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Lucie Vernois est une femme mariée et mère attentionnée de deux enfants, Tom, six ans et Mila, dix-huit mois. Elle vit dans un pavillon en région parisienne et exerce le métier de chargée de clientèle en assurance. Un matin d'été caniculaire, elle arrive en retard et contrariée sur son lieu de travail : le réveil des enfants a été mouvementé et elle a appris la veille que Tom, son aîné, souffre d'un trouble sévère de l'attention. L'état de son fils nécessite un suivi médical conséquent auprès de spécialistes. En manque de soutien, délaissée par un mari trop souvent absent, Lucie s'inquiète de devoir gérer seule cette situation contraignante, l'obligeant à de nombreux déplacements pour des rendez-vous médicaux. Anxieuse, imaginant sa vie familiale bousculée et ses projets d'évolution de carrière remis en question, elle ne se trouve pas aussi efficace qu'elle le devrait dans son travail et la matinée, cette matinée-là, s'étire interminablement. Lucie s'attend à ce que sa vie soit bouleversée mais ne s'imagine pas à quel point le destin se joue d'elle.
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Seitenzahl: 132
Veröffentlichungsjahr: 2024
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A mes filles, Charlotte et Camille.
Ce matin là, peu avant neuf heures, la ville semble s’être assoupie telle une femme lascive sur un tableau de Gauguin. Elle en porte les courbes tracées à l’encre flamboyante des toitures ondulantes sous les rayons d'un soleil déjà ardent, accompagnant les méandres nonchalants du cours d’eau voisin. La vague de chaleur interminable l’enveloppe dans une indolente rêverie, une bulle où tout semble en apesanteur, comme une parenthèse d’inertie au cœur de l'été.
Les habitants se calfeutrent derrière leurs volets clos, s’isolent du monde alentour et attendent, amorphes, les prémices d’une atmosphère plus respirable. La chaleur, comme un mur invisible, affecte les échanges, dissout les liens, prohibe les contacts.
Quelques commerces du centre-ville ferment leurs portes en raison de la canicule qui frappe le pays depuis maintenant plusieurs semaines. Certains, comme le boulanger, ouvrent de façon exceptionnelle uniquement le matin. La compagnie d’assurance, quant à elle, reste ouverte la journée complète: le bâtiment correctement climatisé peut recevoir la clientèle et ses quatre employés dans des conditions enviables.
Lucie gare sa voiture à l’arrière de l’agence, sur le parking strictement réservé au personnel. Quatre places, pas une de plus, coincées entre le local électrique et les poubelles. Ce matin là, il ne lui reste que l’emplacement du fond où toute manœuvre étant impossible, elle sera obligée de ressortir en marche arrière. Un exercice habituellement redoutable aux heures de pointe en raison de l’affluence piétonnière dans cette rue très passante du centre-ville. Dans cette agence, la place de parking est une motivation en soi pour arriver tôt au travail.
Même à cette heure matinale, la chaleur l’accable au sortir de la voiture climatisée. Lucie franchit à huit heures quarante la porte d’entrée, au pas de course, avec un retard de dix minutes.
Les coups d’œil furtifs que lui jettent ses collègues lors de son bref salut, l’un lointain pour Roberto, l’autre teinté d’ironie pour Marie, lui procurent le sentiment d’être une petite souris qui se faufile pour ne pas être remarquée. La porte fermée du responsable de service est le signe que celui-ci est déjà au téléphone. Lucie espère qu’il n’a pas prêté attention à son retard : elle n’a pas besoin, aujourd'hui plus encore que d'habitude, d’endurer un sermon…
Chaque jour, on se doit d’arriver trente minutes avant les premiers clients. Ce qui laisse le temps de saluer les collègues, de discuter de la circulation matinale ou des dernières informations, ou encore de classer les dossiers de la veille et de préparer les rendez-vous de la demi-journée.On laisse la vie de famille et ses aléas sur le seuil de l’agence et on affiche une mine avenante, professionnelle et charitable pour que le bon client le soit encore pour les mois et les années à venir. C’est en tout cas les termes du contrat oral énoncé et répété à foison par Patrick Merisier, le responsable de l'agence. Dans le secteur de l’assurance, pas de faux pas possible, on se doit d’ « assurer ».
Lucie n’a pas fermé l’œil de la nuit.
La chaleur exécrable gorgeait la sous-pente qui leur tient lieu de chambre, transformant son sommeil en un flot épuisant de pensées versatiles. L’échange qu’ils avaient eu la veille avec le pédopsychiatre de Tom lui revenait sans cesse en tête. Le constat est établi : leur fils est atteint d’un trouble sévère de l’hyperactivité. Reconnaître qu’il s’agit d’une maladie la soulage un peu. A la suite de plusieurs entretiens, alliant analyses comportementales tant à la maison qu’à l’école et témoignages de leur entourage, le médecin avait conclu à ce diagnostic. Le terme d’hyperactivité n’était pas utilisé à la légère : quelqu’un reconnaissait enfin que Tom n’était pas seulement un enfant turbulent, qui « pose problème », mais un être en souffrance qui se met en danger et peut aussi nuire à la sécurité d’autrui.
Les yeux grands ouverts dans la pénombre de sa chambre, Lucie avait imaginé ce qu’allait être leur vie dorénavant. Si l'aide que leur apporterait le monde médical s'annonçait bénéfique, le nombre d'heures consacrées aux rendez-vous chez les spécialistes serait conséquent. Le pédopsychiatre leur avait annoncé que Tom devait être suivi par un psychothérapeute. A ces entrevues seraient associés des entretiens familiaux, des séances d’orthophoniste et de psychomotricité…
Jusqu’ici ils avaient géré le comportement de Tom comme ils l’avaient pu, et il faut bien le reconnaître, certainement pas de la meilleure façon. Ils s'étaient trouvés plus d’une fois complètement dépourvus face au comportement excessif de leur fils. Alors on s’énerve, on crie, on punit. Et bien évidemment, cela n'avait fait qu’aggraver les choses.
La directrice de l’école, bien que compréhensive, s’était montrée claire : il allait être très difficile de terminer l’année de CP avec Tom qui n’arrivait pas à suivre le cours et perturbait la classe. Elle leur avait suggéré de se renseigner auprès d’un établissement spécialisé qui pourrait accueillir leur fils dans de bonnes conditions. Lucie songeait avec amertume qu’à Ferrière-La-Ville, cité de quatre mille habitants, on pouvait s’estimer heureux d’avoir deux écoles primaires ainsi qu'un collège et un lycée. Pour trouver le reste, dont ce genre d’établissement spécialisé, il fallait faire les trente bornes jusqu’à Évry.
Cyril travaillant à l’opposé dans une entreprise de plasturgie, Lucie avait pris conscience que si son fils était placé en établissement spécialisé, la tâche de conduire Tom à Évry lui reviendrait assurément. Il lui faudrait une heure trente de trajet aller-retour matin et soir au vue de la circulation aux heures de pointe, avant de prendre son poste chez Cap Vie Assurances à huit heures trente. Sans compter Mila qu’elle devait déposer à la crèche qui n’ouvrait pas avant sept heures trente. Hormis ce problème d’horaires impossibles, cette situation aurait un coût qu’ils pourraient difficilement assumer avec les prêts en cours pour la maison et leurs deux voitures…
Chacun des ronflements de Cyril prouvait à Lucie qu’il n’avait pas pris la mesure de leur situation. Elle songeait avec amertume que la vie de son mari changerait peu, moins que la sienne en tout cas. Il quittait en général son travail bien après dix-huit heures trente, de ce fait elle assumerait probablement seule les rendez-vous de Tom chez les spécialistes. Peut-être concéderait-il à se libérer plus tôt un soir par semaine ? Mais comment pourrait-elle lui en vouloir, lui qui avait un poste de cadre, gagnait bien plus qu’elle, et avait tant de responsabilités professionnelles…
- Et bien, Lucie, on a eu une petite panne d’oreiller ?
Marie se penche dans l’encablure de porte. Le photocopieur commun est placé juste devant le bureau de Lucie. Si Roberto s’y affaire en général sans que l’on remarque sa présence, Marie ne cesse d’y faire l’aller-retour, martelant le carrelage de ses talons pointus, lâchant au passage à Lucie une de ses petites piques dont elle est coutumière: « on a le teint brouillé ce matin », « on s’est habillée comme un canari aujourd’hui », ou « on a la tête des mauvais jours : on s’est encore laissée martyriser par le petit Tom »…
Lucie sait rester impassible face à ce genre de réflexion railleuse et, à défaut de répondre, garde en toute bonne conscience son énergie pour sa vie personnelle.
En guise de panne d’oreiller, son fils les avait réveillés, comme souvent, vers les cinq heures du matin, alors qu’elle venait à peine de trouver le sommeil. Il y avait effectivement de quoi se demander pour quelle raison arriver en retard au travail en étant levée si tôt.
Tom avait commencé par mettre en route le train électrique, le laissant vrombir en boucle, avant de lui préférer une console vidéo, tout aussi bruyante et face à laquelle il jurait et criait, s’énervant contre son adversaire virtuel. Quand Lucie et Cyril étaient entrés dans sa chambre, Tom s’était précipité vers eux, les avaient enlacés en leur annonçant « j’ai fait attention aujourd’hui, je ne suis pas venu dans votre chambre pour ne pas vous réveiller ! » et de leur claquer un gros bisou sur les joues.
Lucie avait honte d’éprouver parfois de l’énervement et de la colère face à son fils qui était, au demeurant, espiègle et câlin. Mais, ce matin là, les causes de leur exaspération pourtant expliquées calmement, Tom avait eu toutes les peines du monde à comprendre que, bien que seul dans sa chambre, il faisait encore trop de bruit et dérangeait le reste de la famille. Une crise avait suivi durant laquelle il avait pleuré à chaudes larmes, réveillant Mila, qui n’avait depuis lors cessé d’être grognon et revêche.
Mais la raison véritable du retard de Lucie à l’agence date du petit-déjeuner, période à laquelle Cyril était déjà parti travailler. Alors qu’elle portait Mila dans les bras et surveillait du coin de l’œil la table de cuisine, une petite alarme interne avait viré au rouge lorsqu'elle avait aperçu Tom placer en équilibre son verre de jus d’orange sur le pot de chocolat en poudre. L'inévitable catastrophe s'était alors produite, le verre avait roulé jusqu’au bord de la table et était tombé sur le carrelage, propulsant des milliers d’éclats translucides sur le sol de la cuisine.
Avant même que Lucie puisse intervenir, Tom s’était précipité pour ramasser les débris et s’était enfoncé quelques fragments de verre dans la paume de main. Le temps de mettre Mila à l’écart, de soigner Tom et de ramasser les morceaux de verre baignant dans une mélasse de cristaux acidulés – il lui faudrait d’ailleurs repasser l’aspirateur plus tard pour plus de sûreté – l’heure de départ habituel était dépassé de plus de trente minutes.
Lucie qui, d’expérience, part du principe que moins on en dit à des collègues comme Marie, mieux cela vaut, se garde à tort de lui raconter tout cela.
- Avec cette chaleur, répond t-elle, il est difficile de dormir correctement…
- Mais c’est comme cela pour tout le monde, ma belle… J’ai tourné pendant au moins deux heures cette nuit…
Le ton mielleux employé par Marie fut suivi d'un bref claquement de capot d’imprimante signifiant clairement « et moi, je ne suis pas en retard ». Fin de la conversation.
Passe ton chemin ! aurait voulu lui crier Lucie mais elle n'a pas de temps à perdre avec ce genre de comportement acrimonieux et provocateur. Lucie soupçonnait sa collègue de vouloir la pousser à bout, de façon à ce qu'un conflit éclate entre elles, offrant à Marie l'opportunité de la dénigrer auprès du chef d'agence. La raison de cette animosité était évidente : Lucie et Marie se livraient à une compétition officieuse pour succéder au poste de directeur, celui-ci prévoyant de partir à la retraite d’ici quelques mois. Et à quarante neuf ans, Marie la voulait cette promotion ! Il semblait à Lucie qu'elle était prête à tout et irait jusqu’à ramasser miette par miette les déjections de ses collègues pour les porter fièrement sur un plateau d’argent à son patron si celui-ci le lui demandait... En outre, elle possédait l’ancienneté et trouvait logique qu’on lui accorde le poste.
Lucie, quant à elle, avait bénéficié de plus de formations et avait eu un entretien d’évaluation au siège de Cap Vie Assurance qui lui laissait présager une possibilité d’évolution rapide. Elles pensaient toutes deux avoir leurs chances, à moins que « plus haut » on ne leur impose une personne extérieure, venant d’une autre région, et dans ce cas, ce serait le retour à la case départ…
Jusque là, Lucie y croyait. Elle avait à l'aube de la trentaine, un projet de carrière, espérant par là-même damer le pion à cette garce de Marie… Elle pensait pouvoir faire la part belle à sa vie professionnelle, et trouver le juste milieu avec les enfants. Elle était jusque là sur un petit nuage, mais aujourd’hui elle tombait de haut : s’occuper de son fils, honorer les rendez-vous chez les spécialistes devenaient sa priorité. Elle serait forcée de laisser la place à Marie, sans plus se battre, coupant court à ce duel qui durait déjà depuis quelques mois.
Le tic-tac de l’horloge mural surplombant son bureau martèle ses tympans. Parfois elle n’y prête pas du tout attention de la matinée, mais là, il n’est pas neuf heures et ses yeux sont déjà rivés sur le cadran.
Aujourd’hui, Lucie ne travaille pas : dès qu'elle aura accompli les tâches ménagères, elle devra s’occuper de trouver un spécialiste pour Tom. Contacter une association de parents d’hyperactifs lui semble être une idée valable. Être conseillée, épaulée dans cette épreuve est nécessaire. Ne serait-ce qu'en parler à quelqu'un lui ferait du bien.
Le constat est sans équivoque : il est difficile de garder une vie sociale en dehors du travail avec un enfant tel que Tom… Ils avaient bien essayé de trouver une baby-sitter mais Tom avait décidé que ses parents ne se débarrasseraient pas de lui si facilement et avait à sa manière compliqué les choses.
Inutile d'espérer que Manon, une adolescente du voisinage, accepte de nouveau de passer une soirée à garder les enfants: lorsqu'elle était venue les surveiller un soir d'Octobre l'an passé tandis que Cyril et Lucie dînaient au restaurant pour fêter leur anniversaire de mariage, Tom, qui préparait la fête d'Halloween, s'était mis en tête de découper les rideaux marron du salon pour habiller une sorcière faite de pâte à modeler... Manon avait fait son possible pour l'en dissuader, avait fini par confisquer la paire de ciseaux et avait reçu en échange des griffures coriaces sur les bras. Lucie et Cyril qui avaient pourtant prévenu la jeune fille que Tom était un enfant turbulent, étaient désolés et honteux du comportement de leur fils. Lucie craignait les propos que la baby-sitter rapporterait à ses parents, et ceux qu'eux même raconteraient ensuite au voisinage. Elle s'en voulait terriblement de n'avoir pas su imposer de limites à son fils, car elle croyait encore à l'époque, comme toute personne ignorant le problème de fond, que l'impulsivité et l'agressivité des enfants hyperactifs était issues non pas d'un trouble mais d'un défaut d'éducation.
Avec le recul, Lucie et Cyril s'étaient bien rendu compte qu'ils avaient pris un risque en faisant garder leurs enfants par une jeune baby-sitter inexpérimentée. Lucie s'était demandée si d'autres parents auraient osé, dans le même cas de figure, confier leurs enfants à une adolescente. Elle était bien consciente que la notion de responsabilité apparaissait à un âge variable selon les caractères et la maturité des jeunes et s'était souvenu d'une expérience vécue enfant qui l'avait beaucoup marquée, et durablement dévalorisée.
Alors qu'elle n'était âgée que de dix ou onze ans, ses voisins lui avaient confié leur petite fille pour une sortie à la fête communale. Lucie veillant sérieusement sur la gamine, le trajet en compagnie d'autres enfants jusqu'à la place du village s'était déroulé sans encombre, mais son attention s'était relâchée une fois arrivée aux manèges et aux stands de friandises qui avaient accaparé toute son attention. Une amie lui avait alors demandé où se trouvait sa petite voisine, Lucie s'était retournée, la cherchant du regard, affolée. Elle avait oublié durant quelques instants l'existence de cette enfant et la responsabilité qui était la sienne. La petite était heureusement restée avec les autres filles du groupe et l'incident, aux regard des autres, avait été oublié, mais Lucie en avait gardé une culpabilité latente, et elle avait préféré ne pas raconter cet épisode à ses parents.
De nombreuses années plus tard, Lucie avait compris qu'elle n'était alors elle aussi qu'une enfant, encore trop immature pour se voir confier ce genre de responsabilité. Ce qui aurait pu arriver à cette petite fille par sa faute lui avait fait froid dans le dos et avait réveillé en elle une prise de conscience sur le tard. Les adultes qui l'avaient confrontée à cette situation étaient tout aussi coupables qu'elle : confier une enfant de cinq ans à une autre enfant qui n'en avait que le double n'était pas très judicieux, quoique pour les adultes qui l'entouraient à l'époque, cela semblât bien anodin. Jamais aujourd'hui elle n'abandonnerait ses enfants à une pré-ado de dix ou douze ans pour une balade en ville !