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Lors d’un séjour à Capri, Gaël, un adolescent de seize ans au regard vif et au cœur débordant de tendresse, éprouve un amour inattendu et bouleversant pour son parrain, Stefan, un homme de trente-six ans. Dans un élan de sincérité désarmante, il lui confie son désir de partager sa vie à ses côtés. Stefan, marié, hétérosexuel et lié par une profonde amitié aux parents de Gaël, se trouve déconcerté par cette confession surprenante. S’engage alors un dialogue intense où chacun défend avec ferveur sa vérité, sans jamais parvenir à ébranler les certitudes de l’autre. Déstabilisé, Stefan décide de consulter un psychologue, espérant ainsi guider Gaël à confronter ses sentiments et à les reconsidérer à la lumière des réalités et des normes qui les entourent. Ce récit profondément humain explore les nuances de l’amour, les limites de l’acceptation et les dilemmes moraux. Une œuvre vibrante, où s’entrelacent les méandres de l’âme et les conflits de valeurs.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Alexis Montaguer, passionné de voyages, a découvert l’écriture comme une vocation complémentaire à son métier de psychologue. L’art du roman et de la nouvelle constitue pour lui un moyen d’exprimer avec finesse les complexités de l’âme. Sa première œuvre émouvante et introspective, "Seul en moi toujours tu demeureras", est marquée par une profonde sensibilité et une exploration poignante des relations humaines.
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Seitenzahl: 369
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Alexis Montaguer
Seul en moi
toujours tu demeureras
Roman
© Lys Bleu Éditions – Alexis Montaguer
ISBN : 979-10-422-5717-0
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L. 122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivante du Code de la propriété intellectuelle.
Pour toi, ô cher enfant de mon cœur,
qui, un court moment, t’es égaré dans
les méandres d’une pensée saugrenue.
Je vous ai dit ces choses, afin qu’en moi vous possédiez la paix. Dans le monde, vous aurez du tourment, mais courage ! j’ai vaincu le Monde.
†Jean, 16-33
Il n’est de grand amour qu’à l’ombre d’un grand rêve.
Edmond Rostand
« Tommy, eh ! Tu te souviens peut-être que tu vas avoir seize ans dans un peu moins d’un mois.
— Sans blague ? C’est que t’as d’la mémoire, mon p’tit parrain chéri. »
Gaël se moquait gentiment de qui l’appelait « Tommy ». Stefan lui avait attribué ce surnom alors que le gamin venait de fêter ses cinq ans : il avait lu que les porteurs d’un tel prénom étaient des garçons très secrets, fort intelligents, et cultivant le mystère. Or, à ses yeux d’adulte, tel était son filleul. Gaël lui avait fait promettre de ne jamais mentionner ce surnom en présence d’étrangers – ce qui l’amusait.
« Fais pas le mariole… Alors : que veux-tu que je t’offre pour cette date mémorable ?
— Tu vas être surpris.
— Essaie voir. »
Il n’en avait aucune idée. Sans doute un scooter, ce qui revenait à la mode en cette période.
« Si tu veux vraiment m’faire plaisir… Une semaine à Naples, toi et moi, et trois jours à Capri. »
Stefan était estomaqué mais s’efforça de ne pas le montrer.
« Tu n’aurais pas plus compliqué ? Il me semble qu’à ton âge, on a bien d’autres soucis qu’un voyage en Italie ! Remarque, ajouta-t-il précipitamment car il avait conscience d’avoir proféré une ânerie, ce n’est pas que cela me déplairait, bien au contraire. Mais… »
Il se tut. Quels arguments invoquer pour ne pas le vexer ? Car, de façon vague et au contraire de son habitude, l’idée d’un tel voyage ne l’enthousiasmait guère, d’autant qu’il était débordé de travail en cette période de l’année. L’ennui était que l’adolescent n’émettait guère de souhaits sans en avoir soupesé auparavant. Donc, dans ce cas précis, il y avait anguille sous roche. Comme de coutume, ce serait perte de temps que de tenter de creuser.
« Mais… quoi ?
— C’est qu’on n’improvise pas un voyage en Italie comme un saut à Toulon.
— Ah oui ? Voyons voir… Y-a l’avion, la voiture, l’hôtel. Les bagages à préparer, et l’bateau pour s’rendre dans l’île. Sans compter la thune, bien sûr.
— Ce n’est pas ce que je veux dire ! Bientôt les vacances pour toi, d’accord. Mais moi, je te rappelle avoir une épouse et un job sérieux. Enfin, ne penses-tu pas l’idée un peu curieuse ? Il y a plein de choses que je pourrais t’offrir avec grand plaisir : une paire de claques, par exemple, si tu continues de me fixer de cette façon… Espèce d’idiot ! »
Leur affection mutuelle leur permettait l’usage de formules en apparence agressives mais qui ne l’étaient nullement. Gaël ne se privait pas d’en user à petites doses, et Stefan en faisait de même – cela, rien qu’entre eux. Car, que ce soit en compagnie de ses parents, d’amis ou de tiers, l’adolescent, d’un maintien habituel réservé, voire distant, ne s’exprimait guère que par des mimiques ou de courtes remarques appropriées. Tout ceci aurait pu passer pour de l’affectation, voire le plus parfait cynisme, n’eût été l’air de douceur dont se nimbaient alors ses traits. S’il arrivait que certains se plaignissent de son flegme ou de l’ironie, voire du sarcasme sous-jacent dont il lui arrivait de charger ses saillies, nul ne s’aventurait à critiquer sa personne – et cela, pour maintes raisons, dont sa susceptibilité.
Gaël secoua sa crinière, qu’il avait épaisse et coiffée sur le côté. Avec un haussement d’épaules, il laissa tomber :
« Bon, n’en parlons plus puisque tu n’captes pas. Aucune importance, dans le fond. Je survivrai… »
De pareilles phrases avaient le don de piquer Stefan ; pas seulement de le piquer, de fait, mais de lui donner l’impression désagréable qu’il abusait de sa position d’adulte et de son état de parrain aussi. Avec Gaël, il se laissait toujours avoir – et ce n’était pas faute de l’avoir deviné. Mais comment résister à pareil tyran dont la malice n’avait d’égale que la force de persuasion ?
À ce jeu, il y perdait toujours.
« Ouais, on connaît la formule. Mais dis-moi : pourquoi l’Italie, et pourquoi Naples ?
— Parc’qu’il existe là-bas des merveilles, quoi ! L’musée d’anthropologie, qu’on dit l’un des plus cools au monde : la collection Farnèse s’y trouve, tu t’rends compte ? Et puis Pompéi, Paestum, la côte amalfitaine…
— Bien sûr, la collection Farnèse… et ses érotiques ! Ha ha : je te vois venir… »
Gaël ne tint pas compte de l’interruption ni de l’intonation coquine de son interlocuteur. D’ailleurs, et c’était chose entendue pour ses proches, il était étranger aux affres de la sexualité et à tout ce qui s’y rattachait. Jamais il n’en parlait ni n’interrogeait ; de sorte que parents et amis évitaient d’en discuter en sa présence. Pour eux, il avait conservé de son enfance une « pureté » réelle, ce qui, à leurs yeux d’adultes faits, leur semblait plutôt surprenant. Lorsqu’il arrivait à son père ou à Stefan d’en parler, jugeant qu’il était temps qu’il en soit informé, Gaël, le visage soudainement fermé, ne pipait mot, jusqu’à ce que ses vis-à-vis se lassent et changent de sujet.
Ce fait tracassait Stefan dont le propre éveil érotique s’était manifesté avec force dès ses treize ans ; or il tenait à ce que son filleul évite les dangers et excès du sexe, de même que les souffrances absurdes d’amourettes contrariées. Certes, il n’ignorait pas l’étendue des pratiques adolescentes ni la propension des jeunes aux affirmations mensongères. Partant, il avait tenté de lui tendre des pièges (qu’il jugeait habiles), en invoquant les revues pornographiques et les sites internet spécialisés. Mais d’un mot, Gaël l’avait arrêté, en lui assurant qu’il abandonnait tout cela à ses copains et copines du lycée, toutes pratiques qu’il jugeait « d’un débile profond ».
D’un ton rêveur, Gaël enchaîna :
« Enfin, Capri. J’y rêve parfois… Un lieu magique, à ce qu’on dit. »
Bien sûr qu’il souhaitait admirer les érotiques de ce musée dont il avait vu bien des représentations ! Mais cela n’avait guère d’importance à ses yeux, l’essentiel étant ailleurs. Quant aux raisons de ce voyage en Italie, au contraire de ce qu’il laissait entendre, il les connaissait pertinemment. Et s’il ne se confiait pas à Stefan, c’est qu’il avait choisi d’adopter, partout et en tout, une telle attitude : ne jamais s’engager tout à fait, laisser dire et corriger si c’était vraiment utile. Pareil choix ne résultait nullement d’une impulsion irraisonnée, bien au contraire. Depuis plusieurs années, à partir de ses lectures et écoutes diverses et variées, ou encore de ce qu’il glanait ici et là à la télé, voire de l’usage de son ordinateur, son intelligence et ses facultés d’observation et d’analyse aidant, il se forgeait sa propre représentation du monde. Ses conclusions étaient qu’en ce bas monde rien (ou presque) n’était réellement comme il paraissait ou que les gens le prétendaient. Ainsi, dès le lever, tout individu jouait un rôle et montrait un visage différent de sa vraie personnalité. Dès lors, la vérité n’était qu’apparence, et la réalité se juchait à des profondeurs qu’il n’était pas aisé d’atteindre pour qui souhaitait l’approcher tant soit peu. Il y avait des règles établies, règles formelles, et s’y soustraire ou essayer de les contourner de façon trop évidente ou maladroite était se mettre en danger vis-à-vis d’une société prompte à condamner les « déviants » ou ceux qui avaient la malchance de se faire épingler. Partant, il avait trouvé la meilleure manière de se faufiler au sein de la communauté humaine, se voulant libre des contraintes usuelles et peu soucieux de l’air du temps.
Cette superbe construction intellectuelle résultait d’un fait, incontournable et des plus étranges, auquel il s’était soumis dès sa prime adolescence et pour lequel il pensait n’avoir nul autre remède que la patience, la réflexion et une volonté à toute épreuve.
Concernant Capri, sa demande n’était pas issue d’une quelconque rêverie mais bel et bien d’un plan concocté de longue main. L’heure était venue de se dévoiler et de mettre un terme à une attente, à des tourments incessants qui le tenaient souvent éveillé une partie de la nuit. Mais aussi d’ouvrir le cœur et l’esprit de qui se fourvoyait et se complaisait dans un état controuvé. Le bonheur de deux, voire de trois personnes, en dépendait. Il s’était donc renseigné sur la façon de se rendre dans l’île depuis Naples et de loger dans un hôtel confortable.
Expert en manipulations en tout genre et comédien de haut vol à ses heures, aspects de sa personnalité qu’il celait avec soin parmi d’autres, il ne doutait pas un instant de l’accord de Stefan. Ce dernier n’avait aucune chance : sa dilection envers celui qu’il considérait en son for intérieur comme son fils le liait sans recours possible. En dépit des mises en garde de sa femme et des réticences de Sonia, la mère de Gaël, il finissait toujours par céder aux prières de son filleul – lequel prenait soin de toujours bien envelopper ses exigences des méandres de la raison ingénue et d’une finalité dépourvue d’équivoque.
Stefan, qui s’interrogeait quant à l’objectif de ce voyage, s’insurgea doucement :
« Enfin, Gaël… Tu t’imagines la réaction de Jackie quand je le lui dirai ? Capri… Elle m’arrachera les yeux.
— Bah ! Pas besoin d’rentrer dans les détails. Il t’suffira d’parler d’Naples et des environs, sans plus. Par ailleurs, tu sais bien que ta gonz – … désolé : qu’ta femme n’apprécie pas trop les voyages. De plus, sa boutique de mode les lui interdits. Enfin, dix jours : c’n’est pas le bout du monde ! T’as besoin de vacances, non ? Et mes parents s’ront vachement contents d’me savoir là-bas avec toi plutôt qu’de traîner dans les rues d’Hyères ou dans les criques de Giens. Tu piges ?
— Bien. J’y réfléchirai. Cela dit, je te rappelle d’avoir à user d’une langue châtiée : on parle français, ou on ne le parle pas. Alors, garde ce spikado pour tes copains, d’accord ? Par ailleurs, je me doute que tu le fais exprès. »
Pour Gaël et ses parents, ainsi que pour Stefan et son épouse Jackie, les jours suivants s’écoulèrent, paisibles. La ville se parait de lumière et dans peu de temps, lors des week-ends, Stefan et son filleul reprendraient leurs balades dans l’arrière-pays ou les calanques de Giens, voire de plus loin encore. Car en semaine, les activités professionnelles ou domestiques de chacun leur laissaient peu de loisirs. Tous les cinq se retrouvaient le vendredi soir pour un souper qui durait jusqu’à tard. C’était l’occasion de fortes discussions entre les adultes, l’adolescent se contentant de suivre du regard les échanges qui, en apparence, le laissaient indifférent. Il était toujours ainsi en société : silencieux, souriant vaguement, et répondant par une grimace aux questions qu’on lui posait. Depuis des lustres, ses parents et leurs proches amis avaient compris qu’insister ne mènerait à rien. De fait, Gaël ne se « dégelait » qu’avec son parrain, lors de leurs fréquentes rencontres. En secret, Sonia en ressentait du dépit, car jamais son fils ne lui faisait la moindre confidence. François, son père, toujours débordé par ses dossiers et les incessantes requêtes de ses clients (il était avocat), avait depuis belle lurette abandonné à son épouse le soin de s’occuper de l’éducation de leur rejeton. C’était un couple qu’on qualifie volontiers de « modèle », eu égard au fait que tous deux ne se disputaient pratiquement jamais, et qu’à la maison chacun vaquait à ses occupations sans se soucier outre mesure des possibles embarras de son conjoint.
Sous l’influence de son mari, qu’elle taxait volontiers d’indifférence et d’égoïsme lors de ses palabres avec sa copine Jackie, et Gaël devenant un adolescent, Sonia avait appris à maîtriser ses humeurs et à garder pour elle ses pensées, lesquelles n’étaient pas toujours le reflet de l’équanimité qu’elle affichait en toutes circonstances. Le garçon devenant un quasi-adulte, le mieux qu’elle se devait de faire, avait-elle décidé, était de s’adapter tout en veillant à ce qu’il ne commette pas de bévues.
Une dizaine de jours avant le début des vacances de Pâques, Stefan fit part à son épouse de sa décision : pour les seize ans de son filleul chéri, et à la demande de celui-ci, il l’emmenait dix jours en Italie. Il ne lui proposait pas de les y accompagner, se doutant qu’elle prétexterait de sa présence obligée dans sa boutique.
« Tu en as parlé à François et à Sonia ? »
Elle n’en était pas autrement surprise : depuis toujours, son époux se pliait aux exigences de l’enfant exigeant puis de l’adolescent qu’était devenu Gaël. Par ailleurs, partir en voyage avec ces deux-là ne lui plaisait pas trop. Leur connivence la mettait mal à l’aise ; de plus, au contraire de son mari et de leurs amis, François et Sonia, elle n’avait jamais trop aimé l’Italie, ses foules moutonnières et ses épuisants musées.
« Non. Je tenais à t’en faire part en premier. Qu’en penses-tu ?
— Que veux-tu que je te dise ? Je présume que Gaël en ferait toute une affaire si tu lui disais non. Pour ma part, cela ne me dérange nullement : très peu pour moi, ces voyages impromptus. Et connaissant ton cher filleul, ma présence serait des plus inopportunes. Si, si, inutile de protester… »
Il y avait belle lurette qu’elle se fichait que Stefan s’absente sans elle, ce qui lui arrivait de temps en temps. Elle avait sa boutique de mode, et des amies charmantes avec qui échanger les derniers potins. De plus, les absences de son mari lui donnaient l’impression d’une liberté nouvelle, sans pour autant se libérer du poids qui l’accablait. Quant à Gaël, elle comprenait parfaitement, et l’admettait sans trop de réticence, le sentiment puissant qui l’unissait à son mari. Certes, le garçon lui témoignait gentillesse et respect. Mais, avec les années, elle avait compris que, pour lui, elle n’était rien de plus qu’une présence obligée dont, en vérité, il se souciait comme d’une guigne. Soucieuse de sa tranquillité et de la bonne entente avec Stefan, jamais elle n’oserait s’opposer au garçon ; et de cela, Gaël en était parfaitement conscient. De sorte que leurs relations, en apparence de cordialité et tout de sympathie, se teintaient d’un brin de méfiance réciproque et insidieux – tels deux antagonistes dont un lien de proche parenté tempère les oppositions et les humeurs guerrières.
« Parfait. J’en toucherai un mot demain soir à Sonia et François, lors du souper. Il va avoir seize ans, tu saisis ? C’est un âge important dans l’existence. Je me dois de lui faire plaisir.
— Comme de coutume… »
Elle se mordit les lèvres : la phrase lui avait échappé.
« Que veux-tu insinuer ? »
Elle sourit, et sa voix se teinta de candeur.
« Que tu n’as jamais su lui résister. Enfin, se reprit-elle, puisque cela vous fait plaisir à tous les deux : profitez-en du mieux possible. Et tu me ramèneras bien quelques petits chiffons de là-bas, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle d’une voix enjouée.
— Y ai-je jamais manqué, ma chérie ? Tu me prépareras ta commande, et je ferai de mon mieux pour te satisfaire.
— Au fait, vous irez où ?
— À Naples. Monsieur veut voir le musée et ses merveilles, les sites antiques, Pompéi, et que sais-je ? »
Il ne lui parla pas de Capri, réservant la chose pour le retour. Au fond de lui, il se sentait gêné. L’île paradisiaque, qu’il avait visitée en compagnie d’une « amie » il y avait bien des années, lui paraissait un lieu réservé aux amoureux, ou encore aux vieux couples désireux de goûter, avant le grand passage, aux parfums sublimes des enchantements évanouis. Pourquoi Tommy voulait-il s’y rendre ? Question qu’il s’était posée et dont la réponse lui semblait incertaine. Sans doute, une lubie motivée par une publicité, voire un texte glané au hasard.
« Pompéi ? Qu’est-ce qui peut y attirer un gamin de seize ans ? Décidément, ton Gaël a des drôles d’idées, parfois. »
Il ne releva pas et, après un hochement de tête, se dirigea vers son bureau.
« Je me demande bien quelle mouche l’a piqué de visiter l’Italie et surtout Naples. Tu as une idée ?
— Comme toi, Sonia, je me le demande… »
La réponse distraite de François la fit sourire.
« En tout cas, Gaël est ravi de partir avec Stefan. J’en ai parlé avec Jackie pas plus tard qu’hier : elle me disait que notre grand garçon devrait mieux s’intégrer aux jeunes de son âge. Bien sûr, je suis de cet avis. Mais comme tu sais, il n’est pas facile d’aborder ce genre de questions avec notre fils. Sans doute, tient-il de son père… »
Attablés sur leur terrasse, en l’absence de Gaël François Kerlezon et son épouse Sonia discutaient paisiblement. L’approche du départ de Gaël et de son parrain motivait la discussion. C’était un fait plutôt rare, car François, dès le dîner expédié, s’enfermait dans son bureau pour y travailler jusqu’à une heure avancée de la nuit.
Il la fixa, l’air interrogateur :
« Pourquoi dis-tu ça, Sonia ? Je ne suis pas sûr de bien te suivre.
— Il ne t’aura pas échappé, mon cher mari, que Gaël est quelqu’un de secret et de très réservé. Sans compter sa froideur, dont il ne se départ jamais, froideur qu’on pourrait qualifier d’indifférence. Enfin, cette propension à s’enfermer en lui-même et à ne rien faire comme tout le monde… Cela ne te rappelle rien ? insinua-t-elle d’une voix teintée de sous-entendus.
— Écoute, Sonia. Tu ne vas pas recommencer ? Gaël est quelqu’un de secret, je l’admets, mais de fort et d’équilibré. Il est indépendant, peu disert, mais il sait ce qui lui convient le mieux. Que veux-tu que je te dise ? Que ce sont là mes qualités ? Eh bien, admettons : et alors ? »
Elle décida de changer de sujet.
« Tu ne trouves pas bizarre qu’il n’ait pas de petite amie attitrée, à seize ans ? Qu’il n’amène jamais personne à la maison ? Et qu’il se complaît dans ses rêves sans outre se soucier du tiers et du quart, comme on dit ?
— En voilà des questions ! D’abord, tu le sais pertinemment, notre fils n’est pas quelqu’un que motive la sexualité : on en a déjà discuté maintes fois. Que veux-tu, c’est comme ça. Rappelle-toi : enfant, on s’imaginait, à son air angélique, en faire un aumônier ! Et Stefan d’ajouter que ce serait un tout début ; qu’avec son intelligence, son habilité à éviter les obstacles, quels qu’ils soient, il pourrait viser haut, très haut. Passons. Nous savons que la foi catholique n’est pas son fort et que ce n’est sûrement pas là sa voie ! Qu’il n’ait pas de petite amie attitrée ? C’est son problème, ma chère, pas le nôtre. Ses copains ? Il en a, mais ne souhaite pas nous les présenter. C’est son droit. Pourquoi tiens-tu tant à le comparer à moi, et surtout, à régenter sa vie ? Fiche-lui donc la paix, et tout ira pour le mieux. Ce n’est plus un enfant. Il est pratiquement un adulte, dois-je te le rappeler ? Par ailleurs, il est très lié à Stefan : je sais qu’ils discutent de tout entre eux, et c’est tant mieux. Que vouloir d’autre ? »
Il prévint la repartie d’un geste de la main.
« Il travaille bien au lycée, ses notes sont excellentes. Et tu sais combien il est féru de tennis et de natation… Pour ma part et entre parenthèses soit dit, j’aimerais avoir plus de temps à consacrer au sport ; mais je me dois aux exigences de ma clientèle. C’est ça ou rien, tu saisis ? »
Surprise de la longue tirade de son époux, Sonia riposta :
« Je sais bien ! Tu ne te soucies guère de ce qu’il fait ni de ce qu’il pense. Parfois, je me demande si tu te souviens être son père ? »
C’était là le genre de discussions que détestait François.
Il s’était attardé après le repas, et le regrettait. Seize ans et plus de cohabitation avec Sonia l’avaient accoutumé à bien des situations dont il ne sortait pas toujours moralement indemne. Le temps passant, il avait appris à se blinder contre les exigences et les reproches de son épouse, reproches qu’il jugeait mal fondés étant donné la façon dont ils avaient ordonné leur existence.
Il n’aimait guère les enfants ni n’appréciait ceux qu’il nommait « les gosses » en général. Il les trouvait bruyants, malsains, exigeants, de vrais petits animaux dont il supportait mal la proximité. Tout au contraire, Sonia les affectionnait. Trop, à son avis. Gaël étant le fruit de l’amour et du hasard, puisqu’enfanté avant la cérémonie nuptiale, elle souhaitait en avoir deux de plus. Amoureux de la paix et de la tranquillité, féru de son métier d’avocat, quoique de mauvais gré il avait acquiescé à ses demandes. Heureux coup du sort (pour lui), elle eut à subir les affres de deux fausses-couches, à deux ans d’intervalle. Dès lors, il ne fut plus question de mioches, ce dont il fut secrètement ravi en dépit de la déception et de la grande nervosité dont son épouse fit preuve des mois durant. Bien entendu, il était heureux d’avoir eu ce fils, et l’aimait à sa façon. Quant à Sonia, leur entente reposait sur des concessions mutuelles qu’ils avaient adoptées dès que sa position sociale se fut affermie : les seuls vrais nuages survenaient lorsqu’il était question de Gaël. Enfin, il appréciait par-dessus tout qu’elle s’occupe de la maison, des soins de la cuisine et qu’elle sache se montrer tolérante envers lui. Pour le reste, il lui laissait pleine liberté de s’occuper de leur fils, lequel, au grand désespoir de sa femme, était devenu très indépendant, voire effronté avec un brin de cynisme dès qu’il eut atteint ses treize ans.
« Comment va ta copine Jackie ? l’interrogea-t-il pour détourner la conversation. Sa boutique marche comme elle veut ?
— Ses clientes lui sont fidèles, et elle s’entend fort bien à gérer son fonds de commerce. Reste qu’avec Stefan, ce n’est pas le bleu du ciel : tu en sais le pourquoi, n’est-ce pas ? »
Allons bon, se dit-il, voilà que ça recommence !
Il ne tenait pas à discuter de Jackie et de ses problèmes auxquels personne ne pouvait rien. D’ordinaire, le sujet était tabou. Pourquoi Sonia le remettait-il sur le tapis ?
« Si je t’en parle ce soir, reprit-elle d’une voix égale, c’est qu’elle s’interroge beaucoup sur le devenir de son couple : tu me suis ? Elle se figure que Stefan s’éloigne d’elle, qu’il joue le jeu du parfait mari ; mais qu’au fond, il n’est pas heureux, et cela, à cause d’elle. Après toutes ces années, je ne comprends pas que Stefan ne se soit pas adapté à la situation. Après tout, ce n’est la faute de personne si elle ne peut pas avoir d’enfants ! Et de quoi se plaindrait-il alors qu’il s’est attaché à Gaël ?
— Là n’est pas le problème ! Jackie, inutile de se voiler la face, a toujours eu un côté emmerdeuse, c’est acquis. Elle adore qu’on la plaigne et ne se fait pas faute de se servir de son talent de pleurnicheuse experte pour, grâce à ta complaisance notamment, nous enquiquiner et nous faire verser des larmes sur ses malheurs… Sur ce, tu m’excuseras, ma chérie, avança-t-il en se levant, je dois m’occuper d’une affaire urgente. Bonne nuit. »
Il s’esquissa promptement, la laissant une fois de plus seule avec ses pensées.
Stefan et François se connaissaient depuis la prime adolescence. Tous deux étaient nés à Hyères, la ville où fleurissaient les Palmiers et où, à la belle Époque, l’aristocratie d’Europe venait se ressourcer à ses stations thermales réputées. Cette élégante ville de Provence possédait alors des casernes militaires et, non loin, un centre d’entraînement de l’armée de l’air. La proximité de la mer, des plages et des nombreuses criques sans compter les collines et monts de l’arrière-pays ainsi que les villages pittoresques en faisait aussi un lieu de villégiature où les touristes affluaient lors de l’été. Certes, aux jours de violent mistral, il ne fait pas bon de se promener en rase campagne. Mais l’hiver y est doux, et le soleil souvent au rendez-vous.
Bien qu’ils n’eussent point le même âge – François était l’aîné de Stefan de deux ans – et qu’ils fussent de milieux familiaux différents, les deux garçons, s’étant découvert des goûts communs, avaient sympathisé dès leur rencontre au collège. Les parents de François exploitaient un restaurant sur la colline de Castéou, alors que ceux de Stefan exerçaient la profession d’agents immobiliers sur la Côte. Les familles, quoique se connaissant, n’entretenaient pas de relations suivies, ce qui ne dérangeait nullement leurs enfants.
François ayant dû redoubler une classe à la suite d’un malheureux incident, Stefan et lui s’entendirent pour entreprendre de concert des études de droit – le premier souhaitant devenir avocat, et le second se consacrer à la finance. Après bien des hésitations, avec l’accord de leurs parents respectifs, ils choisirent de s’inscrire à l’université d’Aix-en-Provence, le lieu étant proche de Marseille où Stefan entendait jouir, de temps à autre, des agréments d’un trois-pièces confortable appartenant à son père.
C’est à Aix qu’ils firent la connaissance de leurs futures épouses, Jackie (diminutif de Jacqueline) et Sonia. Au contraire de Jackie la blonde, Sonia avait les cheveux de jais et le teint cuivré – souvenir de lointains ascendants berbères à ce qu’on murmurait. Car sa famille avait longtemps habité le Maroc, avant de subir les effets d’une indépendance les ayant chassés vers la France de leurs ancêtres. C’était une jeune femme à l’allure réservée, dont, de prime abord, on eût pensé que c’était une orgueilleuse pour qui les autres n’étaient que pâte à modeler. Toute différente était sa vraie personnalité, franche et passionnée, dont l’émotivité se traduisait par de brusques accès de vraie générosité. D’une élégance raffinée et d’un maintien bien maîtrisé, son visage en ovale régulier, son nez droit et mince dominant des lèvres pulpeuses lui donnaient l’air d’une aristocrate espagnole des siècles écoulés. Après des études de pharmacie abandonnées au bout de deux ans, elle avait décroché un emploi de secrétaire dans une firme dont le siège social se trouvait à Aix. De sorte qu’elle y résidait depuis plusieurs mois lorsqu’elle fit la connaissance de Stefan et de François, alors en seconde année d’études.
Tout au contraire était son amie Jackie dont le dynamisme et la spontanéité retenaient quiconque lui prêtait attention. Son visage au menton un peu carré et son maintien d’Amazone déterminée faisaient contraste avec sa voix mâtinée de douceur. Mais si douce et aimable qu’elle était, Jackie cachait un tempérament complexe, mélange de gentillesse en même temps que de volonté affirmée de dominer ceux (ou celles) qui s’aventuraient à la contredire et qui n’étaient pas de ses amis. Deux ans la séparaient de Sonia, son aînée. Toutes deux s’étaient vite liées d’amitié lors d’un concert au cours duquel, assises côte à côte, elles avaient ri et plaisanté du peu de talent des musiciens amateurs.
Un jour que, bras dessus, bras dessous, elles flânaient dans le centre-ville, deux garçons leur emboîtèrent le pas, singeant leur manière de marcher tout en imitant leur accent et leur manière de s’exprimer. Quelques regards amusés suffirent à ces demoiselles pour se rendre compte qu’ils étaient de jeunes gens convenables, et non point des voyous en quête d’une facile aventure. S’arrêtant net, Jackie leur demanda s’ils souhaitaient avoir un autographe, auquel cas l’heure n’y prêtait pas. La discussion s’engagea, et Stefan les invita à se joindre à eux pour prendre un verre…
C’est ainsi que débuta leur histoire d’amour. Les choses ne traînèrent pas puisque, très vite, François emménageait avec Sonia, tandis que Stefan en faisait de même avec Jackie. Quelques mois plus tard, un bébé étant en route pour le premier couple, tous quatre décidèrent alors de se marier sans plus attendre. Ce qu’ils firent à l’effarement de leurs familles respectives, surprises de cet empressement et soucieux de l’avenir de leur progéniture.
Leurs études arrivées à leur terme, il parut à ces messieurs pratique et naturel de s’installer dans leur ville natale, à Hyères. Leurs épouses n’y virent aucun inconvénient, d’autant que François s’inscrivait au barreau du lieu et que Stefan, grâce aux relations de son père, décrochait un poste de responsable financier dans une entreprise internationale possédant une usine aux abords d’Hyères. Celle-ci s’occupait d’acheter en Afrique des fruits qu’elle conditionnait sur place en jus avant de les congeler puis de les expédier outre-mer, jus dont pâtissiers et barmen d’Europe et d’ailleurs tiraient grand profit.
Habitant non loin les uns des autres, les amis se voyaient avec régularité à l’occasion d’escapades ou lors des dîners à quatre, puis à cinq. Jackie, passionnée de mode, ouvrait une boutique grâce à l’entremise et à l’aide financière de son mari. Le magasin devint vite un lieu favori d’emplettes pour les élégantes, d’autant qu’elles y étaient accueillies par la propriétaire comme de vieilles connaissances. Pour sa part, environ une année après la venue au monde de Gaël, Sonia reprenait un poste de secrétaire à temps partiel.
Ce n’est quelque trois ans après leur installation à Hyères que les problèmes se présentèrent pour Stefan et Jackie. Tous deux désiraient des enfants mais, en dépit de travaux soutenus, ils n’y parvenaient pas. De guerre lasse, ils se soumirent aux tests habituels dont le résultat fut que Jackie ne pouvait ni ne pourrait jamais en avoir. Cette nouvelle leur causa une déception telle que Jackie lui proposa de divorcer – ce que son mari refusa sans discussion possible.
Pour bien des couples dans cette situation, la séparation est sans doute la solution idéale. Car bien que l’amour, la vie sociale, le travail et le plaisir du partage peuvent servir de moyens de compensation entre gens intelligents et cultivés, le sentiment (refoulé dans les débuts) d’être une victime ne peut que grandir et s’épanouir avec le temps. Ce qui se passa pour Jackie, laquelle se sentait coupable de ne pas donner de progéniture à son mari. Elle en discutait souvent avec Sonia, en confidences. Celle-ci l’encourageait de son mieux à surmonter pareil sentiment, jusqu’au jour où, en présence d’une Jackie en larmes, elle lui suggéra d’adopter deux jeunes garçons d’Europe centrale. Jackie, pour qui l’idée n’était pas vraiment nouvelle, et qui n’avait jamais osé se confier à Stefan, ne fut pas difficile à convaincre. Toutes deux eurent de longs conciliabules à ce sujet, au cours desquels elles « décortiquèrent » les avantages et possibles inconvénients issus d’une situation somme toute banale, mais vectrice d’embarras au fur et à mesure que les enfants grandissaient.
Persuadée de l’approbation de son conjoint, mettant à profit la bonne humeur de Stefan qu’une plus-value boursière inespérée avait garni le porte-monnaie, Jackie lui en fit part lors d’une soirée de printemps. À sa surprise, son époux repoussa l’idée avec vigueur, assurant que jamais il ne ferait pareille bêtise. Il connaissait plusieurs couples ayant commis cette erreur, qui s’en mordaient les doigts au moment de l’adolescence des enfants. Sans se formaliser de l’expression consternée de sa femme, il lui décrivit, avec force détails, comment le fait d’apprendre et de se savoir en quelque sorte des « étrangers » perturbait les jeunes têtes. C’était-là une réalité des plus étranges, mais parfaitement établie : l’adoption ne créait point les liens filiaux que seule la procréation « en ligne directe » façonnait. Pour finir, il lui assura que les êtres humains n’étaient pas des canards ou des oies dont l’attachement à un autre animal, voire à un objet, était automatique et définitif dès lors qu’ils étaient séparés de leur mère à leur naissance.
Ce fut dès lors une cause entendue. De sorte que Jackie, douchée par les commentaires résolus de son mari, choisissait de jeter aux oubliettes le beau projet – à l’étonnement de Sonia dont le dévouement à la cause du couple et à celle de son amie en particulier n’admettait pas l’argumentation de Stefan. Elle s’en ouvrit à son époux, avec la certitude que celui-ci partagerait son opinion et tenterait de persuader leur ami qu’il faisait fausse route. Mais François lui répliqua être tout à fait d’accord avec les arguments de Stefan et que, s’il s’était trouvé dans son cas, il aurait donné la même réponse. De sorte que, pour Sonia, il ne fut plus jamais question d’aborder le sujet avec Jackie, sous peine de lui causer un chagrin inutile.
Par la suite, Gaël venu au monde, il se produisit une contingence auquel ni Jackie, ni François et Sonia, ne prêtèrent suffisamment attention : c’était l’extraordinaire attachement de Stefan à son filleul, lequel, de son côté, adorait littéralement son parrain. Cela s’était produit sans heurt, alors que le bébé fêtait sa première année. Chose étonnante, lorsqu’il qu’il piquait une vraie colère que ni son père ni sa mère ne parvenaient à le calmer, et Jackie de même, Gaël gazouillait telle une hirondelle dès qu’il se retrouvait dans les bras de Stefan. Celui-ci, qu’une sensation de plénitude envahissait, avait l’impression que le garçon était le sien et que rien jamais ne l’en séparerait. Sans en avoir conscience et grâce au fil mystérieux de la tendresse partagée, il transposait son désir de paternité envers son filleul, ce qui suffisait à son bonheur – au contraire de Jackie, condamnée à ne jamais goûter aux joies de la maternité et n’ayant pas d’enfant à qui se consacrer.
Plusieurs années s’écoulèrent, paisibles et modestes en événements. Le cabinet de François exigeant davantage d’application, l’avocat qu’il était n’avait guère le temps pour s’occuper de sa progéniture. De son côté, Stefan, bien plus libre de ses mouvements et disposant de nombreux loisirs, renforçait ses liens avec l’enfant qui devenait, de par son physique et son caractère, un garçonnet intelligent et volontaire. Dès l’âge de huit ans, il séduisait quiconque le regardait avec un brin d’attention rien que par son allure et la profondeur de son regard dans lequel se devinait une expression de vague mélancolie. La tête ronde surmontée de son épaisse tignasse de cheveux auburn lui retombant sur les oreilles, les yeux d’un vert si profond qu’on eût dit deux beaux saphirs de Ceylan, et les lèvres pleines à l’arc bien dessiné, avec son teint mordoré il avait l’air d’un adorable chérubin droit venu des régions propres aux contes de fées. Mais qui aurait pu deviner que derrière cette façade angélique se cachait une personnalité d’une grande complexité, dont lui seul en connaissait les rouages ? Son caractère secret et son habilité à esquiver les questions indiscrètes ou les directives de son entourage en surprenaient plus d’un. Ces qualités lui permettant aussi de se soustraire sans effort particulier aux exigences de sa mère. Celle-ci, ne comprenant pas le moi profond de son fils et quoique l’aimant beaucoup, s’imaginait que la meilleure manière de l’élever était d’affirmer son autorité de manière parfois péremptoire, ce en quoi elle se trompait du tout au tout.
Son apparente indolence et sa réserve railleuse se dissipaient comme par magie à deux occasions : lorsqu’il s’adonnait aux activités sportives, ou quand il se trouvait en compagnie de Stefan qui, lui, était en mesure de tout obtenir de son filleul sans jamais élever la voix. Leur connivence était si parfaite, que Sonia et François, qui s’en réjouissaient de même que leurs vieux parents, se demandaient par quel prodige une telle entente était possible – au contraire de Jackie, laquelle n’était qu’aimable indifférence à l’égard du filleul de son époux.
En dehors de la période hivernale, Gaël adorait jouer au tennis avec Stefan, ou nager en piscine et dans la mer en sa compagnie plutôt qu’à celle de ses petits camarades. Là, il s’éclatait vraiment, donnant libre cours à une surprenante énergie. La pratique du tennis et de la natation sculptait son corps, le musclant ici et là tout en lui octroyant l’allure propre aux nageurs de fond. Ses onze ans accomplis, il obtint de Stefan de l’accompagner lors de ses balades du week-end dans l’arrière-pays. Très vite, il se découvrit une passion pour le camping, pratique que détestaient Jackie et ses parents. Là encore, mis à contribution, pour lui faire plaisir, son parrain dut acheter le matériel nécessaire pour, lors de courtes vacances, l’emmener à la découverte de l’arrière-pays, jamais plus de trois jours consécutifs toutefois. Pour qui les eût observés, la parfaite harmonie entre l’homme et l’enfant n’aurait pas manqué d’être étonnante. Enfin, pour satisfaire la curiosité et répondre du mieux possible aux questions de son filleul, Stefan dut bûcher nombre de bouquins traitant de botanique, d’ornithologie et d’entomologie.
Passé de l’enfance à l’adolescence de façon subreptice, Gaël ne changea point sa manière d’être et de vivre, quoique son apparence physique se modifiât rapidement. Et si avec ses parents il s’efforçait de garder de la distance, à l’égard de Stefan, il se comportait toujours comme un joyeux et très attachant garnement.
« Alors, content, Tommy ? Nous voilà arrivés à Napoli. Tu as perfectionné ton italien, j’imagine ?
— Bah ! Ils jactent tous français ou anglais dans c’pays. Et t’connaissant, j’suis sûr que t’as apporté un guide de conversation.
— Touché ! Mieux vaut en avoir un avec soi. Les Napolitains sont attachés à leur langue et à leur patois, chose connue. Tu verras… »
Dans le taxi qui les emmenait à leur hôtel, Stefan et Gaël devisaient sans trop se soucier du paysage, en vérité fort peu romanesque, qu’ils traversaient à toute allure depuis l’aéroport. Ce mois d’avril n’étant pas particulièrement clément en France, tous deux étaient heureux de profiter, une semaine durant, de la chaleur et du ciel bleu de l’Italie. Gaël, qui avait potassé les manuels touristiques, avait promis à son parrain – qu’il appelait par son prénom – d’être le meilleur guide possible. Avec l’accord de Stefan, il s’était occupé des réservations d’hôtels et du programme en général. Depuis quelque deux ans, Stefan lui abandonnait volontiers le soin de choisir leurs lieux d’excursions, sauf lorsqu’ils séjournaient, au courant de l’été, dans la villa qu’il louait avec François au Lavandou, où ils se retrouvaient tous les cinq pour deux semaines de séjour.
« Bon, on pose les bagages, et on crapahute en ville. Après, toilette et dîner, puis on s’arrache – sorry : puis on part à la découverte. Mais ne voudrais-tu pas t’reposer un peu, Stefan ? demanda-t-il d’une voix doucereuse. Le voyage a dû t’fatiguer, non ? »
Gaël le plaisantait bien volontiers, comme à son habitude.
« Parle pour toi ! On verra bien qui, l’un de l’autre, demandera grâce au bout du compte. La visite des musées et des églises n’est pas de tout repos, crois-en mon expérience.
— Le “des” est superflu… J’te rappelle n’avoir planifié que deux musées et deux églises pendant ces quatre petits jours, dit-il en accentuant le mot “deux”. Et à Capri, il t’faudra des mollets d’acier, tu sais pourquoi ?
— Quel culot ! M’as-tu jamais vu me plaindre de la fatigue en balade ? En revanche, j’en connais un qui traîne la patte et qui trouve parfois la route un peu longuette.
— On arrive ! s’exclama Gaël. J’hallucine ! Jamais vu autant de gosses courir dans les rues. T’as remarqué ? »
Stefan n’eut pas le loisir de répondre que déjà le chauffeur ouvrait le coffre et sortait les bagages. Après que Stefan eut réglé la course, tous deux s’engouffrèrent dans le hall du bâtiment, un ancien palais aménagé en hôtel en plein cœur du quartier espagnol de Naples et non loin de la Piazza Dante.
Leur séjour à Naples fut des plus passionnants. Levés tôt et le petit déjeuner expédié, après avoir téléphoné à leurs domiciles respectifs pour rassurer épouse ou parents et brièvement relater leur emploi de temps de la veille, tous deux partaient à la découverte de la ville et de ses merveilles. Gaël jouant au guide, ils visitèrent le magnifique musée anthropologique où ils s’extasièrent à la vue des richesses de la collection Farnèse. Le cabinet secret, pourvu en érotiques, n’eut pas l’air de surprendre Gaël, ni de même certaines sculptures osées et d’un réalisme saisissant, telle celle du Faune sodomisant une chèvre. Stefan se garda de toute plaisanterie déplacée, pour ne pas heurter, pensait-il, la sensibilité de son filleul. Les nombreuses églises furent négligées, à l’exception d’une des plus célèbres, la majestueuse basilique Saint-Dominique Majeur, datant du treizième siècle et rénovée au dix-neuvième. S’y trouvaient, assura Gaël, en plus des fresques et des tombes d’âge vénérable, nombre de précieuses reliques : les restes de saint Tarcisius, le patron des enfants de chœur, la cloche de l’école de Thomas d’Aquin avec la bulle le proclamant docteur de l’Église du Christ. Et bien d’autres trésors qu’ils contemplèrent à loisir, comme ce crucifix auquel les dévots prêtaient le don de faire des miracles. Puis ce fut au tour du site majestueux de Paestum, situé à moins de deux heures de train de Naples. Là, en dépit du temps peu clément et de rafales de vent soutenu, ils admirèrent, outre l’élégant et riche musée adjacent, les temples grecs vieux de deux mille cinq cents ans dont le dépouillé de l’ordre dorique inspira bien des architectes européens et américains. Ayant exploré de long en large les villes martyres d’Herculanum et de Pompéi, où ils s’adjoignirent les services d’un guide parlant français, ils consacrèrent leur dernier jour napolitain à explorer la fameuse côte amalfitaine et ses villages typiques, l’une des grandes merveilles de cette région. Résultat de ses lectures, Gaël suggéra à Stefan de louer une voiture avec chauffeur, la conduite tout le long de l’étroite et sinueuse corniche pouvant être comparée à une épouvantable séquence d’auto-tamponneuses – conseil que suivit Stefan qui ne put que s’en féliciter a posteriori.
Peu après avoir dépassé Sant’Agnello, dès le milieu de matinée et en dépit de la beauté des paysages à couper le souffle, Stefan s’aperçut que Gaël, de coutume d’humeur égale ou joyeuse lorsqu’ils étaient ensemble, avait, comme on dit, l’esprit ailleurs. Il le lui fit remarquer, et lui demanda quelle mouche le piquait pour s’assombrir devant tant de si magnifiques panoramas.
« Oh rien, fut la réponse évasive. Je réfléchis.
— Tiens, tiens ! Et peut-on savoir à quoi ?
— Disons : à ce qui doit être, de toute façon, de même qu’à la meilleure et plus adéquate manière de l’formuler. Tu piges ?
— Voilà qui est nouveau, venant de toi… Je veux dire, ce charabia bizarroïde. Tu peux traduire ? »
Stefan ne l’avait jamais vu ainsi. Le regard brillant d’une flamme d’étrangeté, la voix feutrée, et sur ses lèvres un sourire dans lequel on devinait un léger malaise ou bien le dépit d’avoir été surpris, Gaël paraissait subitement avoir vieilli de trois bonnes années. On aurait dit, pensa Stefan, que sous le coup d’une brusque émotion, son esprit luttait avec un entrelacs d’idées laborieuses dont il ne maîtrisait pas la teneur exacte.
Étonné et un brin froissé de son attitude et de cette réponse qui n’en était pas une, Stefan, lui ayant passé le bras autour des épaules en un geste familier, insista :
« Que t’arrive-t-il, Tommy…un problème ? Tu peux tout me raconter, tu le sais. »
Comme par magie, Gaël se détendit et son visage imberbe s’éclaira d’un sourire.