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Veröffentlichungsjahr: 2021
Isabelle Duval
Seulement un père
Roman
© Lys Bleu Éditions – Isabelle Duval
ISBN : 979-10-377-3781-6
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« Tu n’es qu’un accident ! » lui disait-on sans cesse.
Toute son enfance, Jenny fut le paria, le vilain petit canard qui sortait du lot, surtout chez son père. Elle était celle que l’on installait systématiquement en bout de table, ou sur la petite table de salon quand il n’y avait plus de place. Elle était de corvée de balayage et d’essuyage de vaisselle ; vérifiée par un adulte qui préférait la regarder faire, n’hésitant pas à lui râler dessus s’il restait une traînasse. Quand tout le monde était assis dans le canapé, elle n’avait droit que de se poser sur le tapis, parce qu’elle était la plus petite ; c’est ce que les gens lui répondaient et elle les croyait ; ils étaient des adultes donc ils avaient raison. Et puis, le tapis était tout doux. Parfois, elle s’endormait dessus en suçant son pouce, son doudou éléphant entre les bras. Elle ne comprenait pas pourquoi tous se moquaient d’elle, lui disant qu’elle se prenait pour un chien ; se mettant en boule pour s’endormir. Quand cela arrivait, Xavier, son frère demandait pour la monter au lit ou dans un fauteuil, mais son père refusait, disant que cela la réveillerait ; alors il prenait son gilet et lui posait sur elle, sur le sol. Elle lui faisait pitié mais il n’insistait jamais ; les adultes avaient raison. En plus, il ne voulait pas se mettre son père à dos ; tant pis pour elle, finalement.
À table, si elle ne finissait pas son assiette, elle n’avait pas le droit d’avoir un dessert alors que les autres avaient le droit de ne plus avoir faim. Ce n’était même pas la peine qu’elle demande quelque chose de spécial à manger ; chaque fois, la réponse était la même : « Tu manges ce que l’on te sert ! » Une fois, elle avait caché sa pomme qu’elle n’avait pas finie et ne voulait plus ; elle alla la jeter dans la poubelle mais sa marâtre de belle-mère la ressortit, la rinça sous l’eau et la lui fit manger ; lui faisant un speech sur le gaspillage et sur la prise de poids dû au comportement qu’elle avait ! Elle avait cinq ans et elle la bassinait avec son poids, lui narrant les bienfaits d’une alimentation saine, à heures fixes et en fuyant toutes les boissons gazeuses, les bonbons et les chocolats que lui donnait sa mère. Forcément, tout ce que sa mère faisait pour Jenny était systématiquement critiqué par sa belle-mère ainsi que par son père ; elle était son portrait craché, donc son père semblait ne pas la supporter. Enfin, c’est la seule raison qu’elle trouvait pour expliquer ses agissements.
Personne ne jouait avec elle aux jeux de société, lorsqu’ils en faisaient, ou alors toujours contre elle, jamais en équipe avec elle. Si elle commençait à gagner, ils changeaient de jeu ; elle ne devait jamais avoir l’honneur d’être en tête et de voir son ego grossir.
Chez sa mère, elle jouait toute seule à la poupée qu’elle habillait avec des vêtements récupérés dans des brocantes, ou qu’elle faisait elle-même en agrafant des bouts de tissus ensemble. Elle se faisait des cahiers de coloriage en découpant dans les programmes de télévision, toutes les images en noir et blanc qu’elle trouvait ; les collant ensuite dans des cahiers dont elle prenait le plus grand soin. Elle s’allongeait sur le sol de sa chambre, sur la moquette marron, rêche et abîmée par endroit ; et elle coloriait avec les feutres que ses frères ne voulaient plus ou les fins de crayons de couleur. Elle s’appliquait tout le temps, faisant attention à ne pas dépasser, et ceux qu’elle préférait, elle les découpait et les accrochait avec des punaises, au-dessus de son pseudo-bureau, fait de deux tréteaux et d’une planche de bois. Elle était très fière de son coin bureau ; au-dessus, elle avait accroché une étagère à trois étages que lui avait donnée son grand-père. Sur le premier, elle mettait ses plus beaux livres, ce qui se résumait à un livre de contes de fées et l’ancienne collection de livres de sa mère, récupérée chez sa grand-mère lorsqu’elle décéda. Au deuxième étage, des petites figurines faites en pâte à sel à l’école et dont sa mère se fichait, alors elle les gardait pour elle ; celles de ses frères étaient exposées dans le salon telles des trophées. Probablement que les siennes n’étaient pas assez belles, même si la maîtresse lui avait dit le contraire. Enfin, sur le dernier étage, des petits bonhommes et des fèves qu’elles trouvaient parfois par terre dans la rue ou que ses frères n’avaient plus besoin. C’étaient ses porte-bonheur et elle y tenait beaucoup ; elle avait réussi à reconstituer une espèce de petite famille, avec tous les petits personnages qu’elle avait et elle leur avait donnés des noms.
Parfois, ses frères jouaient quand même avec elle aux petits soldats, car elle perdait toujours les batailles qu’ils organisaient à travers la chambre, se baladant jusque sous le lit et la commode. Elle aimait ces moments qu’elle passait avec eux ; elle adorait ses frères jumeaux Xavier et Franck. Ils aimaient la coiffer et lui faire des tresses, surtout pour jouer aux cowboys et aux Indiens avec leurs cousins quand ils les voyaient. Elle était toujours la squaw qu’ils accrochaient à l’arbre dans le jardin, celle qu’il fallait délivrer et emmener sur le cheval ; ou plutôt sur le manche à balai servant de cheval. Ils passaient souvent de bons moments ensemble, pas assez pour Jenny, mais tout cet amour fraternel la rassurait un peu. Ils faisaient des tentes dans le jardin, accrochant des draps avec des pinces à linge sur le grillage du voisin et bloquant le tout avec les chaises du salon de jardin, en plastique vert, délavé par les rayons du soleil ! Toute une aventure pour que cela tienne, mais cela les amusait beaucoup. Ils prenaient des gâteaux et les mangeaient tranquillement en jouant aux cartes. Elle perdait tout le temps à ce jeu-là, certainement parce que ses frères changeaient les règles du jeu au fil du temps mais ce n’était pas grave, cela se terminait toujours de la même manière : par un concours de château de cartes qu’ils faisaient ensemble. Après, c’était Jenny qui rangeait tout, ses frères devaient faire leurs devoirs avec leur mère ou leur beau-père. Jenny se débrouillait toujours toute seule car elle était assez intelligente et ce n’était pas grave si elle ne comprenait pas. C’était une fille, elle ne pouvait pas tout savoir ; c’est ce qu’on lui rabâchait.
En revanche, lorsqu’elle était seule, c’est-à-dire très souvent, elle s’enfermait dans son monde ; et en plus des coloriages, elle faisait beaucoup de mots croisés ; elle avait aussi appris l’anglais toute seule en écoutant la radio anglaise et en cherchant dans des dictionnaires la signification des mots. Son grand-père lui avait donné une vieille radio ayant appartenu à son arrière-grand-père ; ses frères n’étaient pas jaloux car elle était démodée et grésillait beaucoup. Jenny l’adorait car elle avait l’odeur de tabac froid qui se trouvait dans la cuisine de son arrière-grand-père ; elle s’en souvenait. Un des rares souvenirs heureux cachés dans son cerveau.
Elle avait un don pour l’écoute, de telle manière qu’elle savait jouer un air de piano rien qu’en l’écoutant ; son professeur au collège l’avait qualifiée « d’oreille musicale ». Elle était vraiment en retrait de tous, comme si, elle s’éduquait toute seule, en voulant grandir plus vite pour pouvoir faire plus de choses ; prouver qu’elle valait mieux que tout ce que les gens pensaient d’elle. Elle se mettait dans sa bulle et masquait sa solitude derrière une carapace et une certaine agressivité.
Beaucoup cherchaient à comprendre son comportement impulsif envers les gens. Elle rembarrait quiconque la remettait à sa place ; même toute petite, si quelqu’un la critiquait, elle lui répondait ; se faisant forcément qualifiée d’arrogante, insolente ou mal polie. Elle n’aimait pas se faire marcher sur les pieds, c’était un fait avéré.
Pourtant, paradoxalement, elle aidait tout le monde, elle aimait éplucher les légumes, mettre le linge à l’air, laver les escaliers, replier le linge, rendre service à sa mère ou sa grand-mère. Elle le faisait car elle savait qu’elle aurait un câlin ou un bonbon en échange ; elle aimait les câlins de sa mère ; ils sentaient le chèvrefeuille et ceux de sa grand-mère, l’eau de Cologne, acheté en supermarché. Plus elle faisait de choses pour sa mère, plus elle pouvait profiter d’elle qui travaillait beaucoup ; alors quand elle avait fini tous ses devoirs, elle exécutait des tâches ménagères mais malheureusement, sa mère passait son temps libre avec ses frères, la plupart du temps ; parce que c’est comme cela, les garçons sont proches de leur maman et les filles de leur papa ! Voilà la phrase toute faite qu’on lui servait sur un plateau, chaque fois qu’elle osait se plaindre… Alors les micros câlins, elle les savourait et les enregistrait dans sa tête ; pour y repenser quand elle en avait besoin.
De ce fait, elle compensait et travaillait très bien à l’école ; elle avait toujours d’excellents résultats et ses maîtres en primaire, puis ses professeurs au collège la félicitaient constamment. Elle faisait toujours de son mieux, lisant très tard le soir dans son lit avec une torche, cachée sous ses draps pour ne pas se faire punir. Elle emmagasinait des tonnes et des tonnes de connaissances, toujours avide de découvrir de nouvelles choses. Elle aimait tellement quand elle pouvait raconter des choses qu’elle avait apprises par elle-même ; se sentant un instant supérieure aux autres et surtout, écoutée et prise au sérieux. Elle prenait des cahiers et s’entraînait à faire des lignes de calligraphie pour avoir une écriture parfaite ; elle lisait le dictionnaire pour acquérir un savoir exemplaire. Pour beaucoup, elle était dans l’excès et voulait se donner en spectacle et ils la rabaissaient, aussitôt qu’elle commençait à attirer trop l’attention sur elle.
Néanmoins, sa grand-mère paternelle était fière d’elle et elle disait toujours à ses cousins :
« Il faut faire comme Jenny ; elle est sérieuse et rapporte des bons points et de bonnes notes ! Prenez exemple ! »
C’est vrai qu’elle avait une boîte à chaussures remplie d’images d’animaux qu’elle avait choisies soigneusement parmi toutes celles que proposaient ses maîtres d’école. C’était son petit trésor, qu’elle gardait dans sa table de nuit. Elle y mettait aussi un cahier dans lequel elle écrivait son histoire et son mal-être mais elle s’était inventé une écriture, car il ne fallait pas que quelqu’un comprenne ce qu’elle y marquait. Elle y couchait ses souffrances, ses manques, ses incompréhensions avec ses mots à elle ; au gré des saisons et des années, ils devinrent de plus en plus durs et étaient souvent mêlés à des larmes. Elle se doutait de plus en plus qu’elle n’était pas comme les autres et que tout ce qui lui arrivait n’était pas normal.
Ses cousins et ses frères préféraient jouer entre garçons, mais comme elle les aidait à faire leurs devoirs, ils lui accordaient un peu de leur temps lorsqu’ils étaient tous ensemble ; sans qu’elle les suppliât. C’était tout ce dont elle avait besoin, d’attention et d’amour. Elle n’en avait jamais, sans rien donner en retour. C’était la cousine de trop mais juste utile quand on en avait besoin, pour jouer quand eux le décidaient ou pour les devoirs compliqués. En plus, elle donnait toujours ses bonbons et ses carrés de chocolat ; le lavage de cerveau concernant la prise de poids faisant son entrée dans son esprit, s’installant sournoisement mais profondément pour la perturber. Elle ne voulait pas décevoir son père qui aurait honte d’avoir une fille obèse, comme le disait sa belle-mère…
À l’école, elle aidait ses camarades de classe ; si untel était malade, elle lui recopiait ses devoirs et les lui apportait chez lui ; quitte à faire des kilomètres à vélo. En revanche, quand elle était absente, personne ne s’en souciait et elle rattrapait tout son retard pendant les heures de récréation ou en permanence. Parfois, elle allait même à la bibliothèque de l’école pour effectuer des recherches pendant que les autres jouaient dehors ; ses maîtres étaient épatés de son besoin d’assouvir ses connaissances constamment. Pourtant, même si personne ne l’aidait ou lui expliquait ce qu’elle avait manqué, elle continuait quand même à le faire, parce qu’elle était gentille ; probablement trop. Tout le monde disait qu’elle n’avait pas besoin d’aide car elle comprenait toujours trop vite, n’ayant jamais une note en dessous de 18/20, dans toutes les matières. Elle n’aimait pas l’échec, elle se mettait une pression permanente, la barre très haute dans tous les domaines car elle voulait toujours avoir la reconnaissance de son assiduité passionnée. Personne n’en mettait autant qu’elle, ni même de patience pour aider ses camarades, ou plutôt ceux qui profitaient d’elle. Elle était tellement gentille et empathique ; même si elle se doutait que certains exagéraient et auraient pu récupérer leurs cours autrement, elle le faisait quand même ; c’était comme une addiction et un besoin maladif de se rendre utile. Ce n’était même plus de la gentillesse, c’était de la dévotion.
Au fond d’elle, depuis toute petite, c’était plus profond que cela, elle agissait ainsi pour obtenir la seule attention qui comptait à ses yeux et qu’elle n’avait jamais ; celle de son père qui l’avait toujours ignorée… Hormis les quelques câlins maternels et les bisous certains soirs avant d’aller se coucher, elle n’avait jamais rien de son père ; elle n’était qu’un poids, un vulgaire boulet qu’il devait traîner.
Il la rejeta encore plus lorsqu’il se mit en couple avec une femme ayant des enfants ; la fameuse marâtre dont seuls ses enfants ainsi que Xavier et Franck comptaient. Pourtant, elle aidait son père quand il en avait besoin ; pour nettoyer la voiture à l’éponge dans la cour et la rincer avec le tuyau d’arrosage ; tondre la pelouse et passer le râteau sur les feuilles afin d’en faire un gros tas dans un coin ; avant de se jeter dedans avec ses frères et de se faire gronder. Elle essuyait aussi la vaisselle chez lui, car la fille de sa belle-mère était trop occupée à regarder la télévision.
Son père lui donnait des missions aussi, qu’elle prenait au sérieux, comme aller chercher le pain ! Il lui donnait des pièces pour la boulangère et elle était tout heureuse d’y aller comme une grande, traversant au passage piéton en faisant attention de bien regarder à droite et à gauche ; saluant les gens qu’elle croisait dans la rue et croquant toujours le croûton de pain, par habitude. Parfois, il l’envoyait même à l’épicerie en bas de la rue, pour aller récupérer plusieurs choses ; même lourdes pour ses frêles épaules, elle se démenait et y allait fièrement, car elle disait qu’elle venait de la part de son père. Malheureusement, elle ne comprenait pas pourquoi la plupart des gens semblaient surpris de cela et puis, un jour, une dame qui se trouvait à la boulangerie dit une phrase qui la marqua à jamais : « Je croyais qu’il n’avait qu’une fille et trois garçons. Tu es la dernière ? »
Une fille et trois garçons, ses frères jumeaux et les enfants de sa belle-mère ; elle ne faisait pas partie du tableau. Son père ne parlait jamais d’elle et ne corrigeait même pas les gens lorsqu’ils l’oubliaient, car finalement, à quoi bon ? Elle n’était que celle qui faisait les corvées, l’enfant inutile, la non désirée, l’accident…
Elle n’avait que trois ans lorsque ses parents se sont séparés brutalement ; elle découvrira plus tard, en tombant sur un dossier simplement appelé « Divorce », que son père était alcoolique et avait frappé sa mère à plusieurs reprises. Elle n’avait aucun souvenir de cette période en particulier, mais son cerveau avait emmagasiné toutes les images de violences conjugales, ainsi que les coups envers ses frères et elle-même ; beaucoup plus que n’importe quel clip relatant ce genre de drames. Tout s’était enregistré dans sa tête, rangé dans des tiroirs secrets dont la clé aurait été perdue ; sauf pour un psychiatre hypnothérapeute… Ce qu’elle découvrira plus tard, à l’adolescence ; à l’hôpital.
Inconsciemment, son esprit avait cloisonné cette partie de sa vie dans un coin, ne voulant voir que le côté positif de son paternel. Pourtant, en entrant dans son cerveau, elle découvrirait qu’il frappait sa mère à coup de ceinture, sur le dos et le ventre ; aux endroits où personne ne pourrait s’en douter. Son corps n’était qu’hématomes de toutes les couleurs, du jaune au vert en passant par un camaïeu de violet ; sans parler des griffures aux profondeurs diverses et des bosses qui se formaient au gré des coups reçus. Il lui tirait les cheveux et lui claquait la tête contre le miroir de la salle de bain, mais seulement l’arrière du crâne, en lui maintenant le visage entre les mains alors que Jenny et ses frères pleuraient dans leurs lits… Sa tête résonnait contre le miroir brisé, y laissant quelques mèches ensanglantées. Si sa mère avait des coups et des égratignures au visage, ses cheveux les cachaient et les gens qu’elle croisait ne pouvaient pas deviner sa souffrance. Elle cachait bien sa douleur, se forgeant aussi une carapace pour cacher sa fragilité et sa faiblesse ; car elle n’était pas comme Jenny, elle avait besoin de quelqu’un à ses côtés pour l’épauler, la seconder et la porter vers le haut en lui promettant monts et merveilles.
Alors, elle restait avec lui en attendant de trouver celui qui la sortirait de cet enfer dans lequel elle vivait avec ses trois enfants ; elle ne les avait pas désirés, elle leur avait toujours dit en riant mais elle les aimait quand même. Une mère porte ses enfants, elle ne peut pas les renier ; leur donner moins d’attention peut-être mais pas les rejeter, c’est inconcevable ; du moins, c’est ce que Jenny pensait car elle ne savait pas pourquoi sa mère faisait des préférences. Elle était l’enfant du même père, de la même union ; pourquoi était-elle mise de côté aussi souvent ? Est-ce que sa mère lui reprochait tout ce que son père lui faisait ? Elle n’y pouvait rien, du haut de ses trois ans s’il la forçait à avoir des rapports ! Sa mère ne le désirait plus, car comment pouvait-elle avoir envie d’un alcoolique qui puait le whisky ou la bière et qui la forçait et la prenait comme il le voulait ; lui rappelant qu’elle était sa femme et qu’elle n’avait qu’à faire son devoir conjugal. Il la violait, sans sommation, sans regret et sans jamais s’excuser même lorsqu’il avait décuvé. Les enfants entendaient tout le mal qu’il faisait à leur mère ; ils se bouchaient les oreilles, ou s’évadaient dans leur monde imaginaire en se racontant des histoires de fées et de dragons. Les larmes roulaient sur les joues de leur mère et ils voyaient à travers le paravent qui les séparait de l’enfer qu’elle vivait, des formes qu’ils ne comprenaient pas. Comme des ombres chinoises représentant des monstres, gravés dans leurs petites têtes innocentes, avec les cris et les supplications incessantes de leur mère.
« Arrête, je t’en prie, tu me fais mal ; ça me brûle. Les enfants entendent tout et voient tout ! Je ne peux pas comme cela, je n’en peux plus, s’il te plaît ! »
Et des pleurs, et des claques à répétition. Ils voyaient la main de leur père se lever et se rabattre avec force à divers endroits sur le corps de leur mère, qui se cambrait de douleur.
« Ferme ta putain de gueule ! Tu es à moi, je fais ce que je veux ! Les mioches vont fermer leurs gamelles et vont dormir ou je vais leur en foutre une aussi. Tourne-toi que je te prenne en entier et arrête de chialer ; tu as signé, tu assumes ! Si j’ai envie de te violer, je le fais, tu es ma femme, tu la fermes. »
Si par malheur, l’un d’entre eux osait dire quelque chose, il l’attrapait et lui mettait la tête sous la douche froide, et le jetait dans son lit. Il saisissait le martinet et le fouettait sur ses petites fesses fragiles et innocentes. Il continuait tant qu’il pleurait ou jusqu’à ce que leur mère s’interpose et se refasse taper. Le cercle vicieux de la puissance paternelle, s’imposant comme dominateur d’une famille qu’il était censé protéger, mais qu’il préférait détruire, par les gestes et par les mots. Jenny était la plus facile à dompter du haut de ses trois ans ; une claque et elle volait alors que Xavier et Franck commençaient à se rebeller, protégeant leur mère, du haut de leurs six ans. Ils ne comprenaient pas son comportement, mais ils lui pardonnèrent quand le divorce fut prononcé ; qu’ils partirent avec leur mère qui leur expliqua qu’ils ne verraient leur papa que tous les quinze jours, et qu’il ne leur ferait plus jamais aucun mal ; il était parti en cure de désintoxication. Leur mère avait réussi à passer outre le comportement impulsif de leur père car elle avait retrouvé quelqu’un, elle l’avait suivi et une nouvelle vie allait commencer pour eux tous ; rythmée par les séjours chez leur père. Il allait pouvoir assouvir son vrai rôle auprès d’eux trois. Enfin ; car après tout, il était supposé être le pilier de la famille ; celui sur qui les fondations de la famille se bâtissaient…
Visiblement, Jenny était la pierre de trop de cet édifice, car dès sa naissance, il ne l’avait pas aimée, la blâmant sans arrêt, ne la prenant jamais dans les bras, ne la changeant jamais, ne la lavant jamais, aucun câlin, et elle n’avait pas le droit de venir s’asseoir sur ses genoux, contrairement à ses frères. Même sa cure ne changea pas son regard sur sa fille ; c’était très douloureux pour elle. Elle ne savait vraiment pas d’où venaient cette haine et ce désamour que son père lui vouait ; pourquoi conférait-il de plates excuses à ses fils et l’ignorait-il constamment ? Elle, haute comme trois pommes, ne pouvait pas être la responsable de toute cette sauvagerie qu’elle avait vue et entendue ; pourtant elle commençait à s’imaginer le pire et se dire qu’elle méritait d’être détestée si telle était la raison de la destruction de sa famille.
Ce qu’elle ne saisissait pas, c’était que lorsqu’elle en parlait à sa mère, avec ses mots d’enfants ; celle-ci se disputait régulièrement avec son père ; lorsqu’il venait les chercher pour passer le week-end chez lui.
Malgré tout, Jenny aimait beaucoup y aller, car elle avait une grande chambre avec un grand lit pour elle toute seule. Ses draps représentaient des chérubins jouant du violon et de la harpe et ils étaient tout doux. Elle avait aussi un fauteuil dans sa chambre où elle se blottissait avant de se coucher, pour lire son seul et unique livre de contes à la couverture représentant un ogre et des princesses. Elle avait tant de fois tourné les pages, qu’il s’abîmait par endroit, au point qu’elle avait mis du scotch pour faire tenir quelques pages qui se décrochaient.
Tous les dimanches matin, son père les réveillait et il avait préparé leurs petits-déjeuners, même pour elle. Elle descendait toujours en premier, voulait lui faire un bisou qu’il refusait car il avait toujours une excuse, puis elle s’asseyait en attendant ses frères. Ils avaient des pains au chocolat et elle, un croissant qu’elle dégustait lentement, ramassant les miettes qui tombaient sur la table. Ses frères lui donnaient toujours un petit bout de leur pain au chocolat discrètement, ils craignaient quand même de se faire gronder, mais ils avaient mal au cœur pour elle. C’était comme un jeu de lui passer sans se faire prendre ; ils en riaient et pouffaient en silence. Elle leur donnait les bouts de son croissant en échange !
Les seuls jeux auxquels elle pouvait toucher chez son père étaient des plaques sur lesquelles elle devait y mettre des pions de couleurs et un jeu de croquet pour jouer dans le jardin. Elle n’avait pas le droit de toucher aux autres jeux sans surveillance, d’autant plus quand les autres enfants arrivèrent dans sa vie. Cela ne la gênait pas car il y avait une balançoire dans le jardin et elle aimait plus que tout être dehors. Il y avait aussi un potager et Jenny s’occupait de cueillir les haricots et les fraises ; c’était sa mission dès qu’elle arrivait chez son père et que c’était la saison des récoltes ! Patiemment, elle arpentait les petites allées qu’elle avait faites avec des cailloux ; elle fouillait autour de chaque plan de haricots, pour n’en manquer aucun et elle faisait de même avec les fraisiers dont elle bougeait toutes les feuilles. Si elle croisait une araignée, elle changeait de ligne pour ne pas la déranger ! Chaque fois, elle était toute fière d’arriver avec ses quelques haricots verts à la main et les fraises dans un bol en pyrex, transparent. Forcément, il ne la remerciait pas, car il jugeait que c’était normal qu’elle participe ; d’autant plus que c’était son idée de faire du jardin. Il avait accepté, songeant qu’il ne l’aurait pas dans les jambes pendant ce temps-là. Tout ce qui pouvait l’éloigner d’elle l’arrangeait. Pire qu’une pestiférée…
Parfois, lorsqu’elle jouait dans le jardin avec ses frères, sans crier car sinon les voisins risqueraient d’appeler la police ; d’après son père, il venait les regarder jouer. Bien sûr, c’était avant que la marâtre ne débarque et impose ses lois qu’il mettait en place et admirait, par peur probablement de se retrouver de nouveau seul. Ou simplement pour avoir la paix.
Dans ces moments rares où il était avec eux dehors, il les poussait à tour de rôle sur leurs balançoires, mais jamais elle…
« Débrouille-toi, tu vas y arriver ! » lui disait-il.
« Mais pourquoi tu les pousses ? »
« Parce qu’on est des garçons ! » disait Xavier en riant.
« On peut faire un tour complet ! On n’a pas peur ! » continuait Franck.
« Bah, moi je voudrais être un garçon alors. »
« Tu ne peux pas, tu as une zézette ! »
« Ce n’est pas poli de dire cela les garçons ! C’est interdit de parler de cela à sa sœur ! » répondait leur père, une cigarette aux bords des lèvres.
Alors pendant qu’ils riaient, elle continuait à se balancer, doucement, toute seule, en s’imaginant qu’elle était un garçon et qu’elle aurait le privilège d’être poussée dans les airs par leur père. Elle le regardait, il avait une main sur sa hanche et de l’autre, il alternait entre ses frères. Elle essayait d’aller aussi haut qu’eux mais cela lui était impossible, elle n’avait pas assez de force dans ses petits bras.
Elle finissait toujours par se jeter quand elle était assez haut mais pas trop, il ne fallait pas qu’elle se fasse mal non plus. Elle terminait dans le gros pied d’hortensias bleus ; ce qui faisait râler son père car il adorait ses fleurs. Le seul côté doux qu’elle lui connaissait, hormis lorsqu’il était dans son bureau, loin de tous. Lors de ces moments-là, elle s’asseyait dans le canapé en vieux cuir bordeaux, face à son bureau lorsqu’il faisait ses comptes ou ses papiers divers. Il mettait de la musique classique ; toujours en vinyle sur sa chaîne hi-fi que lui seul avait le droit de toucher. Jenny se pelotonnait sous une couverture miteuse, avec un livre ou la page des jeux du journal. Ils ne se parlaient pas mais elle était avec lui.
Elle le regardait et l’admirait. Il était beau, son père, malgré les ravages que l’alcool avait faits sur lui ; lui creusant les joues et lui donnant des rides plus vite que prévu. Il avait des cheveux bouclés, noirs et mi-longs et de magnifiques yeux en forme d’amande, de couleur marron. Il était bronzé à force d’être souvent au soleil avec son métier ; il était peintre charpentier et pouvait escalader des toits les yeux fermés. Il a vraiment eu de la chance de ne jamais tomber, en étant ivre… Ses mains étaient robustes, pas étonnant qu’elles aient fait autant de dégâts sur sa mère ; à lui broyer la mâchoire à deux endroits. Il était grand, presque deux mètres et en imposait par sa carrure ; les gens le respectaient pour cela ; ils n’osaient pas le critiquer même si beaucoup auraient voulu lorsqu’ils avaient appris ce qu’il s’était passé, derrière les portes, lorsque celles-ci étaient fermées.
Lorsqu’il était de bonne humeur envers elle, il lui demandait de l’aider à faire à manger. Il cuisinait bien, pas aussi bien que son beau-père, mais depuis le divorce, il avait dû prendre des cours. Chaque fois, Jenny prenait une chaise en bois, qu’elle tirait sans aucune discrétion, raclant le carrelage beige de la cuisine et faisant rouspéter son père. Elle se mettait à côté de lui et il lui accrochait un grand torchon en guise de tablier ; elle ne l’avait que pour lui ; elle était ravie. Il lui avait appris à éplucher les carottes et les poireaux ; à couper la viande en petits cubes ou en lamelles, mais ce qu’elle préférait, c’était lorsqu’ils faisaient un quatre-quarts car il la laissait touiller la pâte, et la mettre dans le moule à gâteau. Après elle avait le droit de lécher la cuillère ; jusqu’à s’en faire des moustaches tellement elle en mangeait !
Ces moments-là sont gravés en sa mémoire à jamais, car les souvenirs de son enfance pourraient se résumer à ceux-là ; à ces rares moments privilégiés avec son père, dans la cuisine ou dans son bureau. Elle essuyait la vaisselle aussi pour grappiller quelques instants auprès de lui, sans qu’ils n’échangeassent de mots ; jamais. Non, elle avait vraiment de rares instants avec son père, jusqu’à ce que sa belle-mère arrive et décide de lui enlever ce privilège. Elle devint encore plus étrangère que ce qu’elle était ; sa vie devint un enfer dans lequel elle n’osait pas se rebeller car elle devait plaire à son père, c’était son rôle de fille.
Une fois que sa marâtre fut installée avec ses enfants, elle ne servait plus à rien d’autre qu’être le souffre-douleur et le jouet de son père, mais cela, elle ne le comprit pas tout de suite. Elle pensait que cela était normal, parce qu’elle grandissait et qu’elle devait lui faire plaisir.
Elle ne comprenait pas l’humour qu’il utilisait parfois, lorsqu’elle se plaignait de ne pas avoir de gâteau d’anniversaire et qu’il lui répondait qu’elle soufflerait la bougie plus tard, avant d’aller se coucher… Généralement, elle n’avait comme cadeau que des choses dont elle n’avait pas besoin ; des draps, des affaires de chimie alors qu’elle détestait cela et même de la vaisselle ; pour monter son trousseau comme lui disait sa belle-mère. Elle n’avait que huit ans lorsqu’elle eut ce cadeau et elle devait déjà songer à se mettre en couple. Pfff !
Elle n’avait aucune photographie relatant ses anniversaires, pourtant importants pour n’importe quel père aimant ses enfants et leur procurant de l’attention. Mais lui n’était pas comme cela avec elle, ce n’était pas un paternel car il n’avait de cesse de lui répéter qu’elle n’avait jamais été désirée, qu’elle n’était peut-être même pas sa fille. C’était cruel pour elle d’entendre ces paroles et elle pleurait ; alors il se moquait ouvertement de sa souffrance et de sa sensibilité ; lui rabâchant sans cesse qu’il fallait être forte dans la vie pour surmonter tout. Lui avait réussi à surmonter l’alcool et à oublier leur mère. Elle savait qu’il mentait pour cette raison, car une fois elle l’avait entendu parler avec son frère et il disait que la mère de ses gosses lui manquait et qu’il aimait toujours ; qu’il regrettait les coups, qu’il était un con et qu’heureusement que Jenny lui ressemblait ; il pouvait compenser… Ces paroles, elle ne les comprit que lorsqu’il commença à venir la voir, dès ses six ans… Quand la belle-mère est arrivée.
Chaque week-end, une fois que tout le monde était couché, un rituel se mettait en place ; elle savait que son père allait venir la rejoindre, parce que sa belle-mère lui avait expliqué que c’était le rôle du père de venir auprès de sa fille.
Lui avait radicalement changé sur ce point. Avant, il ne passait que très peu de temps avec elle, et là, chaque samedi soir, après le film, elle les entendait monter les escaliers ; ils grinçaient inexorablement ; son père ouvrait sa porte de chambre. Souvent, elle se disait qu’elle aurait aimé être dans la même chambre que ses frères ; elle les entendait rire et se faire des blagues, même avec les enfants de l’autre…
Quand elle demandait cela à son père, il la fusillait du regard, lui disant qu’elle était l’élue de son cœur et qu’elle devait être fière d’être là, dans un grand lit. Pourtant, hormis dans cette chambre, il la traitait comme une étrangère que l’on accueille par principe et par respect, mais que l’on est ravi de voir partir, car sa place n’est pas totalement ici et aucune affinité ne se crée forcément.
Subtilement, il se glissait dans les draps, frais de son côté et chauds du côté de Jenny, car elle avait toujours peur quand même ; il lui demandait toujours plus de choses…