Le Secret de Saint-Quay - Anne-Solen Kerbrat - E-Book

Le Secret de Saint-Quay E-Book

Anne-Solen Kerbrat

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Beschreibung

Un notable de Saint-Quay-Portrieux chute dans les escaliers... Accident ?

Saint-Quay-Portrieux, ses plages, ses villas cossues, son chemin de ronde… Un cadre de vie idyllique dans lequel la famille du chirurgien plasticien de renom Norbert Duval semble vivre sous les meilleurs auspices. Mais la Fortune est parfois capricieuse… Alors que son épouse et leur fils sont en voyage pour plusieurs semaines à New York, ce notable à qui tout paraît sourire chute dans l’escalier de sa maison. Accident ? Pas si sûr… Les masques vont tomber, et certaines vérités éclater au grand jour… Inspiré d’un fait divers, cet effroyable huis clos ne vous laissera pas indifférent !

Découvrez sans plus attendre une enquête palpitante inspirée d'un fait divers dans laquelle les faux-semblants s'effacent peu à peu !

EXTRAIT

Peu à peu, l’obscurité totale s’est faite dans la maison. À travers le panneau vitré, au-dessus de la haute porte d’entrée, Norbert aperçoit uniquement le quartier de lune qui se découpe dans le ciel étoilé. Un engourdissement total de ses muscles s’est emparé de lui qui le laisse sans défense sur l’escalier glacial. Il se met alors à prier, lui qui ne l’a jamais fait ou alors peut-être durant les longues heures où les sauveteurs ont recherché la dépouille de son père. Il ne sait pas quels mots forment le sésame permettant d’accéder au Divin mais il ne s’en soucie guère. Il bafouille des paroles sans suite en une litanie désespérée. Puis l’épuisement a raison de ses dernières forces et il se laisse dériver au fil du courant tumultueux d’un mauvais sommeil. Par moments, il se réveille à moitié et essaie de trouver une position moins inconfortable. Pour finalement se résoudre à ne rien changer, tant le moindre mouvement lui est un supplice. Et il prie Dieu de lui accorder le sommeil, de hâter la marche des heures qui le mèneront au matin salvateur…

À PROPOS DE L'AUTEURE

Anne-Solen Kerbrat est née en 1970 à Brest, et a d’abord vécu entre Côtes d’Armor et Finistère sud.
Professeur d’anglais dans le secondaire puis le supérieur, elle est passée par le Val d’Oise, la Charente-Maritime et le Bordelais avant de poser ses valises à Nantes.
Elle se consacre aujourd’hui à l’éducation de ses quatre enfants, à la traduction et… à l’écriture.
Son style féminin, à la fois sensible et incisif, et la qualité de ses intrigues sont régulièrement salués par la critique. Son premier roman a été récompensé par le Prix du Goéland Masqué en 2006.

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ANNE-SOLEN KERBRAT

 

 

 

Le Secret de Saint-Quay

 

 

 

éditions du Palémon

ZA de Troyalac’h

10 rue André Michelin

29170 Saint-Évarzec

 

 

DU MÊME AUTEUR

 

n°1 - Dernier tour de manège à Cergy

n°2 - Mi amor à Rochefort

n°3 - Jour maudit à l’Île-Tudy

n°4 - Bordeaux voit rouge

n°5 - Le Secret de Saint-Quay

n°6 - Cure fatale à Nantes

n°7 - Par-delà les grilles

n°8 - Là où tout a commencé

 

 

Retrouvez ces ouvrages surwww.palemon.fr

 

 

Dépôt légal 1ertrimestre 2016

ISBN : 978-2-372601-27-6

 

 

 

CE LIVRE EST UN ROMAN.

Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres,

des lieux privés, des noms de firmes, des situations existant

ou ayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.

 

 

Aux termes du Code de la propriété intellectuelle, toute reproduction ou représentation, intégrale ou partielle de la présente publication, faite par quelque procédé que ce soit (reprographie, microfilmage, scannérisation, numérisation…) sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L 335 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. L’autorisation d’effectuer des reproductions par reprographie doit être obtenue auprès du Centre Français d’Exploitation du droit de Copie (CFC) - 20, rue des Grands Augustins - 75 006 PARIS - Tél. 01 44 07 47 70/Fax : 01 46 34 67 19 - © 2016 - Éditions du Palémon.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À ma famille de Saint-Quay-Portrieux,

avec toute mon affection.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Prologue

Elle est assise dans le box des accusés, son corps dévié n’offense pas le banc. Elle n’a pas eu un seul regard pour eux. Elle ne voit que le jeune homme au front têtu, au fond de la salle. Il ne la regarde pas mais elle lui sourit tout de même. Des murmures choqués parcourent la salle d’audience. Les journalistes présents parleront au bulletin du soir de « la criminelle souriante qui semblait prendre un plaisir pervers à être au centre de l’attention. » Au premier rang, Inès serre le bras de Norbert. Elle l’a senti se raidir à la vue de ce sourire. Martin, lui, n’a pas bronché. Il est encore sur son petit nuage : ils reviennent de New York. Tous les trois. Le voyage a été à la hauteur de ses espérances…

 

*

 

 

Un an plus tôt.

 

Elle sait que la vengeance est un plat qui se mange froid. Elle ne l’a peut-être jamais lu, mais elle le sent instinctivement, viscéralement. Elle va prendre son temps. Les choses vont se faire petit à petit, lentement, doucement, imperceptiblement. Elle n’est pas pressée. De toute façon, sa vie est fichue. Du moins, sa vie comme elle la rêvait, une vie pleine, entourée. Il n’en a jamais rien eu à faire d’elle, de ses pensées, de ses envies. Alors, à présent, elle est prête, elle prépare sa revanche. Celle des oubliés, des petits, ceux qu’on ne voit pas.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre 1

Tout est blanc, uniformément blanc. Pourtant, un œil averti peut distinguer des variantes, de subtils dégradés ivoire ou grisés dans cette perspective laiteuse. Le soleil qui entre à flots par les baies vitrées lèche ce blanc, le rend aveuglant. Les meubles contemporains, d’une blancheur égale, renvoient la lumière qui, à son tour, vient éclabousser les murs. Au loin sur la mer, un voilier glisse mollement, porté par une esquisse de brise. Sur la plage déserte, les goélands maladroits se taisent, envoûtés par cette aube calme. Une mouette est perchée sur la large rambarde qui ceint la terrasse. Elle ne crie pas, seul son léger plumage oscille dans le vent. Debout sur le belvédère qui prolonge sa chambre, Norbert Duval tend les bras au-dessus de sa tête et inspire lentement, méthodiquement. Son pantalon de pyjama gris laisse deviner un corps fin et délié. Son torse nu au V parfait est bronzé. Les muscles de ses trapèzes saillent tandis qu’il effectue ses mouvements d’assouplissement. Il laisse doucement tomber sa tête sur sa poitrine et la fait rouler à droite puis à gauche. Il enroule les épaules plusieurs fois en respirant profondément. Au loin, le voilier s’en est allé, profitant d’un souffle de vent. Norbert rentre dans sa chambre, foule l’épaisse moquette. Ses vêtements sont déjà prêts sur le valet en acajou. Norbert aime que les choses soient à leur place. Il réfute le terme de « maniaque », il est ordonné, voilà tout. Sans ça, comment aurait-il réussi ? Comment avoir une pensée structurée si on évolue dans le chaos ? Il n’a ni l’extravagance ni le goût du risque de son frère. Et cela lui a plutôt réussi.

Il se glisse dans la salle de bains aux lignes épurées. Creusée dans le sol, une large baignoire de forme ronde aux rebords de bois jouxte une vasque rectangulaire et une douche. Sur une chaise, deux épais draps de bain gris perle sont parfaitement pliés. Les deux portes-fenêtres donnent accès à la terrasse qui fait le tour complet de l’étage. En alternance, mandariniers et citronniers se partagent l’espace dans leurs opulentes potiches en terre. Norbert laisse glisser son pantalon de pyjama à terre et entre dans la douche. Le sol en est pavé de galets irréguliers qui lui massent la plante des pieds. Il se frictionne sous le jet d’eau froide. L’odeur vivifiante des agrumes achève de le réveiller. Puis il sort, s’enveloppe dans le drap de bain. Il attrape sur le bord de la vasque son antique nécessaire de rasage. Il aime ce rituel désuet qui consiste à passer le blaireau sur son visage humide, avant d’y faire glisser le rasoir en acajou. Il possède cet objet depuis plusieurs années, il se contente d’en changer la lame de temps en temps. Il se parfume – hibiscus et bergamote. Puis il enfile un pantalon et une chemise en lin blanc dont il retourne les manches. Dans le miroir, il aperçoit quelques reflets d’argent sur ses tempes, mais cela ne le dérange pas. Il craint davantage les marques du temps qui, un jour prochain, viendront strier son visage. Il ne déteste pas les rides de l’aventurier ou du baroudeur – comme celles qui sillonnent le visage de son aîné – ou celles qui racontent simplement le plein d’une vie. Non, celles qu’il appréhende, ce sont ces rides sournoises, perfides qui s’installent là où on ne les attend pas, ces rides qui attristent le visage au lieu de le patiner, ces rides qui donnent l’air vaincu, qui appellent la pitié. Lui refuse l’idée qu’un jour, un seul, une seule fois dans sa vie, il puisse susciter la compassion. C’est pourquoi il sourit tout le temps, de ce sourire avenant que lui envient les hommes et qui attire les femmes. Son succès agace certainement mais on ne peut le taxer d’arrogance ; même les plus hostiles se cassent les dents sur cette façade plaisante.

Il descend le vaste escalier de marbre blanc et gagne la cuisine. Celle-ci, entièrement vitrée, fait la part belle aux matériaux nobles – bois et pierre. Quelques touches de rouge viennent cependant en briser la monotonie chromatique. Norbert ignore l’îlot central pour aller s’installer sur la terrasse en bois que prolonge une large bande de pelouse protégée des regards par ses hauts murs de granit beige. Il prend place dans le salon de jardin cubique en teck. Le petit-déjeuner est déjà en place, préparé par Suzanne. Il avale le citron pressé chaud qu’il sait souverain pour nettoyer son système digestif fragile. Il déplie le quotidien régional et survole les gros titres en écoutant les informations que diffuse en sourdine un petit poste de radio au design rétro. Il se sert un café et nappe de miel deux tartines de pain qu’il savoure en regardant le lointain. Le pain a un goût différent, il semble fondre sur la langue. Sans doute une nouvelle recette de Suzanne… Du coup, il cède à la gourmandise et se ressert. Une brume de mer annonciatrice de chaleur s’attarde sur la ligne d’horizon. À midi, la chaleur du soleil entrant au contact de la mer déformera les contours, nimbera les choses d’une impression d’irréalité. Il aime cette heure d’été où le monde ralentit, écrasé de chaleur, paresseux et flâneur. Mais pour l’heure, le travail l’attend et il s’empresse d’avaler une deuxième tasse de café avant de monter se brosser les dents. Il ne dessert pas la table, Suzanne s’en chargera, comme elle le fait pour presque tout dans cette maison. Elle lui souhaite une bonne journée quand il passe près d’elle. Mécaniquement, il lui renvoie la politesse. Sans la voir.

Son coupé BMW file sans un bruit sur la route encombrée par les berlines des vacanciers nonchalants. Il s’impatiente, même s’il sait que personne ne lui tiendra rigueur de ces quelques minutes de retard. À un feu, son regard s’attarde sur la voiture d’à côté. La conductrice, jeune femme aux cheveux d’or, feint de ne pas s’apercevoir de l’intérêt que lui porte son voisin. Maligne, elle laisse davantage tomber ses épaules afin de dégager un peu plus son cou élancé. Elle fredonne une chanson diffusée par la radio en marquant le rythme d’un index manucuré sur le volant de sa petite Fiat 500 rouge et blanc. Puis tandis que le feu passe au vert, elle tourne brusquement la tête vers Norbert et esquisse un semblant de sourire ironique tout en accélérant. Il accélère lui aussi, en mettant un point d’honneur à ne surtout pas lui jeter un œil lorsqu’il la dépasse. Il ne lui fera pas ce plaisir. Il accélère encore et bientôt, la petite Fiat n’est plus qu’une tache rouge qui se dissout lentement dans la brume solaire. Tandis qu’il se gare, il se rend compte que le niveau de carburant de son véhicule a baissé. Il va falloir qu’il y remédie, il n’aura qu’à se servir dans sa réserve au sous-sol de la villa. Le parking visiteurs est aux trois quarts plein. Soudain, il ressent une gêne à l’estomac. Mais il n’a pas le temps d’y prêter attention.

Il entre dans le grand bâtiment de verre entouré d’un vaste jardin à la pelouse tondue de près. Des massifs de rosiers florissants de couleur rose nacré sont disposés de part et d’autre de l’entrée principale, ainsi qu’à différents endroits du jardin. Un banc de bois invite à la détente et est déjà occupé par un jeune couple. Une fontaine à eau est à la disposition des visiteurs dans le hall d’entrée. Un bureau en arc de cercle est occupé par deux standardistes équipées d’un casque téléphonique. Libérées de l’entrave que représente le combiné téléphonique, leurs mains volettent librement afin de convaincre leur interlocuteur invisible. De confortables fauteuils en plastique moulé vert anis entourent trois tables basses garnies de revues rangées par catégorie en piles symétriques – magazines de décoration, magazines féminins, revues spécialisées dans l’automobile ou hebdomadaires d’actualité. Seule une femme d’une cinquantaine d’années est assise, le portable à l’oreille, son énorme sac de luxe posé près d’elle. Norbert salue la dame, puis les standardistes qui lui rendent son bonjour d’un geste de la main. Il ignore l’ascenseur et emprunte le large escalier dont la rampe en filin rappelle les voiliers. À cause de cette lourdeur à l’estomac, il grimpe lentement. Les murs sont ornés d’immenses reproductions de mythiques courses à la voile – America’s Cup, le Vendée Globe ou la Solitaire du Figaro. Le palier lui est réservé, partagé entre son secrétariat, sa salle d’attente, sa salle d’examen et sa salle d’opération. Pour l’heure, il aperçoit son premier rendez-vous qui l’attend. Il se dirige vers la secrétaire occupée à remplir un formulaire. Âgée d’une trentaine d’années, elle travaille à la clinique depuis son ouverture. À son arrivée, elle sourit et l’informe :

— Bonjour Docteur, madame Roche vous attend, c’est pour une lipo…

— Merci Sabine, faites-la entrer d’ici dix minutes.

 

*

 

Installé dans son profond fauteuil pivotant, Norbert repose sa nuque sur l’appuie-tête. Il s’applique à prendre de profondes goulées d’air afin de juguler ce mal de ventre récalcitrant. Mais la gêne persiste, aussi ouvre-t-il le tiroir supérieur de son bureau à la recherche de sa boîte à pharmacie. Elle renferme de quoi soulager maux de tête et digestion difficile. En effet, malgré une hygiène de vie rigoureuse, Norbert est parfois sujet à de petits troubles sans gravité. Il laisse tomber un comprimé au fond d’un verre d’eau et le regarde se dissoudre en songeant à sa femme Inès et leur fils Martin qui s’envolent ce soir pour leur périple américain. Lui n’a pas pu se libérer pour un si long voyage. Doit-il le regretter ? Avec un haussement d’épaules, il élude la question et observe les derniers soubresauts du comprimé. Il avale le remède avec une grimace et ferme les yeux. Au bout de quelques minutes, il se sent d’attaque et fait appeler sa patiente. La femme qui entre a une cinquantaine d’années. Elle a une silhouette disproportionnée avec des cuisses très volumineuses. Elle est sanglée dans un tailleur crème trop ajusté. Sous son parfum capiteux, on devine l’odeur aigre de sa transpiration. Elle porte des bagues opulentes à plusieurs doigts et ses bracelets en or cliquettent à chaque mouvement des poignets.

— Asseyez-vous, je vous en prie. Je vous écoute…

— Voilà, Docteur, malgré des régimes successifs, je n’arrive pas à me débarrasser de ma culotte de cheval, fait-elle en tapotant le haut de ses cuisses.

— Bien, je constate qu’il s’agit d’un excès graisseux très localisé.

— Absolument. Même si je suis ronde de partout, avoue-t-elle en minaudant, c’est vraiment cet endroit le plus rembourré !

— La lipoaspiration donne de très bons résultats sur ce type d’engorgement…

— C’est donc vrai ? l’interrompt-elle, c’est formidable !

— Bien sûr, il faut préalablement s’assurer que vous ne présentez pas de contre-indication. Ensuite, ajoute-t-il sans se départir de son sourire rassurant, la période postopératoire peut être désagréable avec apparition d’œdèmes plus ou moins importants. Afin de minimiser ces inconvénients, le port du panty de contention est impératif dans les semaines qui suivent afin d’aider les tissus à se décongestionner. Je vais vous montrer, fait-il en ouvrant le tiroir supérieur de son bureau, des clichés avant-après de clientes ayant subi ce type d’intervention. Tenez, voyez vous-même…

Avec des « Oh ! » et des « Ah ! » ravis, la dame s’extasie.

Puis Norbert enchaîne, tout en se tournant vers son ordinateur vert translucide :

— Pas de traitement en cours ?

— Non, murmure la femme, totalement absorbée par les photographies qu’elle examine.

— Pas d’allergie connue ?

— Non.

— Des antécédents cardio-vasculaires ? Pas de traitement anticoagulant ?

— Non, rien de tout ça…

— Vous fumez ?

— Non, rarement…

— C’est-à-dire ?

— Une ou deux en soirée, c’est tout.

— Vous cicatrisez bien ?

— Oui, sans problème.

— Avez-vous la peau qui marque après un choc ?

— Non, pas particulièrement.

— Vous avez déjà subi des anesthésies ?

— Oui, deux anesthésies générales.

— Il n’y a pas eu de problème ?

— Non, aucun.

— Vous savez que vous serez sous péridurale, ce qui signifie que seule la partie inférieure de votre corps sera endormie. Ce type d’anesthésie locale est nettement plus confortable pour le patient, qui ne subit pas les nausées et maux de tête fréquents au réveil d’une anesthésie générale. Concrètement, après l’intervention, nous vous laisserons en salle de repos quelques heures, puis vous serez autorisée à rentrer chez vous.

— La zone traitée est douloureuse ensuite ? s’enquiert madame Roche en agitant les bracelets à son poignet.

— Oui, même si le seuil de tolérance à la douleur est différent d’un patient à l’autre. Cependant, nous vous prescrirons des antalgiques parfaitement efficaces pour les jours suivants.

— Et au bout de combien de temps je verrai le résultat ?

— Généralement, la peau est parfaitement cicatrisée au bout de trois mois. Mais sans attendre jusque-là, vous vous apercevrez dès que vous essaierez votre jeans témoin – vous savez, ajoute-t-il avec un clin d’œil complice, celui que vous désespériez de ne jamais remettre un jour – que vous avez perdu au moins deux tailles de pantalon…

— J’ai hâte d’y être, se réjouit la patiente, surtout, ajoute-t-elle en confidence, que l’hiver prochain, nous fêterons nos trente ans de mariage !

— Évidemment, c’est une motivation de choix ! Bien, sans plus tarder, Madame Roche, nous allons passer dans la pièce d’à côté afin que je vous examine.

D’un geste du bras, il lui indique la pièce voisine où s’affaire Chloé, son assistante. La jeune femme en blouse rose a les cheveux noirs retenus en queue-de-cheval. Elle accompagne la femme derrière le paravent situé au fond de la pièce et la laisse avec ces mots :

— Mettez-vous en culotte et soutien-gorge, s’il vous plaît, le docteur va vous examiner.

Peu après, la femme avance vers le docteur, pudiquement drapée dans le paréo laissé à sa disposition. Avec un « Vous permettez ? » prononcé en souriant, Norbert la défait de son camouflage. Elle apparaît alors, dépourvue de ses artifices. Sa jolie lingerie de dentelle ne peut dissimuler les imperfections de sa silhouette. Elle a le corps lourd, avec des attaches épaisses contre lesquelles le bistouri ne pourra rien. En revanche, la chirurgie pourra sans conteste la débarrasser des amas graisseux qui lui gâchent la vie. Mal à l’aise, la femme se tortille tandis que Norbert tourne doucement autour d’elle. Puis après un temps qui paraît une éternité à sa patiente, il l’invite à s’allonger. Chloé efface les plis de l’alèse en coton épais dont elle vient de recouvrir la table d’examen et aide la femme à s’allonger. Visiblement plus à l’aise en position horizontale, la femme se détend. Elle a le corps très bronzé, l’abus du soleil lui fait une peau craquelée de lézard. Cependant, pour rien au monde, elle ne renoncerait à ce hâle qui reste dans son esprit associé à une certaine réussite sociale. Penché au-dessus de sa cliente, Norbert palpe la peau des cuisses afin d’en évaluer l’élasticité. Puis à l’aide d’un feutre lavable, il délimite la surface sur laquelle il interviendra, le moment venu. Il se redresse et indique à madame Roche, toujours allongée :

— Je vais prendre votre tension, tendez le bras, voilà, parfait. Tension normale. Je vais également écouter votre cœur. Respirez calmement, c’est bien. Bon ! fait-il en reposant son matériel sur le chariot placé près du lit, tout cela me semble parfait. À présent, mon assistante va vous faire une prise de sang. Vous êtes bien à jeun ?

— Oui.

— Alors Chloé va s’occuper de vous. Chloé !

— Oui, Docteur.

— Vous pouvez faire le prélèvement sanguin.

— Bien, Docteur.

— Bien, Madame Roche, si vous n’avez pas d’autres questions…

— Tout m’a l’air clair, merci. En revanche, je m’étonne de toutes ces précautions que vous prenez…

— On n’est jamais trop prudent, explique le médecin en secouant la tête. Vous savez, même si je n’interviens pas sur des fonctions vitales, le risque zéro n’existe pas. Imaginez que vous ayez une défaillance cardiaque pendant l’opération, je serais poursuivi pour ne pas avoir vérifié l’état de votre cœur !

— Vous avez mille fois raison, acquiesce la femme en détournant les yeux à la vue de la seringue que brandit l’assistante.

Une fois le prélèvement effectué, Norbert tend un bras secourable à sa cliente.

— Vous pouvez vous relever et aller vous rhabiller.

— Merci Docteur, et…

— Ma secrétaire s’occupera de toutes les formalités. Vous pourrez la rejoindre dès que vous serez prête.

Norbert a regagné son bureau afin d’échapper aux questions d’ordre financier. Sa secrétaire, rodée à l’exercice, s’en chargera bien mieux que lui.

Assis dans son fauteuil, il se passe la main sur l’abdomen, à nouveau dérangé par une légère gêne. Puis il se saisit de son dictaphone et ânonne à l’intention de sa secrétaire :

Madame Roche présente un excès de capitons au niveau de la culotte de cheval. Point. L’examen clinique révèle une bonne qualité de l’épiderme. Point. Madame Roche a une tension et un rythme cardiaque normaux. Point. Elle n’a pas d’allergie connue et ne fume pas. Point. Si le prélèvement sanguin confirme ce bon état général, madame Roche pourra subir une lipoaspiration visant à réduire l’amas graisseux en haut des cuisses. Le reste de la matinée voit défiler six autres patients.

Norbert Duval s’est spécialisé dans la chirurgie réparatrice. Il reconstruit la poitrine de celles qui ont subi un cancer du sein ou redresse un nez tordu. Il retend la peau malmenée après une opération ou un accouchement. Il remonte la paupière tombante qui donne un air épuisé dès le réveil. Il comprend que l’on puisse être complexé par un important embonpoint localisé, rebelle aux régimes. En revanche, il refuse catégoriquement de sombrer dans l’excès : il ne fera jamais un 100 D de tour de poitrine à celles qui ne savent plus que faire pour retenir les hommes. Pas plus qu’il ne posera d’implant dans le postérieur de ces dames désireuses de regalber leur triste fessier… Ses confrères s’étonnent de cette restriction, mais il élude leurs questions d’un geste de la main.

 

*

 

— Ouah ! Bien joué, Norbert, je ne l’avais pas vue arriver, celle-là ! lance Étienne en regagnant sa place d’une foulée légère.

— Allez, ressaisis-toi, on en est à 15 A !

Étienne se bat comme un beau diable mais il doit bientôt reconnaître sa défaite. Tandis que Norbert avale le reste de sa petite bouteille d’eau, il commente :

— Bon, on se fait la revanche mardi ?

— Compte sur moi !

Aujourd’hui, comme tous les mardis et vendredis midi, les deux hommes échangent quelques balles. Ils sont amis depuis l’université et associés depuis cinq ans. Ils ont pris l’habitude de s’attendre après leurs consultations et de faire la route ensemble jusqu’au club. De taille moyenne, Étienne a un corps râblé qui ne demande qu’à s’empâter. C’est pourquoi il s’impose un exercice physique régulier. Il est brun avec des cheveux fournis qu’il porte rejetés en arrière. Il a le visage avenant avec ses yeux bleu clair et sa large mâchoire qui se fend volontiers d’un sourire. Dès les premiers cours à la faculté de médecine, les deux étudiants sont devenus amis. C’est Étienne qui avait fait le premier pas en prenant place dans l’amphithéâtre rennais, près de ce garçon à l’air studieux. De son côté, Norbert avait été immédiatement conquis par cet étudiant qui, dans l’amphi bondé, osait demander des éclaircissements aux professeurs. Lorsqu’Étienne interpellait un professeur, les têtes se tournaient vers le petit brun trapu qui se permettait d’interrompre le cours magistral. Et les visages souriaient. Norbert s’était vite rendu compte que son nouvel ami attirait invariablement la sympathie. S’il n’était pas le beau jeune homme qui faisait se retourner les jeunes filles sur son passage, il était, en tout cas, celui qui savait à coup sûr les faire rire. Pour sa part, Norbert évitait de se faire remarquer dans la masse anonyme des prétendants au titre de médecin. Jamais il n’aurait osé prendre la parole devant les trois cents étudiants de première année entassés dans l’hémicycle trop petit. Il se fondait facilement dans les groupes mais n’était jamais à l’initiative des fêtes ou des bals de la promo. Étienne, en revanche, était celui qui établissait des liens entre les gens. S’il désirait faire la connaissance de quelque étudiant ou étudiante, il n’attendait pas qu’une quelconque relation commune fasse l’entremetteuse. Souriant, il s’approchait de la personne convoitée et se présentait. Son naturel s’en trouvait généralement récompensé. Norbert se souvenait des heures passées l’un près de l’autre, la tête penchée sur leur manuel d’anatomie, dans la chambre de cité U. Les deux amis avaient des facilités, mais Norbert avait une capacité de travail supérieure. C’était donc entraîné par son ami studieux qu’Étienne avait su concentrer ses efforts et ne pas se disperser. Aujourd’hui encore, vingt ans plus tard, Étienne avouait volontiers que sans son ami qui avait su le cadrer, il n’aurait sans doute jamais décroché le concours d’entrée en médecine.

Norbert et lui se remémoraient aussi avec plaisir les soirées étudiantes. Celles-ci se déroulaient en général dans la chambre d’un copain où se réunissaient une dizaine de jeunes assis à même le sol, avant de se prolonger dans la « rue de la Soif ». Les soirées se poursuivaient alors à la prison Saint-Michel – sympathique bar de nuit installé dans les anciens locaux des geôles rennaises – pour s’achever au petit matin. Les bals de médecine – lieu de tous les excès et toutes les débauches – avaient également marqué leur esprit. Confrontés quotidiennement au spectacle injuste de la souffrance humaine, les futurs médecins trouvaient dans ces fêtes orgiaques un exutoire à leurs angoisses.

Norbert avait rencontré Inès en troisième année. Elle était en deuxième année aux Beaux-Arts et promenait une sorte de désinvolture blasée qui avait tout de suite séduit le jeune homme. De taille moyenne, très menue, elle s’habillait de jeans et d’une veste de daim un peu étriquée. À son épaule se balançait un sac de cuir souple et vieilli tandis que sur sa poitrine, elle serrait son carton à dessin. Elle avait l’air un peu hautain de l’artiste qui se croit au-dessus de la masse. En réalité, Norbert s’était vite aperçu que cette arrogance n’était qu’une timidité mal assumée. Ils s’étaient maintes fois séparés puis retrouvés, convaincus à chaque rupture qu’ils ne pourraient trouver un ou une autre qui leur ressemble autant. Puis ils s’étaient mariés. Il s’était installé comme spécialiste en chirurgie réparatrice dans sa ville natale, elle avait ouvert une galerie d’art, également à Saint-Quay. Et Martin était né. Fils resté unique par la faute du destin.

De son côté, Étienne avait beaucoup papillonné, incapable de choisir celle avec laquelle il avait envie de finir ses jours. L’expression même le faisait frémir : qui pouvait en toute sincérité imaginer que l’autre était la personne qu’il aurait près de lui jusqu’au bout ? Allons donc ! Foutaises que tous ces vœux pieux ! Pourtant, malgré cette frilosité – que d’aucuns appelleraient simple bon sens – Étienne était tout sauf un cynique briseur de cœurs. Bien au contraire. Les femmes qui avaient traversé sa vie s’en étaient toutes félicitées. Même Dorothée, la seule qu’il eût épousée. Ils étaient restés mariés dix ans et s’étaient séparés bons amis. Dorothée, prothésiste dentaire, ne lui en avait pas voulu d’avoir demandé le divorce. Elle l’avait senti s’éloigner au fil des mois et avait préféré qu’ils se séparent avant de se détester. Sans doute était-il davantage l’homme d’une rencontre que celui de toute une vie… En amitié, il est d’une fidélité sans faille et, vingt ans après, les deux hommes sont toujours aussi liés. Le match qu’ils viennent de disputer était serré et c’est hors d’haleine que les deux hommes atteignent le club-house. « Bonjour ! », lancent-ils à la cantonade. Des saluts aimables leur répondent, émanant d’hommes d’affaires venus se dépenser entre deux rendez-vous. Trois femmes sont perchées sur les tabourets de bar et sirotent un jus de tomate. Leur jupette courte ne laisse aucune place à l’imagination et Étienne, en connaisseur, ne manque pas de donner un coup de coude à son voisin en lui susurrant : « Celles-là, on ne risque pas de les voir au cabinet ! ». Amusé, Norbert lui rend son coup de coude et va s’installer dans un fauteuil en rotin face à une table coordonnée. Avec un soupir de satisfaction, il s’enfonce dedans et ferme les yeux. La nourriture est outrageusement chère au tennis club mais elle a le mérite d’être saine et goûteuse. En outre, l’atmosphère du club-house est reposante avec ses murs lambrissés et ses lumières tamisées. De grandes fenêtres ouvrent sur les courts de tennis installés dans un parc arboré. L’hiver, une cheminée réchauffe la pièce conviviale. Étienne, les bras chargés du plateau de leur déjeuner, interrompt sa rêverie avec un « Monsieur est servi ! » tonitruant. Ils s’attaquent à leur assiette composée en se partageant une bouteille de Perrier.

— Tu as un après-midi chargé ? s’enquiert Norbert.

— Mmm, marmonne Étienne, occupé à déglutir, normal, trois réductions mammaires plus les suivis post-op’. Et toi ?

— Plutôt chargé, moi aussi.

— Et Inès et Martin, ça va ?

— Très bien, oui, opine Norbert, ils partent ce soir, ils sont en pleins préparatifs.

— Ils commencent par quoi ?

— Par New York, Washington puis Boston. Ensuite, direction le sud avec la Floride, puis la Louisiane. Et après, ils reprennent un vol intérieur pour la côte ouest.

— Quel programme ! Tu ne regrettes vraiment pas de ne pas les accompagner ?

L’espace d’un instant, Norbert paraît troublé, mais c’est d’une voix unie qu’il réplique :

— Ils partent dix semaines, tu sais bien que je ne peux pas m’absenter si longtemps. Et puis, c’est pour son bac que nous lui offrons ce voyage, il lui tardait vraiment d’y aller.

— Bien sûr. De toute façon, vous aurez l’occasion de refaire le voyage une autre fois…

— C’est ça, une autre fois… répond mécaniquement Norbert.

Sans remarquer le manque d’entrain de son associé, Étienne lance sur le mode de la confidence :

— Tu te rappelles la blonde à qui j’ai fait un 95 C ?

— Mouais, vaguement.

— Eh bien, ça y est !

— Ça y est quoi ?

— Je me la suis faite !

— Quoi, tu veux parler de la planche à pain au nez crochu ?

— L’ex-planche à pain ! Et je peux te garantir que j’ai fait du bon boulot ! On dirait des vrais ! Un bonheur ! conclut-il en pétrissant avec gourmandise une paire de seins imaginaires.

Avec un air faussement résigné, Norbert pousse un soupir, mais le sourire qui étire ses lèvres vient aussitôt démentir sa sévérité. Il est habitué aux frasques de son associé et s’en amuse.

Après tout, Étienne est divorcé, il n’a plus de compte à rendre à personne. D’ailleurs, son ex-femme Dorothée et lui sont restés en bons termes. Ils ont, comme dit Étienne « bien mieux réussi leur divorce que leur mariage ». Ils ont des jumeaux – Paul et Antoine – deux sympathiques gamins âgés de six ans, qui ne semblent pas souffrir de la séparation. En effet, leurs parents mettent un point d’honneur à célébrer toutes les fêtes de famille ensemble, comme par le passé. En outre, afin que le lien reste serré entre le père et les fils, le couple occupe deux maisons distantes d’une poignée de kilomètres. Étienne profite donc avec un bonheur décomplexé de sa liberté retrouvée.

— Au fait, puisque tu es célibataire ce week-end, tu veux venir dîner demain soir ? Je n’ai pas les petits et mon 95 C sort avec son mari !

— Heureux homme ! ironise son ami. S’il pouvait imaginer, le pauvre époux, que quelqu’un d’autre a déjà testé la marchandise !

— Oui mais pas n’importe qui, tout de même ! rétorque Étienne, c’est un orfèvre qui s’est occupé de sa moitié !

— Vu comme ça, évidemment, il devrait presque te remercier !

— Pourquoi « presque » ? Il devrait m’exprimer sa gratitude, genoux à terre ! Après tout, grâce à moi, sa libido est reboostée à mort ! Bon, trêve de plaisanterie, pour demain soir, c’est d’accord ?

— C’est sympa mais je ne suis pas sûr de pouvoir…

Étienne lui jette un air interrogateur.

— …Je te rappelle demain matin pour te dire si c’est bon ?

— Demain, entendu. Bon, on y retourne ?

— Allons-y !

Les deux hommes font signe au garçon de porter l’addition sur leur compte et rejoignent le vestiaire où ils prennent une douche rapide. Dix minutes plus tard, changés et les cheveux encore humides, ils regagnent le véhicule de Norbert et retournent à la clinique.

Aidée de Suzanne, Inès termine ses bagages dans sa chambre avant le retour de Norbert. Elle est vêtue d’un jean blanc et d’un débardeur noir en coton. Ses pieds sont nus. Elle a ramassé ses cheveux châtains en queue-de-cheval. Ses yeux sont d’un bleu ardoise et en ce début d’été, son teint naturellement clair est légèrement hâlé. Elle a des traits fins, réguliers. C’est avec l’excitation d’une enfant qu’elle prépare son voyage, ravie de s’envoler dans quelques heures. Et puis c’était le rêve de Martin d’y aller.

— Suzanne, vous avez repassé mes robes en coton ?

— Oui, Madame, les voici, fait l’employée en déposant les vêtements sur le lit.

— Merci, vous pouvez aller voir où en est Martin de ses préparatifs ?

— Bien, Madame.

Suzanne s’éloigne de sa démarche légèrement empruntée. Elle donne l’impression d’être un peu bancale, comme sortie de son axe. Mais ça ne l’empêche aucunement de bien faire son travail. Elle est au service des Duval depuis cinq ans et donne entière satisfaction. Ils l’ont embauchée au moment où ils se sont installés dans cette villa appartenant au collègue chirurgien plasticien à qui Norbert et Étienne ont également racheté la clinique. Elle est discrète et redoutablement efficace. Une perle, en somme. Dans sa grosse valise, Inès range débardeurs de coton, ensembles en lin, sandales et chaussures confortables. Elle a acheté un appareil photo numérique mais avec la qualité argentique. Elle compte bien ramener de beaux clichés de son voyage. Elle vérifie le contenu de son nécessaire de toilette puis boucle ses derniers sacs. Ensuite, elle rejoint Martin à l’autre bout de l’étage.

Allongé sur son lit, son iPod sur les oreilles et les yeux fermés, il ne semble même pas s’apercevoir de la présence de Suzanne qui va et vient autour de lui. Attendrie, Inès regarde son fils et se réjouit de ces semaines à venir en tête-à-tête. Martin est de taille moyenne, trapu. Simplement vêtu d’un caleçon rayé vert et orange, il montre un torse encore glabre. Comme les jeunes de sa génération, il porte les cheveux un peu longs avec une mèche retombant sur l’œil. Il est brun et ses yeux noirs ressortent dans son visage pâle. Il a le nez fort et son front un peu bas renforce son air buté. Il ne ressemble pas à son père. Inès s’approche et s’assoit près de lui sur le lit. Le matelas, en bougeant, l’arrache à sa torpeur. Avec un sourire, il ôte son casque et demande :

— Tu voulais quelque chose, m’man ?

— Rien de particulier, chéri, seulement voir si tu avais fini tes bagages.

— Euh, ben, comme tu vois, répond le jeune homme en jetant un regard désolé sur l’employée occupée à ramasser pulls et pantalons abandonnés sur le sol.

— Je vois, oui, fait-elle faussement sévère.

Sans doute parce que Martin est leur fils unique, elle a toujours eu du mal à le bousculer. Elle aurait tellement aimé avoir un autre enfant ! Mais le couple avait essayé en vain. Inès avait consulté des spécialistes et encouragé son mari à en faire de même. Mais Norbert était resté inflexible. Il avait toujours pensé qu’il en allait des humains comme des animaux ou des végétaux : certains ne pouvaient se reproduire, ou ne se reproduisaient qu’une fois, c’était dans l’ordre des choses. S’acharner ne servait à rien. La terre avait toujours tourné ainsi. Et puis, ne devaient-ils pas se réjouir d’avoir déjà un bel enfant en bonne santé ? À quoi bon tenter le diable ? Alors Inès avait évoqué l’adoption. Cette fois encore, il avait dit non. Les réticences de Norbert avaient bien failli leur coûter leur mariage, mais il était resté campé sur ses positions. Pourquoi ? Il n’était pas sûr lui-même d’en connaître les raisons. Peut-être parce qu’il craignait de ne pas être à la hauteur de l’engagement. Aurait-il su aimer autant un enfant qui ne serait pas de son sang ? N’aurait-il pas fait de différence avec son fils biologique ? N’aurait-il pas refusé d’assumer la responsabilité des éventuelles dérives d’un enfant dont l’histoire lui était inconnue ? Pour sa part, Inès était convaincue qu’un enfant adopté s’épanouissait aussi bien qu’un enfant biologique si la famille qui l’accueillait était aimante et solide. La biologie n’avait rien à faire là-dedans. Et puis, arguait-elle, il était scientifiquement prouvé que la culture l’emportait sur la nature ! Mais Norbert n’avait pas cédé et Inès avait capitulé. Par amour ou par lassitude, elle s’était plus ou moins rendue à ses arguments. Norbert avait peut-être raison, au fond : qui sait ce que les enfants deviennent ? Par exemple, qu’y avait-il de commun entre Inès et sa sœur Clara ou entre Norbert et son frère Rémi ? Nées de mêmes parents, élevées dans la même famille, ces fratries étaient on ne peut plus dissemblables. Et Inès de se dire que Martin était un enfant sans problème alors qu’un cadet ou une cadette aurait peut-être été à l’image de Clara, amère et jalouse, ou de Rémi, imprévisible et tête brûlée. Alors, peut-être valait-il mieux se contenter de ce que la nature leur avait octroyé… Elle regarde Martin qui ne fait même pas mine de se lever pour rassembler ses affaires pour le voyage. Il est un peu indolent comme le sont souvent les adolescents, mais cette nonchalance a le don d’irriter son père. Inès repense aux énièmes discussions sur le sujet :

— Mais regarde-le, il n’est même pas fichu de descendre son linge sale ! Tu fais tout pour lui ! Ce n’est plus un bébé, tout de même ! s’emporte Norbert.

— Je n’en ai qu’un, c’est normal…

Elle dit cela sans acrimonie. Elle énonce un fait, c’est tout. Elle n’a plus d’amertume, elle a fait le deuil d’un autre enfant. Elle ne se rend pas compte que, chaque fois qu’elle prononce cette phrase toute bête, Norbert a l’impression qu’un coup de poignard lui lacère le ventre, et que chaque fois, il se demande s’il n’aurait pas dû revenir sur sa décision. Mais il n’en laisse jamais rien paraître et répond invariablement :

— Ce n’est pas une raison, Inès, tu ne lui rends pas service en l’assistant comme ça !

— Oh, arrête, Norbert ! Toi aussi, tu as eu une jeunesse dorée, pourquoi ton fils unique n’y aurait pas droit ?

L’adjectif « unique » résonne douloureusement, alors c’est avec un peu trop de véhémence qu’il se défend :

— C’est vrai que j’ai été gâté par mes parents, mais je n’étais pas le pacha à la maison ! Et je te rappelle qu’à la mort de papa, j’ai dû plus ou moins le remplacer auprès de Rémi, et ça, crois-moi, ça m’a fait grandir !

— Eh bien, réjouissons-nous que notre fils n’ait pas eu à subir un tel drame !

Elle prononce cette évidence d’une voix unie, puis tourne les talons.

Elle se dit que Norbert ne mesure pas la chance qu’ils ont : Martin est un enfant qui ne leur a jamais causé de souci. Calme, il a toujours été d’un naturel doux. Sans être un grand travailleur, il a réussi honorablement à l’école et n’a jamais posé de problème de comportement, même au moment de l’adolescence. Un peu mélancolique, peut-être… et un peu distant vis-à-vis de son père, mais rien que de très normal…

C’est bientôt l’heure du dîner, alors après une caresse distraite sur la joue de l’adolescent, Inès gagne son bureau pour envoyer ses derniers mails aux participants de l’exposition qu’elle prépare pour octobre.

Les Duval sont attablés sur la terrasse surplombant la mer. En contrebas, quelques personnes s’attardent sur la plage rendue aux goélands. La basse mer a découvert la piscine creusée dans le rocher. L’air est doux, rafraîchi par une légère brise qui fait tourner l’ample parasol écru au-dessus de la table. Le parfum vanillé des magnolias s’élève jusqu’à eux. Pour leur dernier repas, Inès a commandé à Suzanne un plateau de fruits de mer. Celle-ci a préparé une mayonnaise et disposé sur la table pain et beurre salé. Norbert a débouché une bouteille de vin blanc sec dont il sert un verre à sa femme. Les voix qui montent de la plage s’apparentent à une berceuse à laquelle on voudrait s’abandonner.

Occupé à décortiquer une langoustine, Norbert s’enquiert :

— Alors, ça y est, tout est bouclé ?

— Ça y est, confirme Inès, en reposant la tête du crustacé qu’elle vient de sucer, je crois qu’on a pensé à tout. Et heureusement que tu m’as prescrit des anxiolytiques, sans ça, je n’aurais pas pu me résoudre à prendre l’avion.

— Ça aurait été dommage, approuve-t-il en se remémorant leur voyage de noces aux Seychelles, gâché par la peur panique que sa femme avait manifestée dès les premières minutes d’embarquement. Heureusement, pour le retour, le médecin avait pu se procurer un médicament adéquat. Et toi, Martin, paré pour le départ ? lance-t-il à son fils avec un sourire engageant.

— Ouais, je suis prêt, répond Martin sans prendre la peine de lever les yeux de son assiette.

Avec un soupir, Norbert se détourne et laisse glisser ses yeux sur l’horizon. Malgré lui, il ne peut s’empêcher de murmurer :

— Quel enthousiasme !

En face, son fils feint de n’avoir rien entendu et mord dans une tranche de pain qu’il a généreusement tartinée de beurre au sel de Guérande. Norbert repose son coquillage dans son assiette et se sert un verre d’eau pétillante.

— Tu n’as pas faim ? s’inquiète Inès.

— Mmm, pas vraiment, non, je me suis senti plusieurs fois barbouillé aujourd’hui. Je crois que je vais m’arrêter là et prendre un médicament. Suzanne ! Pourriez-vous me rapporter un citrate de bétaïne de la boîte à pharmacie ?