Rose Perrin - Alice Pujo - E-Book

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Alice Pujo

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Beschreibung

Le valet de chambre ouvrit la porte à deux battants et annonça :
— Le général d’Antivy.
De même que presque chaque soir, à la même heure, depuis des années, le général d’Antivy traversa le petit salon et vint s’incliner devant la bergère, où la marquise de Trivières l’accueillit comme à chaque visite d’un :
— Eh bien, mon ami, quelles nouvelles ?
Après le baise-mains accoutumé, le général redressa sa haute taille bien prise dans son dolman : sous ses cheveux blancs, son teint fleuri et ses yeux vifs démentaient ses soixante-dix ans.
Il répondit :
— Nous les tenons toujours, belle amie… patience !
— Mais que c’est long ! Mon Dieu, que c’est long ! gémit la marquise.

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Alice Pujo

ROSE PERRIN

ROMAN

 

© 2024 Librorium Editions

ISBN : 9782385745752

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ROSE PERRIN

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER

CHAPITRE II

CHAPITRE III

CHAPITRE IV

CHAPITRE V

DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE PREMIER

CHAPITRE II

CHAPITRE III

CHAPITRE IV

CHAPITRE V

CHAPITRE VI

CHAPITRE VII

TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE PREMIER

CHAPITRE II

CHAPITRE III

CHAPITRE IV

ROSE PERRIN

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER

Le valet de chambre ouvrit la porte à deux battants et annonça :

— Le général d’Antivy.

De même que presque chaque soir, à la même heure, depuis des années, le général d’Antivy traversa le petit salon et vint s’incliner devant la bergère, où la marquise de Trivières l’accueillit comme à chaque visite d’un :

— Eh bien, mon ami, quelles nouvelles ?

Après le baise-mains accoutumé, le général redressa sa haute taille bien prise dans son dolman : sous ses cheveux blancs, son teint fleuri et ses yeux vifs démentaient ses soixante-dix ans.

Il répondit :

— Nous les tenons toujours, belle amie… patience !

— Mais que c’est long ! Mon Dieu, que c’est long ! gémit la marquise.

Le général jeta un coup d’œil autour de la pièce élégante et chaude, confortable, puis sur la personne encore agréable enfouie dans un fauteuil moelleux, et répondit avec un rien de moquerie dans l’accent :

— Je suis de votre avis, marquise… Ah ! oui, ajouta le général avec tristesse, de ceux que j’ai suivis, formés à Saint-Cyr, combien en reste-t-il seulement de la dernière promotion ?

— Il vous reste votre neveu, Hubert, fit Mme de Trivières, comme consolation.

— Blessé deux fois. Croix de guerre, Légion d’honneur.

— A vingt-quatre ans… C’est superbe !

— Il est le plus jeune officier de la compagnie.

Tous les autres, ses anciens camarades, ont été tués… sauf cependant un Breton que j’ai connu aussi à l’école, un bon garçon que les hasards de la guerre ont rapproché d’Hubert. Je n’en suis pas fâché, il est plus âgé que lui, très sérieux ; il joue le rôle de Mentor auprès de mon jeune fou.

— Il s’appelle ?

— Hervé de Kéravan… petite noblesse bretonne.

— Et pauvre sans doute ?

— Comme Job !… Des nuées d’enfants ; pas de fortune.

Mme de Trivières reprit au bout d’un instant, formulant à haute voix une pensée qui la faisait rêver, les yeux fixés sur le tricot que ses doigts poussaient machinalement.

— Oui, où sont-ils tous ces beaux garçons ? Chatenay, Lestérac, de Roysel et tant d’autres. Les conducteurs de cotillons, les joueurs de tennis, les prétendants de Diane…

— Ou de sa dot ! acheva le général, sceptique.

Mme de Trivières plaisanta :

— Ce n’est guère aimable pour Diane, mon ami, ce que vous dites-là !

Croyez-vous que ma fille ne soit pas assez belle pour inspirer une réelle passion ?

— Votre fille est une merveille, marquise, pourtant… je ne lui connais qu’un défaut.

— Ah ! Voyons, dites.

La marquise de Trivières leva ses yeux, encore très beaux, sur son visiteur, et un petit sourire incrédule adoucit ses traits aux lignes toujours pures, bien qu’un commencement d’embonpoint général menaçât d’envahir son visage.

— Vous, général, vous trouvez un défaut à Diane votre enfant gâtée ?

— Et ma pupille… Parfaitement !

— Voilà une nouveauté. Attendez au moins que je la fasse venir pour qu’elle puisse répondre elle-même à votre chef d’accusation.

Le général arrêta le geste de la marquise qui s’apprêtait à sonner.

— Non, attendez, chère amie, puisque le tour de la conversation nous a amenés sur ce sujet, j’ai à vous faire part, à vous seule, de certaines réflexions concernant ma chère pupille, qu’il me semble plus opportun de ne point traiter en sa présence.

— Oh ! fit Mme de Trivières d’un ton ennuyé, vous allez encore me parler de l’éducation de Diane ?

— Rétrospectivement, du moins, — hélas, comme ça nous pousse ! — puisque dans deux mois la chère enfant échappera à ma tutelle avec sa majorité… et elle retombera sous la seule direction maternelle.

— Bon ami… Vous savez bien que pour mes enfants il n’y a pas d’âge…

— Oui, je sais… je sais ! C’est égal, je ne serai plus son tuteur que de nom… Vous reconnaîtrez du moins, chère amie, que, depuis huit ans, je n’ai point abusé d’une autorité…

Avec élan, Mme de Trivières tendit ses mains :

— Vous avez été un père pour mes enfants depuis la mort de notre pauvre Bernard, et, pour moi, le meilleur et le plus indulgent des amis.

— Indulgent ! ah ! ah ! nous y voilà, reprit le général ; peut-être reconnaissez-vous, belle dame, qu’une certaine indulgence était parfois nécessaire ?

Mme de Trivières eut une moue coquette qui la fit ressembler davantage à ce qu’elle avait été, c’est-à-dire à une charmante femme.

— Nos idées, nos manières de voir là-dessus, étaient si différentes… si éloignées !

— Éloignées d’un quart de siècle… au moins !

— Vous vous vieillissez, général. C’est vrai, je reconnais que je n’ai pas toujours suivi vos conseils à la lettre, par exemple en ce qui concerne la présentation de ma fille dans le monde, la fréquence de nos sorties : vous la trouviez trop jeune, vous ne compreniez pas le plaisir que j’avais à montrer ma fille, à m’en parer, vous me disiez que je la rendais mondaine… Ne faut-il point qu’elle le soit ? Diane est destinée à faire un brillant mariage…

— Pourquoi ne dites-vous pas un heureux mariage ?

Mme de Trivières eut un petit rire.

— Cela va de soi… Vous savez que je ne la contraindrai point… Mais je n’admets pas que la question sentiment passe avant les autres. Enfin avouez, bon ami, que je n’ai pas si mal réussi, après tout ! Mon Jacques est un brillant élève ; il est, disent ses professeurs, en excellente posture pour passer son examen de Saint-Cyr.

— Il y arrivera sans peine. Il est intelligent.

— Quant à ma fille, vous disiez tout à l’heure…

— Et je le répète, chère amie, c’est une merveille, une fille délicieuse, très fière, très noble, avec des qualités de race, une intelligence réelle, très développée par vos nouvelles méthodes d’enseignement moderne… que je suis loin pourtant d’approuver complètement.

— Ah ! Ah ! dit la mère, qui avait suivi cet éloge avec une expression de plaisir manifeste, vous reconnaissez donc…

— Pardon !

M. d’Antivy leva la main.

— Ce n’est pas tout ?

— Non, il y a un mais…

— Ah oui ! le défaut dont vous parliez tout à l’heure : ce quelque chose qui manque à ma fille pour être une perfection.

— Oui… et ce défaut est assez difficile à définir. En un mot, marquise, ce qui lui manque, c’est… l’étincelle ! Je m’explique. Si vous voulez, prenons une comparaison. Vous avez beaucoup voyagé.

Vous avez fait autrefois, si je ne me trompe, quand votre mari était attaché à je ne sais quelle ambassade lointaine, un séjour aux Indes.

— Oui. Mais, grand Dieu ! général, quel rapport ?

— Attendez… Vous avez dû assister à des fêtes bouddhiques ; vous avez vu le peuple hindou se presser dans les pagodes pour porter des offrandes aux idoles ?

— Je vous avoue que je ne vois pas où vous voulez en venir… Nous parlions de ma fille…

— J’y reviens. Parmi les innombrables divinités qu’adorent ces païens, j’ai remarqué une magnifique déesse au sourire énigmatique, qui était choyée particulièrement ; on éparpillait des fleurs à ses pieds, on lui brûlait sous le nez des huiles parfumées : comme vous le pensez, elle recevait les hommages de ses fidèles avec le même sourire indifférent, la même attitude impassible.

— J’espère, dit Mme de Trivières en prenant un air choqué, que ce n’est pas le portrait de Diane que vous faites-là ?

— Un peu, si. Ne vous fâchez pas ! Vous souvenez-vous du nom de cette idole qui préside aux fêtes humaines ? Elle porte un bien joli nom : c’est Mayâ-Davi, la reine Illusion.

Le général d’Antivy s’arrêta de parler et regarda la marquise avec un fin sourire.

Celle-ci dit d’un ton un peu sec :

— Je n’aime pas les apologues, général, et le vôtre me semble ténébreux…

— Bon ! suivez mon raisonnement. Telle la déesse Illusion, votre admirable fille attire et captive par sa rare beauté ; comme elle, elle reçoit d’un air impassible les offrandes de ses adorateurs, elle aime attirer les hommages, elle joue avec le feu pour dédaigner ensuite ceux qu’elle a subjugués…

— Pourquoi ne pas me dire tout simplement que ma fille est une coquette ?

— Non, chère amie… Je n’entends pas cela. Diane ne peut être confondue avec une coquette vulgaire parce qu’elle ne quête aucun hommage. Comme mon idole Mayâ-Davi, elle se contente de les laisser venir à elle sans qu’un muscle de son visage vibre. La seule expression de son regard froid est l’orgueil satisfait.

— Vous ne voudriez pas, bon ami, que Diane, une fille bien élevée, s’éprît, à tort et à travers, de tous les jeunes gens qui lui ont fait la cour.

— Oh ! non, morbleu ! cela nous entraînerait loin, seulement… Tout vieux grognard que je suis, je me souviens d’avoir été jeune… de mon temps où les jeunes filles n’étaient ni avocates, ni doctoresses, ni ferrées sur les sciences exactes comme de vieux professeurs, on se servait d’une expression courante pour traduire leur charme ; on disait : « Elle a du sentiment. » Aujourd’hui, ces demoiselles sont ravies quand on dit d’elles : « Elles ont du chic. »

Mme de Trivières réfléchit un moment, puis :

— Si je vous comprends bien, tout ceci signifie : « Chère amie, votre fille est délicieuse, mais elle est une idole sans âme, et c’est la faute de l’éducation frivole que vous lui avez donnée. » On ne saurait parler avec plus de franchise, ni être plus aimable, vraiment !

— Voyons, marquise, n’exagérons rien ! Je vous en prie, ne voyez dans mes paroles que l’intérêt très profond que je porte à cette chère enfant. Sans dire que Diane manque de cœur, j’avoue que j’en verrais plus souvent avec plaisir les manifestations, et, si je puis me permettre une critique au genre de vie assez… mouvementé que vous aviez adopté, je dirais qu’il eût été préférable, au milieu des distractions mondaines, de réserver peut-être une part plus grande aux choses sérieuses, aux œuvres charitables, par exemple…

— Mais, général, vous ne savez donc pas que je fais partie de toutes sortes d’œuvres. Tenez, aujourd’hui encore, j’ai envoyé cent francs aux soldats tuberculeux.

— L’argent a son bon côté, oui, j’en conviens ; mais ce n’est pas tout ! J’ai rencontré dans mes tournées d’inspection de bonnes petites infirmières qui n’avaient certainement pas la fortune de Diane, mais qui possédaient infiniment de mérite.

— Comment, bon ami ! s’exclama Mme de Trivières sincèrement indignée, voudriez-vous que j’autorise ma fille à s’en aller seule, dans des hôpitaux, soigner des gens malpropres, remplis de maladies contagieuses… ce serait convenable ! ce serait…

— Permettez ! nos hôpitaux sont fort propres, et du reste, quand il y aurait un risque… Seulement ce sont des questions que Diane ne comprendrait même pas et auxquelles elle n’a jamais songé… Cependant, d’autres l’ont fait… Ainsi la petite de Lizerolles, la fille du colonel, une ancienne amie de votre fille, partie en expédition à Salonique avec la Croix-Rouge.

— Ah bien ! s’écria Mme de Trivières suffoquée, je vois Diane à Salonique !

Le général dit en riant :

— Et moi, je ne la vois pas… non, pas du tout ! J’ajoute même que je suis très heureux que ma pupille ne m’ait pas mis dans l’alternative ou de lui refuser mon consentement, ou de passer à mes propres yeux pour un mauvais patriote. Mais, entre ces… exagérations du devoir et l’indifférence complète de Diane, il me semble qu’il y aurait place pour ce que j’appellerai « le sens de la guerre ». Ainsi j’aimerais qu’en un temps où tous les dévouements sont précieux, Diane, au lieu de rêver à ses toilettes, cherchât un peu quel bien elle pourrait faire autour d’elle… Ce serait peut-être aussi intéressant que de s’occuper de ses… — comment dit-elle ? fleurts — flirts ?

Sentant la justesse de ces réflexions et le bien-fondé de ces reproches, la marquise avait pris, depuis un moment, le parti de tamponner ses beaux yeux de son petit mouchoir pour marquer son affliction.

Elle dit enfin d’un ton plaintif :

— Vous êtes bien dur, chez ami : pour les soldats que pourrions-nous faire de plus ? Diane a huit protégés ; on leur écrit, on leur envoie des paquets… ainsi…

— Ah !… ah ! très bien ! très bien cela, j’ignorais…

Le général d’Antivy resta silencieux, pendant que la marquise, calmant son émotion légère, faisait disparaître son mouchoir et passait d’un geste habituel ses belles mains sur les côtés de sa coiffure, savant échafaudage où l’oxygène et le henné n’étaient pas étrangers à certain lustre de jeunesse persistante… ce pendant qu’elle fixait son regard sur son visiteur en se demandant ce qui allait encore sortir de désagréable pour elle de son long silence.

Tout à coup le général demanda :

— Quel est celui des admirateurs de Diane qui tient en ce moment le rôle de prétendant ?

— Des admirateurs, général ? C’est beaucoup dire ! Les pauvres garçons ne sont plus là ! Et du reste, notre vie mondaine, cette vie que vous m’avez assez souvent reprochée, est devenue bien restreinte… à part quelques dîners… bridges… ou concerts…

— Ah ! marquise, je vois que vous me gardez rancune !…

— Mais non, mais non, bon ami, je suis habituée.

— Quand je vous exprime, dans mon franc parler de soldat, mes opinions, vous ne devriez y voir que ma profonde tendresse pour vos enfants, les enfants que mon vieux camarade m’a recommandés à l’instant de sa mort… Je lui ai juré de les protéger… de les guider… de tenir sa place, enfin !

Mme de Trivières, toute frivole qu’elle était, possédait un excellent cœur… Par un revirement plein de charme, elle sourit au vieillard et lui tendit sa main, spontanément.

— Pardonnez-moi, bon ami, je sais bien que je devrais plus souvent tenir compte de vos conseils… Mais, que voulez-vous… je suis de mon temps, ou plutôt de celui de mes enfants… Vous savez que je ne vis plus que pour eux !

Le général baisa galamment la belle main et Mme de Trivières ajouta :

— Maintenant que la paix est faite, dites-moi vite pourquoi vous m’interrogez sur un prétendant possible à la main de Diane ? En auriez-vous un à me proposer ?

— Peut-être… Je ne vous en ai encore jamais parlé pour plusieurs raisons : d’abord, c’est que mon candidat était extrêmement jeune et qu’il lui manquait un peu de plomb dans la tête pour en faire un mari ; ensuite, au moment où je pensais à en parler la guerre a commencé et il aurait fallu ajourner nos projets. Enfin, la plus délicate de ces raisons, c’est que je jugeais préférable que Diane eût un peu vu par elle-même si, dans les différentes réunions où vous la conduisiez, elle ne rencontrerait pas l’élu de son cœur, ce qui m’eût dispensé de jamais vous parler d’un autre… Je crois que le cœur de ma pupille n’a pas encore parlé ?

— Non… S’il est tel que vous le dites, général, il est peu probable…

— Ah ! marquise, la paix est signée !

— Oui, c’est vrai. Et votre candidat… c’est ?

— Quelqu’un à qui vous avez fait allusion…

— Votre neveu Hubert ?

— Mon petit-neveu : le fils de ma pauvre nièce Charlotte de Louvigny… Vous l’avez connu, je l’ai amené ici il y a quelques années quand il était au lycée, faisant sa préparation à l’École. Je vous l’amenais quelquefois, le dimanche.

— Oui, je me souviens. Il jouait avec les enfants. Un beau garçon, assez fort, grand, blond, distingué, très causeur, très gai…

— C’est cela ! toujours le même, exclama le général. Eh bien ! que vous en semble ?

— Mais que ce serait parfait ! Comment se fait-il que nous n’y ayons pas pensé plus tôt ?

— J’y pensais, c’était mon plus cher désir d’unir ces enfants pour qui j’éprouve la plus grande affection… Je ne vous en parlais point pour les raisons que j’énumérais tout à l’heure.

Mme de Trivières fit avec un petit sourire :

— Dites-moi, bon ami, vous n’avez pas peur que le gros défaut de Diane fasse fuir votre neveu si vous le lui dévoilez ?

Il répondit sur le même ton :

— Ah ! c’est bien possible, chère amie : si notre jeune beauté prend ses grands airs de reine, il fuira, malgré sa bravoure… Pourtant, cette petite, elle est si ensorceleuse quand cela lui plaît !… Elle a des moments — des moments très courts, où il faut la saisir — c’est une expression de visage, un mot, un sourire ; on sent que la bonté, la sensibilité sont là… à fleur d’âme pour ainsi dire, qu’il suffirait du moindre choc pour ouvrir la source fermée… pour la laisser déborder.

— Vous avez toujours été poète, général, dit Mme de Trivières, sérieusement. Vous avez manqué votre vocation… Un poète et un sentimental ; tout le contraire de mon pauvre mari auquel Diane ressemble tant !

— C’est pour cela que nous nous entendions si bien, en vertu de la loi des contrastes. Plus j’y pense, plus je suis convaincu que ces enfants sont faits l’un pour l’autre… Belle fortune des deux côtés : vous savez qu’Hubert était fils unique. Il a hérité de la totalité de la fortune des Louvigny et des d’Antivy… sauf la part que je lui réserve. Tout irait parfaitement, mais voilà… Hubert est un sentimental comme son vieil oncle ; il s’est mis en tête de choisir sa femme, de ne faire qu’un mariage d’amour, et si nous les présentons l’un à l’autre tout bonnement…

— Eh bien ? demanda la marquise prête à remonter sur ses ergots… ne trouverait-il pas ma fille de son goût ?

— Il ne s’agit point de cela. Comment pourrait-elle ne pas lui plaire ? La difficulté c’est que si Mlle Diane ne l’agrée pas du premier coup, Hubert restera décontenancé, il perdra de ses moyens et… l’affaire sera manquée.

Il faudrait trouver un moyen, une… ruse quelconque qui leur permît de faire leur connaissance réciproque et approfondie sans qu’ils fussent avertis qu’il s’agit de mariage… presque en dehors de nous, qui les fît ébaucher un petit roman et s’aimer comme de vrais amoureux… des amoureux de mon temps.

— Ah oui ! dit la marquise en riant, la petite fleur bleue, les marguerites effeuillées, les tendres aveux. Mon ami, je crois que votre neveu sera un fameux magicien s’il peut convertir ma fille à ces charmantes bêtises sentimentales.

— … Sait-on jamais ? Qui vous assure que Diane ne soupire pas aussi après le moment où elle découvrira la petite fleur bleue ?

— Ah ! ah !

— C’est pourtant cette fleur de poésie qui fait le charme le plus certain des préliminaires du mariage… C’est du reste pour cette raison que, ne l’ayant jamais trouvée, je suis resté vieux garçon.

— Ou bien, vous avez passé auprès du bonheur, vous l’avez rencontré par hasard sans le connaître.

— Par hasard ? rencontré ? Non, marquise. Pour moi, le bonheur n’est pas un effet du hasard. Je considère le bonheur comme un art très difficile, très compliqué et dont la condition première est, pour nous autres hommes : la femme. J’entends une femme digne d’être aimée… Voici pourquoi je désire qu’Hubert, cet enfant qui représente le plus grand intérêt de ma vie, mette dans son jeu tous les atouts en choisissant une femme accomplie…

— Et malgré toutes les précautions, raisonna la marquise, il arrive souvent que ce bonheur si bien combiné tombe et s’écroule comme un château de cartes.

— Mais reconnaissez de bonne foi que si le château de cartes est d’avance boiteux et mal ajusté, il n’en aura que plus de chances pour s’écrouler.

— Mon Dieu, soupira Mme de Trivières, qu’y a-t-il de stable en ce monde ?… et surtout à l’heure actuelle ? Je vous avoue que je tremble en m’occupant de mariage pour ma fille en un tel moment !

— Ce n’est qu’un projet très éloigné, notez bien, mais… nous pourrions toujours les fiancer… en attendant.

— S’il arrivait malheureusement que Diane s’éprît tout à fait de votre neveu qui, d’après ce qu’il promettait, doit être devenu tout à fait agréable.

— Il est charmant… très beau garçon… spirituel…

— Et si…, continua la marquise, suivant son idée, il disparaissait tout à coup, pensez au désespoir de ma pauvre enfant…

— Il faudrait alors que notre Diane fût bien changée !… Voyons, marquise, tâchons d’être plus optimistes… Prenons le temps présent tel qu’il est, et ne soyons point trop exigeants. Tâchons de procurer à nos enfants, qui sont en pleine jeunesse, l’illusion que nous avons eue, — ou aurions pu avoir, — pendant la nôtre… Le temps où ils vivent leurs meilleures années n’est déjà pas si gai !

Depuis un moment, la marquise ne suivait plus son vieil ami… Elle était absorbée dans ses réflexions,

— Oh ! s’écria-t-elle soudain, j’ai trouvé !

— Quoi donc ?

— Notre moyen : le moyen du petit roman qui doit obtenir, suivant vous, la poésie dans le mariage, le sentiment, toutes ces choses rares dont vous parliez tout à l’heure…

— Ce moyen, quel est-il ?

— Puisque nos enfants ne peuvent faire une connaissance approfondie l’un de l’autre en se voyant, votre neveu étant à l’armée, pourquoi ne la feraient-ils pas par correspondance d’abord ?… Ils se verraient plus tard.

— C’est une idée… mais pour qu’ils s’écrivissent, il faudrait un prétexte.

— Oh ! mon Dieu ! Diane écrit bien à ses filleuls… cela lui en ferait un de plus…

— Si elle lui écrit de la même façon, chère amie, ce ne serait peut-être point le bon moyen pour séduire Hubert !

— Mais nous lui dirons de qui il s’agit. Laissez-moi faire. Je me charge de parler à Diane de son ancien camarade de jeux… Je rafraîchirai ses souvenirs. Nous lui dirons que ce malheureux jeune homme, n’ayant plus de famille, se trouve très abandonné, personne pour lui écrire.

— Et moi, chère amie, vous me supprimerez ?

— Oui, dit la marquise en riant, je vous supprime. Nous aurons comme prétexte que, devant partir en tournée d’inspection ainsi que vous nous l’aviez annoncé…

— Je venais même vous faire mes adieux. Je pars après-demain.

— C’est parfait. Je dirai que vos nombreuses occupations ne vous permettront plus, durant plusieurs mois, d’écrire à votre neveu ; il va être désespéré, c’est un affreux remords pour vous, aussi, vous nous avez chargées, Diane ou moi, de la suite de votre correspondance pendant le temps que vous inspecterez et rédigerez vos rapports… N’est-ce pas bien trouvé ?

— Bravo ! Machiavel n’était rien auprès de vous, et naturellement vous verrez les lettres ?

— Ah ! vous êtes naïf, général ! Comment voulez-vous que ces enfants s’écrivent librement s’ils savent que chaque mot sera contrôlé. Non, je ne le demanderai pas… Mais je connais ma fille, continua Mme de Trivières avec assurance. Je sais qu’elle me montrera ses lettres, elle ne m’a jamais rien caché.

— Elle vous les montrera jusqu’à un certain moment.

— Comment ? Qu’insinuez-vous, sceptique !

— Hé ! hé ! belle amie, j’insinue que vous les verrez jusqu’au moment que nous désirons et que nous aurons provoqué : c’est-à-dire celui où mon Pygmalion animera votre Galathée !

— Décidément, vous tenez à faire des comparaisons plus ou moins avantageuses pour ma fille. Je vous passe Galathée, mais ne me dites plus jamais… vous entendez ? jamais ! que Diane est une idole hindoue… cela je ne vous le pardonnerai pas !

— C’était pourtant une très belle idole, je vous assure. Puisque je suis en veine de comparaisons mythologiques, savez-vous à quelle déesse votre superbe Diane peut être le plus justement comparée ?… Non ? Mais à celle dont elle porte le nom païen, à Diane chasseresse. Malgré moi, je cherche toujours au-dessus de son front le croissant symbolique.

— Taisez-vous, la voici, dit Mme de Trivières, en reprenant activement son tricot. Ne parlons de rien maintenant…

— Vous m’écrirez ?

— Oui, je vous tiendrai au courant.

Au même instant, une voix profonde, richement timbrée, résonna dans la pièce :

— Vous étiez ici, bon ami, et on ne m’a pas prévenue ?

Ils regardèrent entrer une grande jeune fille à la taille élégante, à laquelle on aurait pu appliquer l’expression : « un port de reine ». Sa tête couronnée d’opulents cheveux bruns était petite et fine ; elle avait les traits réguliers de sa mère, avec moins d’expression dans la physionomie et plus de fermeté dans le regard de ses yeux brun foncé… Ainsi que la dépeignait son tuteur, Diane de Trivières était une admirable statue.

 

CHAPITRE II

En entrant, la jeune fille vint présenter son front au baiser de son tuteur.

— Je t’attendais pour servir le thé, lui dit sa mère.

— Je vais le faire, maman. On ne m’avait pas dit qu’il était servi.

— Et ton frère, mon enfant, est-il rentré ? demanda le général en recevant une tasse des mains de la jeune fille.

— Non, bon ami, Jacques ne rentre qu’à six heures. Il a une répétition après le lycée. Vous dînez avec nous, n’est-ce pas ? J’ai dit qu’on mette votre couvert.

— Certainement. Tu as bien fait, appuya la marquise.

— Non, vraiment, je suis désolé, mais ce soir je dois passer à mon cercle pour y rencontrer quelques amis avant mon départ.

— C’est votre tour d’inspection ?… Vous partez déjà ?

— Oui, ma petite fille… Je vais être surchargé de besogne ! des revues, des inspections, des rapports ! Ne compte pas trop que je t’écrirai pendant mon absence !

— Oh ! bon ami, vous nous donnerez de vos nouvelles ? Nous ne saurions nous en passer.

Diane éprouvait, autant qu’elle en était capable, une réelle affection pour son tuteur, qui l’avait, depuis son enfance, comblée de gâteries. Quant au général, il se sentait heureux dans ce milieu d’affections féminines, le seul où il eût l’impression de se sentir un foyer familial.

Tout en suivant avec plaisir les mouvements harmonieux de sa belle pupille, il pensait :

« Oui, vraiment, cela ferait un joli couple, Diane et Hubert… bien assorti !… La tête sage et la tête folle… trop de sécheresse d’un côté, un peu de légèreté de l’autre, mais tout cela fondu, amalgamé, fera un tout parfait ! Quel dommage qu’elle n’ait point été élevée autrement ! qu’elle n’ait reçu d’autres notions de la vie que des frivolités ! Avec les dons d’intelligence, la nature élevée qu’elle possède !… Ah ! si mon vieux camarade avait vécu !

Mme de Trivières suivait aussi avec satisfaction les allées et venues de sa fille. Elle dit tout à coup, interrompant le monologue intérieur du général :

— A propos, bon ami, pendant que je pense à vous le dire, j’ai reçu une lettre de mon gérant, Delarbre, au sujet des loyers arriérés de ma maison. Il me demande des ordres. Faut-il poursuivre, donner des congés ?

Avec l’afflux des réfugiés qui vivent à Paris, me dit-il, nous ne manquerions pas de locataires si certains locaux étaient rendus disponibles… Conseillez-moi, je ne sais que répondre ?

— Delarbre m’a parlé de cela : je l’ai vu hier.

Dans l’espèce, comme on dit au Palais, il s’agit des appartements les plus modestes de votre immeuble de l’avenue Malakoff, celui qui touche cet hôtel… Je ne vois guère comment on pourrait faire, les locataires étant, pendant la guerre, couverts par le moratorium… Ce sont, d’après ce que m’a dit le gérant, d’un côté une veuve chargée d’enfants, de l’autre, une vieille dame aveugle. Il est facile de comprendre que le renchérissement de la vie a dû bouleverser l’équilibre de leur petit budget… Mon Dieu ! ce n’est point pour vous un revenu si appréciable… Dans ces conditions… donner des congés…

— Oh ! non, non, n’est-ce pas ? qu’on les laisse tranquilles ; j’ignorais ces détails. J’écrirai à Delarbre, dit vivement la marquise, dont la bonté naturelle et spontanée reprenait facilement le dessus.

Diane dit d’un ton posé :

— Pourquoi, ma mère, user de tant de générosité envers des inconnus ? Je trouve, moi, que si vous avez le droit de reprendre vos appartements pour leur faire rapporter ce qui est dû, il est très naturel que vous en profitiez. Vous ne pouvez entrer dans le détail de circonstances particulières plus ou moins intéressantes…

« Aïe ! aïe ! pensa le général, voilà mon idole hindoue ! »

Et tout haut :

— Si je te comprends bien, Diane, ta mère devrait donner immédiatement congé à ces femmes qui n’ont pas droit à la protection du moratorium, cette veuve avec ses nombreux enfants qui n’ont d’autre tort que de ne pas être des orphelins de la guerre…, cette dame vieille… et aveugle ? Évidemment, les affaires n’ont aucun rapport avec le sentiment. Ta mère parle « générosité » et tu réponds « droit ».

Je crois, marquise, que le meilleur homme d’affaires de la maison, c’est votre fille ; c’est avec elle que votre gérant devrait s’entendre. Vous seriez certaine de ne rien perdre de vos droits.

Mme de Trivières, un peu gênée, faisait avancer ses aiguilles avec une ardeur inusitée.

Diane avait saisi la leçon, car un flot de sang envahit la pâleur nacrée de son teint.

Elle hésita, puis… s’approchant de son tuteur, elle lui passa une main autour du cou, et dit à mi-voix les yeux baissés :

— Bon ami, vous êtes fâché ?

Il la força à relever la tête et à le regarder :

— Non, mon enfant, je ne suis pas fâché. Je suis peiné seulement, peiné… et étonné. Tu n’as jamais souffert de la vie : c’est ton excuse !

— Maman écrira dès ce soir au gérant de laisser ces gens en paix… C’est ce que vous voulez ?

Embrassez-moi, bon ami. Je ne peux pas supporter d’être fâchée avec vous !… surtout au moment de votre départ.

Le vieillard baisa avec affection le beau front blanc, il soupira… et, laissant aller la jeune fille, il répondit à une question de la marquise qui l’interrogeait sur son prochain départ.

Une demi-heure plus tard, le général traversait le jardin de l’hôtel.

Il se retourna avant de franchir la grille et entrevit derrière la haute vitre éclairée la toilette blanche et le profil pur de Diane.

La marquise, placée derrière sa fille, lui fit en souriant un signe d’intelligence. Diane lui envoya un dernier geste d’adieu ; le général leur répondit en élevant son képi, et comme conclusion à ses réflexions, il dit à demi-voix :

— Quel dommage !

Après avoir passé la grille basse qui entourait le jardin, M. d’Antivy se trouva dans une cour vaste et dallée. On y remarquait, à droite, les remises et écuries ; à gauche, le bâtiment destiné au portier dont la loge, comme celle de tous les concierges parisiens, ouvrait sa large baie sous la voûte de l’immeuble dont il a été précédemment question.

Cette maison de rapport, fort importante, de cinq étages, surélevée de mansardes, se trouvait sur le devant, en bordure de l’avenue Malakoff, tandis que, au fond de l’espace de terrain plus long que large, converti en jardin, se trouvait l’hôtel des propriétaires.

L’inconvénient de cet arrangement était la servitude qui obligeait ces derniers à emprunter la voûte de la maison, commune à tous les locataires, pour gagner la rue.

Mme de Trivières s’en accommodait, mais la fière jeune fille en éprouvait quelquefois de l’ennui.

Le général referma la lourde porte à deux battants qui aboutissait de la cour à la voûte, il regarda devant lui en entendant marcher et s’aperçut qu’une vieille dame appuyée au bras d’une domestique venait lentement à sa rencontre.

Au même instant, le concierge parut au seuil de la loge, salua le général, et appela :

— Mlle Corentine, une lettre pour Mme de Kéravan.

Ce nom qu’il connaissait — c’était celui de l’ami intime de son neveu — frappa M. d’Antivy.

Il ralentit sa marche et regarda avec attention la personne en noir, très âgée, qui se tenait immobile au milieu du porche pendant que la domestique la quittait pour recevoir sa lettre.

Entendant marcher tout près d’elle, la dame étendit la main d’un geste hésitant et le général se dit :

— Ah ! c’est cette dame aveugle qui n’a pas payé son loyer !

Prenant doucement la main de l’aveugle qui l’avait touché au passage, il la conduisit au bas des marches de l’escalier.

— Vous êtes en plein courant d’air, madame, dit-il, permettez-moi de vous mettre à l’abri.

— Ce n’est donc pas vous, Corentine ? demanda la vieille dame… Où donc êtes-vous ?

— Ici, madame. Le concierge me donnait une lettre.

— Une lettre de lui ! Une lettre d’Hervé, enfin ! Mais qui m’a conduite ici ?