Secret Island - Michelle Tevaiti Haukea - E-Book

Secret Island E-Book

Michelle Tevaiti Haukea

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Beschreibung

Non loin de la favela où elle habite depuis l'enfance, Palma contemple les bateaux qui entrent dans le port de la capitale argentine. Une conversation surprise aux abords d'un impressionnant cargo et la voilà qui embarque avec des inconnus pour une île non répertoriée du Pacifique. Loin d'une paisible croisière, son voyage se révèlera être celui de tous les risques et changera sa vision de la vie pour toujours. Quels secrets Hitihiti, l'île invisible si jalousement protégée, renferme-t-elle ? Pourra-t-elle seulement les découvrir ?

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Veröffentlichungsjahr: 2023

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Ähnliche


Si je pouvais souhaiter quelque chose de bien à quelqu’un, ce serait une île sans adresse.

Tove Jansson

Sommaire

PARTIE I : MOIS DE MAI

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

PARTIE II : MOIS DE JUILLET

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Chapitre 25

Chapitre 26

Chapitre 27

Chapitre 28

Chapitre 29

Chapitre 30

Chapitre 31

Chapitre 32

Chapitre 33

Chapitre 34

Chapitre 35

PARTIE I MOIS DE MAI

1

Ce matin de mai était chaud et ensoleillé. Les premières lueurs de l’aube striaient alternativement les bas-côtés, se faufilaient d’entre les gratte-ciels jusqu’à la côte Atlantique, où elles recouvraient l’océan d’un magnifique voile doré. Les phares des voitures flashaient par centaines, se succédant en une guirlande de petites lucioles sur les autoroutes encombrées de Buenos Aires. Il s’agissait d’un matin parmi d’autres au cours desquels l’intense activité de la mégapole parcourait ses axes d’une énergie galvanisant, de celles qui charriaient les espoirs d’un monde meilleur et exhortaient aux projets les plus irrationnels ; et, parmi la foule de passants qui marchaient incertains ou fiers vers leur destin, avançait une jeune fille à la peau mate et aux longs cheveux bruns. D’apparence modeste, elle était vêtue d’un ample pantalon en tissu, d’un débardeur fleuri et de sandales ouvertes. Enroulé autour de son poignet gauche, seul un précieux bracelet dénotait. Sous les mèches qui retombaient sur son front lors d’un léger souffle de brise, on pouvait apercevoir ses yeux verts éblouissants, ceints de longs cils d’un noir d’ébène. Elle déambulait parmi tant d’autres, mains en poche d’un air calme et rêveur, loin des guerres et des conflits ; simplement heureuse d’être là, à profiter du soleil et du vent qui effleurait sa peau.

Depuis longtemps, elle aimait se balader dans cette cité aux édifices si impressionnants. Et chaque fois, sa promenade s’achevait dans l’Avenue Costatera. Là, elle s’asseyait sur un muret, et observait les bateaux : tous énormes ; la plupart, gigantesques. Elle restait là des heures, les mains et les bras entourant ses genoux, à contempler l’horizon et le port plein de vie. C’était comme si, soudainement, elle prenait conscience de l’existence des gens autour. La mer l’avait toujours fascinée. Et jamais cette passion de la contempler n’avait cessé de brûler en elle. Elle était, en quelque sorte, une fille de l’océan. Elle goûtait par-dessus tout s’y baigner, lorsqu’elle se rendait parfois jusqu’à la plage avec sa mère : sentir le sable chaud sous ses doigts, les vagues venir lui lécher les pieds… Les vagues l’appelaient. Lui criaient gaiement de les rejoindre. C’était un sentiment incroyable, empli de bonheur et d’enchantement.

Âgée d’une quinzaine d’années, elle n’avait que de vagues souvenirs d’enfance. Sa mère l’avait élevée seule après la mort de son père dans un accident de voiture, alors qu’elle n’était encore qu’un bébé. Rapidement, il lui était devenu impossible d’assumer seule le loyer de leur ancien appartement, et les deux femmes avaient dû déménager. Leur maison se trouvait désormais dans une favela.

Elle affectionnait contempler les bateaux de marchandises. Elle avait appris à les reconnaître, et les voyait arriver de loin ; buvait les bribes de conversations de leurs occupants, détails rustiques substituant à ses yeux des joyaux de connaissance. Ils témoignaient d’expériences vécues en Europe, en Asie ou en Amérique : tant de lieux qu’elle aspirait à visiter ; partir avec eux, juste une fois… Hélas, l’exploit semblait utopique : sa condition autant que son inaptitude ne lui laissaient pas le choix.

Le sifflement d’un navire la fit sortir de ses rêveries. Aussitôt, elle se leva.

L’embarcation était majestueuse : un porte-conteneur à taille humaine – s’il pût en exister, dont l’arrière était aménagé en une vingtaine de cabines pouvant accueillir équipage ou passagers. La bannière espagnole flottait au sommet de cette œuvre remarquable. Elle s’était souvent sentie affiliée à ce pays, sans exactement savoir pourquoi : peut-être venait-ce du passé commun qu’il partageait avec sa colonie natale, l’Argentine.

Elle descendit du parapet et traversa l’avenue qu’elle chérissait tant. Le navire se rapprochait à toute allure. Elle le suivit des yeux jusqu’à ce que les amarres fussent attachées à la terre ferme. Les marins s’activaient à déplier l’escalier d’honneur, que franchit promptement le capitaine. En uniforme complet, les ornements de sa casquette coruscante au soleil, il salua les officiels d’une chaleureuse poignée de main et les accompagna jusqu’au poste de la douane maritime tandis que l’équipage tiédissait les machines. Une fois leur tâche terminée, quelques-uns se rejoignirent sur le quai pour fumer une cigarette. L’un d’eux s’assit sur un bloc de béton et demeura un moment les mains sur les cuisses, yeux clos. Les compagnons inspiraient et expiraient dans un silence religieux. Était-ce la répercussion de plusieurs semaines passées isolés lors de leur traversée de l’Atlantique ? Un besoin de décompresser après de trop nombreuses nuits sans sommeil ? Ou était-ce l’énigmatique manifestation d’une appréhension contenue depuis leur débarquement à Buenos Aires ? L’un des marins, un grand et solide Hispanique, rassembla imperceptiblement le groupe et se mit à murmurer.

– Dans quatre minutes, énonça-t-il, son mégot coincé entre le majeur et l’index.

– Relax, Velasquez, répondit un maigrichon aux cheveux blonds négligés.

– Je déconne pas. On l’avait prévu, dit-il, en serrant les dents.

– Il a raison, insista Carasco, bras croisés sur un large torse.

– Attendons encore quatre minutes, tempéra Miguel en regardant les autres fixement. Au-delà du sursis, chacun fera ce qu’il a à faire.

Deux minutes s’écoulèrent, au cours desquelles la jeune fille tenta de s’expliquer leur tension. Les marins attendaient désespérément le retour de leur capitaine, piétinant d’impatience pour certains, la jambe agitée de soubresauts anxieux pour d’autres. Au fur et à mesure que les secondes s’écoulaient, ils s’entre-regardaient avec plus d’insistance, se préparant au pire alors que la panique s’emparait d’eux. Enfin, le digne capitaine réapparut, tirant légèrement sur sa casquette comme pour leur signifier qu’ils pouvaient se détendre. Il brandit un bloc de carton sur lequel était fichée une liasse de documents, et rassembla rapidement les marins. Déjà, le soulagement se lisait sur leurs visages.

– Hangar 18, déclara le capitaine. Vingt heures. D’ici là, vous avez quartier libre. Bonne journée, messieurs.

Le capitaine remonta à bord, suivi de près par les marins qui contenaient difficilement leur allégresse.

Palma acheva de décrocher le linge et rangea le dernier vêtement dans le panier, sur une sorte de long plan de travail formé de cartons empilés. Songeuse, elle leva la tête vers l’horloge fixée sur le mur d’en face : dix-neuf-heures quinze. C’était une vieille horloge, récupérée par hasard dans la ville, et qu’un ami de sa mère avait réussi à réparer. Bien qu’elle ne possédât rien d’esthétique, elle demeurait bien utile pour qui cherchait à connaître l’heure de manière archaïque. Tout comme Palma ce soir-là.

Après l’incompréhensible conciliabule du capitaine sur le port, les marins s’étaient séparés, chacun se dirigeant, avait-elle assumé, vers l’attraction ou le monument qu’il souhaitait visiter à Buenos Aires. Combien de temps resteraient-ils ? Une nuit, au moins : d’abord parce qu’ils avaient prévu de se rejoindre à vingt heures, ensuite parce qu’à l’exception d’un conteneur isolé, leur bateau était entièrement vide – fait qui avait éveillé sa curiosité. En effet, rares étaient les navires européens qui faisaient escale à Buenos Aires sans chargement. Quelle marchandise venaient-ils récupérer en Argentine ? Elle ne serait vraisemblablement chargée que le lendemain, aucun membre de l’équipage n’étant resté à bord pour superviser les opérations. Quels matelots trouvaient le temps de faire du tourisme ?

Le panier de linge sous le bras, Palma se rendit dans la chambre de sa mère, une petite pièce regroupant un lit, une table de chevet, une grande penderie à étagères ainsi qu’une table basse de style oriental, aux couleurs flamboyantes. Ils s’agissaient tous d’anciens meubles, bien sûr, mais les deux femmes étaient attachées au peu qu’elles possédaient. Palma déposa les vêtements de sa mère sur les étagères correspondantes et s’assit sur son lit. Elle dormait dans la pièce d’à côté, qui leur servait aussi de buanderie, dans un lit appuyé contre le mur. Leur habitation comprenait, en outre, un petit coin fermé d’une toile avec une bassine d’eau pour la toilette et une autre pour les besoins naturels, que les deux femmes allaient vider à tour de rôle plus loin, dans les hautes herbes qui bordaient la favela. La pièce principale rassemblait une petite table ronde, quatre chaises, un fauteuil, et un ensemble de meubles de cuisine. Rien ne traînait : après le brusque décès de son mari et le déménagement qui s’était ensuit, quelques mois après le troisième anniversaire de Palma, Miliana n’avait conservé que très peu de souvenirs de leur ancienne vie. Incapable de couvrir seule le loyer de l’appartement, elle avait vendu leur mobilier et la plupart de leurs objets, préparant leur survie dans les plus basses classes de la société argentine.

Cette pensée la ramena à la conversation qu’elle avait interceptée plus tôt, sur le port. L’attitude des marins l’intriguait. Était-ce par manque de distractions ? Par lassitude d’un quotidien devenu excessivement monotone ? Ou bien par une irrépressible attraction pour l’aventure ? Elle refusait de s’arrêter là. C’était une entreprise dans laquelle elle n’avait rien à perdre, probablement rien à gagner ; pourtant, aucun argument au monde ne l’aurait fait changer d’avis. Ce soir même, elle se rendrait elle aussi au hangar 18.

De retour dans sa chambre, elle enfila une veste teddy par-dessus son débardeur, puis noua une paire de grosses baskets à ses pieds. Elle rassembla ses cheveux en un chignon bas, les recouvrit d’un bonnet noir, et regarda un moment autour d’elle, la bouche fermée. Palma s’agenouilla et tira vers elle une boîte de sous son lit. Elle souffla dessus : une épaisse couche de poussière s’éleva dans les airs, lui piquant les yeux. Avec précaution, elle ouvrit délicatement l’étui de bois. Étendu sur une étoffe rouge pourpre, un pistolet automatique au métal rutilant lui faisait face. Plusieurs secondes s’écoulèrent, durant lesquelles elle sembla peser le pour et le contre. Ce qu’elle s’apprêtait à faire était illégal, voire dangereux : et bien qu’elle eût été la seule responsable de ce qui eût pu lui arriver, elle ne souhaitait pas risquer de sacrifier sa vie aussi sottement, cette vie que sa mère avait investi tant d’importance à protéger. Tandis qu’elle prenait l’arme en main pour la première fois, son reflet ondoya dans le miroir derrière elle. Saurait-elle seulement s’en servir ? Elle avait déjà tiré avec des modèles amateurs ; elle n’aurait qu’à répéter les mêmes gestes sur ce calibre.

Palma ne savait pourquoi elle pressentait qu’elle devrait le dévoiler ce jour-là. Mais en observant le crépuscule ambrer le ciel d’été, elle était sûre d’une chose : quelle qu’en fût l’issue, cette nuit allait bouleverser son existence à jamais.

2

Palma attendit que la nuit soit tombée pour sortir discrètement de la maison, en prenant bien soin de refermer la porte derrière elle. La moiteur de l’après-midi était retombée, et ce fut en compagnie d’une brise légère qu’elle s’orienta dans l’obscurité jusqu’à la lisière de la favela. Soudain, elle sentit une main empoigner son épaule avec force. Palma se retourna brusquement, prête à se défendre contre son agresseur. C’est alors qu’elle le reconnut.

– Guillermo ? devina-t-elle dans le noir, le cœur battant. Qu’est-ce que tu fais là ?

– C’est plutôt à moi de te le demander ! Qu’est-ce que tu fais dehors à cette heure-ci ?

De nombreux crimes étaient régulièrement reportés dans cette partie de la ville, mal éclairée la nuit.

– Je… je me promène.

– Tu te promènes ?

– Oui. J’allais vers l’avenue Costatera…

Un court silence s’installa.

– Tu vas toujours là-bas, n’est-ce pas ?

Guillermo était âgé d’un an de plus que Palma, et mesurait une bonne tête de plus qu’elle. Il avait les cheveux bruns et les yeux couleur cannelle, la peau tannée des vaqueros argentins. Palma et lui se connaissaient depuis tout-petits. Ils avaient grandi côte à côte, inséparables. Cependant, quelques mois plus tôt, une violente dispute les avait éloignés, lorsque Guillermo avait subitement décidé d’arrêter ses études pour devenir livreur. Son activité occupait ses journées entières, ses soirées parfois, et leurs contacts s’étaient réduits à des visites irrégulières, qui trouvaient souvent l’autre absent. Guillermo n’accompagnait plus Palma jusqu’à l’avenue Costatera ; il leur était désormais impossible de mettre des mots sur le lien qu’il leur restait : c’est pourquoi ils s’entre-regardaient, silencieux, Palma ne pouvant répondre, et Guillermo ne sachant qu’ajouter. Elle le détailla lentement, et une évidence s’imposa à elle : il avait mûri. Elle le percevait à sa façon de s’exprimer, d’attendre patiemment sa réplique. Éprouvait-on toujours cette impression en retrouvant quelqu’un que l’on croyait perdu de vue ?

Guillermo la lâcha avec une tendresse qui la surprit. Avec un dernier regard en arrière, il se contenta de murmurer :

– Fais attention à toi.

Palma le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il disparaisse au coin d’une habitation en tôle, et reprit la route du port de Buenos Aires.

La zone portuaire se divisait en quatre terminaux distincts. D’imposantes grues s’alignaient le long des quais marchands. Palma avait passé des heures à en étudier les plans avec Guillermo. Ensemble, ils s’y étaient introduits plusieurs fois, sympathisant avec des dockers rencontrés près des entrepôts. Sans bruit, évitant la lumière des réverbères, Palma se rapprochait progressivement de sa destination. Cachée dans l’ombre, elle se déplaçait par pas furtifs, maintenant son corps plaqué contre la structure des hangars.

Enfin parvenue au n° 17, elle le contourna par l’arrière, afin d’être stratégiquement positionnée à proximité de la porte cochère du n° 18. Elle s’assit au pied d’une tour de quatre containers, et attendit.

Avant qu’elle ne franchisse la frontière de la zone maritime, Palma avait repéré l’heure sur l’ancienne horloge du poste de gendarmerie : dix-neuf heures quarante-sept. Il ne restait certainement plus que quelques minutes avant que le mystérieux équipage ne fasse son apparition. Palma profita de ce bref répit pour se préparer à contrôler sa respiration, ainsi que pour analyser le terrain. Positionné latéralement au hangar n° 18 se trouvait un chariot sur lequel languissait une pile de cartons, qui devait s’élever à environ trois mètres de haut. Si elle réussissait à se hisser jusqu’à la bouche d’aération, à l’abri du toit, peut-être parviendrait-elle à entendre l’écho de l’intérieur…

Des bruits de voix interrompirent sa réflexion, la faisant bondir. Risquant un œil sur le côté depuis l’arrière du n° 17, elle reconnut quatre des marins du groupe qu’elle attendait. Deux autres arrivèrent, suivis du capitaine qui les dépassa pour ouvrir le lourd portail de l’antichambre. Un par un, ils pénétrèrent à l’intérieur, le dernier prenant soin de refermer la porte derrière lui. Aucun mot n’avait été prononcé ; ne restait pour seule témoin de leur présence que la traînée de fumée de leurs cigarettes. Palma fronça les sourcils. Il était impossible que leur équipage fût si restreint. Sept personnes ne pouvaient suffire à la manœuvre d’un navire tel que celui qu’elle avait vu le matin même. L’énigme s’épaississait ; mais si elle attendait plus longtemps, elle risquait de rater de cruciales informations. Sans plus y réfléchir, elle s’empressa de rejoindre l’arrière du n° 18, et entreprit d’escalader la colonne d’emballages. Vérifiant d’abord le verrouillage des roues du chariot, elle s’aida de la rambarde pour poser un pied sur le premier carton afin d’en éprouver la stabilité. La surface demeurait intacte sous son poids : le contenu paraissait solide. Tendant les bras pour agripper le bord suivant, Palma amena son autre pied au-dessus de la première boîte. Il s’agissait maintenant de réitérer le mouvement en prenant garde de ne pas être déséquilibrée par ses impulsions.

Une fois au sommet de l’échafaudage, Palma découvrit deux longues barres métalliques parallèles à un mètre d’intervalle. Empoignant la première, elle tenta de s’y hisser dans la longueur, ramenant un pied après l’autre dans la continuité du tuyau. Avec d’infinies précautions, les épaules vissées à la paroi de tôle, elle leva des poignets tremblants vers le second cylindre de fer. S’y accrochant fermement, elle sauta avec élan et vint s’enrouler autour du conduit. Sept mètres la séparaient encore du toit et de sa grille d’aération ; cependant, un mètre à peine la distançait d’une fenêtre qu’elle n’avait jusque-là pas remarquée, par laquelle béait l’éclairage chaud de l’intérieur. Mais il faudrait qu’elle recule en rampant, à l’aveugle…

Prenant son courage à deux mains, Palma s’exécuta avec adresse, ignorant la température glacée du métal sous elle. Au fur et à mesure qu’elle se rapprochait, l’éclat flavescent se faisait plus vif. Palma pivota imperceptiblement, et elle distingua enfin le rebord de l’ouverture juste au-dessus d’elle. Soulagée, elle tendit une première main et entreprit de se redresser avec la seconde. À peine eut-elle saisi le rebord que le tuyau céda. Dans un extrême réflexe, elle se cramponna à l’embrasure, et mobilisa toute sa force musculaire afin de s’y introduire.

La fenêtre menait à un grenier ouvert où se trouvaient entreposées des dizaines de sacs de marchandise. Exhalant l’adrénaline qu’avait exsudée sa montée, Palma cala ses coudes sur la planche de bois d’où elle put enfin guetter les marins.

Quatre mètres plus bas, entourés de milliers de cartons en tous genres, leurs rires fusaient. Ce qui semblait être l’équipage du porteconteneur au complet s’apprêtait à entamer un délicieux repas. En découvrant le nombre de plats, Palma faillit s’évanouir : jamais elle n’avait vu autant de nourriture rassemblée sur une même table !

Le capitaine présidait. Comme Palma s’y attendait, sept autres marins les avaient rejoints entre-temps. Ils s’étaient scindés en deux groupes pour venir… Mais pourquoi autant de prudence ? Que souhaitaient-ils cacher ? Après s’être assuré qu’ils étaient tous arrivés, le capitaine se leva, attrapa son verre et s’éclaircit la gorge.

– Mes amis, lança-t-il, buvons tout d’abord à la santé du roi d’Espagne !

Tous applaudirent et trinquèrent, verre d’alcool à la main.

– Et maintenant, à celle de la merveilleuse Hitihiti ! reprit-il.

De nouvelles acclamations suivies de bruits de verres qui s’entrechoquent retentirent. Hitihiti ? Palma sentit des picotements parcourir ses doigts, mais tint bon.

– J’ai hâte d’y être de nouveau, dit le blond de la veille.

– Patience, il faut de la patience, voilà tout ; car, chaque fois que l’on pose le pied sur cette île, on souhaite ne plus jamais l’en retirer.

– C’est bien vrai ! renchérirent les marins.

– Où est-on censés livrer, cette fois ? demanda Carasco.

– Christmas, répondit le capitaine. Nous récupèrerons les documents à Panama City.

– Et les douaniers ?

– Les Kiribati ont pour avantage l’étendue de leur territoire et l’isolement de leurs atolls. De plus, personne ici ne connaît assez bien la géographie du Pacifique pour pouvoir situer l’île Christmas. La marchandise doit forcément arriver sur une terre signalée par les cartes. Si nous disions aux Panaméens que nous transportions des marchandises au repère où se situe Hitihiti, ils se moqueraient de nous… de la nourriture et des objets en plein Pacifique… Il s’essuya l’œil du revers de sa manche, riant à sa propre plaisanterie.

– Bien, je crois que nous allons pouvoir attaquer l’entrée, se ressaisit-il.

– À la santé du capitaine ! lança un pansu bonhomme.

Tous trinquèrent.

Les paumes de Palma lui brûlaient. Elle voyait ses jointures blanchir à l’endroit où sa chair maintenait sans relâche le bord coupant de l’ouverture, sa résistance faiblissait : alors, précautionneusement, elle sauta. Elle parvint à retomber sur ses pieds, trébucha, mais le crissement de son atterrissage ne fut pas assez fort pour troubler la réception de l’autre côté du mur. À nouveau dissimulée dans l’ombre de la bâtisse, Palma tenta de rassembler ses esprits. L’équipage se rendait sur une île, dans l’océan Pacifique. Mais laquelle ? L’île Christmas ? Hitihiti ? Ces noms ne lui disaient rien. En revanche, la façon dont les matelots dépeignaient leur expédition concordait implicitement avec un détournement de marchandise. Se pût-il que cette bande amicale et hiérarchisée se révélât appartenir à une mafia internationale ? Les propriétaires du porte-conteneur, les exportateurs et les importateurs avaient-ils connaissance de ce qu’il advenait de leur cargaison ? Forcément, si les destinataires ne réceptionnaient jamais leurs denrées… Que se passait-il pour les habitants de ces îlots solitaires lorsqu’ils avaient crucialement besoin de leur chargement ?

L’image atroce d’un petit garçon affamé, abattu par un policier alors qu’il tentait de voler un sachet de biscuits dans une épicerie quelques années plus tôt, ressurgit dans les pensées de Palma.

La loi était rude en Argentine. Si l’on venait à découvrir ce trafic, les marins et leur capitaine seraient emprisonnés sur-le-champ. Une vague de colère, de haine et d’injustice la submergea soudain : ces hommes, ces bandits, se tenaient à quelques mètres d’elle en train de se gaver d’alcool et de viande grasse, alors que pour une simple friandise cet enfant était mort. Elle s’apprêtait à courir tout révéler aux autorités : hors de question de les laisser poursuivre leurs activités impunis ! Cependant, elle-même avait enfreint la loi en assistant subrepticement à leur rassemblement ce soir-là. Elle était venue sans autorisation, habillée de noir des pieds à la tête, avec un revolver, de surcroît. Qui la croirait ? L’issue la plus vraisemblable était sa propre arrestation…

Cette conjecture l’amena à reconsidérer la visée première de son escapade. Qu’était-elle venue chercher sur le port seule et en pleine nuit, au juste ? Quel motif avait vibré si fort en elle qu’il lui avait fait négliger tous dangers et difficultés ? Pourquoi n’avait-elle pas cessé ses flâneries quotidiennes le long des bateaux, bien que Guillermo ne marchât plus à ses côtés ? Face à l’inconnu, elle se sentait dans son élément. Les contrées lointaines et inexplorées l’attiraient ; les profondeurs de l’océan éloignées de tout rivage l’hypnotisaient ; et la vérité était qu’elle aurait accompli n’importe quoi pour avoir une chance d’embarquer à bord de l’un de ces géants des mers. Alors qu’elle prenait conscience des raisons enfouies qui l’avaient entraînée jusque-là, un frisson parcourut sa colonne vertébrale. L’aventure. La curiosité. Le voyage. Et si elle avait senti que son existence était sur le point de basculer, c’était parce qu’elle tenait à présent l’opportunité idéale pour transformer son rêve en réalité.

Palma prit un moment pour méditer. Il ne faisait aucun doute que l’équipage se rendait régulièrement à Hitihiti ; en ce moment même, ils étaient en chemin ; leur escale à Buenos Aires durerait jusqu’à l’aube ou plusieurs jours dépendamment de la quantité et de la nature de leur chargement, et ce qu’était susceptible de lui rapporter son intrusion relevait ni plus ni moins de l’ordre du quitte ou double : pourtant, elle voulait essayer. Il y avait quelque chose dans l’air, un soupçon de magie et d’espoir qui lui soufflait qu’elle avait peut-être bien quelque chose à gagner, en fin de compte.

Quelques pas plus loin, Palma dénicha la porte blindée qu’elle savait conduire à un couloir fermé à l’intérieur de l’entrepôt. Se remémorant les gestes de Guillermo du temps où l’un de ses passetemps consistait à déverrouiller des sas de sécurité, elle s’accroupit, et fit pivoter le volant avec une exactitude remarquable. Palma appuya son oreille contre le béton froid : un cliquetis s’enclencha à l’intérieur, et la porte s’ouvrit bientôt en grinçant sur le passage qu’elle anticipait, éclairé par une guirlande d’ampoules suspendue au plafond bas. Juste avant de pénétrer dans la galerie, elle s’assura de placer une brique dans l’ouverture au cas où elle devrait s’enfuir en coup de vent.

Palma progressait à pas feutrés dans l’allée. De chaque côté s’alignait une multitude de portes permettant d’accéder au cœur du local. Devant la quatrième en partant de la droite, les bruits de voix s’amplifièrent, et Palma sut que c’était celle-là qu’elle devait franchir. La main droite sur sa poche latérale, la gauche sur la poignée, elle inspira profondément pour tenter de calmer les tambourinements effrénés de son cœur dans sa poitrine. Les rires des marins bourdonnaient à ses oreilles. Bientôt, elle n’y tint plus, et envoya valser la porte contre le mur. Une énorme détonation retentit dans la salle brusquement devenue silencieuse. L’un des marins porta la main à sa ceinture, geste auquel elle répondit en brandissant son pistolet et fixa son regard droit dans les yeux du capitaine. Les matelots l’observèrent, interdits, comprenant qu’elle n’hésiterait pas à faire feu. Ils ne respiraient plus. Le capitaine, lui, ne cilla pas. Ils avaient déjà eu affaire à des curieux, et cette fille ne ferait pas exception. Toutefois, quelque chose en elle le glaçait. Son regard brûlant et déterminé le ramenait des années en arrière, pourtant il se refusait à se laisser submerger par les émotions. Les paumes croisées sur sa poitrine dans la tentative de contenir ses tremblements, il prit la parole le premier.

– Puis-je savoir comment vous êtes entrée ici ? questionna-t-il.

Palma n’avait préparé aucune réplique ; la pression était si forte que les mots lui semblèrent se lier mécaniquement, mus par un phénomène inexplicable.

– J’ai eu le sentiment que des trafiquants se réuniraient ici ce soir, répondit-elle, tranchante.

Son audace déstabilisa le chef de la bande. Il reprit :

– Écoutez, commença-t-il. Il y a certainement erreur. Voyezvous, nous ne détournons pas plus de marchandise que d’objets, pas plus que n’importe quoi d’autre d’ailleurs. Je le répète : vous faites erreur. De plus, si une telle affaire avait lieu, je ne pense pas que ce serait à vous que nous aurions affaire, mais à la police.

Qu’avait-elle pu entendre, et où ? Tous leurs papiers étaient en règle, la douane n’y avait vu que du feu.

– Ainsi donc, vous nous accusez sans preuve. Je me demande ce qu’en penseraient les autorités.

– Vous allez croupir en prison pour le restant de vos jours, l’ignora-t-elle.

C’en fut trop pour le blond, qui se leva et dégaina son arme pour de bon.

– Ça suffit, maintenant.

Mais Palma, qui s’était rapprochée de la table au fur et à mesure qu’elle parlait, tenait désormais son arme pointée à trente centimètres du capitaine.

– Dites-lui de jeter son arme, lui ordonna-t-elle.

Torrès hésita. D’où il se trouvait, il eût facilement pu la désarmer : mais il pressentait qu’elle n’hésiterait pas à décharger, et lui-même était bien meilleur marin que tireur d’élite. En son for intérieur, le capitaine aboutit à la même conclusion. Ils n’avaient pas le choix.

– Torrès, jetez votre arme, lâcha-t-il.

– Les autres aussi.

– Comment ça ?

– Ne me prenez pas pour une imbécile. Si lui en a une, les autres en ont aussi.

Si plus aucun d’eux n’était armé, ils n’auraient plus aucun moyen de protéger le secret. Le capitaine ne pouvait admettre qu’ils se retrouvaient tous à la merci d’une adolescente. Mais quelle alternative à ce qu’elle commandait ?

– Posez vos armes.

Les marins hésitèrent. Le canon s’enfonça dans la chair du capitaine.

– Posez vos armes, répéta-t-il plus fort.

Finalement, ils s’exécutèrent. Palma triomphait ; mais elle devait à tout prix garder son assurance si elle voulait atteindre son objectif. Il ne s’agissait pas de s’imposer en justicière, mais de conclure un marché. Elle pressa le revolver plus fort.

– Je peux filer vous dénoncer, ou négocier. À vous de voir, prononça-t-elle.

Il n’était plus dans leur intérêt de clamer leur innocence. Le capitaine réagit :

– Le choix est évident, bredouilla-t-il exaspéré. Mais qu’attendezvous de nous ?

Palma réfléchit à la meilleure manière d’aborder le sujet.

– Parlez-moi d’Hitihiti, dit-elle.

Une lueur d’espoir traversa le regard du capitaine. Si la jeune fille avait compris qu’ils déviaient leur cargaison, peut-être ne disposaitelle d’aucun renseignement sur Hitihiti. C’était leur ultime occasion, songea-t-il. Il jouait sa dernière carte.

– Je ne vois pas du tout de quoi vous parlez, répondit-il avec conviction.

Le chapeau du pistolet coulissa dans un bruit métallique. Pris de frayeur, le capitaine hurla.

– Pitié !

– Que tout le monde parte, enjoignit-elle. Après seulement, j’accepterai de discuter.

Un lourd silence s’abattit sur le hangar.

– Chef ? tressaillit un marin.

– Allez-y, approuva-t-il, en sueur. Je vous rejoindrai au bateau.

L’équipage se leva, quittant la table avant même d’avoir entamé le plat principal. Ils sortirent discrètement de la même façon qu’ils étaient venus : sept d’abord, sept ensuite. Avec un regard inquiet, le dernier matelot referma le grand portail derrière lui, souhaitant muettement bonne chance au capitaine.

***

Ils étaient seuls à présent dans le hangar n° 18, et le capitaine n’entrevoyait aucune échappatoire. Il savait que l’équipage ne viendrait pas à son secours : c’étaient ses ordres… Ils s’attendaient certainement à le voir mourir pour préserver le secret… mais il était d’un autre avis. Tandis que Palma s’asseyait en face de lui, pistolet toujours braqué dans sa direction, il se creusait l’esprit afin de tenter de retrouver à quel moment elle avait pu les surprendre en train d’évoquer Hitihiti.

– Je vous écoute, l’invita-t-elle.

– J’ignore ce que vous souhaitez savoir exactement.

– Je veux comprendre pourquoi une simple livraison dans le Pacifique suscite autant de mystère.

– Ça n’a rien d’une simple livraison, allégua-t-il en réajustant sa casquette. Personne n’est au courant que nous débarquons à Hitihiti, pour la simple raison que l’île ne figure sur aucune carte.

– Comment est-ce possible ? s’abasourdit Palma, qui croyait avoir mal entendu.

– Aux yeux du monde, Hitihiti n’existe pas. Elle est invisible, affirma-t-il.

Palma se demanda s’il n’était pas en train de lui broder un mensonge pour s’en sortir.

– Si vous mentez… le menaça-t-elle.

– À quoi bon ? fit-il en haussant les épaules, résigné. Du reste, je serais incapable d’inventer tout ça.

– Continuez. Comment Hitihiti pourrait-elle être… invisible ?

– Nous savons que sa position à l’équateur y est pour quelque chose. Jusqu’à aujourd’hui, personne n’est parvenu à l’expliquer. Les gens se rapportent aux légendes de la tradition orale.

– Et que disent les légendes ?

– Elles racontent qu’en des temps très anciens, un village de Polynésiens avait rassemblé animaux et provisions sur des voiliers avec pour dessein de partir explorer les mers du Nord. Espérant découvrir des archipels accueillants et fertiles, ils avaient prévu d’y fonder des colonies, aussi à bord avaient embarqué hommes, femmes et enfants. Parmi eux figurait leur chef, Ra’anui, son épouse, Ahu’ura, et leurs trois enfants. Ils naviguèrent douze jours et douze nuits, guidés par leur connaissance des océans et des étoiles. Alors qu’ils apercevaient enfin une terre à l’horizon, une violente tempête se déclara. Il est dit que les embarcations plongèrent dans l’océan, pivotant sur elles-mêmes à 360°. De nombreux villageois périrent noyés, écrasés par le poids des bateaux, incapables de remonter à la surface. Lorsque ce terrible épisode se termina, il ne restait qu’une poignée de survivants. Ils réussirent à gagner la terre émergée au prix d’un ultime effort physique. Certains moururent sur la plage, brisés par la fatigue et l’horreur du massacre auquel ils venaient d’assister. Le roi Ra’anui sombra avec son navire ; sa femme, aidée par un ami, parvint à flotter jusqu’à la côte où elle découvrit avec horreur le cadavre de son fils aîné, mort en tentant d’aider ses sœurs à rejoindre l’île. Dévastées par le chagrin, les filles et la mère pleurèrent leur père et leur frère défunts. Les survivants paraissaient inconsolables : l’ampleur de leurs pertes s’élevait au-delà de tout ce qu’ils auraient jamais pu imaginer. Alors que la dernière étincelle de vie quittait Vaimana – le fils aîné –, des ondes extrêmement puissantes se dégagèrent de son corps, qui s’aventurèrent toujours plus loin dans l’océan et sur la terre. Les Polynésiens y virent la manifestation de la mana, sorte de force sacrée habitant la nature et certains êtres vivants. Alors que la mana transparente avait atteint un point indiscernable dans l’océan, son courant revint vers l’île par le ciel, formant un dôme protecteur qui, plus tard, protègerait l’île des attaques extérieures et du déchaînement des éléments naturels. Vaimana engendra donc la barrière immatérielle qui rendit invisibles les terres hitihitiennes.

Captivée par son récit, Palma déployait de vifs efforts à conserver une attitude froide et neutre envers le capitaine. Elle devait absolument s’exprimer avec désabusement si elle souhaitait maintenir une position de force.

– Si l’île est véritablement cachée aux yeux du monde, reprit-elle. Comment se fait-il que certains en connaissent l’existence ?

– La barrière est mystérieuse, exposa le capitaine. À plusieurs reprises dans son histoire, elle a permis le passage à des navires étrangers : c’est ainsi que les Espagnols la découvrirent pour la seconde fois, en 1680.

Le drapeau qui ornait le porte-conteneur de la veille se mit à danser dans la mémoire de Palma.

– Il s’agissait d’une expédition savante qui avait été mandatée par la couronne pour étudier les coutumes des peuples et recenser de nouvelles espèces de plantes : d’abord en Amérique, puis dans les îles du Pacifique. Alors qu’ils quittaient la Nouvelle-Espagne, les membres de l’équipage décidèrent de rallier l’île d’Amat afin de se ravitailler en vue de la longue traversée qui les attendait, et aiguillèrent donc en direction du sud-ouest. Les journées étaient longues, la chaleur écrasante ; mais bientôt des amitiés se formèrent, et les savants, qui trouvaient bien plus de sens dans le vagabondage que dans la vie à l’européenne, commencèrent à envisager une existence paisible dans les îles. Alors qu’ils venaient de franchir la ligne de l’équateur, une nuit, une violente tempête les réveilla. La caravelle tanguait de manière incontrôlable ; les femmes hurlaient, les enfants pleuraient ; les hommes s’affairaient sur le pont pour tenter de maintenir le navire à flot. Enfin, le bateau se retourna sur lui-même, et tous se cramponnèrent du plus fort qu’ils purent à l’objet fixe le plus proche – les hommes sur le pont, les femmes et les enfants à l’intérieur. Puis d’immenses vagues noires les engloutirent, et ils perdirent connaissance.

– En se réveillant à la vue d’une mer d’un bleu parfait et d’un soleil de plomb, ils crurent d’abord se trouver aux portes du paradis. Cela ne pouvait en être autrement : ils se trouvaient tous là, sains et saufs, et bientôt ils distinguèrent une étendue de sable à la végétation luxuriante, et s’en rapprochèrent en manœuvrant tant bien que mal la caravelle endommagée. L’équipage débarqua, et ensuite arriva leur rencontre avec les Polynésiens.

Palma avait un mauvais pressentiment. Les histoires coloniales se terminaient souvent en bains de sang.

– Comme le relatent de nombreux explorateurs du Pacifique Sud, les Polynésiens offrirent aux naufragés un accueil des plus chaleureux, leur apportant plats traditionnels et fruits locaux. Une fête fut donnée en leur honneur, et les voyageurs pleins de gratitude surent demeurer humbles envers leurs hôtes, ce qui leur valut de se voir proposer de rester vivre à Hitihiti en échange de travaux d’intérêt commun. Tous s’accordèrent : par ailleurs, il leur fallait un endroit où dormir et de quoi manger en attendant que la caravelle soit remise en état. À l’époque, un seul village existait à Hitihiti, et les Polynésiens avaient entrepris d’en bâtir un second à l’est, sur une colline surplombant la plage. Les Hispaniques les y aidèrent et, lorsque le navire fut enfin prêt à reprendre le large, le nouveau village prospérait, et comptait même plusieurs dizaines d’habitations.

– Certains marins, l’un des savants, ainsi que quatre des six familles d’Amérique latine restèrent, tandis que les autres repartirent. À leur retour sur le Vieux Continent, ils rencontrèrent le roi afin de lui remettre un rapport détaillé sur le déroulé de leur mission et leurs découvertes. Ce dernier, après avoir entendu leur récit hitihitien, décréta qu’ils devaient y retourner, afin de ramener leurs compagnons, mais surtout pour revendiquer l’île au nom de la couronne d’Espagne. Incertains de l’issue de ce nouveau voyage, mais excités à l’idée de retrouver Hitihiti, les marins appareillèrent quelques mois plus tard, cap sur l’intersection de l’équateur et du méridien 135.

– La traversée dura plus longtemps que la première fois. Après la tempête caractéristique de l’entrée dans les eaux hitihitiennes, il leur fallut plus de deux mois pour rejoindre l’île, alors qu’une heure à peine leur avait suffi la première fois. Ils commençaient à croire qu’ils s’étaient trompés ; peut-être s’étaient-ils même aventurés dans un nouvel océan, et Dieu seul savait ce qui les y attendait. Enfin, ils débarquèrent à Hitihiti, où ils furent accueillis comme des rois. L’un des marins espagnols avait épousé une Polynésienne ; deux des familles s’étaient agrandies ; ils retrouvèrent l’île aussi joyeuse qu’ils l’avaient laissée. Puis vint le temps des négociations où ils exposèrent aux chefs le dessein du roi d’Espagne. Malgré un premier refus catégorique de voir leur territoire annexé par une puissance étrangère, les Polynésiens finirent par aboutir à un accord avec les marins : si l’Espagne souhaitait s’allier à Hitihiti, elle devrait veiller à ce que ses habitants ne manquent de rien et partager ses avancées techniques avec leur peuple, qui continuerait d’être administré selon les coutumes locales. En contrepartie, les Polynésiens acceptaient de se familiariser avec la culture espagnole et qu’Hitihiti acquisse le statut de protectorat. Les marins échangèrent de chaleureuses poignées de main, profitèrent encore quelques jours de la douceur des latitudes tropicales, et finirent par reprendre la mer.

– Cependant, à peine eurent-ils largué les amarres que la terre s’évapora. Alerté par l’un des marins, l’équipage se précipita à l’arrière du pont où il demeura de longues minutes, fixant obstinément l’endroit où l’île s’appréciât encore quelques secondes plus tôt. Autour d’eux, l’eau céruléenne des mers du Sud s’étendait à perte de vue. Le vent poussait la caravelle vers l’Est, et ils ne pouvaient que s’incliner ; ainsi entrevirent-ils le premier grand mystère hitihitien.

– Lorsque le phénomène fut narré au roi d’Espagne, il pressentit l’opportunité que la barrière pourrait représenter pour son peuple à mesure que les années se succèderaient. Immédiatement, cela signifiait qu’aucune autre puissance européenne n’avait la potentialité de revendiquer le territoire. Sur le long terme, Hitihiti deviendrait leur terrain d’entraînement, l’endroit où ils mettraient à l’essai leurs inventions les plus sophistiquées, qui serviraient un jour à la gloire de l’Espagne. Il fallait à tout prix que l’île demeure secrète : aussi, il fit jurer silence aux marins, qui tinrent parole.

– À la mort de leur capitaine, ils reprirent le flambeau et effectuèrent seuls la nouvelle traversée de l’Atlantique. Au fil du temps, des générations de navigateurs ravitaillèrent l’île, bien que le coût du périple les contraignît à espacer leurs voyages de plusieurs années. Interdit par le roi lors des funestes épidémies qui prirent naissance sur le Vieux Continent, Hitihiti entretint sa tradition d’autosuffisance et sut préserver son harmonie. Non impactée par le commerce ; pas assez grande pour être exploitée ; antagonique à tous les échanges extérieurs : alors que les nations progressaient, Hitihiti, elle, persévérait dans un mode de vie archaïque, tout en s’instruisant et en inventant des remèdes éclairés à son autarcie.

– Tout comme le secret se transmit de marin en marin et de souverain en souverain, il se légua de capitaine en capitaine : et c’est ainsi qu’au décès de mon père adoptif, je me vis confier le rôle d’importateur officieux des marchandises hitihitiennes.

– Quel âge aviez-vous ? demanda Palma.

– Dix-neuf ans, souffla l’homme en costume.

– Si jeune… ? Prévenant sa question, le capitaine détailla.

– Je suis rentré dans la marine à seize ans, expliqua-t-il. J’accompagnais souvent mon père adoptif lorsqu’il partait pêcher en mer. Je n’ai jamais su qu’il approvisionnait aussi une île perdue dans le Pacifique.

– Comment auriez-vous pu l’ignorer ?

– J’allais à l’école militaire, se renfrogna-t-il. Je ne le voyais qu’aux vacances. Et il était toujours là.

Ce souvenir, alors si heureux, embrumait désormais le regard du capitaine. Alors qu’il faisait de son mieux pour contenir ses larmes, Palma se pencha vers l’avant.

– Vous êtes en route pour Hitihiti, n’est-ce pas ?

La dangerosité de son regard le glaça.

– Oui.

– Pourquoi avoir changé de route ? Il n’est plus nécessaire de franchir le cap Horn pour atteindre le Pacifique.

– Il y a certaines choses ici… que l’on ne trouve pas en Europe.

Il mentait.

Palma se leva et vint de nouveau appuyer le métal froid contre la peau tremblante du capitaine. Il déglutit. Allait-elle l’exécuter ?

Palma pesait les mots qu’elle était sur le point d’utiliser.

– Je m’engage à ne rien dire, ni à la police, ni à personne, expirat-elle.

Le détenu attendit.

– À une condition.

– Parlez.

– Cette fois-ci, vous compterez un membre de plus au sein l’équipage.

L’espace se brouilla autour de lui.

– J’embarque avec vous pour Hitihiti, proclama-t-elle.

3

Le lendemain matin, Palma se réveilla dans le lit douillet de sa modeste chambre, le soleil nimbant la pièce de ses plus beaux rayons. Elle se leva, s’étira en bâillant, et partit se débarbouiller le visage dans la buanderie. Tout en se brossant les dents, elle revit en tête la manière dont la soirée de la veille s’était terminée.

Semblant lutter contre la nausée, le capitaine la regardait, incrédule.

– C’est impossible, ne put-il s’empêcher.

– Dans ce cas, ma décision est prise, répondit-elle en armant.

– Je… je ne peux pas vous répondre. Il va falloir que j’en parle au roi…

Il comprit que sa tentative ne fonctionnerait pas.

– … mais, j’imagine qu’en lui exposant le problème, il dépendra lui aussi de vos décisions.

Palma l’invita à se lever, et lui tendit la main.

– Alors, marché conclu.

Le capitaine hésita encore une demi-seconde, et finit par la lui serrer avec bienveillance. Tout en contemplant leur geste et en projetant ses répercussions, il entrevit avec stupeur le bracelet en or massif qui entourait le poignet de la jeune fille. Trois initiales étaient gravées à l’intérieur.

– Bien, il est tard, reprit-elle. Rendez-vous demain matin, au port.

Ils rangèrent leurs chaises contre la table et sortirent par l’avant du hangar. L’avenue était déserte.

– Au fait, quand partons-nous ?

Le capitaine esquissa un sourire. Jamais il n’avait rencontré quelqu’un avec une telle détermination.

– Après-demain. À l’aube. Alors, à demain.

– Bonsoir. Et n’oubliez pas qui est-ce qui fixe les conditions, acheva-t-elle en se retournant.

***

De retour sur la Santa Maria del Mar, Pedro gravit les quelques marches qui menaient au pont avec pénibilité. Il ne parvenait pas à maîtriser ses nerfs. Rapidement, il alla déposer son manteau dans sa cabine, et rejoignit les autres dans la cuisine. Un silence de mort l’accueillit. Croyaient-ils à une apparition en le retrouvant ainsi, sans trace de blessure apparente ni sirène de police hurlant sur le quai ? Le moustachu croqua dans une tartine de pâté, et le bruit de sa mastication emplit la pièce. Au bord de l’explosion, Pedro s’appliqua à conserver la tête basse. Il beurra quelques toasts, et ressortit aussi hâtivement qu’il était entré. Les marins s’entre-regardèrent. Enfin, Miguel lâcha :

– Il lui a tout dit.

***

Assis à son large bureau en bois ciré, Pedro observait les miettes que les toasts avaient laissées sur son plan de travail. Une foule d’images se succédaient dans son esprit, où se mêlaient indistinctement passé et présent.

Il avait repoussé ce moment bien trop longtemps déjà. Avec une grande inspiration, il décrocha son téléphone, composa machinalement le numéro, et retint son souffle. Le combiné bourdonna jusqu’à ce que le répondeur prît le relais. C’était trop beau pour être vrai. Après un « bip » caractéristique, le capitaine articula simplement « Code N » et raccrocha. La bonne fortune lui accordait quelques minutes de répit supplémentaires : il n’allait pas cracher dessus.

Une dizaine de minutes plus tard, le roi d’Espagne se trouvait au bout du fil.

– Qui est-ce ?

– Une jeune fille, sûrement une habitante des favelas.

– Peut-on régler cela par l’argent ?

Pedro avala sa salive.

– Non.

La voix du roi se fit déconcertée.

– Vraiment ?

– Je le crains. Elle a pour but d’embarquer avec nous jusqu’à Hitihiti.

– Que sait-elle ?

– La plupart de ce qu’il y a à savoir… elle nous a tous menacés de mort pour que je le lui raconte.

– Mais à quoi vous servent les armes à feu ?

Le long silence qui suivit acheva d’anéantir le capitaine.

– Elle compte nous accompagner et revenir à Buenos Aires, continua-t-il.

– Lien apparent avec la WD ?

– Non.

– Une famille ?

– Oui.

– Vous savez ce que je veux dire. Susceptible de remuer ciel et terre pour la retrouver ?

Le bracelet lui revint en mémoire.

– Oui.

Nouveau silence. Puis le roi prit une profonde inspiration.

– Bon… Je suppose que nous n’avons pas vraiment le choix. Mais je vous en prie, Dos Santos… Faites attention.

– Oui, Votre Majesté.

– Je vous souhaite bonne chance.

– Merci, Votre Majesté.

Le roi fut le premier à raccrocher. Pedro coucha le téléphone comme s’il le brûlait. Il ne s’en était pas rendu compte, mais une bouffée de chaleur l’avait envahi, menaçant de l’étouffer : c’est pourquoi il se précipita sur le pont.

***

Miliana achevait de mettre la cuisine en ordre lorsque Palma pénétra dans la salle à manger en se frottant les yeux. À ce geste, sa mère comprit qu’elle avait encore une fois manqué de sommeil.

– Tu es bien matinale, remarqua-t-elle.

– Je n’arrivais plus à dormir.

– Tu as l’air fatiguée, pourtant.

Âgée d’une trentaine d’années, Miliana était une jeune femme mince, aux cheveux noirs et aux fins yeux de havane. Après le décès de son mari, elle avait opté pour un poste à mi-temps afin de pouvoir éduquer sa fille, en s’appuyant sur des cours par correspondance et des manuels scolaires – un privilège que peu des enfants du voisinage partageaient. À présent que Palma avait grandi, elle occupait à nouveau des horaires à temps complet, économisant dans l’espoir de lui payer des études.

Son courage et son tempérament lui avaient valu le respect de sa communauté d’adoption ; et, bien qu’elles vécussent dans une pauvreté extrême, Palma était certaine qu’en d’autres circonstances, Miliana eût pu diriger un empire. La voyant sourire, Miliana l’interrogea :

– À quoi tu penses ?

– À rien de spécial, répondit-elle.

Elles déjeunèrent, et Palma offrit de laver la vaisselle. Après quoi, elle lui annonça qu’elle sortait.

– Où vas-tu ? lança Miliana alors que Palma était déjà sur le seuil.

– Faire ma promenade habituelle. Je serai de retour pour dîner.

– O.K. !

Tout en observant sa fille se frayer un chemin jusqu’au coin de leur rue, Miliana se rappela leurs débuts indigents à Buenos Aires, et sa crainte de devoir élever Palma dans de si drastiques conditions. Pourtant, elle était parvenue à lui prodiguer une culture basique ; Palma incarnait des valeurs respectables, telles que l’honnêteté, la droiture et la gentillesse ; plus que tout, le milieu dans lequel elle avait grandi lui avait inculqué courage, habileté, et la capacité à apprécier les choses simples de la vie – caractère qu’il lui aurait été moins donné de développer dans des circonstances plus propices. Miliana lui faisait confiance : elle savait qu’elle ne se mettrait jamais en danger inutilement ; aussi, tout en bifurquant sur l’avenue Costatera, Palma avait bon espoir qu’elle finisse par lui pardonner l’expédition dans laquelle elle était sur le point de s’embarquer.

***

Penché sur la balustrade, un vent léger dans le dos, Pedro Dos Santos achevait de terminer sa cigarette lorsqu’il l’aperçut en contrebas, près du muret où, la veille, elle avait surpris leur conversation. Écrasant le charbon sur le rebord, il balança son mégot dans un cendrier et déplia l’escalier qui le ramènerait sur la terre ferme. Palma le reconnut et s’engagea vers la Santa Maria del Mar, le navire l’éblouissant un peu plus au fur et à mesure qu’elle se rapprochait. Pedro ne pouvait se débarrasser de la pression qui l’étreignait. Avancer le départ s’était vite révélé utopique : par ailleurs, il paraissait évident que Palma se serait empressée d’en informer la douane maritime. À nouveau, son bijou l’hypnotisa. S’extrayant enfin de sa torpeur, il l’accueillit en lui serrant la main.

– Bienvenue, dit-il. Au fait, mon nom est Pedro Dos Santos. Nous n’avons pas vraiment eu l’occasion de faire connaissance…

– Palma. Il est vrai que notre rencontre ne s’y prêtait pas tellement.

Tout en discutant, Pedro retournait la situation sous tous les angles, tentant en vain d’y trouver une échappatoire. Elle était venue sans arme ; hélas, il ne pouvait se permettre un meurtre en Argentine ; et, de toute façon, agir dans le sens contraire à ce qu’elle exigeait eût été synonyme de graves ennuis pour l’île. Après une nuit et une matinée de tergiversations, il dut se résoudre à accepter son débarquement au sein de l’équipage.

– Viens, je vais te faire visiter.

Contournant la cabine de pilotage, Pedro entraîna Palma dans la partie habitable du bateau. Les couloirs, étroits et immaculés, étaient décorés d’anciennes appliques qui projetaient des faisceaux ambrés sur les murs ; les chambres peintes à leur image, dans des tons clairs tels le beige ou le blanc. Les meubles en bois robuste côtoyaient des matelas épais et des couvertures mœlleuses ; on ne comptait pas plus de deux lits par appartement, et chacun avait sa salle de bains attenante. Palma en dénombra huit.

Tandis qu’elle errait dans les méandres du navire, elle imaginait les marins partager leur journée entre la salle des moteurs, la cabine de pilotage, le pont, la vérification du bon maintien des conteneurs, ou s’adonner à leurs activités favorites. Dans leurs chambres, un petit bureau leur permettait d’écrire ou dessiner ; ils conservaient les journaux des pays qu’ils visitaient et possédaient des centaines de romans, qu’ils devaient prendre plaisir à lire lorsque le temps leur semblait long. Le secret leur interdisait de diffuser quelques photos que ce soit de leur tour du monde permanent : aussi avaient-ils créé un énorme album qui trônait fièrement dans la salle à manger, et que Palma entreprit de feuilleter. Le volume rassemblait d’innombrables tirages des plus beaux moments qu’ils avaient passés ensemble, souvenirs de décennies de voyages de la Santa Maria del Mar entre les tropiques et le Vieux Continent. Les équipages qui s’étaient succédé à bord avaient inévitablement fini par s’entendre comme une famille, faute d’avoir pu en construire une chacun de leur côté. Les tensions étaient une réalité, mais elles s’effaçaient rapidement devant leur responsabilité commune : protéger Hitihiti, apporter les provisions vitales à ses habitants, et profiter du peu de temps qu’ils passaient sur l’île. Leur vie était quelque part entre les palettes et les cabines, d’un port à l’autre, évoluant avec la houle des océans. Les poignets agrippés à la rambarde, Pedro lança :

– Bien, tant qu’à passer plusieurs mois sur la Santa Maria, je suppose que tu aimerais te faire une idée plus précise de la manière dont ce bateau fonctionne ?

– Évidemment !

– Alors, commençons.

***

La passerelle était un lieu ouvert, agréable et décoré à l’ancienne. Lorsque Pedro et Palma y pénétrèrent, deux marins s’affairaient aux derniers réglages afin de préparer le départ de la nuit même. Le capitaine les salua d’un signe de tête. Après quoi, il entama ses explications.

– La passerelle, que l’on peut appeler timonerie dans le cas de la marine marchande, est le compartiment d’un navire d’où l’on oriente le bateau sous les ordres de l’officier de quart (il désigna l’homme à leur gauche) et d’où le capitaine ou un adjoint désigné (il indiqua l’homme de droite) dirige les manœuvres d’appareillage, d’accostage, de mouillage, de remorquage ou de ravitaillement en mer.

De son bras ouvert, il engloba divers appareils.

– On y trouve la barre, le transmetteur d’ordre aux machines, les aides à la navigation (radars, système de positionnement par satellite, sondeur), la table à cartes, les appareils de radiocommunication et de communication interne, ainsi que le central d’alarmes. Nous échangeons avec les autres navires par radio VHF grâce à l’AIS, ou « Automatic Identification System » – un système automatisé permettant de connaître l’identité, le statut, la position et la route suivie par les navires se situant dans la même zone.

Palma suivait attentivement les gestes du capitaine sur le tableau de bord.

– Comme tu peux le constater, la passerelle est entièrement vitrée, ce qui permet d’avoir une vision à 360° sur l’horizon. Nos équipements étant continuellement améliorés, les marins doivent en supplément de leur formation initiale acquérir des connaissances spécialisées telles que le positionnement dynamique, ou encore l’appontement d’hélicoptère.

– En tant que capitaine, je possède la responsabilité du navire, de sa cargaison ainsi que de ses passagers. Je m’occupe des tâches administratives, du contrôle et de la mise à jour des documents officiels, ainsi que de nous maintenir en relation avec l’armateur, l’affréteur, l’agent maritime et les autorités portuaires. Sur les grands navires comme le nôtre, le chef de l’expédition maritime délègue ses responsabilités de quart aux lieutenants, mais doit être présent en passerelle pour les arrivées et départs de port ainsi que dans les passages difficiles. Je dois enfin veiller à laisser aux marins des directives claires, suivre et faire appliquer un ensemble de règlements.

– À bord de tout navire s’exerce en priorité la législation du pays dans lequel il est immatriculé, et dont il porte le pavillon – en l’occurrence, l’Espagne ; s’applique ensuite dans les ports où le navire fait escale la législation dudit port. Enfin, suivent tous les règlements internationaux mis en place par l’Organisation Maritime Internationale, tels que le Code international de gestion de sécurité. C’est au capitaine que revient l’ultime décision d’abandonner le navire en cas de danger.

Pedro s’accouda confortablement à un meuble et croisa les bras.

– Bien sûr, tu l’auras compris, sur notre bateau, la loi est un peu différente. Nous ne sommes pas obligés de tout respecter à la lettre : par exemple, notre AIS se désactive automatiquement quand nous entrons dans le champ de protection de Hitihiti et même en temps normal, il n’est que très rarement en marche. En réalité, il est facile d’infiltrer le réseau de surveillance de l’AIS, et quelqu’un pourrait vite nous soupçonner. Nous devons également déclarer de fausses destinations pour nos marchandises, un processus dans lequel la protection du roi d’Espagne nous est très utile. Enfin, il reste quelques bricoles, mais je t’ai exposé les plus importantes. Chaque membre de l’équipage exerce des tâches bien précises, je suis sûr qu’ils te les expliqueront tous avec grand plaisir. Je dois enfin te mettre en garde par rapport aux risques que courent les bateaux tout au long de leurs voyages. Le premier a généralement lieu au départ d’un port : le risque de collision avec un autre bateau, d’où la nécessité d’une manœuvre précise. Nous pouvons également rencontrer des tempêtes ou des cyclones. Les plus grands dangers pour nous, puisque nous traversons régulièrement le Pacifique, sont les endroits contenant des récifs, des épaves ou des munitions immergées, vestiges de la Seconde Guerre Mondiale qui n’ont pas encore été découverts. Pour conclure, nous devons toujours prendre garde aux cas de pollution marine, qui, hélas, déciment de nombreuses espèces.

Palma prit quelques secondes pour digérer toutes ces informations.

– Eh bien… Je n’avais aucune idée du matériel technique qui était nécessaire pour diriger un bateau ! Ça fait beaucoup à retenir, mais je trouve ça fascinant.

– J’espère que je ne t’ai pas assommée !

– Non, ne vous inquiétez pas. Vous avez une manière intéressante d’expliquer tout ça : on voit que vous connaissez votre sujet. Et puis, c’est ce que j’ai toujours rêvé d’apprendre.

– Merci pour le compliment. Mais, je t’en prie, tu peux me tutoyer. Après tout, tu fais partie des nôtres, maintenant !

– Merci, répondit sincèrement Palma.

Pedro se décolla du mur en bois comme pour se remettre en route.

– Si nous allions manger ? Toutes ces explications m’ont épuisé, je meurs de soif !

Palma hésita. Ne devrait-elle pas déjeuner avec sa mère, à la veille de son départ ?

– Allons-y.

***

La salle à manger était une pièce agréable aux murs blancs et aux lumières douces, parsemées par des antiquités chinées sur d’autres bateaux. Au centre, trois marins se trouvaient assis autour de la large table. L’un d’eux, un blond maigrelet, retouchait des photos sur son téléphone portable avec un air sérieux ; le second semblait absorbé dans la lecture d’un livre, et le dernier attendait simplement que le temps passe, la tête posée dans les mains : un moustachu rebondi : souriant, les joues colorées, loquace, il ressemblait en tous points à l’image que l’on pouvait se faire d’un grand-père – ou du Père Noël… Lorsque Pedro entra, tous se tournèrent vers lui.

– Salut, Pedro.

– Salut, les gars. Alors ? Prêts pour le départ ?

– Felix est pas dans son assiette, lâcha le blond prétentieux que Palma reconnut comme le premier à avoir voulu sortir son pistolet dans le hangar.

Felix gardait le menton fermement écrasé contre ses paumes.

– Que s’est-il passé ? s’enquit Pedro.

– Oh, rien, reprit celui qui lisait, un brun d’apparence assez calme. Il s’est disputé avec un serveur ce midi au restaurant.

– Comment ça ?

– Eh bien, pour l’apéritif, Felix avait commandé un tinto de verano. Mais en le goûtant, il s’est rendu compte que les trois quarts étaient de la limonade, et un quart seulement du vin rouge. Le pauvre garçon avait dû se tromper. Bref, Felix est resté statufié pendant au moins cinq longues minutes, les joues gonflées de colère. On croyait qu’il avait arrêté de respirer – jusqu’à ce que le serveur vienne nous demander si tout se passait bien. Là, Felix s’est levé et sans un mot, il l’a regardé dans les yeux… et lui a craché l’entièreté du contenu du cocktail qu’il avait absorbé à la figure. Alors que je me demandais si un lama n’avait pas pris possession de son corps, le serveur a lâché son plateau et l’a giflé. Un bon Argentin, ça fait mal. Felix lui est rentré dedans, du coup, on s’est tous levés pour essayer de le retenir. On a quand même réussi à le sortir du restaurant tandis qu’il débitait toutes les insultes qu’il connaissait au serveur retenu par son patron. Et voilà comment on s’est retrouvés sur la liste noire du restaurant. Ce qui est triste, parce que leurs tripes de porc étaient drôlement bonnes.

– Du coup, il fait la tête, le provoqua le blond.

– La ferme, gueula Felix d’un air mauvais.

– Je sors fumer une clope, répliqua-t-il en clignant de l’œil.

Felix se renfrogna. Comme s’il n’avait pas déjà été assez humilié… Pedro lui tapa dans le dos.

– Laisse couler, mon vieux. Que veux-tu, le tinto de verano demeure avant tout une spécialité espagnole.

– Si vous le dites, capitaine.

– Au fait, que mange-t-on ?

– Carasco est parti chercher de quoi faire un gaspacho. Il y aura aussi de la paëlla.

– Formidable. Et qui cuisine ?

Un silence lui répondit.

– Je suppose que c’est encore moi qui vais devoir m’y coller, soupira le brun.

– Je vais t’aider, proposa Felix. Ça me changera les idées. Et après, on se servira une bonne sangria.

– Pas trop de sangria ce midi, avertit Pedro. Gardez ça pour ce soir. C’est notre dernier repas en ville.

– Ouais, sauf que maintenant, je ne sais pas où on va manger, se désola Maximiliano.

– Je suis sûr qu’on trouvera un endroit. Bien, je vais aller chercher Garcia, Velasquez, Santiago et Valiente pour leur dire qu’ils peuvent venir se mettre à table.

Le capitaine sortit. Devant les fourneaux, Maximiliano et Felix avaient mis à cuire deux énormes poêles de paëlla sur des plaques électriques.

– Combien de membres d’équipage la Santa Maria del Mar compte-t-elle ? les interrogea Palma.

– Nous sommes quatorze, quinze avec le capitaine, répondit Maximiliano. Comme la salle à manger n’est pas très grande, nous avons instauré un système de rotations : premier service, deuxième service. Tu choisis ton service en fonction de tes affinités : en général, il y a une bonne entente et ça ne pose pas de problème. Les gens avec qui l’on va manger aujourd’hui, c’est ceux qui mangent avec nous d’habitude. Tu vas voir, ils sont très gentils et sont toujours en train de blaguer.

– Ces sortes de groupes distincts ne vous empêchent-ils pas de vous connaître ?

Maximiliano sourit.

– Nous vivons quand même à quinze sur le bateau à longueur d’année. Même s’il est grand, comment veux-tu que l’on ne se parle pas ? C’est essentiel pour la coordination des tâches précises que nous avons tous à effectuer au sein du navire. Je pensais que Pedro te l’avait expliqué.

– Il me l’a dit, le rassura-t-elle. Ce sont juste ces services qui m’ont fait me poser la question.

– Tu viens d’arriver. Il faut que tu t’habitues.

– Oui…

Ils poursuivirent leur préparation en silence, avant que Maximiliano ne reprenne la parole.

– Au fait, j’ai été super impressionné quand tu as débarqué… Hier, dans le hangar. On n’avait jamais vu ça.

– C’est vrai, adhéra Felix. En vérité, on avait déjà vu des curieux. Des gens qui essayaient d’écouter nos conversations, comme ça… Mais ils n’étaient jamais sûrs de rien. Ils n’osaient pas nous dénoncer ou aller jusqu’à demander une enquête de police. Tandis que toi… tu n’as pas hésité. Mais je me demande toujours quand est-ce que tu nous as entendus articuler le nom d’Hitihiti ? Ça fait un peu peur, quand on y pense.

– Ouais ! Moi aussi, j’aimerais bien savoir.

– Secret professionnel, sourit-elle.

– Tu sais, si tu nous le disais, ça nous serait d’une grande aide, insista Maximiliano, puisqu’après ça, on ne referait plus jamais la même erreur. Et on ne courrait plus aucun risque.

Il ne lâchait pas prise facilement !