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Au XVIe siècle, sous le règne de François Ier, Évrard, hobereau de province, fait ses études chez les bons pères avant de rejoindre la Cour de Marguerite d’Autriche, tante de Charles-Quint, où il vit ses premières amours. Homme de confiance de Marguerite, il est envoyé en ambassade à Bordeaux, où il rencontre Margot de Navarre, sœur du roi, ainsi que les partisans huguenots. Mais soudain, au cœur des festivités de la Cour, Margot disparaît mystérieusement… Quels secrets dissimule cette disparition ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Fort de son expérience professionnelle et de sa passion pour l’histoire,
Ludovic Dispaux nous invite à découvrir la vie d’Évrard de Cugnon, son ancêtre de la Renaissance, véritablement inscrit dans son arbre généalogique.
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Seitenzahl: 512
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Ludovic Dispaux
Sire Évrard, Seigneur d’Èthe
Roman
© Lys Bleu Éditions – Ludovic Dispaux
ISBN : 979-10-422-6861-9
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Moi l’écrivain des faits et dits ci-après, ai résolu à les coucher sur ces feuillets, jour après jour, quandj’en avais le loisir. Ce sont contes et entreprises de ma vie et de ma maisonnée, autant que je m’en souvienne, afin que mes héritiers et tous mes frères bienveillants des âges qui s’écouleront après moi, puissent s’entretenir par accointance ou familiarité des choses qui sont miennes maintenant et dans mon temps, et que si elles ne leur procurent point ravissement, leur pourront être au moins utiles dans leurs propres jours, étant donné notre commune humanité. De même, comme atteste le sage Platon, j’ai voulu laisser à la postérité quelque insigne marque de moi, ma nature ne pouvant se résoudre à passer par le monde seulement comme une ombre.
É. de C. 1561
Ce jour, jour des Rois, de bon matin, alors que l’aube paraît à venir, il gèle à pierre fendre dans la seigneurie d’Èthe, au Duché de Luxembourg. Au cœur du bourg, non loin de l’église paroissiale de Saint-Pierre, se dresse la grosse maison carrée aux murs jaunes blanchis par la neige qui s’est incrustée dans la pierre. Des gens emmitouflés sous d’épaisses peaux de lapin ou de renard forment un cercle autour d’un grand feu de joie. De leurs chausses fourrées, ils piétinent la terre glacée comme pour distraire leur impatience plus qu’apaiser la sensation de froidure. L’un d’eux entonne une chanson gaie que les autres reprennent à l’envi :
— Ah, joli temps des Mages, voici venir l’enfant qu’on attendait…
À l’étage de la maison carrée, une lueur vacillante transparaît au travers des carreaux givrés. Au fond de la chambre, une chandelle, à bout de souffle, charbonne et n’éclaire que faiblement une femme blonde au teint pâle qui gît sous la couette en plume, dans un lit épais garni de chêne clair et surmonté d’un ciel de velours tout enflé, qui est fixé au plafond. Les cheveux de la dame coulent sur ses épaules comme un flot de miel. Sur une table haute, on découvre dans une écuelle quelques tranches de concombre parfumées au vinaigre de vin, relief de la fringale nocturne qui a saisi la femme blonde.
Grazia, petite soubrette dodue s’affaire au coin de l’âtre, en marmonnant une chansonnette de son pays de Padoue. Elle a relevé le bord de sa jupe de dessus tout autour d’elle et l’a accroché à la taille par un crochet cuivré, afin de mieux manier les bassines emplies d’eau bouillante. Le bon bois venant à manquer, le valet Gonry maintient la flamme avec des branches de sapin. Des linges immaculés attendent sur un dressoir. Malgré la froidure, ils sentent la rosée des champs de lavande.
Une vieille dame, revêtue d’un long manteau de serge noire, égrène en marmonnant un chapelet de cèdre. Sa tête altière est recouverte d’un bonnet blanc qui borde un front généreux et dissimule de menues oreilles ; deux bandes se détachent latéralement de la coiffe pour tomber de part et d’autre du buste caparaçonné dans l’étoffe rigide. L’ancienne s’approche maintenant du lit et appuie la paume de ses mains sur le montant finement sculpté de la couche. Elle porte à la gisante qui gigote un regard soutenu, mêlé de fermeté et de douceur. Elle dit :
— Courage, Blanche ma fillotte, le terme approche. Je suis bien affligéeque Madame de Wal, votre mère, soit bien bas en ces temps de joie,mais vous pouvez vous reposer sur moi.
À travers la fenêtre à meneaux à côté du lit, on aperçoit dans le jardin le festival laiteux des cristaux qui enchâssent les branches nues des arbres et des treilles. Au mitan d’un parterre, un faune ivre en pierre pointe un doigt figé vers le ciel. Au loin, un renard glapit tristement. Il revient sans doute de sa chasse bredouille !
Dans le cabinet jouxtant la chambre de travail, Jehan, le maître de céans, grand au visage rondelet, arpente de long en large le parquet fait de chêne ondé. Il va et vient comme pois en pot, tandis qu’à la lueur d’une chandelle, son ombre tel un double, sautille sur le bois lisse qui habille le mur. Son pas grince sur le sable que Grazia a épandu ce matin à même le sol, pour aider à son lavage.
Messire Jehan a enfilé sur sa tunique de nuit blanche plissée, son grand manteau de velours pers sombre, rehaussé d’un col de renard roux. Son cou dénudé est cerné d’un cordon tressé, cerclé à intervalle, d’anneaux dorés. Au bout du cordon apparaît l’émail sur lequel est peint l’écu familial : un fond blanc accueille trois merlettes noires qui surplombent un rectangle vert et en dessous se dresse une rose rouge à tiges du même vert. L’émail pendouille sous le choc des pas. Le regard du maître de maison est tendu et son long nez frémissant.
— C’est trop long, je n’en puis plus, où en est-on là-bas ? lance-t-il à travers la porte de la chambre.
— Tout doux Messire Jehan, Dieu pourvoit à toutes choses,prenez patience ! répond le curé d’Èthe, Messire Henry Houssa, un dévot filiforme agenouillé sur un prie-Dieu rouge flamboyant.
Il replonge alors son nez rouge dans le livre de messe qu’il tient à bout de bras. Bientôt sa posture impassible est troublée par ses éternuements et l’écoulement d’une morve disgracieuse. Comme il s’apprête à moucher son nez gluant dans le creux de son bras, Jehan lui dit :
— De grâce l’abbé, prenez donc mon mouchoir !
Doux Jésus, sitôt fait le voilà qui ouvre le mouchoir déjà souillé pour voir ce qui est dedans, comme s’il devait descendre des perles et des rubis de son cerveau !
Soudain des petits cris stridents surgissent de la chambre. Toute la maisonnée s’approche rapidement de la couche maternelle, le maître en tête. À la vue de tous ces géants, je tonitrue de plus belle. Tandis que Grazia tranche avec un couteau en bois le cordon qui m’unit encore à ma mère, la vieille dame digne me saisit et exhibe mes génitoires comme un trophée de chasse.
— Voyez, c’est un garçon ! glousse-t-elle.
On aperçoit à peine ma frimousse enfouie sous le drap de lin dont elle m’enlace, qui contraste avec son corsage carmin. Blotti dans ses bras, je sens son cœur battre la chamade ! Je souris aux anges. Elle me plonge alors traîtreusement son gros doigt dans la bouche et me frotte le palais et les gencives d’une chose très sucrée « afin, dit-elle, de nettoyer ce mignonorifice par dedans et aussi de me donner appétit par douceur et saveur demiel ! » Mon supplice se poursuit dans les mains vigoureuses de Grazia qui, non satisfaite de me râper la peau avec du gros sel, m’oint d’huile de rose par tout le menu corps ! J’enrage et je crie derechef.
Messire Jehan s’exclame alors, en m’étreignant :
— Sois le bienvenu, Évrard, mon héritier !
A puis il m’assène un baiser poilu sur le front. Je suffoque dans cette forêt qui démange ma figure et je hurle ! Mais comme par malice, il s’y reprend à plusieurs fois, en louant Dieu de lui avoir baillé un si beau fils où nature n’a rien oublié.
La jeune mère délivrée se soulève légèrement pour contrôler d’un œil dilaté l’accomplissement de son travail, puis s’engonce dans la plume sans mot dire, tant son corps est dolent. L’abbé récite avec vivacité la nativité de Saint-Marc, tandis que Grazia me saisit en glissant secrètement autour de mon cou une chaîne garnie d’un petit caillou rond bizarre. À mon père qui a surpris son manège, l’effrontée italienne bredouille que c’est un talisman de Terre sainte pour me protéger des esprits malins.
— Mais ma bonne Grazia, ne racontez point de menteries, c’est un ami chevalier qui me l’a baillé comme hommage à la naissance demon petiot !
Tout en haussant ses larges épaules, comme pour se gausser de cette niaiserie, le maître des lieux descend alors, quatre à quatre, les escaliers et ouvre la porte du logis, laissant ainsi s’engouffrer sous la pression du vent une épaisse traînée de neige. Selon la tradition, il noue au battant glacé de la porte un grand mouchoir brodé aux armes de la seigneurie et harangue l’assemblée piétinant autour du feu :
— Bonnes gens, allez dire aux bourgeois et manants du ban qu’unpremier né m’est donné par le Très Haut. Dites-leur aussi que selonla coutume, je parrainerai les cinq nouveaux petiots d’Èthe etBelmont qui naîtront après mon héritier.
Aussitôt, les assistants s’éparpillent comme souris dans les rues du bourg en agitant frénétiquement leur sonnette :
— Bourgogne ! Bourgogne !Il est né, il est né, notre petit seigneur !
Du haut clocher blanchi de l’église Saint-Pierre, des clochettes solfient un air de musique à trois voix de Maître des Prez. Il est six heures à matines.
Aujourd’hui, bourgeois, paysans, servants d’église, manants et autres féaux, sortent prestement de leurs gîtes, revêtus de leurs meilleurs atouts et convergent vers la maison seigneuriale pour y rendre l’hommage. Les grandes cloches de l’église résonnent à leur tour. Cinq personnes d’arme des prévôtés arrivent de Virton et Saint-Mard. Ils s’alignent dans la cour d’honneur, puis tirent au mousquet trois coups en l’air. Jehan me tend vers la foule :
— Entendez, mes doux Bourguignons.
— En cette année quinzième de Maximilien, en son Roiaume de Romains.
— Je vous présente mon nouveau-né, mon héritier, à qui je donne le nom d’Évrard !
— Vivat, vivat, vivat ! répond la foule.
Alors mon père verse sur elle une pluie de monnaie d’argent et de cuivre. Puis à son invitation, tous s’en vont tant boire à ma santé par tout le logis, que demain il y paraîtra bien aux tonneaux de notre cave ! Grazia rieuse dépose sur mes lèvres une goutte d’un liquide jaune. Pouah, que c’est âcre ! Mais mes compagnons en lapent d’énormes goulées. Je termine ma folle aventure dans un petit grabat où Grazia me lie et me bande de si bonne façon que mon cou et mon dos ne soient aucunement courbés. Elle me conserve avec autant de soin qu’une relique dans une boîte garnie de coton !
Blanche, ma mère, n’étant pas, à son avis, en assez bonne disposition pour me donner à téter, a fait quérir très prestement Gudule, une nourrice plantureuse habitante de Rossignol du pays de sa lignée. Depuis je vis le bonheur barbare de me pendre au tétin rose épais de la damoiselle rousse en happant goulûment son précieux hydromel ! Et j’en redemande tellement qu’on y adjoint Mariette, une grassouillette de Saint-Mard, disposant de ce fait de quatre seins rebondis à ma bonne convenance !
Malgré sa grande faiblesse, Dame Blanche a convoqué aujourd’hui en sa chambre une escouade de dames caqueteuses ! Au fond de mon berceau à la base arrondie, je suis ballotté autant par le babil intarissable des visiteuses que par le mouvement de balancier imprimé par la main de Grazia. Ma mère a pris bien soin d’accoutrer sa chambre de ses meubles fins et des plus belles tentures qu’ornent ses chiffres et devises. Elle fait montre partout dans la pièce de ses bijoux les plus précieux. Juchée sur son lit comme sur un trône, elle apparaît telle la reine de Saba, resplendissante de l’éclat des pierreries qui rehaussent le fin drap de Hollande, plus uni et poli que marbre. Ma vue est barrée par le châlit de la couche de ma mère. On aperçoit taillées dans le bois en lettres gothiques les devises alternées de mes familles :
+ L’honneur pour guide + Laissez tout +
Les commères devisent de la bonne fortune de Dame Blanche, exaucée à souhait par la Vierge Marie dans sa maternité :
— Un si mignon bébé dodu et au regard bien vif alors que tant de bourgeoises et manantes ont perdu cette année leur petit ange !
— Oui da, glousse-t-elle, il me reste maintenant à rendre grâce à la Mère de notre Sauveur pour l’avoir préservé du trépas des anges.
— Mais, objectent les caqueteuses, vous êtes à peine remise de vos fatigues d’accouchée !
— Je dois incontinent faire à Notre bonne Dame du Ciel mon acte degrâce pour avoir préservé mon petit et lui manifester ma dévotionavant que son soutien ne faiblisse !
Tous ces bavardages finissent par relâcher ma vessie et ces damoiselles sont remplies de stupeur en entendant mes eaux s’écouler sur le sol. Mais bientôt l’une des commères tire ses consœurs de l’embarras :
— Mesdames, n’avez-vous point ouï le dernier malheur ? Je le tiensd’un marchand de la bonne ville de Metz. Une jeune belle garce atranché le col à son pauvre clerc de mari. Et tenez-vous bien, par on nesait quelle tentation du diable, elle lui a de surcroît coupé les génitoires ! L’effrontée nia tout son fait à ses juges, en demandant à Dieuvengeance, tandis qu’elle passait de vie à trépas !
Une autre enchaîne sur les divers et sots mariages qui ne furent point vus dans la prévôté depuis belle lurette. Une tierce commère s’en prend présentement aux grandes dames de France :
— Voyez cette pauvre reine Anne qui n’a baillé à la Couronne que desfilles ou des anges mâles !
— Vous savez, dit une autre, quelle allégresse Madame d’Angoulême manifeste, chaque fois qu’on ordonne un service funèbre à travers le Roiaume, tant elle pense à l’exaltation de son cher François, son César !
— Mais Madame Louise, dit encore une autre, est accommodante, quia pris dans sa suite les maîtresses de feu son mari ! Oui da, elleaccueille bien dans sa couche son chambellan, mais le garde pour elletoute seule !
Ce jour d’après, comme je m’applique à téter la mamelle de Blanche en la cuisine, ma mère apparaît vaillante sous son grand manteau de voyage. Malgré ses proches relevailles, elle est très entêtée à ensanglanter ses pieds nus et ses genoux sur plus de deux lieues pour déposer son obole à la Recevresse d’Avioth. Mon père surgit bientôt qui proteste d’une voix coléreuse :
— Assurément vous courez à votre mort ! Vos forces encore ténues vous abandonneront en chemin.
— Je ne veux point vous entendre !
— Vous expirerez en tout cas au bas du portail de la basilique sous le regard hilare et hideux des gargouilles !
— N’ajoutez plus un mot !
— Saint-Jude jaillira dansant de la pierre et en quelques pirouettes il vous facilitera le trépas.
— Fi donc !
— N’avez-vous point de quoi satisfaire votre envie dans la prévôté ?
N’y a-t-il pas assez d’autels de la Mère de Dieu pour faire votre oblation ?
— Je n’en veux point d’autres !
— Concédez au moins que je vous amène en charrette !
— Nenni ! Où serait alors l’ex-voto de ma chair ?
— Prenez au moins Gonry, pour vous secourir !
— Nenni, nenni, laissez-moi à mon affaire ! J’ai donné ma foi à notreSainte Mère. Mon premier-né est sauf, présentement je dois y aller pour la remercier !
— Vous n’en ferez jamais aujourd’hui comme hier qu’à votre tête ! Palsambleu ventrebleu ! Partez donc, volez, brûlez vos ailes danscette folle aventure !
Elle part ainsi la tête fière, sur ses pieds déchaussés. Je crie mon angoisse. Elle me clôt la bouche d’un long baiser. Le soleil naissant enveloppe sa tête comme une auréole. Ne cherchez pas Sire Jehan en quelque recoin de la Maison carrée ! Il suit ma mère, en discret équipage, tel un spectre de théâtre qui poursuit son comédien. À cet instant je vois surgir comme une géante noire qui m’agrippe et me soulève et me presse et me renverse :
Aujourd’hui, le quarantième jour après ma mémorable naissance, je suis présenté aux saints fonds du baptême. Pour franchir le quart de lieue séparant la demeure seigneuriale de l’église Saint-Pierre, mon père a commandé une chaise à porteurs lourdement drapée, tant le froid est vif. À l’intérieur, Blanche de Wal, la morve au nez, mais radieuse, me tient emmitouflé sur ses genoux généreux. Comme à l’accoutumée, on a attendu la nuit noire, tant les seigneurs aiment à faire briller leurs flambeaux en pareille occasion.
Toute la maisonnée suit à pied la chaise portée par deux solides gaillards habillés d’une livrée frappée de nos couleurs. Seul mon père a monté son cheval bai. Il a coiffé une toque de velours vert à plumeau blanc.
Un page l’accompagne, qui sonne de la trompette pour que nul n’ignore l’évènement. Nous traversons deux allées de torches qui illuminent notre chemin jusqu’à l’église paroissiale.
L’abbé Houssa, qui a caché sa calvitie sous une large calotte de taffetas noir, nous attend au porche. L’église est selon les bonnes coutumes drapée en dehors comme en dedans de velours vert rehaussé de fils d’argent. Le curé a revêtu son corps longiligne d’une ample chasuble crème qui tombe sur ses pieds. Celle-ci est surmontée d’un châle de la même couleur, terminé d’une rangée de franges d’or. Une ribambelle de petits lutins en surplis blanc plissé et rehaussé d’une collerette rouge s’agitent autour de lui, en faisant retentir à la volée leurs clochettes stridentes. Je me demande si ces enfants de chœur prennent grand plaisir à la musique, tant la satiété me la rend plutôt insupportable !
Blanche, ma mère, aidée de sa chambrière, m’emmène vers une grande vasque de pierre ; elle me découvre le crâne tandis que l’abbé s’adresse discrètement à mon père, avec ses yeux enlaidis par ses bésicles :
— Messire Jehan, je vous prie d’ôter cette pierre malséante du col de votre nouveau-né !
Devant la mine surprise de mon père, l’abbé Houssa poursuit :
— Ne voyez-vous pas dans cette pierre l’œil du Vilain, posé là par une servante qui n’est autre que la domestique de Dame Blanche ?
Ma mère, qui a l’oreille bien aiguisée, s’exclame alors :
— Messire Abbé, je vous conjure de ne point porter des accusations de diablerieà l’encontre de ma fidèle suivante. Elle s’est toujours montrée bonne chrétienne ! Ses parents, d’excellente réputation en la paroisse de Saint-Mard, sont venusen nos pays dans l’équipage d’un prélat italien, Monsignore Antonelli !
— Oui da, ajoute mon père, que ce colifichet ne nous jette point en bisbille ! Je nevois ici que la croix de notre Sauveur. Vous devez savoir, messire abbé que cette croix noire fut portée jadis sur leur tunique par des gentilshommes allemands qui ontdélivré le tombeau du Christ en Palestine ! C’est du reste Messire Hermann de Trèves,chevalier de Sainte-Marie qui en fait présent à son filleul, mon Evrard ! Et notresoubrette l’a simplement attachée à son col.
Je vois alors s’avancer dignement un molosse blond à la longue barbe ondulée comme les vagues de l’océan ; il est enveloppé d’un grand manteau blanc rehaussé d’une croix noire sur l’épaule. Il presse de la main gauche sur sa poitrine un haubert d’un or rutilant.
— Ah c’est doncle parrain qui offre despierres de lune ! dit le curé. Chevalier, tenez bien ferme le nouveau-né par-dessus la cuve.
Et parcourant de ses laides bésicles tout le transept, il ajoute :
— Mais je ne vois point la marraine ?
Dans cette position inconfortable, j’aperçois de biais une dame opulente aux yeux de jais. Une voilette empesée entoure sa tête et retombe autour du cou en plis gracieux. Elle traverse la nef en claquant ses cotillons italiens sur le carreau. C’est Nénène, je veux dire Madame Marguerite d’Yvory, la mère de ma mère.
— Pressons Madame, le Bon Dieu n’attend point !
— Messire abbé, je le connais bien, il ne peut punir un petit enfant duretard inopiné de sa marraine ! Voilà jeletiens bien, veuillezprocéder au sacrement.
Sur ce, l’abbé se met à m’arroser la tête de son eau lustrale, en marmonnant entre ses dents jaunies, des mots étranges, chargés d’imprécations à l’archange Gabriel. On dirait qu’il m’exorcise par précaution.
La petite église d’Èthe est si bondée d’obligés et de curieux que sous ma peau de renard, je souffre à peine de l’eau bénite et de la bise qui glacent les os. La tourbe qu’a fait porter mon père en ce lieu n’a pour effet que d’obstruer le poêle du curé. Et toute l’assistance tient ferme son mouchoir sur le nez pour échapper à la fumée puante, mais on ouït bientôt un riche concert de toussotements et crachotements.
Enfin vient la délivrance. Nous franchissons en cortège le portail de l’église, avec Jehan en chef, juché sur sa belle monture. Oh surprise, notre équipage est encadré sur tout le chemin qui va à la maison carrée d’une haie épaisse de villageois criant à notre passage :
— Viva not’ nouveau Maître.
Des feux de joie crépitent sous le givre tout au long de notre périple.
Aujourd’hui aux environs de quatre heures, il grêle très fortement, l’espace d’une demi-heure seulement. Les grêlons sont aussi gros que des noix et s’abattent comme des coups d’arquebuses sur la maison carrée. Le tonnerre illumine les cieux, alors que la chaleur m’étouffe. Pourtant Dame Blanche a résolu contre vents et marées de nous transporter au manoir de Nénène à Rossignol !
Chemin faisant, notre charrette rencontre une grosse troupe de gens hirsutes venant du pays de Liège et qui portent sur leur poitrine une croix rouge comme le sang. Ils nous content qu’ils vont faire sus aux Turcs. Leur chef s’adresse à ma mère d’un ton sévère et lui montre une chemise parsemée de petites croix rouges, en disant qu’elle était tombée miraculeusement du ciel. Fort de sa mission céleste, il réclame un viatique. En d’autres lieux plus sûrs, Madame Blanche se serait esbaudie, mais pour l’heure, elle ne songe qu’à se débarrasser de cette foule étrange sans coup férir. Aussi s’empresse-t-elle de bailler à ce fâcheux inspiré quelques pièces en lui souhaitant bonne chasse aux infidèles. Notre charrette reprend prestement sa course. Lorsque j’arrive au pied de la grosse tour ronde de Rossignol, Nénène m’attend sur le perron inondé, plongeant sur moi ses grands yeux sombres. Je n’y puis résister et je cours et me plonge entre ses bras généreux grands ouverts qui se referment sur mon corps comme un étau d’amour tout mouillé ! Elle cueillait des fraises, en attendant notre arrivée. Berthe, sa plantureuse servante, clame du fond de sa cuisine que le repas nous attend. À cet instant mon grand-père, le chevalier de Wal revient tout attristé d’un mauvais procès qui l’a conduit devant le Conseil de Luxembourg. Il nous murmure d’une voix rauque gonflée d’amertume :
— Voilà combien triste est la vie et dangereux le chemin où il y a pierre pour trébucher, sentiers pour s’égarer et larrons à craindre !
Il ne tarde point à quitter la salle pour se réfugier très bougon dans sa chambre.
À la vesprée, Nénène se plonge dans un grand livre enluminé. Que lisez-vous donc avec autant de soin, maman ? lui demande Dame Blanche. Mais c’est le livre d’heures de Maître Poyer de Tours, que j’ai acheté au colporteur François qui me l’a baillé cinq livres, pour la raison que Marie d’Angleterre possède le même ! Que c’est étrange, dit ma mère, je vois sur la page ouverte, l’archange Gabriel qui annonce à notre bonne Dame Marie, sa mort prochaine ! Alors que la braise s’estompe dans l’âtre et qu’il n’y a plus de bois pour le ranimer, nous montons à la chambre de ma grand-mère qui me fait le signe de la croix sur le front, disant :
— Aime ton Dieu de tout ton cœur et ton prochain, car c’est ton destin. Amen.
Ma mère y couchera avec Nénène tandis que m’attend mon berceau, lit douillet de plumes, déjà trop court. Je m’assoupis protégé par le ciel de lit de ma grand-mère, en songeant aux nuits folles d’antan, comblées de luttes verbales et de fous rires avec Nénène et Dame Blanche. À cet instant, j’aperçois tapi dans l’ombre Messire Didier qui s’avance à pas menus, se penche sur moi et me baise délicatement le front. Il y laisse une bonne odeur de musc.
Aujourd’hui, au petit matin, je suis réveillé par les senteurs mêlées qui affleurent mes narines. La gouvernante a déposé à même le sol, dans des bassines de cuivre au bas rebord, des tartes fumantes aux quetsches. Je m’approche sur la pointe des pieds de l’objet de ma convoitise lorsqu’une voix grave et puissante retentit :
— Fieffé fripon ! Arrêtez tout net avant que je ne vous donne du fouet !
Puis avec le timbre adouci, elle me dit :
— Mon petiot, ne le savez-vous, une grande jatte de lait fumant de ma ferme vous attend aux cuisines et vous pourrez comme àl’accoutumée y planter vos canetons de miche au beurre !
— Oui da, répliqué-je, mais Nénène je vous en supplie, je voudrais tellement un petit quartier de tarte !
— Pour sûr répond-elle, mais après la messe. Allons, allons, quittezvotre liquette ! N’imitez pas votre grand-père qui fait mariner sa bille !
Ce même jour, après l’office sacré dans la chapelle bleue du castel, ma grand-mère a convié oncques parents et voisins pour une partie de campagne, ce nonobstant la porte close de Messire Didier. Car elle ne voit plus de motifs à l’enfermement de son époux, alors que Sire Jehan, son gendre, est parti plaider sa cause devant le Conseil de Luxembourg. Elle enfourche résolument son alezan, mais comme par un dernier élan de tendresse, elle me dit :
— Mon mignon allez voir si votre grand-père n’est point disposé àafficher une plus franche figure ! En fait, c’est un homme doux etdébonnaire et soucieux des pauvres gens ! Je vous attends.
Je me hâte vers le cabinet de l’aïeul, logé dans une ancienne écurie. Je glisse prudemment la tête par la porte entrouverte. Un antre de merveilleux instruments s’offre à mes yeux : des pièces d’alchimie enfermées dans des alambics voisinent avec des trouvailles mécaniques dignes du vieil Archimède ! Mais quel homme admirable ! Il est tapi au centre du cabinet comme un éphèbe s’envolant vers l’éther, ses yeux chargés de chimères auxquels, je le sens, il finira par bailler existence.
— Oh, dis-jed’une voix fluette, Messire Didier combien de belles choses vous exposez ici, combien d’ardentes entreprises vous tenez dans la main !
— Mais mon petiot, dit une voix jeunette, vous n’êtes point parti pour les plaisirs des champs, votre grand-mère de concert ?
— Nenni, c’est elle qui me prie de prendre des nouvelles de votre santé.
— Puisque vous êtes céans, tenez ferme cette corde, que je hisse plus haut mon élévateur ! Et prenez garde que la grosse poulie ne vienne s’écraser sur votre joli nez.
— Comme vous avez présentement terminé votre ouvrage, pouvons-nous aller ensemble aux champs ?
— Puisque vous me le demandez si joliment, je vous accompagne de bon gré.
La petite troupe s’avance à travers champs et prairies jusqu’aux berges d’un ravissant ruisseau. Sont de la partie, outre Dame Blanche et ses parents, sa sœur Béatrice et son mari Jean de Crépy, son frère Jean et sa femme Jacqueline de Lamorteau et chaque couple accompagné de sa marmaille. Les domestiques de Nénène, partis à l’avance, sortent les victuailles de grands paniers en osier, et les disposent sur des tréteaux bas nappés qu’ils ont montés. Les convives sont tous fort condescendants autant que policés, fors un jouvenceau de haute lignée, à en croire sa morgue et paraissant mon âge. Il m’interpelle fâcheusement :
— Mais d’où t’a-t-on tiré, vilain sire sous ton méchant pourpoint ?
Sans en douter, tu es le fils du gardien de la Vire !
— À ces mots cruels, le sang me monte au cerveau : Et toi morveux, qui es-tu ? Le fils du Roi de Perse ?
— Je suis, mon brave, Gaëtan de Crépy, héritier du Seigneur de Serainchamp !
— Ah bien, petit cousin, tu en veux donc. Tu recevras les honneurs du fils du chevalier de Cugnon !
J’agrippe violemment l’importun. Nous roulons dans l’herbe, tout en échangeant moult assauts des poings et de la tête. Il tente de m’écraser le chef d’un gros caillou que j’évite de justesse. En représailles, je lui mords le bras. Notre hargneuse mêlée n’est interrompue que par la sensation de froid d’une anguille de haie qui s’étant glissée sous nos hauts-de-chausse, rampe sur notre peau. Nous arrêtons là tout net. Je me relève dignement, tout en gardant l’insulte de ce fripon comme une blessure dans mon âme. Je n’ose conter ma mésaventure à ma mère, car je l’aperçois repliée sur elle-même, coite et morose.
— Depuis deux journées, plus de nouvelles de votre père, qui est parti au Conseil de Luxembourg quémander des éperons d’or ! Mais Vierge Marie, qu’a-t-il besoin de la neuve épée du chevalier d’or, qui ne vaut point un sol ! murmure-t-elle.
Et tout de go, elle hâte les serviteurs à boucler ses malles. Elle s’apprête à partir à bride abattue, en laissant par-devers elle ses mulets chargés. Mais déjà à l’horizon, un cavalier approche sur sa mule. C’est notre bon serviteur Gonry, qui met le pied à terre, et serrant le calot des deux mains sur son ventre, explique à ma mère de son air niais :
— Maîtresse, il n’y a point mort d’homme ! Je dois dire tout de même que not’ maître est bien chancelant. Il a été pris hier par les flammes qui ravagent la ville basse de Luxembourg.
Dame Blanche défaille dans les bras de Nénène accourue à notre rencontre. Celle-ci prie Gonry de rassembler ses souvenirs et de nous bailler des nouvelles plus claires sur la santé de mon père.
— Not’ maître est vif, bredouille ce couillon, il est présentement hébergé à l’hostellerie des chevaliers allemands, qui bien que jouxtant l’incendie, a échappé aux flammes par miracle. N’ayez crainte, not’ maître nous rejoindra bientôt après avoir recouvré ses forces et acheté une nouvelle monture, car sa jument a péri dans l’incendie, écrasée sous un pan de muraille qui a chu subitement.
— Alors mon brave, il y a plus de peur de que mal !
— Mais qu’allait faire mon gendre dans le Grund ? Venez donc, mon petiot, me dit Messire Didier qui m’entraîne dans sa chambre aux inventions, à croire que je suis bon spectateur.
Il va à une tourelle de briques dans laquelle un ballon de verre cuit au bain-marie.
— Messire mon grand-père, comment nommez-vous cette invention-là ?
— La machine d’alchimie, mon damoiseau.
— Mais que cuisez-vous dans cet œuf ?
— Pardi, la matière première !
— Mais qu’est-ce que c’est ?
— De la pâte feuilletée.
— Avouez, vous confectionnez un gâteau !
— Non mon garçon, je fabrique l’escarbouche.
— Quoi donc ?
— C’est une sorte particulière de rose rouge que je cultive avec mon ami Cornelius Agrippa.
— Mais de quelle rose parlez-vous ?
— De la pierre philosophale ! Notre Sauveur, n’a-t-il pas dit à Simon de Sirène : tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon église !
Ma famille était en errance depuis le départ du château niché sur les rives de la Semois. Cherchant à reprendre racine, les uns s’étaient établis en Bretagne, les autres en Champagne. Quant au père de Jehan, il avait fini par acheter aux anciens Seigneurs d’Èthe, au cœur du village, une grosse bâtisse carrée, avec quelques arpents tout à l’entour.
La toiture de notre maison carrée est à faible inclinaison. Les murs épais, recouverts d’un stuc brun rouge, portent en façade, à hauteur d’homme, une porte engoncée dans un encorbellement de pierre. Les visiteurs accèdent à la porte haut placée, par un perron à double escalier. Deux fenêtres à meneaux de pierre grise sont ancrées de part et d’autre de la porte. Il y a pareillement deux travées de trois grandes fenêtres au premier étage et de trois petites lucarnes au second. Ce dernier endroit est mon Royaume.
Dans les grands coffres cloutés, je vais à la découverte des petites gloires de ma famille. D’aucuns ont survécu à ses errances. Un parchemin révèle en latin que la bourse qui lui est attachée contient des pétales de rose de Damas rapportées par Hébert et qu’il tenait de son amoureuse levantine. Un petit coffret de bois d’encens enferme un menu morceau noirâtre d’une substance inconnue. Celui-ci avait été baillé à Hébert par le comte de Champagne, comme étant ôté de la croix de notre Sauveur.
Souvent à la veillée, mon père me narre maintes historiettes, comme celle du renard dérobant le poisson, ou celle du lion, roi des bêtes, qui fit de l’âne son lieutenant, et voulut être le roi de tout. Une autre fois, il me conte l’aventure de Mélusine que Sigefroid, Comte de Luxembourg, a épousée au temps jadis, puis perdue pour avoir percé son secret. Oui da, elle voulait lui celer sa queue de poisson, qu’en grand secret, elle découvrait chaque samedi au bain. Cette vesprée il m’entreprend des fées, qui souventes fois hantent la roche sise à une lieue de notre maison. Et même il les a entendues se parler familièrement, en passant prestement par le chemin creux, et il les a vues itou danser le branle auprès de la fontaine de Belmont, au son d’une musette enrobée de cuir rouge. Un jour, bien qu’il se défiât qu’elles ne lui jouent un bon tour, mon père les suivit à pas feutrés, alors qu’elles se retiraient en leurs caverneux rocs, et comme il s’apprêtait à les appréhender, elles s’évanouirent dans un bleu tourbillon. Tandis que mon père me conte avec sa gracieuse faconde, je l’examine et plus je le scrute, plus je me l’imagine comme un arbre de haute futaie, bien ramé et branchu, si robuste et majestueux que de tous ses bois il pourrait chauffer tous les frileux du Duché ; de l’ombre portée par sa ramure, il pourrait soulager cent voyageurs fatigués du chemin, et de la foison de ses fruits, il pourrait rassasier tous les hères faméliques de nos contrées !
Jehan est un fameux cavalier. Jonas, son palefrenier, un vieil homme rabougri dans sa jaquette élimée, s’entend très bien à la maladie des chevaux. Il me conte bien des aventures et vaillances de mon père. Il n’existe pas de cheval si rude ni si incommode et se cabrant si méchamment qui ne lui fasse jamais perdre l’étrier. Aussi, en randonnée, mon père parie-t-il souvent avec ses compères que les doubles ducats qu’ils lui ont baillés et qu’il place sous l’étrier seront pour lui s’il ne tombe pas à terre. Je ne l’ai jamais vu perdre son gage à ce jeu. Jehan joute aussi à la quintaine. À l’assaut sur son destrier, il pointe sa lance sur le front d’un mannequin qui tourne sur lui-même. À chaque fois, mon père le prend de front ! À chaque fois Dame Blanche se signe de ne l’avoir point vu renversé par cet escogriffe de corde et chiffon !
Aujourd’hui, au grand courroux de ma mère, Messire Jehan a convié tous ses nobles voisins et accointances pour jouter à l’antique, sur la place du marché, devant la maison de ville. Il se prend pour le Roi Arthur et nomme ses compères Perceval, Gauvin, Lancelot. Et chacun joute à fer émoulu, tant et si longtemps, que mon père obtient finalement le maître prix qui est un épieu d’or, tandis que son voisin et compagnon d’armes, de Lory, y gagne une lance d’or.
Ce jour, aux aurores, je pars avec Jehan aux étangs de Rabais où il aime chasser, tant l’endroit est peuplé de petits volatiles bien tendres sous la dent, surtout, comme dit mon père, qu’en ce jour de jeûne, les oiseaux d’eau sont l’une des seules viandes que notre curé nous permet de manger ! Suivis de nos montures chargées d’un paquet de cages, nous arrivons dans la brume et mettons pied à terre à quelque distance pour ne point effarouche les locataires. Mon père porte un baquet de glu et moi un fagot de petites branches d’osier. Jehan se met à tremper les osiers dans la glu et m’enjoint d’aller les tendre sur le bord de l’étang à l’endroit où il sait que les oiseaux viennent boire. Puis nous nous cachons dans les hautes herbes et attendons patiemment que notre proie se prenne dans le piège. À patienter si longtemps, accroupi entre les joncs et les herbes mouillées, je me sens transi tellement l’eau glacée mord l’os de mes jarrets, qui marinent dans la vase mouvante. Mais mon père n’y prête point attention, il a capturé un volatile. À midi, nous avons enfin pris trois grives.
Alors que je m’approche de la maison carrée, Dame Blanche me vient trouver sur le seuil, en grand embarras :
— Mon Evrard, votre père écume de rage ! Il ne vous a point trouvé cet après-midi dans le chœur de Saint-Pierre, comme servant du curé pour le Salut. Où vous êtes-vous donc enfoui pendant tout ce temps ?
Je serre les poings et la mâchoire, et ne réponds pas. Mon père surgit alors menaçant. J’échappe de justesse à son fouet.
— Ah mécréant, l’enfer vous ouvre ses bras ! Ça, ça, troussez votre culote que je vous botte les fesses !
— Je me dis : diantre comme il y va ! Mon père, ai-je occis la poule du curé ou mis la main dans le tronc des pauvres pour y dérober le prix de mes sucreries ?
— Gredin, ne faites point le page de cour. La plus simple humilité vous sied en cette affaire !
— Ah voilà assurément une grande affaire qui justifie votre courroux !
— Alors, dites-moi fils indigne, pourquoi avez-vous failli à votre pieux devoir ?
— je me dis : j’hésite à livrer mon secret.
— Ne faites pas l’âne bâté, vous y perdriez votre pelage. Décidez-vous.
— Parce que le fils du boucher Poiron m’a pris l’encensoir !
— Comment donc ? Est-ce là la vraie raison qui vous a fait déserter votre office ?
— Oui da, je l’avoue, j’aime à balancer l’encensoir pour faire rougir les petites pierres d’où s’exhalent les senteurs d’Arabie !
— Et Messire Jehan de s’esclaffer : Oui dame souveraine, c’est un bonheur plus savoureux que de sonner de la clochette. La fantaisie de notre aïeul Messire Hébert coule assurément dans vos veines ! Venez que je vous conte ses exploits.
Parti reconquérir le Saint-Sépulcre en 1228. Hébert connut au Levant maintes aventures tant parmi les trois mille croisés désordonnés qu’au contact de Sarrasins bigarrés.
Le Saint-Père, Grégoire le neuvième, voulait une Croisade, mais Frédéric le second, empereur de Germanie, qui chassait sur les mêmes terres italiennes que le pape, avait oublié son serment de croisé et le pape l’avait chassé de l’Église romaine, mais contre toute attente, notre Frédéric remplit ses coffres pour le voyage armé au Levant. Hébert le suivit en sa nef qui prit la direction d’Ascalon. Cependant au cours de la traversée, des maux mystérieux frappèrent marins et soldats, de telle manière qu’ils durent se replier sur le fief le plus sûr de l’empereur, et plus précisément à Palerme, la seconde capitale de Frédéric. Le pape Grégoire, apprenant cette nouvelle retraite, envoya des spadassins pour trancher de leur stylet florentin la gorge de l’empereur. Mais celui-ci était l’égal du pontife en matière de ruse : il se faisait garder nuit et jour par une cohorte de gendarmes mauresques qui placèrent bien à propos quelques coups de cimeterre sur le chef et dans l’estomac des légats du pape ! Cette mauvaise aventure conforta le chef de la croisade dans sa résolution de traiter plus avant avec Malek Sultan du Caire, qu’il estimait beaucoup, d’autant qu’il ne comprenait pas que le pape non content de l’avoir excommunié veuille présentement le pousser au trépas, alors que lui-même mettait tout d’équerre pour bien engager sa croisade.
Je suis surpris de cet abandon narratif de Jehan, mon père, sachant combien il est attaché à l’Église de Notre Sauveur, lequel nous invite à tendre l’autre joue quand notre assaillant a soufflé l’une. J’appris plus en âge que d’aucun dévot voit son esprit vidé de tout entendement à l’instant où la vérité se saisit des gens d’Église !
Adonc Frédéric s’en alla pour Saint-Jean d’Acre, de concert avec notre Hébert, Sire Thibaud le quatrième, Roi de Navarre et Comte de Champagne, ainsi que Sire Robert de Courtenay. Henry de Limbourg les y attendait. Ce dernier avait repoussé les Sarrazins. Hermann von Salza, Grand Maître des Chevaliers allemands, exhorta l’empereur à les poursuivre jusqu’à Damas. Néanmoins, Frédéric dit qu’il préférait user de la diplomatie. Il avait en effet des accointances avec le sultan du Caire, Malik Al-Kamil. Il lui envoya des ambassadeurs pour négocier des accords sur la Palestine. Et des agréments finirent par se nouer entre les Sarrazins et nos preux chevaliers. Ils se partagèrent bonnement les charges sur la Palestine. Notre Sire Hébert fut chargé avec d’autres compères de la garde du Saint-Sépulcre. Dans cet office, Hébert devait veiller sur le Saint-Graal.
En une matinée brûlante où il s’était aventuré dans les sables avec quelques compagnons, il tomba tout net sur une troupe de cavaliers mauresques voilés. Ne sachant si les arrivants étaient hostiles, ils se mirent en garde, pointant leurs épées. Pourtant, la troupe paraissait pacifique. Hébert fut bien surpris quand une voix de soprano lui dit :
— Tout doux, gentil chevalier, baissez l’arme !Contentez-vous de me suivre en paix.
Notre Hébert, charmé par le bel allant du maure, s’y résout de bonne grâce et après quelques lieues, il aperçoit dans la blancheur des étendues de sable, en contrebas d’une haute dune, un pavillon avec galerie à claire-voie, couronnée par une tente de drap azuré. Deux grands nègres à la tête enrubannée et à demi nue encadrent l’entrée de la tente, le cimeterre au poing. Reconnaissant le maure, ils posent respectueusement le genou droit sur le sable. À mon grand dépit, mon père s’arrête dans son récit, parce qu’il se fait tard, mais me promet de poursuivre plus avant un jour prochain.
Aujourd’hui, je m’en vais aux champs en compagnie de Gonry qui doit visiter les fermiers de mon père pour percevoir le droit de métairie. Le temps passe fort lentement, nous ne comptons plus les haltes où il nous faut descendre de notre monture et y remonter, charger à chaque fois de nouveaux sacs de grain sur les ânes de notre suite. Arrivé enfin à la dernière ferme de notre ennuyeux pèlerinage, je rencontre Michel Lecloux, le fils du métayer, un garçon de mon âge, à l’allure frêle, mais nerveuse. Il m’entreprend avec fierté de ses exploits dans les arbres. Il me dit qu’il n’a pas son pareil pour y dénicher les oiseaux que, tapi de longues heures, dans le feuillage, il attrape à la main, puis enfouit dans un sac de lin. Tandis que Gonry fait son office auprès du métayer, Michel Lecloux m’invite à la farce. Nous grimpons à la cime d’un grand chêne jouxtant un chemin de terre, et bientôt à l’approche de trois jeunes paysannes, nous déversons nos mains remplies de glands sur elles ! Nous rions aux éclats en entendant les cris des demoiselles ! Comme le jour tombe, nous rejoignons le château. J’ouvre à peine la porte sur le perron de la Maison carrée que j’entends des bruits sourds accompagnés de cris aigus. Je me précipite à l’étage en direction de ce vacarme. Ma grand’mère, Madame de Cugnon, se plante devant moi pour me barrer le passage. Par-dessus son épaule, à travers la porte entrouverte, j’aperçois Dame Blanche couchée sur le sol, qui se plaint à gros sanglots de mon père. Les poignets de ses mains sont meurtris alors que son corps est figé comme par feinte. Mon cœur se soulève, mais je n’ose bousculer ma grand-mère, pour m’ouvrir un passage et répondre à mon instinct filial. Je vois mon père qui pleure itou et caresse ma mère et la couvre de baisers. Elle reste immobile comme morte. Je m’étrangle à ce point que je ne puis hurler ma douleur. Elle semble frappée d’ataraxie. Je me sens toutefois plus à l’aise quand ma grand-mère me saisit la main et jetant les yeux au ciel, clame :
— Comedia dell’arte que tout ceci ! Grands dadais, vous n’avez mêmepoint égard aux yeux innocents pointés sur vos jeux de sots ! Allons,allons, mon renardeau, retirons-nous-en nos appartements ! Laissons ces fous à leurs extravagances. Ils n’ont point besoin de spectateurs à leurs sauts, gambades et rigodons !
Mon père dit qu’il est à propos de me former l’esprit à la civilité aussitôt que commencent à s’affirmer l’esprit et le corps, maintenant que je suis capable de recevoir les impressions de l’âme qui m’anime et me gouverne. Mon père me confie chaque jour au vicaire d’Èthe, Maître Barbus, pour m’enseigner la bonne civilité, mais aussi à lire et à écrire le latin et le français. Le vicaire est une docte personne et la charge que lui confie mon père adoucira son indigence, vu qu’à l’église, il n’est payé que de ses messes ! Notre curé, Messire Houssa n’est pas prêteur, préférant garder par-devers lui toutes ses prébendes paroissiales, dont quatre autels bien dotés de prébendes. L’abbé, malgré qu’il n’y voie goutte, s’acharne à m’apprendre presque tout ce qu’il sait des mots en us. La grammaire n’a point pour moi tous les charmes qui se pourraient imaginer ! Il me faut pourtant m’y résoudre et apprendre jour après jour les règles obscures des Commentaires de Maître Despautère. Et Don Barbus me répète les mots latins surgis de son grimoire pour les mettre en usage dans des petites compositions qu’il me donne à faire. Maître Barbus s’emploie également à mon éducation morale. Il se met alors à paraphraser Madame de Pisan :
— Mon enfant, grand bien n’est point de s’enrichir, mais veuille retenir cette doctrine : orgueil nous convient fuir et humble devenir.
Mon père, voyant que mon naturel me porte fort aux lettres, ne m’en veut pas distraire, d’autant qu’il sait que, de suivre les armes comme lui, c’est un très méchant métier qui ne sied point à l’aîné de la famille. Il est vrai que je me rends plus savant dans les livres en langue française que mon père me prête. Je dois avouer que je trouve aussi mon grand plaisir et ma fantaisie dans les discussions que je mène avec Maître Barbus sur la Divine Comédie du divin Dante, parce que mon vicaire en fait son élixir et qu’il manie l’art de me distiller cette liqueur à petits godets. Il m’entretient ainsi à menues doses des sept cercles de l’enfer, et poursuit-il à voix basse, de ses amours pour Laure de Noves.
J’ai atteint la dixième de mes années. Il ne faut point croire qu’auprès de Blanche de Wal ma mère, je suis comme Hercule filant aux pieds d’Omphale ! Pardi, elle s’est consacrée jusque-là aux affaires de son mari et à ses tâches pieuses et mondaines, mais elle forme néanmoins pour moi de grandes ambitions. Elle a la ferme résolution, malgré les réticences de son époux à une telle entreprise, de m’envoyer au collège de Saint Jérôme à Liège, parce que les écoles de notre Duché n’entre pas dans son estime, surtout que Maître Barbus, dont le frère enseigne dans cette institution, lui serine :
— Les frères jérômites offrent les meilleures humanités et nulleécole du Duché ne peut rivaliser avec la rhétorique latine de laprincipauté liégeoise. Votre fils y recevra une plus avantageuseteinture sous le pinceau de mon frère !
Mais surtout, je subodore que ma mère craint que je ne tombe sur quelque résidu de peste, qui a ravagé la capitale du Duché, il y a peu. D’ailleurs, ici, à Virton, pour lutter contre le danger de ce fléau, le mayeur de Virton a fait couler une chandelle de cire de seize mille pieds de long, enroulée sur une bobine, qui est autant que Virton contient de rondeurs ! On a placé cette chandelle au chœur de Sainte Goberge où elle brûle jour et nuit jusqu’à sa consommation, pour que la bonne sainte Dame préserve la ville de tous dangers.
Blanche a absolument voulu m’accompagner jusqu’à Liège. Jehan et Madame de Wal, ma grand-mère, ont beau lui opposer diverses objections telles que les embûches d’une telle équipée, l’abandon de mon frère Godefroid et de ma sœur Françoise, le délaissement des livres de fermage, etc., rien n’y fait, Blanche est fermement décidée. Jehan cède donc. Il est rassuré, car le jeune Seigneur Henry du Faing se joindra à l’équipage avec des gens d’armes de la prévôté de Chiny. Il nous accompagnera jusqu’à Namur puis se rendra au Conseil des Officiers de la Toison à la Cour de Malines, pour y soutenir la défense d’un sien chevalier, mis en geôle par la duchesse Marguerite, en infraction des privilèges de l’Ordre. De son côté, ma mère est accompagnée de la bonne Grazia et de Gonry son laquais, colosse fort résolu à nous défendre de son corps opulent. Ce jour à potron-minet, nous nous mettons en route pour rejoindre Messire Henry du Faing en son manoir de Jamoigne, qui est à cinq lieues au septentrion de notre maison carrée. Il nous y attend la mine enjouée. C’est un grand homme à la barbe blonde et au nez aquilin, habillé d’un pourpoint de velours bleu, échancré sur une chemise blanche dentelée. Autour de son col, est attachée une chaîne d’or, composée de pierres à feu et de briquets, et plus bas pend comme une peau de bête, aussi en or. Il nous invite à prendre place à une longue table sur tréteaux. Ma mère gémit tant ses reins lui causent du désagrément. Monsieur du Faing la fait asseoir sur d’épais coussins de soie du Chine, sur lesquels elle s’affaisse. Un grand échalas de valet nous sert un plat où de petites truites de la Semois baignent dans un beau beurre brun, en compagnie d’éclats d’écrevisse et d’amandes roussies. Nous y trempons goulûment des quignons de pain. Quelle félicité pour le palais de ma bouche, hormis ce vin aigrelet de Torgny qu’une servante grassouillette verse dans nos verres, comme par malice.
Alors que le valet dépose des galettes au miel, Messire Henry raconte les dangers de traverser la grande forêt des Ardennes : des groupes armés de déserteurs de l’armée du Roi de France et de bretteurs liés à Robert de Lorraine, le méchant frère de Monseigneur de Liège, infestent les forêts entre la Semois et la Meuse dinantaise. Ces brigands en mal de solde y attendent les passagers pour le dépouiller ou les occire. Messire du Faing nous dit :
— Je tiens de la maréchaussée de Chiny que les brigands de la bande de laMarck viennent d’occire des moines d’Orval, après leur avoir faitrenier Dieu, sous prétexte qu’à cette condition ils leur épargneraient la vie.
— Oui da, répond ma mère, aujourd’hui, les malandrins massacrent sans aucune raison de commodité ou de vengeance !
Aujourd’hui, de grand matin, nous poursuivons notre route vers le nord, en suivant un petit chemin bordé de feuillus. Le soleil paraît au Midi et nos estomacs crient famine. Nous arrivons face à un campement de mauvais garçons comme dit ma mère, mais grâce au ciel, ce ne sont que des Égyptiens à l’air paisible, qui bivouaquent au beau mitan d’une clairière ! Un gros chaudron cuit sur le feu. Des effluves de mouton taquinent nos narines. Leur chef, un jeune balafré à l’oreille percée d’un anneau d’or, nous invite à partager leur dîner et nous baille d’épais morceaux de mouton, grillés à point. Il dit tout de go à Messire du Faing avec un large sourire :
— Monsignore, je suis Carmelo le jongleur, qui ne pense qu’à vous être agréable !
— Oui da, je vous en suis, mon brave, très obligé. Y a-t-il parmi vous un passeur pour nous mener à Malvoisin ?
— Si, si, voici Tonio qui connaît la forêt comme sa poche etvous conduirait jusqu’à Palerme si vous le désiriez !
L’homme est borgne et porte au flanc un long couteau courbé à sa pointe. Il nous réclame 20 sols comme acompte sur sa peine. De mauvaise grâce, du Faing lui fait avance de dix sols, mais le bougre fait la grimace. Sitôt les agapes achevées, nous reprenons la route, flanqués de cet escogriffe inquiétant, et nous franchissons péniblement une forêt épaisse au chemin sinueux, bordés d’arbres mal taillés. Enfin au bout d’une bonne heure, nous atteignons une riche vallée blonde qui s’étend devant nous sous le soleil couchant. Arbres, buissons, haies et taillis se crêpent en joyeuse verdure.
Plus loin dans la plaine, des vaches brunes paissent éparses. Au fond pointent les tours grises épaisses d’un manoir. Le passeur borgne tend alors la main à Messire Henry pour obtenir son solde. Celui-ci fait mine de résister vu la cherté de la course. Mais l’égyptien se montre alors menaçant et porte la main à son coutelas. Monsieur du Faing lui jette son dû promptement. Alors notre guide satisfait se juche sur son âne et se fond dans l’horizon laiteux.
Nos montures quoi qu’harassées nous portent doucement sur la pente de la colline jusqu’au pied des douves du château de Malvoisin. Des serviteurs en livrée noire au jabot plissé blanc nous y attendent sur le perron. Dame Blanche dit que son corps n’est que douleur, qu’elle ne mettra point le bottillon au sol, à moins que prestement on ne la transporte sur un brancard. Un géant maigre et barbu surgit du château qui nous fait noble courbette. Hormis une collerette blanche fixée au col, du pourpoint aux bas de chausse, toute sa personne est recouverte d’un épais velours noir.
— Soyez béni de Notre Dame, Monsieur le Grand Bailli, lui dit le Sire du Faing, pour cette main secourable que vous tendez à notre équipage défaillant !
— Messire du Faing, réplique-t-il, je suis votre serviteurreconnaissant, car c’est grand honneur d’accueillir en ma maison un si distingué officier de la Toison d’or et sa noble suite !
Nous pénétrons dans une grande salle austère, meublée d’un dressoir dépouillé. Nous suivons l’hôte dans une salle plus petite. En son centre, une table à tréteau est dressée, recouverte d’une nappe immaculée. À l’invitation d’un laquais aussi malingre que son seigneur, nous prenons place sur les bancs attenants à la table. Je ne hume aucune odeur de bon aloi. L’âtre ne contient qu’un amas ancien de cendres. Une servante pâle dépose sur la nappe une assiette de tranchettes de canard fumé et dans une écuelle de bois des quignons de pain.
— Malheureusement, dit notre hôte, la chasse fut mauvaise cette dernière semaine.
On nous verse pourtant à profusion un vin mousseux de Champagne.
À défaut des flatulences dues à la bonne chair, nous souffrirons de la joyeuseté de l’ivresse, hormis ma mère qui n’a bu que de l’eau glacée !
— Ce n’est point pourtant vendredi maigre !Ce bailli n’est qu’un chiche avaricieuxqui nous met en pénitence avant carême ! murmure-t-elle.
Sire Henry voit le désappointement de ma mère et dit :
— Monsieur le Grand Bailly, laissez-moi ajouter au menu un pied debœuf et quelques morceaux de tripe cuite, que j’ai emmenés dans mon bagage !
Et il lui met entre ses pattes celle du bœuf, en ajoutant :
— Avec une vinaigrette aux capres et à l’échalotte, croyez-moi, c’est un mets singulier !
La dernière barge nous dépose à la porte de Liège. Une fois nos coffres chargés à dos de mulet, nous allons, à pied sec, payer l’octroi. Liège est parcourue à grand-foison d’îles flottant entre Meuse et Ourthe. Aussi devons-nous enjamber maints ponts pour atteindre une île entourée de deux bras de la Meuse, appelée Ilot Hochet. On aperçoit entre des terres incultes une petite église grise au toit recouvert de tuiles peintes. Celles-ci brillent de mille feux sous le soleil finissant. L’église est adossée à une grosse bâtisse à la couleur jaunâtre. En contournant le bâtiment, on atteint une autre construction plus petite, mais très allongée. C’est le domaine du savoir des bons frères, où ma mère me livre à l’éducation d’un frater, Don Luigi Lefébure, que quelqu’un de ses amis distingués lui a recommandé. Elle le chicane de cent questions et se sent toujours plus disposée à l’assaillir, à mesure qu’elle discerne chez lui une vraie disposition à l’entendre. Ma mère demande encore à voir la chambrée où je coucherai. Méfiant et étonné, le frater lui dit qu’il faut encore attendre la sentence des frères. Don Luigi Lefebvre me tire par la manche vers un cabinet sombre jouxtant la salle où l’on devine par l’entrebâillement un aréopage de religieux à haute barrette à tricorne et jabot blanc, qui semblent remplis d’une insigne modestie. Le temps passe lourdement, tandis que je suffoque sous l’odeur putride émanant d’un potache blondinet qui m’a rejoint dans cette mortelle attente. J’ouvre le battant d’une fenêtre à meneaux pour survivre. Ces fratres mettent vraiment beaucoup d’entrain à jauger mon petit savoir ! Après un long moment encore dans une pénombre humide sur un trépied inconfortable, un grand abbé confit apparaît sur le seuil de la porte du convict.
C’est Don Henry de Diest, Recteur du Collège qui déclare doctement que je suis admis en cinquième classe, encore fait-il bien comprendre à mi-mot que cette admission n’est due qu’à leur insigne faveur, nonobstant le fait que Madame de Wal leur a fait un pont d’or !
Entendant cette bonne nouvelle de la bouche de Don Luigi, ma mère ne se sent plus de joie. Elle le gratifie d’une provision pour ses honoraires et les chandelles. Elle nous quitte pour s’en aller ravie se baigner aux eaux thermales. Mais c’est une fausse sortie ! Suspicieuse sur la qualité de l’accueil des frères, elle m’emmène à la maison de Maître La Ruelle, un avocat respecté de la place et le prie de me fournir tout ce dont j’aurai besoin. Après de longues embrassades et abondants pleurs, propriétés d’une mère tragédienne et passionnée, Dame Blanche dit qu’il est temps de reprendre le chemin pour aller aux bains de Spa sis à 9 lieues de Liège, car dit-elle à l’avocat :
— En cette fin d’été, la source du Pouhon produit toutes ses vertus.On y vient de maints pays pour y boire l’eau, s’y baigner et prendrela fange, toutes choses si profitables que les malades abandonnés desmédecins s’en retournent tout guéris !Et si tôt ragaillardie,jereviendrai ici promptement pour veiller sur votre acclimatation.