Salade de mouches - Lou Florian - E-Book

Salade de mouches E-Book

Lou Florian

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Beschreibung

Tata Bougnette et Marcelin ne sont pas au bout de leurs surprises. Un héritage plus qu’étrange, pour ne pas dire inattendu, leur échoit, à la suite du décès de Mathilde de Laragnote. Entre Collioure et Sorède, le mystère s’épaissit.

 À PROPOS DE L'AUTEUR

Lou Florian est sensible à l’art sur toutes ses formes. D’un naturel ouvert, de Paul Eluard à André Breton en passant par San Antonio, dont il apprécie fortement l’écriture, son style laisse entrevoir l’influence d’un panel éclectique d’auteurs.

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Seitenzahl: 288

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Couverture

Titre

Lou Florian

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Salade de mouches

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Copyright

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Lou Florian

ISBN : 979-10-422-3762-2

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

 

1

 

 

 

Mathilde de Laragnote a cassé sa pipe un soir de mai, dans le joli manoir des Hauts de Sorède, dans les Albères. Ah, sacrée Duchesse, auréolée de gentillesse et de bonnes œuvres ! Un poil frivole, faussement sérieuse et goguenarde à souhait. Surtout lorsque le petit rosé bien frais des soirs d’été la tenait bien éveillée. Au grand désarroi de son mari légitime, Elmer de Laragnote, qui la surveillait de près lorsqu’elle venait à s’enivrer. Car sa chère épouse finissait souvent en petite tenue, dansant sous les yeux médusés des convives.

Seulement voilà, aujourd’hui, c’est son corbillard qui passe, à la Duchesse. Elle est allongée, élégante mais toute raide, dans son cercueil de bois serti. Les asticots n’ont pas encore été invités au banquet des peaux mortes. C’est tout de même un peu trop tôt pour grignoter la bourgeoise avec délectation. D’autant qu’elle emporte avec elle, jusque dans sa tombe, un fieffé secret. À l’arrière du corbillard tiré par deux superbes canassons, Gertrude de la Bronchiole est en pleurs, Laurianne Labiche renifle dans son petit mouchoir blanc, et le curé un peu fatigué se prend les pieds dans sa soutane, suivi de près par deux enfants de chœur rigolards, qui pouffent et qui pouffent, ce qui n’est pas de mise en pareille occasion. Mais bon, il faut bien que jeunesse se passe ! On aperçoit aussi, dans le cortège, Bérénice de la Birounette qui chante à tue-tête, le Baron Charles de Ragondin qui joue du mirliton, Valentine de Lanazouille qui pleure sous son ombrelle, et une trentaine d’autres personnes venues pour l’enterrement.

Tata Bougnette, invitée de dernière minute, s’est jointe au cortège. De même Marcelin, visiblement endeuillé, quoique n’ayant pas revu Mathilde de Laragnote depuis belle lurette. Gontran aussi est dans la file. Il zieute plus avant une jolie dame qui dandine des fesses. Papy Oscar, quant à lui, heureux de faire une sortie, respire le grand air, tout en tirant sur sa pipe. Et la fanfare du village ferme la marche, avec des grands zing boum zing boum, et des pouet pouet tralala, tout ce beau monde allant bon train en direction du cimetière.

On a eu du mal à la mettre en bière, la Duchesse, à cause de son gros popotin joufflu qui n’avait pas vu le soleil depuis perpète, entretenu comme il se doit par des excès de charcuteries odorantes, des faisans grillés délicieux, des pintades, des poulardes, et des sauces élaborées. On la savait de nature joviale, portée sur la bonne chère, franchement rigolarde avec ses amis, mais aussi très réservée en public pour faire bonne figure quant à son rang privilégié. Le corbillard en calèche, tiré par deux canassons, c’était son idée inscrite noir sur blanc dans ses dernières recommandations. La fanfare aussi, et la messe avec, histoire de serrer la main du Bon Dieu en arrivant aux cieux.

La cérémonie s’est déroulée au mieux dans l’église jouxtant la place du village. Madame Albertine, toute de bleu vêtue, a chanté des cantiques avec sa voix gouailleuse, tandis que sa voisine, Madame Suzette, l’accompagnait tant bien que mal sur le vieil harmonium désaccordé. Il y a bien eu un sermon, mais fort décousu. Le curé très en verve, quelque peu éméché, n’a pas tari d’éloges, bien au contraire. C’est qu’il fallait rendre un bel hommage à la défunte. Ah, sacrée Duchesse ! Marcelin quant à lui, présent à la cérémonie, a même été invité à réciter l’un de ses poèmes. Ça donnait à peu près ceci :

— Toi qui planquais la boutifare dans tes dentelles, parbleu que tu étais belle ! Et ces miches de pain sous tes froufrous, et ce jambon dans tes jupons, oh que ça sentait bon ! Il y avait même de l’aïoli parfois, et des anchois. Des boles de picoulat aussi, mais si, mais si ! Ce n’était que du bonheur pour le pique-nique. Et là, va-t-en faire rimer, enfoirée ! Je n’ai pas trouvé. Il y avait bien panique, cynique et arsenic. Mais rien qui aille en élégance avec le mot pique-nique. De ton cabas dépassait toujours un litron de vin très bon, lorsqu’on faisait mine de cueillir des champignons, à califourchon. Tu étais pour Elmer une bonne épouse, quoiqu’un peu jalouse. Tu nous lâchais de ces perlouses, en tondant la pelouse !

Elmer de Laragnote, enthousiasmé et reconnaissant, a acquiescé de la tête. Ah, quel bel hommage ! Alors il s’est levé, visiblement ému, veuf éploré, et a rejoint le pupitre :

— Je veux bien déclamer, moi aussi, un poème en la circonstance, comme l’a fait si bien, et avec tant de verve et de talent, notre ami et poète Marcelin.

Il s’est raclé la gorge, a jeté un œil sur l’assemblée tout ouïe, et au comble de l’émotion, s’est exclamé :

— Ah, chère douceur de ma vie qui a rétréci ! Pas toi, mais ma vie ! Ça va aller en dents de scie, ma chérie, maintenant que tu es partie, sapristi ! Ah, Mathilde ! Mathilde de Laragnote ! Tu aimais tant la grignote. Ma vie, désormais, ce n’est plus que de la gnognote. J’irai ronfler sous la paillote.

On a vu l’assistance applaudir à tout rompre. Elmer, fier de lui, s’est rassis sans bruit. Marcelin l’a complimenté sur les rimes. Et le curé a clos la cérémonie par une oraison spéciale, en invitant les gens à danser le cha-cha-cha.

Le corbillard, maintenant, n’est plus très loin du cimetière, et les canassons exténués ont la langue qui pendouille en tirant la calèche.

— C’est qu’il fait chaud, nom d’un doryphore qui rit fort ! maugrée Tata Bougnette. On n’a pas idée de tirer sa révérence avec un temps pareil !

— Ah ça, comme je vous comprends, Madame ! s’exclame Charles de Ragondin qui vient de se retourner. Tata Pougnette, je suppose ?

— Bougnette ! Bougnette, mon brave monsieur ! Pas Pougnette, non ! En catalan, si vous prononcez correctement, una punyeta, c’est… Oh là là ! Comment dire ? Vous allez me faire rougir !

— Vous voulez dire ?

— Ce n’est ni l’heure ni le lieu, voilà ! Ni mon genre, croyez-moi !

— Je ne comprends pas.

— Laissez tomber, je vous en conjure !

Valentine de Lanazouille a gloussé de rire en entendant de tels propos.

— Charles n’est pas vraiment d’ici ! rassure-t-elle. Ne lui en veillez pas, c’est juste un défaut de prononciation !

— J’espère bien, que diantre !

— Vous m’expliquerez tout de même, ma chère ! ronchonne le Baron. C’est à n’y rien comprendre.

Valentine de Lazanouille s’approche délicatement de lui, une main sur son épaule, et lui susurre à l’oreille :

— Una punyeta, c’est une branlette ! Dans le jargon d’ici, bien sûr. Je veux dire, en catalan.

— Voyez, mon brave monsieur ! renchérit la vieille dame offusquée. Tata Pougnette, ça fait un peu déplacé, même si c’est involontaire.

— Oh, mais mille excuses, Madame ! Ce n’était pas du tout mon propos. Avec tout le respect que je vous dois…

— Prononcez Bougnette ! Je vous le dis, moi ! Avant que je m’énerve. Ça ira mieux comme ça !

Charles de Ragondin fait soudain la moue, hausse les épaules, fronce les sourcils, toussote, blêmit, se racle la gorge et laisse échapper le sifflement discret d’un prout odorant, comme un air du grand large en raie mineure dans son calcif, se ventilant ainsi le trou du cru, son fond de pantalon servant de filtre à fumigène. Ce qui la fout mal pour un baron. C’est lui, le notaire de la famille, descendu spécialement de Paris. Son étude est à la capitale, à deux pas de la tour Eiffel. Par contre, l’une de ses succursales est là, au centre du village. Habillé austère, en complet noir, chaussures de luxe et cravate de circonstance, il a néanmoins une bouille joviale sous sa barbe de trois jours quand il sourit, et l’élégance d’un notable nanti qui s’affiche sans complexe, prestige oblige.

— Dans son testament, je vous le confirme, la Duchesse ne vous a pas oubliée ! annonce-t-il à Tata Bougnette pour se faire pardonner, anticipant ainsi un rendez-vous prochain.

— Moi, vous êtes sûr ? Nom d’une biquette en liquette ! Comment ça, moi ? Oh, mais fichtre diantre, que c’est étrange ! Je l’ai si peu connue, cette dame. Là, mais alors là, vous me surprenez !

— Il est trop tôt pour en parler, Tata Pougn… Madame ! Deuil oblige, vous en conviendrez. Cependant, nous nous reverrons d’ici peu, ça je vous l’assure.

— Eh bien, si je m’attendais à ça !

— Quant à vous, Monsieur… Marcelin, je suppose ! C’est ça ?

— C’est bien ça, oui. Vous avez bien repéré le bougre, et c’est moi-même.

— Vous serez convié vous aussi à mon cabinet d’ici peu, et ce, pour les mêmes raisons.

— Aaaaaaaaaah, ah bon ! Mathilde de Laragnote m’aurait fait quelque don ? Oh, putain con !

— Plaît-il ? Vous semblez sceptique !

— Oui, un peu. Étonné, tout de même. Certes, j’ai bien connu la Duchesse, mais c’était… il y a fort longtemps !

— En tout cas, nous sommes destinés à nous revoir d’ici les prochains jours. Ah, évidemment, Elmer de Laragnote reste légataire universel des biens de feue son épouse, vous vous en doutez !

— Oh, écoutez, Monsieur le Notaire en souliers vernis ! Nous, on ne doute de rien, on vous fait confiance. On vous écoute, on est tout ouïe. On prendra ce qu’il nous faudra prendre, on se radine et on ramasse. Sans faire de chichis.

— Ce que je voulais dire, c’est que…

— Mais dites, dites !

— Chut, moins fort ! Nous sommes là, dans le cortège, à discuter, mais à nos côtés des gens pleurent, des gens rient, des gens dansent, des gens reniflent et fondent en larmes. Je comprends leur tristesse et leur désarroi. Respectons-les en cet instant tragique !

— D’accord, d’accord !

— C’est mieux ainsi.

— Bon, et alors ?

— Alors ? Alors, sachez que Mathilde de Laragnote a fait ajouter à son testament, il y a très peu de temps, une mention vous concernant tous les deux, vous désignant légataires particuliers !

— Pouh là là ! coupe Tata Bougnette. Vu les termes que vous employez, j’en ai les oreilles qui bourdonnent ! Vous usez d’un jargon que nous, petites gens, ça ne nous sert pas à grand-chose, même pas à tuer les limaces ! Et Dieu sait qu’il y en a plein dans le jardin !

— Vous disiez ?

— Non, rien ! Laissez tomber !

— Sacrée Mathilde ! s’extasie soudain Marcelin en regardant le corbillard qui avance. Tu t’es souvenue de nous malgré le temps passé, ce temps qui t’emporte vers d’autres cieux. Ça, je ne suis pas près de l’oublier. Ah, quelle mémoire avais-tu là, ma chère. Oooooh, mais comme c’est étrange !

— Madame a voulu, avant de quitter ce monde, partager autour d’elle un peu de sa fortune ! chuchote encore le notaire. C’était, dit-on, une femme exquise et généreuse.

— Mais bien sûr, mais bien sûr !

Marcelin pourtant reste un tantinet dubitatif, quoique ravi. Et Tata Bougnette, toujours sous le coup de l’émotion, y va de sa petite prière. Le corbillard avance maintenant dans le cimetière et se dirige vers le caveau ouvert dont le fronton est orné des armoiries de la famille : une oie blanche et un cochon dodu.

Bérénice de la Birounette, qui fait mine de sangloter à côté d’Elmer de Laragnote, tance les enfants de chœur qui chahutent gaiement. Elle est tout en beauté, cette dame. Portant à ravir une robe noire, longue et moulante. Elle dandine des fesses, et c’est d’ailleurs celles-ci que lorgnait Gontran tout à l’heure dans le cortège. Pas que les fesses d’ailleurs, le reste aussi. Il faut dire que question différence d’âge, s’il fallait supputer, sous-entendre et jouer les mauvaises langues, le contraste est certain, édifiant, sans appel. Elmer de Laragnote a dépassé les soixante-dix ans, bien allègrement. Et voir Monsieur le Duc, le jour même des funérailles de son épouse, accompagné d’une telle poupée d’à peine quarante-cinq piges, fût-elle sa secrétaire particulière, ça pourrait sous-entendre des trucs et même faire jaser dans les chaumières.

La fanfare du village entonne maintenant un air de jazz mélancolique, pour un dernier salut à Madame la Duchesse, tandis que les deux employés des pompes funèbres, tout de noir vêtus, descendent le cercueil dans le caveau.

— Adieu, vieille branche ! lance Elmer à son épouse défunte, avec une larme dans les yeux.

 

 

 

 

 

2

 

 

 

Tata Bougnette, agacée, l’œil hagard, assise de traviole dans le patio, se donne un coup de fraîcheur entre les gambettes à l’aide du ventilateur de salon positionné sur maximum. C’est qu’elle n’a pas pu se retenir davantage, la vieille. L’envie de pisser, d’uriner, d’y aller franco du petit ruisseau, ça ne pouvait pas attendre. Et quand ça vient, ça vient ! C’est intempestif, ça urge, ça ne prévient pas.

Alors voilà, Madame s’est lâchée, sa vessie part en sucette et c’est mouillé sur le parquet. Lorsqu’elle est soumise aux émotions, ou à la précipitation comme aujourd’hui, elle en a la tremblote, et elle en pissote. Côté pipi, pardi, c’est réussi !

Elle serait bien montée à l’étage pour attraper de quoi se changer dans l’armoire à linge, mais elle boude les marches à grimper. Fatiguée qu’elle est, de bon matin ! Pourtant le temps presse. Elle est même à la bourre, c’est certain. Alors pour sécher sa culotte le plus rapidement possible, tout en restant dans le patio, elle a d’abord utilisé l’éventail. Puis le sèche-cheveux. Mais ça lui brûlait la couenne des fesses et les poils qui dépassent. Quant à l’aspirateur, pas très discret, un peu bruyant, elle n’a pas osé. Alors, en dernier recours, elle a opté pour le ventilateur. Et là, oui ! Ah ça, oui ! Ça ventile entre ses minces cuisses, faut voir ! D’autant qu’elle doit se rendre au plus vite chez le notaire.

— Allez, allez ! ronchonne-t-elle en regardant sa culotte à fleurs. Pas le temps de traîner, parbleu !

Au même instant, Marcelin qui se ramène, fagoté comme pas possible en digne vigneron, avec un béret sur la tête, jette un coup d’œil dans le patio, fait mine d’entrer, et reste scotché, bouche bée, interloqué, anéanti devant la scène.

— Mazette, Tata Bougnette ! Mais que fais-tu là avec… avec le ventilateur ! Tu en as de ces idées, toi !

— Mais enfin, je me sèche, tu le vois bien ! Et ne me reluque pas comme ça, avec cet air ahuri, tu me déconcentres ! Il est quelle heure ?

— Mais l’heure d’y aller, pardi !

— Ah, crotte de biquette ! Pas de veine, c’est encore humide.

Marcelin s’avance encore, tout en zieutant la vieille dame, puis détourne les yeux par pudeur et soupire :

— Non mais, tu as vu ta dégaine ?

— Quoi, quoi, ma dégaine ! Mais non, mais non ! Ne râle pas, ça y est presque !

— Mais dépêche-toi quand même, je t’en prie ! On doit y être dans une demi-heure !

Elle consulte sa montre, renifle un coup, éteint le ventilateur, puis se ravise :

— Bon, allez d’accord, j’y vais comme ça ! T’as raison, on est à la bourre !

Elle se lève promptement, rajuste sa robe à petits carreaux bleus, prend son sac à main en plastique véritable, abandonne ses pantoufles sur place, enfile des sandalettes, se cure délicatement une oreille en gesticulant de l’index, en extrait un peu de cérumen, puis s’exclame :

— Oups ! On déguerpit, c’est l’heure ! Marcelin, voyons, tu traînailles ou quoi !

— Moi, je traînaille ? Mais c’est toi qui… Oh là là ! C’est un comble, ça !

— Bouge-toi de là, allez ! On traîne, on traîne, et moi je patiente !

— Hé ! Tata Bougnette, là tu charries ! Depuis cinq minutes déjà, c’est plutôt moi qui t’attends ! Tu te ventiles les trucs, les machins, et…

— Et ? Et ? Et alors quoi ! se marre la vieille dame. Allons, allons, ne discute pas !

— Non mais là, alors là, je te jure !

Et les voilà tous les deux sur la route gorgée de soleil, quelques instants plus tard, en direction de Sorède. Roulant à vive allure, toutes vitres ouvertes, les cheveux dans le vent. Manquant d’écraser un chien, un cycliste, un piéton et un bourricot, mais arrivant pile-poil à l’heure, contre toute attente. L’étude du notaire, du moins sa succursale, donne sur la place principale.

D’un pas alerte, ils y déboulent, s’annoncent guillerets à l’accueil, trépignent sur place, se calment un peu, puis vont s’asseoir dans la salle d’attente. Le temps de feuilleter quelques revues bidon, comme on en trouve tant chez les dentistes et les docteurs.

Charles de Ragondin apparaît bientôt. L’air jovial, tiré à quatre épingles, costard et cravate anthracite, cheveux lissés vers l’arrière.

— Ah, Tata Bougnette et Marcelin ! Venez, entrez donc ! Je vous attendais !

Son bureau sent bon la cire d’abeille. Le mobilier est rustique. Une pendule comtoise y égrène les heures. Et des tableaux paysagistes ornent les murs. Le baron a du goût, du savoir-vivre, de l’aisance, de la superbe. C’est qu’il ne fait pas dans l’à peu près, le nanti.

Il s’installe dans son grand fauteuil de cuir noir, se racle la gorge, déplace quelques paperasses empilées sur son bureau, saisit deux dossiers, puis invite ses hôtes à s’asseoir.

— Comme je vous le disais il y a quelques jours, lors des obsèques, Madame la Duchesse vous a désignés légataires particuliers. Son mari restant l’héritier principal, cela va de soi. Elle a cependant fait ajouter ceci à son testament, peu avant qu’elle ne décède. En votre faveur, bien sûr. Deux lettres que voici, et que je vais donc vous lire.

Le notaire décachette les enveloppes, se racle à nouveau la gorge, toussote un brin, puis s’exclame :

— Voici pour vous, Marcelin. Et c’est signé des mains de Mathilde de Laragnote. Je vous en fais lecture : « Mon cher ami. J’ai appris, il y a peu, que tu étais devenu poète. C’est donc avec des larmes et de l’émotion que je t’écris ces mots d’adieu, en cherchant malgré tout quelques rimes. Il y a bien des années déjà que je ne t’ai pas vu ni accompagné à la cueillette des champignons. C’est plutôt moi que tu cueillais, sacripant, joyeux luron, mais fichtre que c’était bon ! Ah, tu m’en as craqué des jupons, tu les as pétris mes nichons, mon vilain petit cochon ! Nous n’avions que la mousse et les lichens pour polochon, et tu savais me fourailler malgré ton petit bidon. Alors que moi, avec Elmer, ce n’était pas folichon. Bon, j’arrête là les rimes. Le poète, c’est toi. Je n’ai pas la verve facile. Depuis belle lurette, j’ai la moule en friche. Et pire encore, le docteur, cet enfoiré, ne m’a pas apporté que des bonnes nouvelles. Je ne devrais pas finir l’année. Alors, pour tous nos bons souvenirs, et pour faire la nique à Elmer qui s’entiche de Bérénice sous mes yeux, plutôt que d’emporter mon chagrin dans la tombe, je te fais don, par ce testament, de mon cabriolet, ainsi que du garage situé en bord de route et attenant au mas désigné ci-dessous. Et aussi ce bout de terrain à l’abandon, perché non loin des vignes, sur les hauteurs de Collioure. Tu verras, il y coule même un petit ruisseau ! Avant de quitter ce monde, je me devais de te laisser quelque chose en souvenir de moi et de nos galipettes. Petit bout d’héritage que tu partageras avec la dénommée Tata Bougnette… »

— Eh bien, si je m’attendais à ça ! s’ébahit Marcelin qui n’en demandait pas tant. Pour une surprise, diantre, c’est une surprise !

— Ce sont ses dernières volontés en votre faveur, en tout cas !

— C’est étrange ! Vraiment étrange !

— Et voici pour vous, Madame, la lettre vous concernant : « Votre Léon fut l’un de mes amours, quoique platonique, il y a fort longtemps. Mais vous étiez, pour lui, irremplaçable. Alors, j’ai pleuré bien des fois. Vous aviez ce petit truc en plus que je n’ai pas. Mais mon Elmer à moi, il m’a fait un coup bas. J’entends parler de Bérénice, sa secrétaire particulière, à tous les repas. C’est comme ça. Alors voilà, plutôt que d’emporter mon chagrin dans la tombe, je vous fais don, par ce testament, de mon cabriolet, ainsi que du garage situé en bord de route et attenant au mas désigné ci-dessous. Et aussi de ce bout de terrain à l’abandon, perché non loin de vos vignes, sur les hauteurs de Collioure. Vous verrez, il y coule même un petit ruisseau ! Un bout d’héritage qui devrait vous ravir et que vous partagerez avec votre ami Marcelin, puisque je n’ai pas de descendance. Mes hommages, Madame, et tout mon respect… »

— C’est trop généreux, vraiment ! s’estomaque la vieille dame. Quelle idée lui a pris ? C’est étonnant ! Je ne m’attendais pas à ça, voilà ! Je la connaissais à peine. Je l’avais déjà croisée sur le marché, manière de papoter entre deux étals. Mais ça s’arrêtait là.

Charles de Ragondin sourit, saisit un cigare, ne l’allume pas, puis s’exclame :

— Mathilde de Laragnote était d’un caractère altruiste. C’est connu, je ne vous apprends rien. Débonnaire, vraiment ! C’était dans son tempérament. Usant des privilèges de son rang, elle distribuait, selon son bon vouloir, des aides diverses.

— C’était notoire ! reconnaît Marcelin. Mais à ce point-là !

— Même la paroisse a profité de ses dons pour la restauration du clocher, il y a quelques années. Quant à Monsieur le Curé, il a eu droit à son lot de cartons de vin d’une très bonne cuvée, paraît-il. Et qu’il n’a pas fini d’écluser ! Son stock de bouteilles est impressionnant.

— Le petit veinard !

— Entre nous, permettez-moi de vous dire que c’est une bonne incitation pour la messe du dimanche. L’église est pleine, et le village est en ébullition. Les fidèles veulent désormais communier, non seulement avec du pain, mais aussi avec du vin ! À la miche et à la coupe ! La communion céleste ! Du petit Jésus jovial et humain ! Divin, oui, mais pas que ça ! Les pieds sur terre et le gosier dans les grappes, les agapes !

— Pour peu que les pêcheurs du coin rapportent du poiscaille, et c’est le miracle assuré ! ironise Tata Bougnette.

— Je ne vous le fais pas dire ! Ça a fait le tour du patelin. Le bruit s’est répandu très vite. Quand le curé a vu ses ouailles se radiner à tire-larigot, il a dû en déboucher des bouteilles ! Et puis, il a mis de côté ses hosties plates et insipides pour aller commander à la boulangerie du coin des pains dorés et croustillants, cuits au four ! Comme au bon vieux temps, il y a perpète, ou deux mille ans.

— Fichtre !

— C’est du vécu, je vous assure ! Vous, à Collioure, vous n’avez pas ça, je pense !

— Pas vraiment, non.

— Eh bien ici, faut voir ! C’est la fiesta dans l’église et les messes joyeuses, au son des cloches restaurées !

— Que diantre !

— Ah, Mathilde de Laragnote ! Tout ça, c’est grâce à elle, avec ses donations généreuses !

— Incroyable !

— Une sacrée bonne femme, si je puis me permettre. Elle n’a pas mégoté sur les bonnes œuvres. Jusqu’à son dernier souffle. Jusque sur son lit de mort. Et vous en êtes la preuve ! Tenez, elle a même signé un chèque, plutôt conséquent, en faveur de l’orphelinat en bas. Et un autre, non des moindres, pour ce petit bonhomme qui avait réparé son vieux scooter italien. Mais qui a rendu l’âme lui aussi, il y a peu !

— Le scooter ?

— Non, le petit bonhomme !

— Ah oui, bien sûr ! Oh, flûte alors !

— N’empêche que le curé, à ce qu’on raconte, parce qu’ici tout se sait, il en consomme du vin de messe ! se permet Marcelin. J’ai même ouï dire qu’il n’avait plus son permis de conduire.

— Ah bon ?

— Un contrôle inopiné, un alcootest sur le coup de quatorze heures. Et hop, décelé positif ! Et en récidive, en plus ! Cela ne l’empêche pas de rouler quand même, de messe en messe et de clocher en clocher, pour assurer les homélies.

— C’est inquiétant pour lui. Je n’étais pas au courant.

— Nous, on a eu de la chance, en venant ! assure Tata Bougnette. Nous étions à jeun ! On roule, on roule et, tout d’un coup, un fourgon de police à un rond-point. Alors on s’est arrêté, bien sûr. Marcelin a soufflé dans le ballon. Pas très rassuré, le bougre. Parce que d’habitude, ce n’est pas le dernier à se rincer le gosier. L’eau minérale, ce n’est pas son truc. Ou alors, vraiment par fortes chaleurs, sous la canicule, quoi ! On est vignerons, vous savez ! Bon, tout était correct, heureusement. Ils nous ont laissé repartir. Hé, franchement… dix heures du matin, c’est trop tôt pour commencer l’apéro, non ? Hein, Marcelin ! Tu avais bu quoi, avant de partir ?

— Oh, juste un bol de café, avec trois tartines beurrées. Ça aurait été un comble d’être en infraction !

— Allez, allez ! Circulez, qu’ils disaient ! se marre la vieille dame. Circulez, vous dis-je ! C’est bon pour cette fois-ci !

— Ils m’ont même complimenté, c’est dire ! Du style : « Vous êtes sur la bonne voie, Monsieur ! » parce que d’habitude…

Charles de Ragondin ne sait que répondre. Bien étranger à ce genre de coutume locale un poil cocasse. Ces couches populaires qui s’en donnent à cœur joie à la moindre occasion, le coude alerte et le verre facile, ça le dépasse, ça l’énerve, ça le mine. Et le champagne, que diantre, n’y ont-ils pas pensé ? Et les petits fours, est-ce trop demander ? Le banyuls, un peu d’accord, mais sans exagérer. Ah, ces gueux des temps modernes qui n’ont pas changé leurs habitudes depuis le moyen-âge, le temps des cavernes, le Jurassique ou le Crétacé, et qui toisent de haut, avec l’arrogance des gens heureux, la sobriété affichée des beaux quartiers !

— Écoutez, Monsieur le Notaire, la journée a bien commencé. Vous nous annoncez de bonnes nouvelles, et comme on n’est pas radins pour deux sous, on vous invite ! enchaîne Tata Bougnette. Nous allons fêter ce bout d’héritage comme il se doit, pour faire honneur à cette regrettée Mathilde de Laragnote, si généreuse envers nous. C’est la moindre des choses, non ?

— C’est-à-dire que…

— Alors voilà ! Entre midi et deux, la volaille s’en va grignoter un brin. Si, si, je vous assure ! Comme tout le monde ! Quand c’est l’heure de manger, faut manger ! Et nous, pendant ce temps-là, le temps qu’ils digèrent, on pourrait aller se désaltérer la glotte au bistro du coin ! Vous n’allez pas dire non, j’espère !

Le notaire semble hésiter, allume son cigare nonchalamment en le faisant rouler entre ses doigts et tire deux ou trois bouffées qui s’étiolent en fumerolles bleutées.

— Ce serait avec plaisir, mais je me dois de refuser ! répond-il grimaçant. Je représente aussi les intérêts de Monsieur de Laragnote, et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il n’a pas vraiment apprécié ce qui vous échoit.

— Je m’en serais doutée ! dit Tata Bougnette. Il a appris ça quand ?

— Il y a à peine une heure. À la lecture du testament, justement. Ce garage attenant au mas et ce cabriolet, il y tenait malgré tout. Alors il est fort remonté, croyez-moi ! Donc, par décence envers lui, veuillez m’excuser, mais je me vois mal vous accompagner.

— Je comprends bien, Monsieur !

— Qui plus est, je ne côtoie pas les bistros ! lance-t-il soudain avec un petit air de condescendance. Ne m’en veuillez pas, on m’attend pour déjeuner !

 

 

 

 

 

3

 

 

 

Les douze coups de midi viennent de sonner au clocher de Collioure. À ses pieds, la mer étincelante a des tons argentés, habillée de dentelles d’écume roulant sur la palette grise des galets. Tout là-haut, avachi sur quelques nuages en enfilade, le soleil darde dans l’azur et se la joue farniente. On l’entendrait presque ronfler, l’astre chaud, comme à l’heure de la sieste. Pour se dorer la pilule, à l’aise, tranquille, décontracté, il a même mis la clim. La clim ? Mais oui ! C’est ce petit vent chaud qui te tripatouille des câlins sur la peau. La belle saison vient d’éclore et la grande transhumance des nuées vacancières devrait débarquer d’ici peu, en se bousculant sur les routes.

Tata Bougnette s’est mise à l’ombre de l’olivier, pour glandouiller dans son patio. Une tripotée de mésanges sautille au-dessus des treilles, et ça piaffe comme pas possible. Ces donzelles aux manteaux de plumes semblent bien excitées aujourd’hui. Tiens, voilà Gontran qui radine ses fesses, habillé d’un short tout neuf et d’un tee-shirt arborant des barques catalanes ! Il a la bouille du gars bien réveillé, pimpant, alerte et jovial, le sourire en coin et les yeux pétillants.

— Dis-moi, je peux entrer ? demande-t-il à la vieille dame.

— Mais oui, bien sûr, voyons ! Quelle question !

Alors il pousse le portail, s’avance dans le patio ensoleillé, et vient s’asseoir à la table de bois.

— Ah, Tata Bougnette ! J’ai besoin de ton avis.

— Que t’arrive-t-il encore ?

— Je connais un peu ta réponse, mais au cas où, je viens t’en toucher deux mots. Bérénice de la Birounette, tu te souviens d’elle, n’est-ce pas ? Elle est plutôt jolie !

— Bérénice machin truc ? Fais-moi la bise plutôt, va ! Que tu m’as l’air bien pressé pour la bagatelle !

— La bise… Ah, oui !

— Bon, et alors quoi ?

— C’est qu’elle m’a fait un effet fou, la garce, l’autre jour à l’enterrement ! Avec son déhanché de coquine, plus j’y pense et plus j’y repense… faut voir comme j’y pense, tellement que j’y repense !

— À ce point-là ?

— Pour ne rien te cacher, oui !

— Eh bien, dis donc !

— Son petit cul de jolie donzelle qui se dandinait sous sa robe moulante, ça m’a redonné des vigueurs. Et je ne te dis pas comment !

— Oh, diantre !

— Tu l’as bien vue, elle se trémoussait derrière le corbillard. On n’a pas idée dans des moments pareils !

— Je me souviens, oui. Tu ne pouvais pas t’empêcher de la reluquer, sacripant !

— Elle avait des yeux, comment dire, aguicheurs, bons à faire fondre le plus rétif des hommes !

— Ah bon ? Oh, ça alors !

— Si, si, je te jure !

— Mais enfin, Gontran, tu me sidères, là ! Bérénice, elle en pince plutôt pour Elmer de Laragnote !

— Elmer, Elmer, tout de même ! Rien ne prouve qu’ils sortent ensemble, ces deux-là. Ce ne sont que des ouï-dire. Rien d’officiel, quoi ! Juste des ragots !

— Écoute, à mon avis, tu te fais du cinéma ! Ne va pas te mettre dans des embrouilles plus que ça, va ! Tu n’es pas du même monde, voilà !

— Je peux toujours essayer !

— Gontraaaaaan ! Toi qui as du savoir-vivre, tu ne devrais pas ! Ne serait-ce que pour la bienséance.

— Si tu le dis… N’empêche que depuis que je l’ai vue, ça me titille les humeurs !

— Ce n’est pas une raison !

— Oh mais si, quand même !

— Mais non, mais non ! Allez, allez, remets les pieds sur terre, et passons à autre chose. Ne m’en veux pas, mais ça ne me dit rien qui vaille… Un café, un bon café, je t’en sers un ?

— Pourquoi pas…

— Tiens, et prends-toi une rousquille ! Tu en as dans le panier, là ! Elles sont succulentes. Forcément, c’est moi qui les ai faites.

— Va pour la rousquille ! Mais dis-moi, oh là là, ton café !

— Quoi, mon café ? T’en fais une drôle de tête ! Et avec la grimace, en plus !

— Tu l’as fait bouillir, non ? Regarde comme il fume !

— Il fume, il fume, comme toi, rigolo ! Avec ton cœur d’amoureux transi, toujours en ébullition.

Et elle se met à rire de bon cœur, la vieille, en se triturant le nez, tandis que Gontran se renfrogne un tantinet.

— N’empêche que Bérénice…

— Elle te fait tourner en bourrique, je sais. Mais tu t’emballes pour rien, je te l’ai déjà dit !

— Pour rien, pour rien !

— Mais oui, pour rien ! T’as vraiment aucune chance avec elle. Et puis c’est bien mieux comme ça, crois-moi !

— C’est toi qui le dis !

— Allez, arrête ton manège ! Que tu te fais des nœuds dans les cheveux ! Bois-moi plutôt ce café, qu’il est bon, sans te cramer la margoulette.

— Mais il est bouilli ! rechigne encore Gontran. Tu n’aurais pas autre chose ? Ça, à l’heure de l’apéro, c’est comme bouffer du cassoulet en boîte, le soir de Noël. Avec juste un petit verre de pas grand-chose à s’enfiler dans le gosier. Toi qui es la reine du banyuls, tu m’étonnes, hé ! Sans vouloir te titiller, tu manquerais presque à tous tes devoirs.

— Oh, tu en as de bonnes, toi ! Avec tes manières de ne pas insister !

— Si peu, si peu…

— Oh là là là là ! Pfou, quelle équipe ! Bon, d’accord, j’ai compris ! Je m’en vais chercher une bouteille !

La vieille dame se lève, se marre un brin en fonçant vers la cuisine, tandis qu’une voix essoufflée poétise soudain derrière le portail :

— Par cette chaleur, boire du banyuls, ce n’est pas très sage. Mais pour faire honneur à ton rimage, comme dit le vieil adage : trêve de bavardage !

— Tiens, en voilà un autre ! s’exclame la grand-mère qui ressort de la cuisine. Mais vous vous êtes donné le mot ou quoi ?

C’est Marcelin qui vient de sortir de chez lui et qui baragouine en se plaignant de la température. Il sue, il suinte, Pépère. Sûrement qu’il lui faudra perdre un peu de poids. Il transpire et s’essuie le front en soufflant. Vu sa dégaine, sûrement qu’il a oublié aussi de se peigner, tant ses cheveux ébouriffés rivalisent avec les hérissons.

— Fa calor ! peste-t-il. Fa calor !

— Hé, Marcelin ! C’est que tu nous ferais presque une surchauffe. Tu m’as l’air bien mal en point !

— Je n’agonise pas, rassure-toi. Mais je vois bien que tu te moques, rigolote !

— Juste un peu, c’est tout ! Allez, viens te mettre à l’ombre, plutôt ! Sinon, tu vas t’escagasser dans la rue en moins de deux… Déjà, tu as la langue pendante !

— Oh, là tu exagères !

Et il entre, le front dégoulinant, pour venir s’asseoir à la table de bois.

— En plus, comme par hasard, tu te ramènes au bon moment ! se marre Tata Bougnette.

— Pour déboucher la bouteille, tu veux dire ?

— C’est ça ! Tiens, Marcelin, tu l’as devant les yeux ! C’est une bonne cuvée.

— Attends, je l’attrape !

Et là, d’un geste auguste, grandiose, inspiré et superbe, il la saisit et extirpe le bouchon de sa gangue de verre. Puis, fier de lui, il répartit un peu du doux liquide dans chacun des verres. Sur son visage bronzé, sa peau de vigneron, se dessine un air de satisfaction. Et en verve, il déclame ces mots en digne poète :