Silence on souffle - André Clément Sapy - E-Book

Silence on souffle E-Book

André Clément Sapy

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Beschreibung

Qu’ont en commun un papier, une armoire normande, des patins d’intérieur et des boîtes de cassoulet. Pas grand-chose en-dehors des histoires de Papa.Rédigées entre les années 70 et les années 90, ces nouvelles ont accompagné ma famille et toute mon enfance. Elles ont d’abord été rédigées sur papier, parfois tard la nuit. J’étais un petit dormeur, réveillé par le moindre bruit, et je me rappelle l’avoir rejoint au salon et être resté sur ses genoux quelques minutes pendant qu’il écrivait.
Je ne savais pas encore lire.
Je me rappelle la première fois que je les ai lues et les tentatives d’éditions, les pages imprimées et reliées, les manuscrits envoyés. Sans grand succès à cette époque. Papa a continué à raconter ses histoires.
Et puis, en 2000, Papa a arrêté d’écrire. Il avait encore plein d’idées dans la tête.
Il m’aura fallu plus de 20 ans pour me replonger dans toutes ces histoires, les relire, corriger quelques coquilles et enfin pouvoir en faire un livre, un vrai.
En tout cas, j’espère que vous trouverez autant de plaisir que moi à parcourir ce livre.
Tout ce qui s’y trouve est de Papa.

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André ClémentSAPY

SILENCE ON SOUFFLE

Souvenirs de mon petit frère André Clément

Je l’appellerai Clément dans toute la suite. Il est né le 24 juin 1948 à Toulouse. J’avais alors presque trois ans et demi et j’ai un souvenir très précis de son arrivée quelques jours plus tard à Sansas (nom de notre grande maison dans le Gers). On m’expliqua qu’il arrivait de la clinique. Bien sûr, je ne comprenais pas pourquoi, mais cela me posa question : pourquoi les enfants venaient-ils des cliniques ? Je ne m’étais pas posé la question pour mon frère Gilbert, né 13 mois après moi, j’étais beaucoup trop jeune.

Dans mes souvenirs, Clément était rondouillard, mais je n’ai pas le souvenir de m’y être beaucoup intéressé tant qu’il n’a pas parlé et marché, ce qui s’est produit à peu près un an plus tard, offrant la possibilité de jeux communs avec également notre frère Gilbert.

Notre père exploitait une grande propriété familiale avec l’un de ses frères, qui avait trois filles, nos cousines, dont l’aînée Anne était née à quelque jours près en même temps que Clément. Nous avons donc passé notre enfance à la campagne en contact de la nature. Il y avait déjà un tracteur dans ce proche après-guerre et plusieurs autres matériels agricoles mécanisés, mais aussi de nombreux animaux : quelques chevaux, un troupeau de bovins, des moutons, un cochon, et toute une basse-cour habituelle de petits animaux, lapins et volailles. La taille de la propriété permettait des escapades parfois lointaines et les granges avec leurs bottes de paille et leurs réserves de foin offraient des cachettes et des capacités d’escalades où il était possible d’imiter Tarzan. Grimper aux arbres, dont certains étaient très hauts, faisait aussi partie de nos occupations préférées. Rétrospectivement, avec un regard actuel, tout cela était assez dangereux (il y avait aussi plusieurs mares sur la propriété) mais il ne nous est jamais rien arrivé de bien grave. Un seul accident : alors qu’il avait quatre ou cinq ans, Clément a eu le bras cassé par le choc d’une balançoire. Il en a été quitte pour porter fièrement un plâtre pendant quelques semaines.

À l’âge requis, nous avons tous fréquenté la même école primaire, celle de Razengues, village situé à deux kilomètres de la maison. Et nous étions tous dans la même classe, car il n’y en avait qu’une dans ce petit village agricole de 120 habitants dans les années 1950 ! Mais le baby-boom d’après-guerre était passé par là et il y eut jusqu’à 35 élèves répartis dans toutes les classes d’âge. Nos camarades de classe étaient presque tous des filles ou fils d’agriculteurs. Mais nous avons eu l’immense chance d’avoir une institutrice exceptionnelle qui a su parfaitement gérer ces différents niveaux. Tout le monde sortait de l’école en sachant parfaitement lire, écrire et compter et même résoudre des problèmes complexes d’arithmétique avec des trains qui se croisent ou des baignoires qui se remplissent et se vident. Si bien que ni Clément ni moi n’avons eu de difficultés quand nous sommes entrés au lycée, à Toulouse pour moi, à Auch pour Clément. En toute modestie, nous avions un excellent niveau d’instruction.

Si ma mémoire est bonne, Clément et moi avons été ensemble pendant trois ans dans cette classe unique, mais comme nous étions regroupés par âges, Clément était loin de moi. Le matin et le soir, nous faisions le trajet à pied, en emportant une gamelle pour le repas de midi, qui était réchauffée sur le poêle de l’école en hiver. Conditions spartiates qui peuvent sembler bien lointaines actuellement... Un peu plus tard, nous avons eu des vélos qui nous ont permis de rentrer à la maison à midi.

Lorsque je suis parti au lycée à Toulouse où j’étais pensionnaire, je n’ai plus vu Clément que les week-ends (très courts, du samedi soir au dimanche soir) et bien sûr pendant les vacances. Nous nous sommes un peu éloignés, du fait aussi de statuts et d’horizons devenus différents.

Quelques années plus tard, Clément est parti au lycée d’Auch où il était également pensionnaire. Nous nous retrouvions toujours le week-end et Clément avait alors beaucoup de choses à nous raconter. Il était très fier de son nouveau savoir et m’a fait découvrir le mot « pousterle » qui désigne comme chacun le sait les ruelles médiévales étroites et à forte pente, souvent en escalier, qui relient la haute ville d’Auch à sa partie basse. Mais surtout, il s’était passionné pour le latin, qu’il était le seul à avoir appris dans la famille et pendant une longue période il a « latinisé » les mots en leur ajoutant des terminaisons comme « um » ou « rum » pour leur donner une apparence de mots latins. C’était très drôle.

Durant l’été 1963, Sansas, grande maison et propriété achetée par notre grand-père mais restée en indivision dans la nombreuse fratrie de notre père, fut vendue et nous déménageâmes dans un appartement à Toulouse. À la rentrée qui suivit, Clément intégra donc un lycée à Toulouse et je rentrais de mon côté en classe de math-sup en restant pensionnaire dans mon lycée, solution plus adaptée à un travail intense. Mais nous nous voyions le week-end.

Je suis ensuite parti à Bordeaux puis à Paris pour mes études d’ingénieur et je ne revenais que tous les trimestres à Toulouse et nous voyions alors plus rarement. Mais c’était toujours un grand plaisir de retrouver Clément. Quelques années plus tard, il rentra lui aussi dans l’enseignement supérieur à la faculté des Sciences économiques à Toulouse où il passa quatre années. Après sa passion pour le latin, il se passionna pour la chose économique et devint très savant en la matière. Notre mère prétendait à cette époque qu’il était toujours entouré d’un essaim d’étudiantes. En réalité, il cachait son jeu et n’avait d’yeux que pour Paule, sa future épouse, rencontrée lors de mémorables vacances à Contis-Plage. De mon côté, j’avais rencontré Delphine, ma future épouse également.

Nous étions alors devenus de jeunes adultes, ce qui nous rapprocha un peu plus, même si nous ne nous voyions pas très souvent. Nous avions le même goût pour les débats, pour la lecture en général et particulièrement celle des grands auteurs américains de science-fiction de l’époque (Arthur C. Clarke, Isaac Asimov, Frank Herbert, Ray Bradbury) et nous passions de longs moments à refaire le monde.

En septembre 1970 je partis avec mon épouse en Algérie pour faire mon service national comme coopérant technique. Le mariage de Clément et de Paule à Viella en juillet 1971 nous donna l’occasion de revenir quelques jours en France pour participer à cet évènement, moment de bonheur pour les mariés et pournous.

Puis la vie professionnelle nous sépara à nouveau géographiquement. Clément et Paule s’établirent au pays basque et quand je rentrais d’Algérie fin 1971, mon premier poste fut en région parisienne. Mais les parents de Delphine habitant Bordeaux, nous descendions souvent et le pays basque n’était alors plus très loin.

En 1972 un évènement inouï se produisit dans la vie de Clément et de Paule : leur fille Fabienne naquit. La petite famille déménagea peu après à côté de Saintes, où Clément avait trouvé un poste à l’Agence nationale pour l’emploi, où il fit ensuite toute sa carrière, jusqu’à seconder le directeur général de cette institution.

Saintes étant sur la route menant à Bordeaux et Arcachon était une étape idéale pour nous voir, ce qui se produisait plusieurs fois par an. Puis, au fil des promotions successives de Clément, la petite famille déménagea plusieurs fois, d’abord à côté de Poitiers puis ensuite à côté de La Rochelle. Ces localisations, surtout Poitiers, continuèrent à nous permettre de nous voir fréquemment.

Entre temps, un deuxième évènement inouï s’était produit dans la vie de Clément et de Paule : la naissance de leur fils Vincent en 1977. Et pour Fabienne, l’arrivée d’un petit frère.

Plus tard, suite à une nouvelle promotion, Clément prit un poste à Montpellier. Lui et sa petite famille quittèrent alors l’Ouest de la France où ils avaient vécu de longues années pour s’établir dans cette ville du Sud où ils prirent racine. Nous continuâmes à nous voir, moins fréquemment mais c’était toujours un grand plaisir réciproque et nous nous téléphonions très souvent.

Sa disparition prématurée en janvier 2000 fut un drame pour Paule, Fabienne et Vincent. Et pour moi une très grande tristesse pour sa vie abrégée suivie d’un grand vide : j’avais perdu le frère dont j’étais le plus proche et avec lequel j’avais le plus à partager. Il vit maintenant dans nos cœurs et nos souvenirs.

Mais il vit aussi par ses écrits : non content d’être un grand lecteur, il eut envie d’écrire. Sa passion pour la science-fiction l’orientât vers le projet d’un roman de cette nature dont il m’avait dévoilé le sujet, inédit et effectivement très intéressant car il mêlait la fiction à une histoire humaine, en me demandant de ne pas en divulguer l’idée. Malheureusement, il n’eut pas le temps de mettre ce projet à exécution. Mais entre-temps, il s’était essayé avec bonheur à l’écriture de contes et histoires courtes mettant en scène des évènements inattendus, imprévisibles ou parfois bizarres. La fiction n’était jamais bien loin... Plusieurs de ces histoires sont rassemblées ci-après.

Bonne lecture.

Georges

SILENCE ON SOUFFLE

Le silence de la chambre avait ce petit goût de bonheur que donnent les menus bruits de la vie coutumière. Le tic-tac vigoureux des aiguilles à tricoter d’Augustine lui servait de support ; les ronrons de la chatte, lovée sur le lit, une patte sur l’oreille et le museau enfoui dans l’édredon, le faisait vivre ; le froissement irrégulier du journal d’Antoine le pimentait d’un trouble incongru qui le rendait plus profond, plus sûr delui.

Un souffle d’air froid traversa brusquement la chambre.

Le tic-tac stoppa net. Surprise sans doute, la chatte setut.

–Antoine ?...

Pas de réponse. Le journal continua à bruisser, les minutes à couler, la chatte à ronronner. Le tic-tac lui-même reprit sa course.

Le silence récupérait ses droits.

Le fracas de la page tournée n’en fut que plus inattendu, le soupir mi-ennuyé, mi-attentif d’Antoine que plus émouvant quand il questionna :

–Oui ?...

Le tic-tac dérailla deux ou trois fois avant de s’interrompre. La chatte hoqueta d’indignation avant de se taire.

Le silence retenait sa respiration.

–Oui !..., insista Antoine un grain de défiance dans lavoix.

–Non rien, dut-elle admettre dépitée.

Un nouveau souffle de vent froid choisit ce moment pour se manifester.

–Antoine, s’écria Augustine un rien de victoire au fond de la gorge, j’ai senti un courant d’air.

Antoine, par-dessus ses lunettes, jeta un regard soupçonneux sur la porte fermée, sur la fenêtre hermétiquement close, avant de conclure définitif :

–Mais non, tu as rêvé, tout est fermé !

Il reprit son journal avec autant d’agacement que d’ostentation. Elle agita à nouveau ses aiguilles mais le tic-tac n’avait plus la même conviction.

Quant à la chatte, vexée ou boudeuse, elle s’était retirée dans un mutisme hautain.

Le silence n’était plus ce qu’il était. Un de ses rouages s’était grippé.

Peut-être pour mieux parachever ce travail de sape, un troisième souffle d’air, plus fort et plus froid que les précédents, fit le tour de la pièce.

Inquiétude ? Saisissement ? Froidure ? Augustine resserra frileusement les pans de sa robe de chambre sur sa vaste poitrine.

Etonnement ? Incompréhension ? Orgueil ? Antoine s’assit tout droit, rageur, tendit son maigre thorax pour défier les éléments.

La chatte, elle, s’était enfouie au plus profond de l’édredon.

Oreilles tendues, yeux fureteurs, respirations suspendues, joues en alerte, ils attendaient. Le silence revint, se déploya, recouvrit tout ; non point un silence heureux mais un de ses cousins, plus tendu, plus crispé : pour tout dire un silence fiévreux.

Les minutes s’égrenèrent par paquets de longues secondes. Enfin, un quatrième coup d’air vint, les délivrant presque.

–Ah ! dit Augustine.

–Ça ! dit Antoine.

D’un bond il fut hors du lit, debout au centre de la pièce. Bien campé sur ses jambes interminables, maigres et poilues, il se mit à tourner sur lui-même, lentement, avec application. Il s’approcha de la fenêtre, l’inspecta soigneusement, se dirigea vers la porte qu’il étudia minutieusement.

–Ça ! répéta-t-il incrédule, je ne comprendspas.

–Là ... Là ..., glapit tout soudain Augustine.

–Quoi ? sursauta-t-il.

–Ça recommence, dit Augustine dans un souffle.

Il courut se flanquer devant la porte dans la position altière du chasseur de grands fauves.

–Tu me préviens dès que ça recommence ! ordonna-t-il péremptoire.

–Mais tu vas m’attraper froid ! se plaignit Augustine qui pensait au malade difficile qu’elle allait devoir soigner.

–M’en fiche, répliqua-t-il décidé.

Puis il attendit ; puis ils attendirent. Peu, car le souffle compatissant, arracha un nouveau cri à Augustine.

–Cré-bon-Dieu, c’est donc pas là ! Voyons la fenêtre ! conclut son mari en se collant contre le chambranle.

Ce ne fut pas la fenêtre nonplus.

Alors, obstinément, Antoine se mit à rechercher une improbable fissure dans les murs, s’allongea par terre pour examiner les soubassements du lit, grimpa sur les chaises pour sonder le plafond.

En vain : les murs étaient lisses, le lit ne cachait rien, le plafond ne présentait pas la moindre faille. Battu, dépité, Antoine hésitait encore, refusant d’accepter l’échec.

–Viens donc te coucher, tu vas attraper froid ! re-recommanda Augustine avec bonsens.

Ainsi fit-il car il fallait bien faire quelque chose, car la chaleur du lit aviverait peut-être ses possibilités de déduction, car il n’y avait rien d’autre à faire.

Le silence retomba ; silence énervé, silence fébrile, frissonnant sous les gifles de courants d’air froid.

–Antoine ?... (murmure timide)

–Oui ?

–... Et la porte de l’armoire ? (chuchotement embarrassé)

–Quoi la porte de l’armoire ?

–Hé bien, heu... Elle est ouverte... (souffle honteux).

–Je le vois bien, mais où veux-tu en... non ! Tu ne penses tout de même pas… Enfin, chérie, un courant d’air ne sort pas d’une armoire !... Tu ne vas tout de même pas croire ça ? Mais bon sang, réfléchit quoi ! C’est d’un ridicule achevé !

–Je sais bien, mais tout de même, chéri, s’il te plaît, va la refermer ! implora- t-elle câline.

–Non et non ! C’est trop bête !

Le ton était décidé, mais la voix manquait de force. Elle le pria, le supplia, lui montra qu’une porte ouverte contribuait au désordre général, lui démontra qu’il y avait danger d’accident en cas de réveil nocturne intempestif. Tel un habile avocat, elle plaida encore et encore, épiant sur le visage de son époux les passages successifs de l’étonnement indigné à l’incrédulité, de l’incrédulité à une réserve ironique, d’une réserve ironique à une ironie gênée, d’une ironie gênée à une gêne mal cachée, d’une gêne mal cachée à une gêne faussement exaspérée.

Elle avait gagné.

Il l’admit sous la seule condition qu’elle voulut bien reconnaître que c’était dans l’unique but de lui faire plaisir.

Il sortit du lit, faussement décontracté. Il obliqua astucieusement, ce qui lui permit d’approcher l’armoire par le côté et non de face. Il hésita, haussa les épaules, marmonna comme pour une incantation, puis d’un rapide revers de main, poussa le battant du meuble.

Il courut vers le lit plutôt qu’il n’y alla. Il préféra plonger dans ses draps plutôt que de s’y glisser. Sa femme se blottit contre lui, il se blottit contre sa femme. Puis ils attendirent dans un silence devenu épais, poisseux : pas tout à fait un silence de mort, juste un silence à l’agonie. Une minute se traîna, une autre suivit et une autre encore. Point de bise ; pas même une petite brise.

Le temps accéléra sa cadence, les minutes défilèrent avant de déferler. L’angoisse cédait la place à l’inquiétude et l’interrogation.

–Antoine nous allons vendre cette armoire dès demain ! décréta finalement Augustine, rompant ainsi l’engourdissement qui les gagnait.

Antoine émit un minimum de réserves. Juste de quoi goûter une dernière fois les effluves de l’aventure qui l’avait frôlé, un iota en prime pour se donner l’illusion qu’il y avait résisté.

Il accepta. Augustine soupira d’aise. Satisfait, il se laissa aller sur l’oreiller.

Le silence s’ébrouait, jetant au loin les dernières gouttes d’inquiétude.

***

L’Acheteur jubilait.

–Tu te rends compte ! Non mais, tu te rends compte ! répétait-il assis dans sonlit.

Puis encore :

–Qu’elle affaire ! Non mais quelle affaire !

Il insistait :

–Ces vieux ! Non mais je te jure, ces vieux !

Il comparait :

–Cette armoire neuve, à peine pour dix sous !

Et la litanie reprenait, accompagnée de joyeuses gesticulations :

–Tu te rends compte, non mais...

Sa femme chantonnait, sa femme riait, sa femme gazouillait.

L’espace pétillait.

Tout soudain, une brusque bourrasque d’air froid balaya la pièce.

L’espace se tut, l’espace vira augris.

***

Augustine tricotait...

Antoine lisait...

La chatte ronronnait...

Le silence se prélassait...

AU BOUT DU COMPTE

Comme chaque semaine, il a mis le journal sur la gauche, sans l’avoir ouvert, et les billets de loto sur la droite, bien à plat sur la table. Il les a sortis de son vieux portefeuille rabougri, les a dépliés de ses doigts tremblants, les a caressés amoureusement jusqu’à leur rendre le lisse du neuf. Ils sont là, bien sages, et les petites croix noires sur fond jaune lui font des clins d’œil espiègles. Il évite de les regarder, feint le désintérêt, écoute le temps qui palpite doucement d’attente curieuse.

Sa respiration le trahit qui a pris un peu trop d’ampleur, devient bruyante d’émotion. Il se carre solidement sur la chaise, rejette la tête en arrière et, la bouche entrouverte, aspire une longue goulée d’air. La respiration se calme, le temps se fait plus liquide.

Il tend la main vers le journal, une main qui tremble un peu : « C’est la vieillesse », pense-t-il, mais il sait que l’excitation du jeu a sa part de responsabilité. La main agrippe le journal, l’attire dans un mouvement trop brusque. Il se force à ralentir, se concentre pour la domestiquer. Les doigts fébriles chiffonnent le papier. Il les paralyse, leur impose des mouvements lents, sages.

Il déguste goutte à goutte le piment de l’incertitude, se gorge avidement du temps qui se retient, impatient.

Son regard parcourt les titres, fermement décidé à déchiffrer les lettres. L’effort est rude, la lutte âpre. Les yeux dérapent, trébuchent de syllabes en syllabes. Sa volonté tente de saisir le sens des mots mais s’échappe en catimini à la recherche des numéros joués.

L’homme s’obstine dans un effort presque douloureux : il lit et relit les mots jusqu’à ce que, par bribes éparses, ils prennent un semblant de sens. Il doit se garder de chacune des failles de son imagination qui gambade déjà dans l’avenir, de fortunes étincelantes en dépenses extravagantes.

La volonté s’arc-boute, lutte pas à pas mais cède du terrain.

Le désir est trop fort, l’imagination trop insaisissable.

Le temps rompt les barrières, coule à flots, emportetout.

Les mains fébriles ont tourné une page, puis une autre.

La raison se reprend, oblige les yeux à se poser sur les petites annonces et s’accroche désespérément à ce frêle support.

L’imagination se révolte, se déchaîne, repousse cette résistance inutile par de violentes bourrasques d’images colorées.

Les mains s’agitent, froissent les pages pour les tourner, les pétrissent d’impatience inquiète. Le résultat lui saute au visage, le temps cabriole.

Energiques, les paupières ferment les yeux, brutalement.

Ils ne doivent pas voir, pas encore, le jeu doit continuer.

La respiration s’est accélérée et bat au rythme haletant du cœur. Le visage se fige, les mains pèsent, bien à plat sur la table. Le buste se redresse, aspire l’oxygène en longues lampées. Sa tête se penche vers l’arrière pour mieux résister à la tentation.

Le souffle se calme, le cœur reprend une cadence plus régulière.

Le temps ramasse ses forces, hargneux.

A tâtons, les mains reprennent le journal, s’appliquent à le plier précautionneusement, minutieusement jusqu’à ce que les angles soient sans défaut, puis le posent bien droit, les bords parallèles aux bords de la table.

La main droite part à la recherche du premier billet, balbutiante, aveugle.

Elle le trouve, s’en empare, le place à côté du journal.

La raison, une dernière fois, cherche à mater le temps qui suinte par mille failles, insaisissable. Elle exorcise le sort par un ricanement qui se veut détaché mais où, seule, une fébrilité irraisonnée transparaît.

La nuque se desserre, la tête se courbe ; le corps tout entier se crispe et frissonne. Les paupières se plissent, la prunelle se racornit, le regard se fait volontairement étroit, préférant décrypter ligne par ligne, chiffre par chiffre, plutôt que de tout embrasser d’uncoup.

3... 7... 16... 28... 30... 39... complémentaire27.

Le doigt se pose sur le billet et égrène les cases, colonne par colonne.

2... pas de chance !

16...ah !

19... 21 perdu !

30... ah, tout de même !

33, 34… rien !

Le temps soupire, l’homme souffle, se détend, oscille entre déception et soulagement. Il vérifie une dernière fois, sans hâte, précautionneusement.

La main droite repart à la découverte, agrippe le second billet.

Ses yeux vont plus vite qu’il ne voudrait ; il en est agacé.

5... 9... 19... 29...37...

Rien ! Dommage, à deux unités près...

Un hochement de tête compatissant, presque apitoyé, ponctue la remarque.

L’homme allume une cigarette, la déguste, la savoure. Il laisse défiler les secondes une à une en un long chapelet de prières, de rêves et d’images.

Sa main, faussement désinvolte, s’aventure enfin à la recherche du troisième billet, l’œil se fait de nouveau plus acéré ; illit.

3... en voilà toujoursun !

7... vite le suivant !

16... ah ! C’est pas vrai !

Le cœur tambourine plus vite ; le souffle se fait saccadé, l’œil brillant.

28... quatre déjà !

Une bouffée de chaleur l’envahit, l’esprit exulte et se trouble, le temps halète.

30...

Emerveillement ! Le cœur s’est mis à battre à tour de bras ; la bouffée de chaleur devient étuve et l’enveloppe complètement. Un cri de joie se bloque dans la poitrine et ne parvient à s’en extirper que par des râles de jouissance.

39... complémentaire27.

Le temps défile en vagues puissantes et furieuses. Explosion de bonheur qui irradie tout le corps. Les yeux sautent de numéro en numéro, vérifient et revérifient. Le cœur trébuche, hoquette. Le cri de joie écrase la respiration tout en haut de la gorge et ne se fraye un passage que par un mince filet plaintif. La chaleur devient fournaise, les mains tremblent, les yeux s’embuent, les oreilles bourdonnent, la tête tourne.

L’imagination crée des mondes diaboliques, vertigineux. L’esprit est en déroute, vide, anéanti. Le corps tout entier est pris d’un tremblement spasmodique. Les doigts griffent la table, les dents mordent le vide. Le cœur patine, palpite, repart, s’arrête. Le souffle manque.

Un trou noir explose, recouvre l’esprit d’un liquide poisseux. L’imagination s’affole. La raison s’épouvante, s’essaie, frénétique, à coordonner les battements du cœur. N’y parvient pas, est prise de panique. Le trou noir devient gouffre. Un violent éclair en illumine la profondeur insondable, tout au fond, à l’infini.

Les mains déchirent la poitrine. La mâchoire s’écartèle à se rompre, le cœur agonise dans d’ultimes soubresauts.

Le corps glisse, le corps s’affaisse, le corps tombe.

Le gouffre noir s’élargit, monte, monte plus vite, toujours plusvite.

Des éclairs fulgurants jaillissent, d’une violence insoutenable, tourbillonnent follement en figures géométriques inextricablement mêlées.

3… 7… 16… 28… 30… 39…27…

LE CAILLOU

En tout cas, ce n’est pas la faute du Directeur.

Enfin, ce n’est pas la faute du Directeur Commercial. Lui, il a trouvé le marché, il l’a négocié. Il a pensé :

–Bon ! Les gens aiment le cassoulet, on va donc faire du bon cassoulet, plein de haricots et de sauce tomate et on va vendre le cassoulet.

Il a trouvé un client, un gros : une grande surface renommée. Il leur adit :

–On va vous vendre un cassoulet.

Le client a répondu :

–D’accord ! On veut bien du cassoulet !

C’est banal, ça se fait tous les jours : c’est un marché.

Le Directeur Commercial a promis, juré-craché :

–On va vous fabriquer du bon cassoulet, du très bon cassoulet ! On ne va pas vous tromper sur la marchandise.

Le client a promis croix-de-bois-croix-de-fer-si-je-mens-je-vais-en-enfer :

–Nous, dans notre grande surface, on va vendre le cassoulet. On va vous le mettre en valeur puisque c’est du bon cassoulet. Il n’y a pas de raison !

Ils ont signé un contrat. Ils étaient contents ; tous les deux. Et puis, ils avaient bien raison.

Ce n’est pas la faute du Directeur Commercial et ce n’est pas la faute de la grande surface ; ça c’estsûr !

Ce n’est pas la faute du Chef nonplus.

Ah non ! Ce n’est pas la faute du Chef. Lui, il a fait le cassoulet, il a fabriqué le cassoulet. On lui adit :

–Le Directeur Commercial a passé un gros marché, il faut faire du cassoulet : mais du bon. Parce que, pour la réputation de la maison, il n’y a guère mieux que du bon cassoulet.

Alors le Chef, indigné comme l’est un Chef quand on met en doute ses capacités, s’est écrié :

–Ah mais moi, je fais du bon cassoulet, je ne fais pas n’importequoi.

C’était un bon Chef, pas un Chef de seconde zone. Il avait sa recette ça tombait bien. Il s’est organisé, il a aménagé l’atelier, il a recruté, il a acheté, il a préparé, il a commandé : il a cuisiné.

Il a fait le cassoulet.