée, lors de leurs pauses ou lorsque l’un d’eux accompagnait un client dans un autre rayon.
Son prénom commence par un r, pensa-t-il en essayant de se rappeler.
Il s’appelle Rémi. Oui, j’en suis sûr.
Alban s’éloigna de la librairie avant que Rémi n’ait pu ajouter quoi que ce soit et s’enfonça dans une petite rue latérale. En passant par-là, il espérait éviter les rues habituellement plus fréquentées et le brouhaha ambiant qui ne ferait qu’aggraver un peu plus sa migraine. C’était également un chemin qu’il aimait emprunter quand la nuit commençait à tomber. De jour, ces rues n’avaient rien d’attrayant et, dans un souci de rapidité, Alban préférait prendre le tramway qui passait par l’avenue principale. Mais en pleine nuit, ces rues, suffisamment larges pour n’être que des rues à sens unique, gagnaient un tout autre charme. En observant la façon dont la lumière des lampadaires se reflétait sur le bitume, Alban parvint même à oublier un instant sa migraine.
Alors qu’il traversait une rue à sens unique pour en rejoindre une autre, il glissa la main dans la poche de sa veste. Ses doigts touchèrent un morceau de papier froissé qu’il attrapa. Il le déplia et relut pour la énième fois cette semaine le numéro de téléphone inscrit dessus ainsi que le message qui l’accompagnait – un moyen de gérer tes insomnies ? – avant de le froisser de nouveau et de le faire disparaître dans sa poche comme il le faisait à chaque fois. Léo, un autre de ses collègues, lui avait passé ce mot deux semaines plus tôt en lui disant qu’il devrait tenter le coup, qu’il s’agissait peut-être de ce dont il avait besoin. Alban avait hésité à prendre le papier mais il ne l’avait pas jeté. Plusieurs fois, il l’avait sorti de la poche de sa veste et l’avait fixé, mais jamais il n’avait franchi le pas et composé le numéro qui y était inscrit. Et chaque fois, la prochaine fois, si les insomnies continuent, tournait en boucle dans sa tête, mais jamais il ne le faisait.
Mais Alban avait gardé le morceau de papier et l’idée d’appeler ce dealer lui avait traversé l’esprit plus d’une fois. Cette fois encore pourtant, il décida de ne pas appeler. Un sentiment de culpabilité l’empêchait toujours de composer le numéro, et ce malgré la douleur des migraines et la lourdeur de sa fatigue. Mais ce sentiment commençait lentement à perdre en intensité et il savait qu’il suffirait de seulement quelques nuits de plus avant qu’il ne cède. Il arrivait au bout de ses forces et il savait qu’il ne serait plus capable de résister à la tentation encore longtemps.
Pourtant, ce soir-là, il décida d’oublier le dealer et les rêves de synthèse alors qu’il déverrouillait la porte de son appartement et rentrait sans allumer, profitant de quelques instants d’obscurité et de silence. Dans les étages, il pouvait entendre ses voisins passer dans le couloir, mais ne s’y attarda pas. Il se concentra plutôt sur l’obscurité de son appartement, essayant de discerner le mobilier. Il lui fallut plusieurs minutes pour seulement voir le bout de ses chaussures mais cela lui suffit et il finit par allumer, fixant le sol jusqu’à ce que la lumière se fasse moins douloureuse pour ses yeux. Il retira alors ses chaussures et avança dans la pièce principale, jetant son sac sur son lit, poussé contre le mur à sa gauche, puis tira son téléphone de la poche de son jean. Son frère, lui avait laissé un message.
Alban hésita à le lire, mais il laissa finalement son téléphone tomber sur son lit et se dirigea vers la salle de bain. Il grimaça quand il vit son reflet dans le miroir. Ses yeux verts étaient cernés de bleu et sa mine faisait peur à voir. Il avait le teint presque gris et un pli fatigué au coin de la bouche. Il fronça encore les sourcils quand il vit l’état de ses cheveux, des épis se dressant sur l’arrière de son crâne, lui donnant l’air plus fatigué encore. D’une main agacée, il tenta de les aplatir alors qu’il éteignait dans la salle de bain et se dirigeait de nouveau vers son lit, où il récupéra son téléphone, avant de se diriger vers la cuisine. Du réfrigérateur, il sortit des restes de la veille – un plat de lasagnes qu’il avait acheté quand les néons des magasins étaient encore supportables – et les glissa dans le micro-ondes, faisant réchauffer le tout, tandis qu’il lisait enfin le message de son frère, appuyé contre le réfrigérateur.
Camille se plaignait de ne pas avoir pu le joindre de la journée. Cela faisait une semaine déjà qu’il essayait de le voir, mais Alban trouvait toujours une excuse pour repousser leur rendez-vous. Il savait ce que son frère dirait en le voyant, et il ne voulait pas l’entendre critiquer son état, qu’il ait raison ou non. Il lui envoya donc un message d’excuse, le même qu’il lui envoyait chaque fois, lui promettant de le voir la semaine prochaine et abandonna de nouveau son téléphone quand le micro-ondes sonna. Il mangea mécaniquement, les paupières lourdes et les gestes désaccordés. Retrouver son lit ne lui apporta qu’un soulagement éphémère. S’il passait une nouvelle nuit blanche, il lui serait impossible de se lever le lendemain matin. Il força donc ses paupières à se fermer et tenta de faire le vide dans son esprit.
Faire le vide était toujours la partie la plus compliquée. Alban n’avait pas encore trouvé un moyen efficace de faire taire ses pensées et il passait souvent la première partie de la nuit à y faire le tri, à se débarrasser des pensées futiles et à laisser son corps se détendre. Longtemps, il restait immobile sur son lit, à se concentrer sur l’obscurité derrière ses paupières, tentant d’ignorer la sensation des draps contre ses doigts ou les bruits de la circulation à l’extérieur. Parfois, il parvenait à faire totalement abstraction de ces sensations parasites, mais il suffisait d’un petit bruit ou d’un mouvement de sa part pour que tous ses efforts soient réduits à néant.
Il rouvrit brusquement les yeux quand il entendit un énorme bruit de chute. Un instant, il resta immobile à essayer de comprendre s’il avait imaginé ce bruit ou si quelque chose – quelqu’un ? – était vraiment tombé. Mais le bruit se répéta et, les yeux écarquillés pour essayer de discerner le plafond, il n’eut cette fois pas de doute que cela venait de l’autre côté de la porte de son appartement. Il se redressa sur son lit et tendit l’oreille. L’immeuble resta silencieux pendant plusieurs minutes, puis il entendit un troisième bruit de chute. Il attrapa son téléphone et fit mine de se lever, s’arrêtant en plein mouvement quand il vit l’heure. Il était presque trois heures du matin et, si Alban avait eu l’impression de garder les yeux fermés pendant quelques instants, un long moment semblait s’être écoulé. Il n’y croyait pas. Il n’avait pas eu l’impression de dormir, ne se sentait pas moins fatigué qu’avant.
Un nouveau bruit de chute lui fit lever les yeux de son téléphone. Au cinquième, il se leva, abandonnant son téléphone pour aller ouvrir, se demandant ce qui se passait à l’extérieur. Quand il ouvrit la porte, il ne découvrit qu’un couloir plongé dans l’obscurité. Pendant un moment, il eut l’impression d’avoir ouvert la porte sur le vide, puis le mur d’en face et tout le couloir réapparurent. Il n’y avait personne et Alban n’entendait plus aucun bruit venant de cet étage. Il n’y avait que lui. Il avança jusqu’à l’escalier au bout du couloir et essaya de localiser le bruit. Il fut surpris quand il entendit le même bruit de chute à l’étage du dessus. Il était persuadé de les avoir entendus juste à l’extérieur de son appartement.
D’autres bruits se firent entendre, mais ce furent cette fois des bruits de rire et de quelque chose que l’on traînait au sol. Une porte s’ouvrit, Alban entendit alors les échos lointains d’une radio allumée trop fort, puis la porte se referma.
Sa propre voix résonna étrangement à ses oreilles, comme s’il se trouvait dans un couloir beaucoup plus grand que celui qu’il avait en face de lui. De loin, il entendait encore les rires et le bruit d’objets qu’on faisait tomber au sol, mais il n’y prêta plus attention. Son appartement était totalement silencieux quand il referma la porte. L’obscurité lui semblait même plus profonde.
Il alluma et se dirigea vers son lit où il souleva les couvertures, à la recherche de son téléphone qu’il pensait avoir abandonné là. Il le retrouva sur sa table de chevet, branché pour qu’il puisse charger. Il l’attrapa et le déverrouilla. Cette fois, l’écran d’accueil indiquait quatre heures du matin et il resta un instant interdit, incapable de comprendre comment une heure entière avait pu passer alors qu’il était dans le couloir. Il était sûr d’y avoir passé moins de dix minutes. Le bout de couloir n’était pas si loin et cela avait dû lui prendre à peine deux minutes pour y aller. Même en passant cinq minutes près des escaliers, à essayer d’entendre d’où venaient tous les bruits, il n’avait pas mis autant de temps à retourner dans son appartement. Cette heure n’avait pas pu passer sans qu’il s’en rende compte.
Alban rebrancha son téléphone, éteignit et se coucha. Allongé dans son lit, il garda les yeux ouverts, fixés sur le plafond. Une heure entière n’avait pas pu passer entre le moment où il avait quitté son appartement et le moment où il était revenu. Cette heure n’avait pas pu passer sans qu’il ne s’en rende compte, à moins que… Et s’il avait non pas passé cette dernière heure conscient mais endormi ? Il cligna plusieurs fois des yeux, cherchant à faire disparaître les derniers résidus de lumière jusqu’à ce qu’il puisse distinguer tous les angles de la pièce dans l’obscurité. Quand il en fut capable, il se concentra une nouvelle fois sur le plafond, essayant de faire disparaître cette obscurité. Et ses doutes ne firent que se confirmer quand il se rendit compte que, aussi longtemps qu’il resta concentré sur le plafond, l’obscurité ne diminua pas. Rien ne changea malgré tous les efforts qu’il fournit pour observer la moindre différence avec ce qu’il connaissait, le moindre élément qui sortirait de l’ordinaire. Tout lui semblait identique à ce dont il avait l’habitude, à ce qu’il voyait jour après jour dans son appartement.
Frustré, il ferma les yeux. Il ne rêvait pas. Une heure s’était écoulée sans qu’il s’en rende compte, rien d’autre. Et voilà qu’il venait de perdre une autre heure à tenter de vérifier un espoir fou et idiot.
Alban ne rêvait pas. Il n’était pas de ceux qui en avaient la capacité. Il n’était pas un veilleur, un de ceux qui avaient l’argent de se payer un rêve synthétique, et encore moins un dormeur. Il n’était qu’une personne parmi tant d’autres qui souhaitait un jour pouvoir rejoindre le Rêve pendant son sommeil, mais qui en était incapable.
Rares étaient ceux qui en avaient la capacité.
Alban fixait le carton de livres, renversé sur le sol de la réserve, incapable de comprendre comment il était parvenu à le lâcher. Un moment, il le tenait fermement contre sa hanche, une main sur la poignée de la porte pour l’ouvrir, et l’instant d’après, il était planté-là, à fixer les livres éparpillés sur le sol, certains ouverts en grand, la couverture pliée.
Alban leva les yeux vers Ella, la manager de son équipe, incapable de trouver quoi que ce soit à dire. Il avait l’impression d’avoir du coton dans le crâne et du plomb dans les jambes.
Ella leva les yeux vers lui, fronçant les sourcils. Elle se laissa aller en arrière, s’asseyant sur le sol, deux livres à la main. Alban se sentait mal à l’aise sous son regard scrutateur, mais il ne dit rien. Il savait quelle tête il avait et il savait qu’il était inutile de faire semblant que les choses allaient s’arranger facilement, simplement parce qu’il faisait plus attention. Il savait aussi qu’Ella n’avalerait aucune excuse facile qu’il pourrait lui fournir pour qu’elle ne pousse pas plus loin.
Alban hocha la tête, essayant de rester concentré sur la conversation. Ses paupières étaient lourdes et il avait du mal à coordonner ses mouvements. Il avait l’impression d’être sous l’eau et les mots d’Ella mettaient un certain temps à atteindre ses oreilles.
Ella acquiesça, recommençant à ranger les livres dans le carton. Alban avait l’impression d’avoir déjà ramassé trois fois le même livre.
Il haussa les épaules. Il avait perdu le compte des semaines depuis sa première insomnie. Il ne voyait plus l’utilité de compter. Son esprit était trop lent pour s’y intéresser de toute façon. Il fit glisser le dernier livre dans le carton. Cette fois, ce fut Ella qui l’attrapa pour sortir de la réserve, Alban sur ses talons. Ils traversèrent ainsi la librairie jusqu’au rayon littérature jeunesse et Ella laissa tomber le carton au sol avec un soupir de soulagement. Ils attrapèrent tous deux des livres et commencèrent à les ranger sur les étagères. Alban essayait de faire rentrer une trilogie sur la troisième étagère de son rayon quand Ella reprit la parole :
Alban tourna les yeux vers elle, manquant de faire tomber les livres qu’il avait dans les mains. Ella fixait la quatrième de couverture du livre qu’elle tenait, semblant réfléchir à ce qu’elle voulait dire ensuite. Finalement, elle leva les yeux vers le rayon, y glissa son livre et continua alors qu’elle se baissait pour en attraper un autre :
Ella hocha la tête.
Alban la vit hésiter à continuer. Une cliente passa près d’eux, à la recherche d’un livre. Ella s’éloigna avec elle et Alban resta où il était, à ranger les derniers livres. Il venait de replier le carton vide quand Ella se retrouva de nouveau à côté de lui. Ce fut Alban, curieux, qui reprit la conversation là où ils l’avaient arrêtée :
Ella secoua la tête avec un sourire, vérifiant que tous les livres étaient à leur place. Alban tourna également les yeux vers les étagères, mais il était incapable de lire les titres des livres. Ses yeux le brûlaient et, dès qu’il fixait quelque chose trop longtemps, sa vue se brouillait. Il détourna le regard et se frotta les yeux.
Ella haussa les épaules et Alban essaya de se montrer patient, attendant qu’elle élabore. Finalement, elle lança :
Alban songea aux ombres mouvantes qu’il avait vues le suivre la veille mais que personne d’autre n’avait semblé apercevoir. Parfois, il continuait de les voir du coin de l’œil, cachées dans un angle de la librairie ou penchées au-dessus d’une étagère. Il avait l’impression de sentir leurs passages dans son dos.
Alban observa Ella. Il ne voyait aucune trace d’insomnie sur son visage. Elle n’avait pas de cernes sombres sous les yeux ni le teint grisâtre dont il n’arrivait pas à se séparer. Rien ne laissait voir qu’elle avait un jour été dans le même état que lui.
Ella hocha la tête. Alban sentit l’envie s’agripper vicieusement à ses membres et le faire grimacer, mais si Ella remarqua sa grimace, elle ne commenta pas.
Alban acquiesça machinalement, songeant aux dernières nuits qu’il avait passées. Comme elle, il ne parvenait plus à avoir une impression claire du temps qui s’écoulait chaque nuit, mais contrairement à elle, il n’avait pas le sentiment de dormir. C’était plutôt un sentiment de perte de contrôle qui s’emparait de lui et, quand il rouvrait les yeux, toujours aussi épuisé, c’était comme émerger d’un état qu’il ne parvenait pas encore à cerner complètement.
Ella se tourna vers lui avec un regard curieux, détaillant le visage fatigué d’Alban. Ses yeux étaient à peine visibles en comparaison à ses cernes, et ce, malgré ses lunettes. Les boucles de ses cheveux pendaient mollement sur son front, lui donnant un air malade. Elle finit par acquiescer.
Ella ne répondit pas immédiatement, bien qu’elle ne parût pas aussi surprise par la question qu’Alban l’avait imaginé.
Ella sourit tristement en voyant la déception sur le visage d’Alban. Elle était sûre que, s’il ne dormait pas rapidement, il se retrouverait bientôt à l’hôpital.
Ella ne manqua pas la façon dont le visage d’Alban s’assombrit et ajouta rapidement, alors qu’un nouveau client l’appelait :
Glissant le carton vide sous son bras, il s’éloigna à son tour du rayon, jetant un coup d’œil à l’immense horloge au-dessus des caisses. Il était un peu plus de quatre heures de l’après-midi et le temps semblait avancer au ralenti. Alban avait la sensation de se déplacer au ralenti. Il n’était plus vraiment sûr d’être éveillé, avait presque l’impression d’être dans un autre monde. Mais il n’était pas un rêveur. Il ne l’avait jamais été et pourtant… et pourtant, depuis plusieurs jours, il avait l’impression de rêver. Il avait l’impression que ses nuits étaient occupées par un peu plus qu’un simple sommeil. Comment expliquer sinon les ombres qu’il voyait marcher près de lui dès qu’il fermait les yeux ? Comment expliquer l’impression qu’il avait de se réveiller dans un appartement qui lui semblait avoir changé pendant qu’il dormait ?
Alban s’arrêta au milieu d’une allée de la librairie, surprenant deux clientes qui le fixèrent un instant en haussant un sourcil, son cœur s’emballant. Et si rêver était vraiment l’explication ? Car il voulait y croire ; croire que c’était l’explication pour toutes ces images étranges qui apparaissaient chaque fois qu’il fermait les yeux, et il préférait ça à la folie.
Avec un soupir, il ferma les yeux un instant, la brûlure derrière ses paupières se faisant plus importante. Mais dès qu’il ferma les yeux, il sentit une ombre le frôler et il voulut rouvrir les yeux sans y parvenir. Paniqué, il frissonna, ses dents s’entrechoquant violemment. En un instant, il sentit tout son corps se rigidifier et sa respiration s’accélérer et, aussi vite que cela s’était produit, tout s’arrêta quand quelqu’un posa sa main sur son épaule et qu’il put rouvrir les yeux.
Alban se tourna vers Rémi qui se tenait à ses côtés, une expression inquiète sur le visage. Avec un sourire forcé, il hocha la tête, marmonnant qu’il s’était perdu dans ses pensées et s’éloigna avant que Rémi n’ait pu lui poser de plus amples questions.
***
Ce soir-là, quand Alban jeta son sac à côté de ses chaussures et referma la porte de son appartement à clef, il pensait encore à sa discussion avec Ella. Il n’avait pas été capable de penser à autre chose et la discussion avait tourné en boucle dans sa tête jusqu’à ce qu’il ait terminé ses heures et pu quitter la librairie.
Ralenti par la fatigue, il rejoignit son lit, ignorant les crampes qui tordaient son estomac, et se laissa tomber sur le matelas, poussant un soupir de soulagement quand sa tête toucha l’oreiller. Il était épuisé, mais, comme chaque soir, il ouvrit les yeux en grand. Malgré la fatigue, malgré les douleurs dans tout son corps, son esprit refusait de le laisser en paix. Il ne pouvait pas dormir. La frustration s’empara de lui. Pourquoi ? Pourquoi ne pouvait-il pas dormir ?
À nouveau, l’idée qu’il puisse rêver s’imposa à lui. Il laissa échapper un rire amer et se tourna sur le dos. Lui qui n’avait jamais rêvé espérait maintenant en être capable et trouver là la raison de ses insomnies. Il souhaitait y voir une explication. Il n’en pouvait plus de subir ces nuits sans sommeil et de ne pas avoir d’explication. Il n’en pouvait plus de sentir ses idées tourner en boucle dans sa tête sans qu’il puisse les organiser, sans qu’il parvienne à s’éclaircir l’esprit une minute. Il en avait marre de la fatigue et de tout ce qu’elle impliquait. Il en avait marre des migraines et des ombres qui le suivaient sans cesse, se cachant à l’angle de sa vision. Il voulait trouver une explication à ce qui lui arrivait, et le Rêve semblait être le seul à pouvoir lui en donner une.
Mais pour savoir s’il rêvait, il avait besoin de savoir à quel moment précis il s’endormait, ne serait-ce que pour un bref moment. Parfois, une nuit pouvait passer en un clin d’œil sans qu’il ne soit parvenu à distinguer les moments de veille et de sommeil. Il avait ainsi passé les trois dernières nuits à ouvrir les yeux subitement, se demandant s’il était réveillé ou non, s’épuisant un peu plus chaque fois qu’il écarquillait les yeux. Mais la fatigue tomba plus lourdement sur lui cette nuit-là et, en moins de quelques minutes, il était totalement endormi. Il ne s’en rendit pas immédiatement compte, son esprit flottant lentement dans une obscurité chaude et rassurante. Tout son corps sembla se détendre, perdre de son poids et de sa matérialité et il eut l’impression que ses muscles se liquéfiaient. Un souffle frais vint caresser sa peau, avant de se changer en un vent plus froid qui le piqua aux mains et aux pieds puis l’enveloppa entièrement. Quand il rouvrit les yeux, il resta un instant immobile, à reprendre possession de son corps. Lorsqu’il fut capable de bouger les doigts, il se rendit compte d’un changement autour de lui, sans qu’il puisse l’identifier clairement.
Il se redressa dans son lit et ses yeux firent le tour de l’appartement, cherchant les différences entre ce qu’il connaissait et ce que ses yeux lui montraient. Avec surprise, il remarqua avec quelle facilité il arrivait à voir chaque recoin de la pièce, alors qu’il faisait nuit à l’extérieur et qu’aucune lumière n’était allumée. Même sans ses lunettes, même dans l’obscurité, il parvenait à distinguer les objets et les meubles autour de lui. Il parvenait même à voir tous les flyers accrochés à sa porte d’entrée, un espace pourtant sombre même en plein jour. Son corps lui semblait également différent, ou tout du moins la façon dont il avait conscience de son propre corps. Ses gestes étaient beaucoup trop fluides, et il avait l’impression de voir devant lui le mouvement qu’il allait faire avant même d’y avoir seulement pensé, mais cette impression s’estompa vite et seule resta, au fond de son esprit, la sensation qu’il pouvait anticiper ses mouvements et celui des objets autour de lui s’il se concentrait dessus.
Ses yeux faisaient encore le tour de la pièce quand il entendit un objet tomber quelque part dans l’immeuble – ce même bruit sourd qu’il avait entendu quelques nuits plus tôt – et leva les yeux au plafond. Là, agglomérées dans un coin, toutes ses plantes pendaient la tête en bas. Il les fixa un instant, surpris, avant de se lever sur son lit, essayant d’attraper la plus proche, celle-ci flottant mollement vers la salle de bain jusqu’à ce qu’elle soit hors de sa portée. Il tenta alors d’en attraper une autre, agrippant le bord du vase avant qu’elle n’ait pu s’éloigner jusqu’à la cuisine, et la tira vers lui. À peine l’eut-il posée sur la table de chevet, qu’elle flottait à nouveau vers le plafond et Alban ne tenta pas de la ramener vers le sol, s’asseyant sur le bord de son lit.
Pendant instant, il resta sans bouger à fixer ses plantes, entendant parfois le bruit d’un objet qui tombe, guettant le moment où il allait se réveiller. Au bout de quelques minutes, ne se sentant pas près de s’éveiller et n’y tenant plus, il se redressa et ses yeux firent de nouveau le tour de la pièce. Les murs avaient pris une teinte rosée qui donnait l’impression que l’appartement était éclairé par une lumière de fin d’après-midi et, s’il ne s’était pas levé pour jeter un œil par la fenêtre, Alban y aurait cru. Mais dehors la rue était plongée dans l’obscurité et seuls quelques lampadaires l’éclairaient faiblement. Cette différence de luminosité entre l’extérieur et l’intérieur l’étourdissait à chaque fois qu’il se tournait vers la fenêtre.
Dans son appartement, mises à part ses plantes, tout semblait à sa place et seule la lumière donnait un éclat différent à l’ensemble. Pourtant, Alban se sentit obligé de toucher chacun des meubles sur son chemin, comme pour s’assurer qu’il était bien là, qu’il éprouvait les mêmes sensations en les touchant qu’en temps normal. Quand il atteignit la salle de bain, il ne s’étonna presque pas de ne pas avoir besoin d’allumer pour y voir, mais il l’alluma malgré tout, par habitude, et il fut surpris de voir de subtiles ombres bleutées se mouvoir sur les murs, comme le reflet de vagues invisibles et silencieuses.
Alban monta sur le bord de la baignoire pour attraper la plante qui s’était réfugiée dans la salle de bain et la tint fermement dans ses bras alors qu’il descendait. Son regarde se porta alors vers le miroir et il se figea dans son mouvement. Pour une quelconque raison, il s’était attendu à ne pas pouvoir voir son reflet. Pourtant, il le voyait clairement dans le miroir, qui le fixait, immobile, tout comme lui. Rien ne distinguait ce reflet de celui qu’il avait l’habitude de voir tous les matins mais il ne put s’empêcher de sortir avec précaution de la salle de bain, gardant toujours ses yeux fixés sur le reflet qui le suivait du regard. Une fois sorti, il ferma la porte derrière lui.
La plante qu’il tenait s’envola vers le plafond au moment même où il la lâcha et il la regarda rejoindre les autres dans l’angle de la pièce alors qu’il se rasseyait sur son lit. Il attrapa son téléphone sur la table de chevet et le déverrouilla. Il n’avait accès à aucune de ses applications, mais au moins son téléphone indiquait l’heure, bien qu’il ne soit pas sûr qu’elle était correcte. L’obscurité de la rue lui permettait difficilement de croire qu’il était réellement trois heures de l’après-midi. Alban ne savait pas comment fonctionnaient les rêves. Il n’avait jamais rêvé, avait simplement entendu d’autres parler du Rêve comme d’un El Dorado accessible qu’à de rares chanceux, capables de l’atteindre pendant leur sommeil, ou suffisamment riches pour s’en acheter un accès direct. Et Alban n’avait jamais fait partie de l’une ou de l’autre de ces deux catégories. Ses nuits avaient toujours été sans images. Le sommeil n’avait qu’été un moment vide, un moment perdu, où il ne faisait rien d’autre que de dormir, parce que son corps en avait besoin. Comme pour les trois quarts de la population mondiale, le sommeil n’avait été pour lui qu’un besoin biologique. Il ne savait donc pas comment réagir maintenant qu’il se trouvait dans le Rêve et sans avoir eu à recourir à un rêve artificiel. Il n’osait même pas sortir de son appartement pour explorer la ville, pour la comparer avec celle dont il avait l’habitude. Il craignait de se réveiller trop brutalement et de ne pas savoir comment revenir.
Les pots de deux de ses plantes s’entrechoquèrent alors qu’il se laissait aller en arrière sur son lit, songeant aux nuits précédant celle-ci. Il ne pouvait pas en être certain, mais il pensait avoir déjà rêvé alors. Il n’en gardait aucun souvenir précis, sinon un léger sentiment d’avoir vu des choses dont il était incapable de se rappeler, et pourtant il était quasiment convaincu que l’apparition de ces rêves pouvait être l’explication de ses insomnies. Pourtant, même maintenant qu’il y était, qu’il était conscient de rêver, il avait l’impression que tout disparaîtrait quand il se réveillerait et qu’il serait incapable de prouver qu’il avait rêvé à qui que ce soit, lui-même compris.
Alban se redressa de nouveau dans sur son lit, songeant soudainement à son frère et à ce qu’il dirait quand il lui parlerait du Rêve. Camille le croirait-il ? Penserait-il qu’il divaguait à cause de la fatigue ? Après tout, pour Camille, le Rêve n’était qu’une perte d’énergie et d’argent, et non cet El Dorado que tout le monde fantasmait. Camille était plus qu’heureux de ne pas pouvoir rêver, et il l’avait très tôt laissé entendre. Alban se rappelait encore clairement la façon dont, à peine âgé de 8 ans, Camille avait remis à sa place un autre enfant qui se targuait de pouvoir rêver. Alban ne pouvait être sûr de ce qui avait énervé son frère exactement – avait-ce été le comportement de l’autre enfant ? Ses mots ? – mais Camille avait réagi violemment, quitte à abasourdir autant les autres élèves dans la cour que les adultes à proximité. Depuis ce jour-là, Alban ne parlait que rarement de rêves avec lui. Mais que dirait-il si Alban lui annonçait qu’il pouvait rêver ? Réagirait-il de la même façon qu’il y a vingt ans ?
Dans le monde éveillé, l’est de la ville était occupé par une zone industrielle, mais dans le Rêve, il s’agissait d’une zone abandonnée et envahie par la végétation et les contours flous d’immenses bâtiments. Dans le monde éveillé, on pouvait rejoindre la zone industrielle par le périphérique, mais aussi depuis la gare, en plein centre-ville, grâce à un réseau de transports en commun bien développé. Dans le Rêve, rares étaient ceux qui s’y rendaient volontairement. C’était un endroit sombre, plus proche du cauchemar que du rêve. Là-bas, la lumière n’avait pas les mêmes reflets et les ombres étaient bien plus persistantes. Dans la semi-obscurité, il était difficile de distinguer ce qui appartenait depuis toujours au monde onirique et ce qui n’aurait pas dû exister. Tout y était difforme, malade et sombre. Les dormeurs ne s’y rendaient jamais de leur propre gré, trop inquiets de garder une partie de ce rêve malade avec eux. Peu de rêveurs connaissaient ce lieu. C’était un lieu appartenant aux voleurs oniriques et ils avaient fait en sorte qu’il disparaisse du savoir commun. Ils en avaient fait un lieu dissimulé comme plusieurs autres dans le Rêve, un endroit parfait pour mener à bien leurs affaires sans attirer l’attention. Ici, personne d’autre que leurs clients ne venait leur demander de rendre des comptes et rares étaient les clients qui acceptaient de venir jusqu’ici de toute façon.
Léandre Nevez était un de ces rares clients. Les cauchemars ne l’inquiétaient pas. Certains voleurs oniriques, sans le dire, pensaient qu’il en était peut-être un lui-même. Sa façon de parler, de se déplacer, d’observer les autres rêveurs avait quelque chose de dérangeant. Personne, ou presque, n’osait le regarder dans les yeux. Le pourpre de ses iris, que les consommateurs de rêves de synthèse arboraient tous, avait quelque chose d’effrayant chez lui, ce qui empêchait toujours les autres de se sentir à l’aise en sa présence.
Léandre fixait l’homme à ses pieds, s’intéressant peu à la femme à ses côtés et à ses paroles. La femme, elle, ne s’intéressait pas à l’homme à leurs pieds mais regardait avec dégoût ce qui se mouvait mollement dans les ombres un peu plus loin. Il était difficile de discerner clairement de quoi il s’agissait et, même en se focalisant sur les ombres, il était impossible d’avoir une vision claire de la chose qui tomba au sol et se releva avec difficulté.
L’homme était mort. Il n’avait pas tenu plus de trois jours. Léandre avait essayé d’en tirer le maximum, mais cet homme était un piètre dormeur. Ses capacités étaient bien inférieures à celles de son prédécesseur. Léandre sentit l’agacement monter en lui à l’idée que ses plans venaient encore d’être repoussés à cause de l’incapacité des voleurs oniriques à lui fournir ce qu’il demandait.
À quand remontait la dernière fois qu’il avait fait face à un dormeur de qualité ? Sans compter les Indépendants – ces maudits Indépendants – Léandre n’en avait probablement pas vu depuis un an, voire deux. Tous ceux que les voleurs oniriques lui avaient ramenés depuis supportaient à peine la pression. Leurs corps oniriques se brisaient immédiatement. Il ne pouvait rien en tirer mises à part ces formes grotesques qui se déplaçaient douloureusement dans l’obscurité des cauchemars. Ces créatures survivaient rarement plus de quelques jours, elles aussi.
Léandre se tourna enfin vers la femme. Celle-ci, plus grande que lui de quelques centimètres, le fixait droit dans les yeux, attendant qu’il réagisse. Elle était une des rares à pouvoir le faire et Léandre n’appréciait pas d’avoir quelqu’un qui puisse ainsi lui tenir tête. Pourtant il l’appréciait, elle. Pas en tant que personne, non, mais en tant que voleuse onirique. Elle avait toujours su lui rapporter ce qu’il lui demandait. Du moins jusqu’à récemment.
Il suffisait d’une seconde d’inattention et elle pouvait disparaître. Tout comme les autres voleurs oniriques, elle était très douée pour se fondre dans le Rêve et, une fois qu’elle avait disparu, elle ne réapparaissait que si elle le souhaitait. Déjà, il avait l’impression de la discerner moins bien qu’une minute plus tôt.
Léandre eut un petit rire en jetant un regard rapide au corps à ses pieds. Il fronça les sourcils quand il vit des filaments oniriques s’accrocher à ses chaussures et un liquide visqueux et translucide tacher sa semelle. Dégoûté il s’écarta de quelques pas. Sarah le suivit du regard sans un mot, les mâchoires serrées. Elle détestait voir un don pour le rêve ainsi gâché, piétiné.
Sarah grimaça. Derrière elle, d’autres voleurs oniriques observaient la scène, sachant qu’ils n’avaient pas intérêt à intervenir. Leur patronne était la seule à savoir comment discuter avec ce client. À cet instant pourtant, même elle hésitait sur les mots à employer, sachant ce qu’il ne fallait pas dire, pour ne pas le froisser. Elle n’avait jamais été victime de sa colère et elle n’avait pas envie de l’être un jour.
Le visage à terre, le dormeur avait simplement l’air évanoui, mais elle savait que si elle le retournait, elle ne verrait plus qu’une image floue de son visage, indiscernable. Il n’appartenait plus au Rêve. Il n’appartenait plus non plus à Éveil, le monde éveillé. Dans ses cheveux, elle vit pendre des filaments oniriques qui le reliaient encore aux chaussures de Léandre. Les vêtements de l’homme en étaient également couverts alors que le costume de Léandre était à peine froissé.
Léandre eut un sourire ironique, retournant le dormeur du bout de sa chaussure. Sarah détourna les yeux et soupira, les mains sur les hanches. Derrière elle, les voleurs oniriques se tenaient sur le qui-vive.
Il s’était de nouveau tourné vers Sarah. Ses yeux pourpres étaient incroyablement brillants dans l’obscurité de la zone. La voleuse haussa un sourcil, attendant qu’il poursuive.
Sarah tourna les yeux vers les ombres où la créature que Léandre venait de créer se mouvait difficilement. Léandre suivit son regard et hocha la tête.
Sarah jeta un coup d’œil aux hommes qui l’accompagnaient. Thomas, le voleur qu’elle avait eu le plus de mal à convaincre d’accepter l’offre de Léandre, la fixait de son regard dur et honnête. Elle sut immédiatement ce qu’il pensait et elle était tentée de penser comme lui, de se retirer de toute cette affaire avant que les choses ne deviennent plus compliquées, avant que l’un d’eux ne devienne un sujet d’expérience pour leur client. Pourtant, elle se tourna vers Léandre et dit :
***
Alban et Camille étaient assis l’un en face de l’autre sur la terrasse d’un petit café du centre-ville. C’était le genre de café que Camille aimait fréquenter, à quelques minutes de l’université où il donnait ses cours. Ce café-là particulièrement était un de ceux où il passait souvent ses fins d’après-midi lorsqu’il faisait encore trop beau pour rentrer. Ce n’était pas le genre de lieu qu’Alban fréquentait. Contrairement à son frère, il aimait passer son temps libre chez lui, mais il avait accepté de venir quand Camille lui avait proposé de se retrouver autour d’un petit-déjeuner en terrasse. Il y avait vu l’occasion de lui parler de sa situation dans un cadre que son frère appréciait et où, Alban l’espérait, il serait plus enclin à l’écouter.
Leur table donnait sur la rue piétonne face au café, mais ils étaient séparés des passants par une barrière fleurie, ce qui leur garantissait un minimum d’intimité. Camille avait choisi cette table en arrivant et s’y était installé en attendant l’arrivée d’Alban. Devant lui, il avait une tasse de café qu’il avait déjà entamée. À sa gauche se trouvait un petit panier en osier, dans lequel attendaient un croissant et deux tartines, ainsi qu’une portion de beurre et deux petits pots de confiture, l’une aux myrtilles, l’autre à la fraise. Pour Alban, il n’avait commandé qu’un thé vert au citron et à la menthe, qui avait commencé à refroidir, préférant le laisser choisir ce qu’il souhaitait manger.
Camille repoussa ses lunettes de soleil sur le haut de son nez puis s’accouda à la table, la tête penchée sur le côté. Maintenant qu’il y regardait de plus près, Alban avait un petit air fatigué. Lui qui, des deux frères, avait toujours été celui qui donnait l’impression d’être le moins affecté par la fatigue laissait désormais apparaître sur son visage des marques d’épuisement.
Alban haussa les épaules, levant les yeux vers la serveuse qui s’approchait de leur table.
Camille se laissa aller en arrière dans sa chaise, secouant la main pour éloigner un insecte qui s’était posé sur son genou. Alban le regardait faire, réfléchissant à la façon de lui parler du Rêve.
Alban hocha la tête avec un sourire et Camille continua :
Alban observa prudemment le visage de son frère alors qu’il ajoutait :
Camille retira ses lunettes de soleil et les posa sur le coin de la table, ne quittant pas son frère des yeux. Alban était certain maintenant d’avoir toute son attention.
La serveuse revint avec sa commande – une simple crêpe au sucre – et aucun des deux ne prononça un mot, si ce n’est pour la remercier, tant qu’elle était à côté d’eux. Ce fut Camille qui reprit la parole quand ils furent à nouveau seuls, une main sur sa tasse de café, l’autre à plat sur la table. Ses lunettes de soleil étaient dangereusement proches du bord de la table, mais il n’y prêta pas attention.
Alban ne savait pas comment répondre à cette question. Avait-il des ennuis ? Sa nouvelle capacité à rêver pouvait-elle être considérée comme un problème ? Son inquiétude à en parler à son frère relevait-elle de l’ennui ?