Route sans fin - Denis Parisot - E-Book

Route sans fin E-Book

Denis Parisot

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Beschreibung

Ils s’aimaient si fort que même les bourreaux n’ont pu les effacer : Marcel, résistant exécuté, Lucienne, déportée survivante des Marches de la mort. Route sans fin, poème transmis comme un flambeau, l’a aidée à tenir, puis a guidé son petit-fils vers l’écriture. En découvrant la puissance des mots, Denis Parisot a fait de ce legs une œuvre de réparation. À chaque ligne, il marche dans les pas de ses aïeux, habité par la peur de savoir et le devoir de mémoire. Ce témoignage historique transforme l’indicible en présence lumineuse. Le poème de Lucienne devient récit de filiation, mémoire vivante, acte d’amour et de résistance.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Né en 1952 à Lure, Denis Parisot est sociologue et enseignant à l’Université, animé par le désir de comprendre et de transformer le monde. Ses recherches explorent les pratiques sportives, les rapports de genre, le tourisme et le développement durable. Ses expériences à l’étranger ont nourri une culture de l’entraide et de la transmission.

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Seitenzahl: 223

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Denis Parisot

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Route sans fin

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Denis Parisot

ISBN : 979-10-422-7425-2

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

Préface de Jean-Marie Barnaud

 

 

 

Faire contre terreur, route en poésie.

(Route sans fin, p. 100)

 

Pour nous garder de toute haine

 

Route sans fin : Voilà bien un titre énigmatique et qui présuppose un univers terrifiant, celui d’une fatalité irréductible, celle des chemins qui ne mènent nulle part… Sauf à dire qu’ici ces chemins sont ceux de la Seconde Guerre mondiale, avec les troubles compromissions qu’elle a entraînées entre le pouvoir de Vichy et l’occupant allemand.

Ainsi, le grand-père et la grand-mère de l’auteur, tous deux engagés dans la Résistance, ont-ils été arrêtés et enfermés dans différents lieux avant d’être séparés : Marcel, interné à Breslau, sera jugé et condamné à mort en juin 44. Il sera guillotiné en juillet. Sa femme, Lucienne, est condamnée à huit ans de travaux forcés pour « aide à l’ennemi et menées communistes ». Elle sera libérée de sa prison en Pologne, puis en Allemagne en 1945, dans un état d’extrême faiblesse.

Ces destins que l’Histoire a voulus tragiques, comment accepter de les laisser se perdre dans l’oubli, seulement tirés du silence à l’occasion de brèves allusions perdues dans la durée ordinaire des jours comme ils vont ? C’est là l’objectif de Denis Parisot : il ne s’agit pas seulement de « raconter » les péripéties d’une histoire familiale ; il s’agit avant tout d’une « réparation », c’est-à-dire d’une reconnaissance de ce qui fut le plus souvent « non-dit », et qui s’efforce de retrouver la dignité de son humanité.

C’est là, je crois, le souci premier de Denis Parisot, celui qui inspire ce livre, comme celui qui le pousse à faire depuis toujours de grands voyages vers des pays du Tiers Monde, vers l’Afrique en particulier ; où, comme dans la dernière partie du livre, ce long périple en train à travers la Roumanie et ses gares qui ont transporté autrefois tant de malheureux vers les camps de l’horreur.

 

Et c’est ici aussi que s’infléchit la pensée du livre et que se donne à aimer un autre visage de la vie, et qui n’est plus celui du malheur. Au point que « le petit garçon » – car c’est ainsi que le narrateur se désigne, comme si seule l’attention enfantine, qui est sans savoir ni jugement a priori, pouvait parler et dire le monde en vérité, alors même que la « route sans fin » semble se déployer « comme le serpent », et condamner par là même la vie comme absurde.

À plusieurs reprises, le texte se heurte à l’extrême difficulté de dire la réalité de ce qui se déroule devant les yeux du narrateur.

On est à Bucarest lors d’un voyage en train. Malgré tous les efforts des autorités pour masquer la misère, celle-ci se donne à voir.

Et cependant certains êtres continuent de parier pour la vie et de croire la joie possible. La grand-mère du narrateur, laquelle semble le tenir par la main lors de ce voyage, possède cette qualité d’âme.

« Quoi qu’il en coûte, l’indicible se murmure », dit le texte, qui fait aussi par ailleurs référence à la poésie comme moyen de résister à ce qu’il nomme « la supercherie du monde ».

Je crois bien que cette supercherie n’est pas absente de notre présent, et que le livre de Denis Parisot nous donne des armes pour nous garder d’elle.

 

Jean-Marie Barnaud

 

 

 

 

 

PréambuleHistoire d’amour et de résistance

 

 

 

Catherinette, comme le veut la tradition, Lucienne participe au bal annuel du 21 novembre 1925, à Gagny. Toutes ses danses sont réservées, comme le confirme son carnet de bal, à un certain M. Ils s’écrivent, se rencontrent à Paris et finalement le mariage est décidé pour le 12 juin 1926 à Bagnolet. Quelques années plus tard, ils ont deux enfants et sont engagés dans les luttes sociales puis la Résistance.

 

Marcel, résistant en Franche-Comté, est déporté en Pologne à la prison de Breslau-Wroclaw en Silésie et assassiné par les nazis. Voilà 80 ans, Marcel, grand-père héroïque a été guillotiné le 20 juillet 1944 à dix-huit heures et douze minutes, condamné à mort par un tribunal nazi, pour faits de résistance : « judéo communiste » ont-ils déclaré. Emporté avec sa femme Lucienne dans le programme d’extermination Nuit et Brouillard (Nacht und Nebel), après leur arrestation le 14 août 1942, par la police française et la Gestapo.

Marcel et Lucienne sont emprisonnés à Besançon (ils y sont encore le 11 septembre 1942), puis à la prison de la Santé et Fresnes, après quoi, ils sont déportés. Marcel ira au camp de concentration de Hinzert, Lucienne à Flussbach.

En raison du programme Nacht und Nebel, personne ne peut communiquer avec Marcel et Lucienne. Ils sont devenus inexistants. Malgré les sévices, ils ne donneront jamais le nom des camarades de résistance.

 

Le 8 octobre 1942, leur jeune fils, Pierre, âgé de 14 ans, est convoqué pour interrogatoire, au cabinet du juge d’instruction de Vesoul. Il sera relâché. Sa sœur Madeleine, en vacances chez une cousine dans les Vosges a échappé à la rafle. À dix ans, elle se retrouve sans savoir, durant trois ans, où sont ses parents. Elle est prise en charge par sa grand-mère avec son frère.

 

Marcel Hacquard est né le 14 décembre 1899 à Plainemont en Haute-Saône. Sa mère est institutrice. À 18 ans, il s’engage volontairement dans l’armée française. Dès la fin de la Première Guerre mondiale, sauvé par l’armistice et une maladie grave qui lui épargne le front, il travaille comme agent voyer à la SNCF, gare de l’Est, à Paris. Il loge rue d’Alsace. Avant cela, il était vendeur ambulant de chaussures, puis agent d’assurance. La mobilisation le conduit dans un régiment à Belfort le 2 avril 1940. La débâcle fait de lui un prisonnier en Suisse à Romont.

Libéré, il revient en Haute-Saône et poursuit sa vie de famille avec Lucienne et ses deux jeunes enfants. Peu après, en avril 1941, il est agent sédentaire du cadastre, à Vesoul. Il sera muté dans différentes communes de la Haute-Saône, au gré des missions. Sa dernière mission est à Noidans-lès-Vesoul.

Militant des grandes causes de son époque, il lutte contre le fascisme grandissant. Trésorier de la SFIO dans son village, il écrit et répond aux attaques et menaces des fascistes locaux. Il fait partie du réseau du Front national de l’époque (ne pas confondre !) et fera fonction d’agent de liaison. Avec Lucienne, ils hébergent des militants du réseau clandestin. Dans leur cave une ronéo, de l’encre et des réserves de papier permettent d’imprimer les tracts appelant à résister.

 

Lucienne (Avril) est née le 17 novembre 1900. Après son diplôme de couturière, à 13 ans comme les filles de son époque, elle travaille, et en pleine guerre de 1914-18, elle est recrutée pour fabriquer des obus. Elle est libérée de sa tâche à la fin de la guerre et retrouve son métier de couturière « première main, flou tailleur » chez un grand couturier parisien sur les Champs Élysées. Elle y travaille du 22 octobre 1924 au 27 juillet 1927.

Déportée à Jawor en Pologne, dans une prison pour femmes, près de Breslau, elle sera déplacée dans les Marches de la mort vers Aichach au sud de l’Allemagne en hiver 1945, près de Munich, son dernier camp de concentration. Son poème « Route sans fin » l’accompagne et la soutient dans les pires moments de terreur et de découragement. Lucienne revient vivante, in extremis, libérée le 29 avril 1945, par l’armée russe. Elle rentre dans son village, exténuée et y retrouve sa mère et ses deux enfants. Elle sait que son Marcel ne reviendra pas. Elle sera une extraordinaire grand-mère, jusqu’à sa disparition à 98 ans.

 

Le silence, discrètement, s’est employé durant deux générations à enfouir l’indicible. Comme souvent le silence a juste contribué à rendre le souvenir plus essentiel encore. Marcel et Lucienne sont pour toujours des références, des modèles. À ce jour, Marcel n’a pas de sépulture connue, mais son engagement et ses valeurs restent bien vivants dans les cœurs de ses descendants. Il continue d’inspirer. Une rue porte le nom de Marcel à Noidans-lès-Vesoul.

Leurs descendants viennent d’obtenir la pose de deux Pavés de Mémoire (association Stolpersteine-France) l’un au nom de Lucienne, l’autre au nom de Marcel, à la porte du domicile où ils ont été arrêtés à la Citadelle, rue Georges Bonvallot à Noidans-lès-Vesoul. Enfin, Lucienne et Marcel sont revenus à la maison, là où ils s’aimaient si fort.

Au silence et à la douleur, succède désormais la mémoire, la fierté de poursuivre des engagements pour la paix, la démocratie et la liberté.

 

 

 

 

 

Soudain les yeux vous brûlent

 

 

 

Enfin la peur se couche

Sur le sable des pages

Enfin dissoudre la terreur dans le sel

Des larmes muées en éclats de rire chocolat coco

Le monstre colérique fond

À grandes giclées de lumière

L’œil s’entrouvre et se fait Musique.

Finie la grisaille, asséchée la boue des charniers

Beau comme un chien, il aboie sa joie des chemins passés.

Un chien savant s’avance

Chien jappant devant la

Métamorphose du papillon écriture

Enfin la peur se couche sur le sable des pages…

L’écriture s’engrène

 

 

 

 

 

 

 

1

 

 

 

 

 

 

Prologue

 

 

 

Tenir la main de grand-mère, retrouver grand-père et écrire. Voilà donc la « mission ».

« Donnez des mots à la douleur sinon votre cœur se brisera. »2

Longtemps sans parvenir à nommer la douleur, longtemps réfugié dans le silence familial, la disparition de grand-père était connue sans donner lieu à célébration. Peu à peu, sans même y prêter attention, le besoin de réparation a fait son œuvre. L’écriture est venue comme un besoin incompressible de rendre hommage et de réintroduire grand-père dans le cercle familial. Le voilà invité à nous parler. Il est revenu à sa place. Effacé du monde, il y est revenu en exigeant la reconnaissance. Il avait chargé l’un d’entre nous de rétablir la vérité. Dans cet écrit, il vit, s’adresse à ses enfants, petits-enfants et à sa chère femme. Les écrits conservés, quelques photos, quelques articles du militant SFIO viennent étoffer la présence de cet homme. Les liens entre passé et présent se sont affirmés. Cet exercice permet de ne pas oublier. Il est un moyen d’engager la conversation intime. Parler avec son grand-père est devenu possible. Ils l’avaient volé, il est désormais retrouvé. Les lieux de souffrance de grand-père et grand-mère sont connus et visités, du village franc-comtois où le drame se constitue aux prisons polonaises où la fureur nazie se déploie. Le motif d’écriture a permis de parcourir ces lieux, d’y sentir la présence des belles âmes. Tout n’est pas apaisé, il faudra poursuivre la reconstruction. Grand-père est là. Il a rejoint sa famille, retrouvé son rôle de phare. Merci grand-père, merci, grand-mère. Merci à tous ceux qui ont permis par leurs encouragements et leur bienveillance à un petit garçon en pleurs de trouver le chemin vers ce qui lui avait été volé, la douceur d’une épaule accueillante et solide, un modèle d’humanité.

 

1Ils ont volé grand-père

Les monstres ont volé grand-père. Ils ont pris sa vie. Bien plus encore que sa vie, ils ont dévasté les âmes d’une famille. Ils ont asséché les cœurs pour les générations à venir. La force de vie fait venir les enfants au monde, mais les bras pour les accueillir sont tétanisés par les terreurs à peine dissipées.

Les jeunes enfants de Marcel et Lucienne ne savent plus rien de leurs parents, évaporés un jour d’été, pris au piège d’une rafle méthodiquement, professionnellement organisée par Meissner, chef de la Gestapo et Ménard, le commissaire français des RG. Après l’interrogatoire du jeune fils, Pierre et sa libération, plus de nouvelles, pas la moindre trace des parents. Une disparition, une parenthèse ouverte sur le grand vide. Trois ans plus tard, la guerre finie, les enfants voient arriver leur mère, épuisée, mi-heureuse, mi-mourante. Il faudra encore quelques années pour que l’exécution de Marcel à Breslau (Wroclaw) soit officiellement confirmée. Depuis ce jour, grand-mère distille la mélancolie abritée derrière un paravent de sérénité. Les barbares lui ont arraché l’amour de sa vie. Elle reste debout, s’arc-boute. En silence, elle rend hommage à celui qu’elle a accompagné jusqu’au « procès » fatal. Les barbares ont perdu la bataille. Ils n’ont pas obtenu sa haine.

Le jeune fils, Pierre, s’est reconstruit en héritant de la tradition militante et politique du disparu : il sera un fervent militant communiste. La petite fille, Madeleine, s’est recroquevillée. Elle cultive le chagrin et la discrétion. Elle s’efface. Elle pleure la nuit et va à l’école. Les disparus sans sépulture se sont installés dans les cœurs et les âmes accueillantes. Ils ont fractionné les blindages, sont entrés par les blessures béantes. Ils se rappellent aux vivants. Les bourreaux ont pourtant perdu. Ils voulaient effacer leurs ennemis et n’ont provoqué que leur dissémination dans les mémoires des vies qui suivent. Il faudra donc les entendre, les honorer de notre souvenir, les apaiser peut-être.

La petite fille déchirée grandit. Madeleine trouve sa méthode de survie. Elle deviendra coiffeuse. La vie a repris ses droits, comme on se plaît à le dire après les catastrophes. Comme les jeunes filles de son âge, elle se rend à bicyclette au bal des villages à l’entour. Chaque fin de semaine, ils partent avec leurs amis parfois à près de quatre-vingts kilomètres. Les bals musette cautérisent les blessures. Au bal de Lure, l’accordéoniste et batteur est séduisant. Dès leur quinzième année, ils vont se découvrir et s’aimer. Chacun a ses raisons. Elle se met au service de son accordéoniste qui se transforme en jeune entrepreneur, puis en tyran. Ils débutent sans rien, juste la rage de vivre. À tout juste vingt ans, la très jeune maman s’acharne pourtant à vivre. Elle soigne ses plaies à l’âme. Durant les cinq années qui suivent leur mariage, ils ont cinq garçons. Le premier, David, ne survit pas. En ces temps de mort pléthorique, un enfant mort-né n’a pas droit à une identité déclarée ni à une sépulture. Encore un être qui disparaît sans laisser de trace. Pas de lieu pour l’honorer du moindre souvenir. Arriver à la vie dans un ventre empli de chagrin ne prédispose pas les nouveaux venus à la joie. Le deuxième enfant baigne dans un océan de larmes. Quatre enfants arrivent en rafale. Ils sont bien élevés et rien d’essentiel ne leur manque. À ceci près que l’aîné des survivants sent monter en lui, lentement, comme un profond vide intérieur. Il construit peu à peu le sentiment d’un abandon. L’amour vient à manquer. Il voit comment grand-mère s’accroche à la vie. Elle offre tout ce qu’une grand-mère ébréchée peut fournir. Elle est un modèle, un roc, elle impose le respect. Elle donne de l’amour autant qu’elle le peut.

Pendant ce temps, à bas bruit, un des petits garçons découvre, intuitivement, la noirceur et les blessures. Il s’habille lui aussi de mélancolie. Son goût exacerbé pour la douceur, la tendresse le conduit à lutter avec le sentiment souterrain de l’abandon qui l’envahit dès le plus jeune âge. Il attend les bras enveloppants, les caresses porteuses d’amour au corps à corps. Il veut encore croire en un monde accueillant et bienveillant. Il va trouver la caresse minimum, la chaleur basique d’un élevage, la distance des âmes, la retenue. La tiédeur sera un maximum. L’amour à profusion, charnel, passionnel, est une impossibilité familiale. Comment papa et maman, grand-mère pourrait-elle donner cet amour inconditionnel quand ils en ont été privés dès l’enfance ? Après l’arrestation-disparition, ils sont confiés à la famille proche. Ils apprennent la survie émotionnelle. Ne compter sur personne, vivre dans la solitude du cœur, ne rien montrer. Les enfants de l’école se moquent et le village jase sur l’arrestation par la police : si on les arrête, ils ont sûrement commis quelque chose de grave… Le filon de douceur s’est interrompu, presque asséché. Il reste un mince filet. Une croûte de boue se forme et se fissure à mesure que se dissipe l’adversité d’après-guerre. La nausée post trahison rend progressivement impossible le lien positif, confiant, ouvert, aux autres. L’accordéoniste-batteur deviendra bourreau à son tour. Il a plié sous le fardeau des charges familiales et des déconvenues économiques. L’alcool-poison s’est installé discrètement dans sa trousse de survie. La haine a pris une nouvelle forme. Trop souvent, la colère gronde. Petit garçon, il entend les éclats de voix, les mots empoisonnés, les lourds silences du patriarche, de plus en plus taciturne, les pleurs de maman. Il aimerait que papa dévoile un peu son cœur, une tendresse des gestes, des embrassades, de larges sourires, des paroles enveloppantes. En ces temps de préadolescence, le petit garçon vient de contracter un vilain virus qui provoque, dit le docteur, un rhumatisme articulaire déformant. Voilà la cheville droite qui enfle, se tord, et déclenche une forte fièvre. Trois semaines au lit et de longues semaines à traîner la jambe, articulation bloquée. Dès que possible, il rêve d’aller cueillir les champignons même si le docteur dit qu’il ne faut pas en manger avec le rhumatisme. Ça pourrait réveiller la douleur. Cloué au lit, il lit un peu, pleure beaucoup de douleur ou de solitude, comment savoir ? Un bisou le matin et maman part au jardin travailler dans les serres avec papa. La survie économique l’impose. Ça passe avant les pleurnicheries d’un petit garçon qui a tout ce qu’il faut : antalgique et cortisone. Bien sûr, il risque d’enfler comme son amie du même âge qui est devenue comme un ballon. Mais non, enfin, voyons, rien n’arrivera. La douleur s’acharne durant trois semaines. Il attend les gestes tendres, ils arrivent au compte-gouttes, parfois pas du tout, jamais en quantité suffisante. Il se referme sur ses pleurs. Il finit par ne plus rien quémander.

Plus tard, il est au collège. Il aime le cours de français. La technique d’écriture le concerne, surtout la professeure. Il l’admire, amoureux de sa douceur. Un matin, elle arrive avec un sujet de rédaction sur l’actualité. « Que pensez-vous de la peine de mort ? » Il argumente en faveur de l’abolition. Il trouve les arguments dans la presse locale, dans les discours de quelques hommes politiques et au plus profond de son cœur. Badinter est son modèle. Il rédige alors pour décrire l’angoisse du condamné dans sa cellule. Il ne le sait pas encore, du moins consciemment : son grand-père lui dit à l’oreille ce qui se passe dans ce moment ultime. L’idée de tuer au nom de la loi le terrifie. Plus tard, il découvrira la condamnation à mort de son grand-père et les conditions de son exécution. La guillotine s’est abattue sur grand-père. Il construit sa rédaction à partir d’idées philosophiques humanistes, dont grand-père a peut-être donné la direction à suivre. À cet instant de la rédaction, il sent comme une déferlante d’émotions qui travaille son âme. Convaincu par l’idée humaniste certes, mais surtout troublé au plus intime. Il entend le vacarme de la lame qui tranche le cou, il sent le souffle du sang et de la mort. Grand-père est son directeur de conscience. Il rend sa copie sur quatre pages. Il recevra la meilleure note de sa classe.

Pas un matin ou presque, au réveil, sans que les larmes ne ruissellent. Le manque travaille son âme. Est-ce tout bonnement une ordinaire dépression, un malaise construit au fil du temps qui viendrait trouver là son mobile ? Comment savoir ? D’autres membres de la famille, les témoins directs, les enfants de Grand-père et Grand-mère, puis les frères du petit garçon, ses cousins et cousines, semblent épargnés par la vague de tristesse. Ils n’en sont pas pour autant indifférents.

Les larmes sont des larmes de guerre. L’intime résistance est arrimée aux émotions, venues du tréfonds des héritages. Quelques personnages des générations précédentes ont alimenté le ruisseau des larmes. Une petite dame toute fragile, chétive même, l’esprit vif, une arrière-grand-mère au nom printanier : Avril. Elle racontait au petit garçon ses souvenirs lointains de la guerre de 1870 et du siège de Paris. Sa famille avait connu la famine et la nécessité de manger des rats pour survivre. À l’hiver de sa vie, elle était joyeuse.

Au cours d’un goûter chez grand-mère, après l’école, le petit garçon questionne. « Pourquoi avez-vous été mis en prison avec grand-père, pendant la guerre ? » Une première réponse factuelle rappelle qu’ils ont tenté de cacher des gens recherchés par les nazis. Grand-père, militant et tout jeune trésorier de la cellule de la SFIO de la Haute-Saône, imprimait et distribuait des tracts appelant à la résistance contre l’occupant. Une perquisition de la Gestapo dans une autre planque donnera des informations nominales sur une partie du réseau. L’adresse de Marcel et Lucienne y figure. Un soir de 1942, la maison est encerclée. Le piège se referme. « Je trouve ça bête de risquer la prison juste pour distribuer des papiers… » Grand-mère voit rouge. Une gifle atterrit sur la joue de l’insolent qui se demande bien pourquoi tant de violence… Depuis, au fil du temps, la question a développé ses arguments. Qu’est-ce qui conduit des hommes et des femmes à résister au péril de leur vie quand l’ambiance générale et la plupart des proches et lointains tentent juste de survivre sans se faire remarquer, pour certains éventuellement en nuisant à leurs proches ?

La plupart, instinctivement ont fermé les yeux, bouché leurs oreilles, changé de trottoir autant que nécessaire, vendu leur voisin, pratiqué la délation. La plupart vont juste ne pas s’en mêler. Face aux mêmes événements, d’autres vont agir et afficher des convictions, parfois agir concrètement contre l’envahisseur.

Aujourd’hui encore, les larmes de révolte affleurent et roulent en torrent sur les joues des combattants, filmés en gros plan sous les bombes en Syrie, au Yémen ou ailleurs. Les lieux d’épouvante sont si nombreux. Ces résistants-là pleurent, terrifiés, mais ils ne lâchent pas. Ils extraient des décombres, réparent les blessés, honorent les défunts, font école, enseignent les rudiments du savoir aux enfants encore vivants, les yeux emplis d’effroi.

Comment grand-père et grand-mère ont-ils construit leur résistance à l’immonde de leur temps ? Avaient-ils un « projet politique » ? Étaient-ils tout juste dotés d’un humanisme venu de leur éducation ? Ils se sont engagés dans une bataille à mort. Quelles forces au-delà des idéologies pouvaient donc motiver de simples citoyens comme eux et tant d’autres à ne pas plier devant la force brute ?

En façade, la réponse s’énonce au moyen d’idéologies conquérantes. Le socialisme jouera ce rôle durant des décennies, habillant les soubassements émotionnels, au plus intime de chaque confrontation au pire.

Aujourd’hui, les grandes idéologies, les « grands soirs » ne mobilisent plus. Mais certains engagent des combats de même nature, consacrent leur temps, leur énergie et leur cœur à soutenir des causes minoritaires, réprouvées par les majorités silencieuses. Comme autrefois elles continuent de détourner le regard. Nombre d’entre nous regardent ailleurs lorsque des populations désespérées se noient en Méditerranée. D’autres risquent procès et incarcérations, vindicte collective, exécutions sommaires. Kurdes par-ci, Ouïghours par-là, Yémen, etc., etc., les listes s’allongent et les carnets de ventes d’armes sont fournis. En Méditerranée, au large, ils sont quelques milliers à avoir disparu dans les fosses marines.

La faille ressurgit. Elle se creuse un peu plus chaque année : l’absence de grand-père arraché à la vie du petit garçon. Le chagrin se cristallise chaque 20 juillet immanquablement. Adolescent, le petit garçon un temps porté par les certitudes des révolutions socialistes à venir et l’idéologie du progrès technologique s’émerveille dans les mouvements de masse et devant la télévision. Comme beaucoup, il est emporté par le discours des certitudes. Il pensait avoir la preuve irréfutable que l’Homme était capable de tout grâce aux grands sentiments et à une science sans limites. Peu à peu, les rêves se sont fissurés sous la poussée des boues qui infusaient.

Un 20 juillet 1944 à 18 heures 12, s’était abattue la lame d’une guillotine dans la cour de prison de Wroclaw en Pologne. Marcel Hacquard, 45 ans, y avait perdu la vie pour avoir résisté au nazisme. Ces faits sont ignorés jusqu’en 1945.

Pour le petit garçon terrifié par la brutalité du monde, les vingt juillet sont devenus lentement, au fil des ans, des célébrations intimes du souvenir des héros de l’ombre : les gens de « peu ». Aujourd’hui, il cherche toujours son grand-père, du moins un personnage de grand-père, un homme Juste qui a payé le prix fort de ses engagements. S’impose peu à peu une obligation. Reconstituer les faits, retrouver le lieu de sépulture, très improbable, de grand-père. Commence alors une bataille avec les moulins du souvenir, les traces, les institutions. S’en suivent des lettres auprès des autorités françaises et polonaises. Ils ont tous un point commun. Ils se cachent obstinément dans un silence épais, absolu. Personne ne répond de rien. Au mieux passent-ils la question à d’autres qui à leur tour font silence. Plus le silence s’est épaissi, plus la volonté de savoir s’est amplifiée.

Par cercles concentriques, il avance dans les méandres des bureaucraties, se heurte immanquablement au silence obstiné et peut-être honteux de quelques administrations officielles. Le plus difficile est dans l’absence de réponse aux questions posées. Il oscille entre enthousiasme de la recherche, découragement face à l’inertie, nausée provoquée par les évitements. Cela conduit tout droit au désespoir, mais toujours s’ensuit la rage de savoir et la poursuite du chemin vers une possible découverte. Parfois, lorsque plus rien ne semble devoir advenir, arrivent quelques informations. Elles se confortent les unes les autres, parfois se contredisent toujours accompagnées de mots bienveillants. Non l’humanité n’est pas morte. Elle couve sous la braise des atrocités commises. Au consulat de Pologne, la demande d’une signature officielle pour accéder aux archives nationales passe de la démarche bureaucratique à une rencontre majeure. La tâche administrative se mue en attention bienveillante, et le formulaire donne lieu à la délivrance de messages d’une belle humanité. Voilà la fonctionnaire en quête d’informations sur un site officiel polonais. Où est grand-père ? Compte tenu de l’expérience de la dame, il pourrait être dans une fosse commune dédiée aux prisonniers de Wroclaw dans le cimetière Osobowicki. Un indice majeur sort du lieu le plus improbable d’une administration consulaire. C’était sans compter sur l’humanité. Une profonde respiration permet de contenir les larmes d’admiration provoquées par le geste.