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Des murs, des ombres, des corps. Des cris qu'on n'entend pas. À travers une série de nouvelles acérées, tour à tour poétiques, viscérales, satiriques et métaphysiques, ce recueil sonde les creux de notre époque. Il explore les replis forcés ou choisis, les silences, les marges, les voix qu'on n'écoute plus. Qu'il s'agisse de l'enfermement dans un appartement étouffant, dans le corps, dans la société ou dans ses souvenirs, chaque texte interroge ce qui reste de l'humanité quand on la presse trop fort, quand le monde vacille ou se referme. À mi-chemin entre dystopie contemporaine, chronique du réel, et prose cathartique, ces récits racontent la perte, la résistance, la lucidité... et la beauté du retrait. Des instantanés de l'effondrement, vus de l'intérieur.
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Seitenzahl: 260
Veröffentlichungsjahr: 2025
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En application de l'art. L.137-2.-I. du code de la propriété intellectuelle, toute reproduction et/ou divulgation de parties de l'œuvre dépassant le volume prévu par la loi est expressément interdite.
Ceux qui rêvent éveillés ont conscience de mille choses qui échappent à ceux qui ne rêvent qu'endormis.
Edgar Allan Poe
Lien de sang
Deux sœurs
L'écho
Broyés
Bébert
El familiar
C'est moi !
L'île
Au clair de la lune
Les cheveux
Midnight runner
L'œil du chat
La séparation
Arbre de vie
Comment tu t'es mis au zen
Les ombres
Ars moriendi
Mon arrière-grand-mère, elle balançait des enfants contre les murs. Vous savez, comme on fait avec les chatons. Elle était comme ça, la mère du « vieux con ». Surnom donné par ses neuf enfants survivants. Parmi eux mon père : le « gros con ».
Une lignée glorieuse. Depuis combien de générations se perpétue ce cycle ? Ne pas avoir d’enfant suffira-t-il à le briser ? Probablement pas.
Il y aura toujours des cousins pour assurer la descendance, ou pas... comme c'est moi qui ai hérité du « gros con ».
Dans l'intimité de son sous-sol, mon arrière-grand-mère dégommait les petits enfants, les rendant handicapés, puis morts. Elle a sans doute fait de même avec tout un tas de chatons. Dans cette cave sombre, aux murs que j'imagine tachés de sang plus ou moins frais, elle passait ses journées à perfectionner son art. C’était la grande époque. On ne se souciait guère des affaires de famille ni des occupations privées. D’ailleurs, c’était l’occupation tout court. Chacun rivalisait de bon goût dans ses passe-temps et loisirs personnels. La guerre offrait un chaos idéal pour justifier bien des disparitions.
En cette époque bénie, quelle maison n’avait pas sa cave ou son grenier ? Ils ne servaient pas qu’à stocker les pommes de terre. Certes, quelques-uns les utilisaient pour la « bonne cause », selon le système de valeur de chacun. C'est ce que fit ma grand-mère paternelle, l'une des épouses du vieux con. Elle n’a pas eu la joie de connaître sa belle-mère. D’où l'existence de mon père, et ma présence ici avec vous. Le seul crime qu’elle devait y cacher, dans ces caves et greniers, était celui de maintenir en vie des condamnés, au risque de perdre la sienne. Elle n’avait pas de lien de sang avec cette famille, seulement celui que confère le mariage. Et quelle empreinte nous a-t-elle laissé ? Malheureusement, ses actes semblent anécdotiques dans notre saga familiale nauséabonde.
L’arrière-grand-mère avait une autre passion : les poupées. Pas celles en porcelaine, soigneusement rangées derrière des vitrines, comme chez ma tante. Les siennes étaient d'un tout autre genre.
Elles restaient dans la cave, encore et toujours.
Grossièrement fabriquées en chiffon, rembourrées en poils de chats ou cheveux d’enfants, et transpercées de part en part avec de bonnes grosses aiguilles, que j’imagine rouillées et couvertes de sang, plus ou moins frais. Je pensais ces pratiques plus... exotiques. Mais peut-être ne sont-elles pas réservées aux adeptes du vaudou après tout.
Invariances humaines : l’écriture, la roue, les poupées, les religions, l’art, l’écartèlement, le bûcher... Les civilisations, à travers le monde et les âges, ont toutes vu surgir les mêmes inventions aussi incroyables qu’effroyables. Comme si, d’une époque à l’autre, nous étions condamnés à créer des choses qui, parfois, nous dépassent, dans une étrange nécessité.
Quand elle en avait fini dans la cave, où elle passait de toute évidence beaucoup de temps, elle psalmodiait en tournant autour de la fontaine du village, vêtue de noir, seule, inébranlable.
Féministe avant l’heure, souveraine de son territoire. Même l’occupant n’aurait osé s’en approcher. De toute façon, tout le monde était trop occupé à cramer autre chose que des sorcières. On préférait mettre le feu aux réfugiés dans les églises plutôt qu’à ceux qui avaient renié Dieu. Non, en ce temps-là, elle était bien tranquille.
Une vieille qui balance ses petits enfants, et quantité de chatons, sur les murs de sa cave, doit avoir une sacrée forme physique. Son fils, le
« vieux con », était bien doté lui aussi. Mais ce sont ses femmes qu’il balançait, et par la fenêtre.
Ça non plus ça ne craignait pas trop à l’époque.
Des accidents domestiques. Les histoires de famille restaient en famille. Et une épouse était avant tout la propriété de son mari dont il disposait à sa guise. Le « vieux con » a fini ses jours avec l’infirmière qui s’occupait de la dernière en date.
Elle s'était retrouvée en fauteuil. Un raté. Comme compagnie, il avait aussi un cacatoès, à qui il avait appris à dire « papa » et « bisou bisou ». Trop mignon.
Aujourd’hui encore, je me demande quel héritage me revient. Je n’ai ni cave ni grenier. Ni aiguille ni poupée. Mais parfois, j’ai cette sensation rampante, ce frisson qui me traverse l’échine. Un reste de sang maudit. J’ai toujours senti au fond de mes tripes que j’avais le truc.
C’est là. Ça monte, ça descend, et me rend un peu bipolaire. Je suis tiraillé entre mes différentes pulsions sacrificielles : me donner corps et âme, me crucifiant s’il le faut, ou faire de grands autodafés à la gloire de l’enfer pour que ses flammes débarrassent la Terre de tous les cons sans exception, tout le monde sauf moi, donc.
En mon fort intérieur sommeillent des dons innés.
Certaines choses s’héritent, se transmettent inévitablement à travers le sang sur des générations entières. Chacune prend le relais ou paie au contraire le prix des fautes passées. Mais aucune ne passe jamais entre les gouttes. Nous sommes tous contaminés par le passé de ces individus, ceux que nous n’avons jamais rencontrés, mais qui nous ont créés. Ils sont perchés sur nos épaules, attachés à nos chevilles, se glissent entre nos deux oreilles, dans le creux de nos reins, invisibles, discrets, ou plus oppressants.
Qu’est-ce qui nous lie plus aux uns qu’aux autres, et si rarement à ceux que nous voudrions ? Nous nous retrouvons déchirés entre deux pulsions : perpétrer ou réparer.
Comment cet héritage s’exprime-t-il dans mon cas ? Je suis un chat noir, pour commencer. Le compagnon des sorcières, maudit autant que je porte malheur. J’attire les problèmes et les âmes en peine, mortes ou vives. Je suis un poissard qui, malgré sa malchance, réussit toujours à s’en sortir.
Galérer tout en subsistant. Un naufragé qui ne sombre jamais tout à fait. Condamné à esquiver les pierres, à errer sans attache ni sécurité, vagabondant sans fin. Sale chat noir que tout le monde évite ou chasse. On dit que la nuit appartient aux ombres. Moi, j’appartiens à la nuit.
Les âmes des chatons et enfants meurtris me suivent-elles partout, grouillant dans chaque recoin de mon corps ? Se l’approprient-elles en échange de celui qui a été brisé ? Que d’hypothèses... mais je ne crois en rien. Je n’ai reçu aucune éducation autre que celle de l’école publique laïque, sans dieu ni morale divine, sans autre vérité que celles des hommes – une vérité peu glorieuse, peu fiable.
Pourtant, la nuit venue, je m’enroule sous mes couvertures épaisses, emmitouflé dans une armure de tissu. Immobile. Comme si respirer pouvait attirer ce que je refuse d’admettre. Je ne crois pas en ce qui rôde dans l’obscurité, mais je m’en protège avec acharnement.
Je le proclame haut et fort : ça n'existe pas. Je pratique la non-croyance par le déni de tout ce qui fait ma vie depuis que je suis né. Je ne les entends pas marcher dans les escaliers et sur le parquet.
Non. Je n’entends pas non plus glisser tous ces objets sur les commodes. Je ne sens pas ces souffles froids pendant que je retiens le mien. Je ne vois rien, alors il n’y a rien. Caché, ils ne me voient pas non plus. Je n’existe pas pour eux comme ils n’existent pas pour moi. Oui, je suis profondément athée. Je l’affirme. Je ne connais ni dieu, ni diable, ni paradis, ni enfer. Qui ne s’enroule pas dans ses couvertures la nuit ? Comme j’ignore ces choses, elles viennent à moi dans mes rêves, ou plutôt mes cauchemars. Elles m'atteignent à travers eux. C'est une course sans fin. Dans ces sombres songes, je suis toujours seul, comme si toute vie avait disparu de la surface de la Terre. Et pourtant je suis pourchassé, par des choses que je ne vois pas. Je fuis, encore, pour ne pas les voir, ni qu’elles me voient. Elles rôdent.
Elles me traquent. Je me réveille en suffoquant.
Mon torse me brûle. J’étouffe un hurlement. La nuit creuse un vide oppressant. Un souffle. Trop proche. Un craquement. Une respiration qui n'est pas la mienne. Quelque chose rampe. Là, dans l’ombre. Des doigts invisibles s’enfoncent dans ma poitrine. Durant plusieurs jours, je sens les empreintes, comme des ecchymoses sur le palpitant. Une pression étrange s'exerce sur mon corps, un poids lent et progressif, comme une présence qui s'installe à mes côtés, glaciale et brûlante à la fois. Elle est là. Tapie sous mon lit.
Blottie dans l’ombre de mes paupières closes. À attendre que je cède.
Mais le jour ne m’épargne pas non plus. Au réveil, parfois, ma peau est couverte de griffures.
Rien de grave, mais tout de même... à travers elles résonne l'écho des ténèbres. Je me dis que je dois être épileptique, ou somnambule. Pourtant, il y a ces lieux et ces personnes qui me donnent une impression étrange. Une oppression, suivie de frissons qui me parcourent. Là, mes pieds semblent se figer, comme pris dans du béton. Mon regard se fige lui aussi, absent de moi-même. Le sol semble m’aspirer. Je sens les milliers d’âmes qui s’y trouvent m’appeler par une brèche qui s’est ouverte, m’agrippant les jambes. Lorsque, parfois, quelqu’un me tire de cet état, je suis tout embrouillé. Le monde est flou. Je ne sais pas si je suis encore dans un de mes cauchemars ou si je suis bel et bien réveillé. Combien de temps le monde s’est-il arrêté ? Où étais-je parti ? Les murs... je m’en tiens éloigné. Ils sont remplis de murmures et couverts de sang plus ou moins frais. Que j'essaie la prière ? Les lieux saints sont souvent les pires. Toutes les églises, les monastères et autres édifices me mettent dans un sale état.
Mon corps se glace dès que j’y entre, comme si je pénétrais dans la tanière de créatures d’un autre monde, psychopathes et voraces, prêtes à m'engloutir. J’en suis sûr : ces murs n’ont rien de saint ni de sain. Sur eux, en eux, derrière eux, sous eux, se sont accomplis les pires des crimes et des pêchés. Tous ces fœtus, ces bébés... les ont-ils jetés contre les murs avant de les enterrer là, sous cette herbe trop verte où se trouvent mes pieds ? Je suis fou, étrange. Je le sais. Mais que puis-je y faire ? Mon corps n’est plus le mien quand ces milliers de cris remontent sous ma peau.
Suivent ces nuits où je me réveille en sursaut, comme si je les avais tous ramenés avec moi. La sensation d'un regard posé dans le mien, un silence trop dense, une ombre plus noire que les autres dans le coin de ma chambre, le vide prêt à m'aspirer ou me déchirer. Je retiens mon souffle.
Quelque chose est là. Qui attend que je ferme les yeux à nouveau, que je me laisse aller et baisse la garde. Un frisson sur ma nuque, une pression sur mes jambes, comme si on cherchait à les retenir.
Un murmure froid, indistinct, juste derrière mon oreille. Une présence, que mon esprit rationnel balaye aussitôt, mais dont mon corps se souvient longtemps après.
Suis-je une poupée moi aussi ? Le dernier jouet de mère-grand ? Oui, peut-être ne suis-je que cela en fin de compte. C’est comme si elle était là, quelque part, tapie sous mon lit ou dans la noirceur de mes paupières closes. À attendre que je cède. Peut-être que l’héritage ne se brise pas. Peut-être qu’il s’endort, attendant son heure. Je porte mon arrière-grand-mère en moi. Et je ne la laisserai pas sortir ou prendre possession de mon corps. Nous finirons ensemble dans les mêmes flammes, celles d’un incinérateur à défaut d’un bûcher. Oui, faites en sorte que je ne termine jamais sous cette terre, couvert de quelques dalles de pierre. Je ne souhaite pas être enterré vivant à regarder défiler les morts que nous sommes tous, sourds à ce qui nous parle, aveugles à ce qui nous entoure, nous poursuit, et nous attend patiemment.
Des bourgeons naissent sur les arbres et arbustes statufiés. Dans leurs branches décharnées, cassantes, tendues vers le ciel gris et lourd de l’hiver, la vie s’écoule à nouveau. Aux premiers frémissements du soleil, la nature s’éveille doucement, s’étire, bâille dans de joyeux chants.
Ces chants s’extirpent du silence, portés par les entrailles de créatures encore invisibles qui échauffent leurs voix, éteintes depuis des mois.
Timidement, les survivants de cette catastrophe annuelle reprennent place dans ce décor figé. Si certains sont encore hésitants, d’autres se mettent immédiatement en quête de quelques brindilles délicates, pour bâtir le nid des petits à venir.
Plantes, insectes, oiseaux sortent discrètement de leur torpeur, encore peu rassurés — car les derniers gels ne sont peut-être pas passés. Ici, une feuille rougie naît. Là, un bec, une aile collante se déploie pour la toute première fois.
Les enfants, eux aussi, s'exfiltrent de leur chaleureux foyer devenu trop étriqué, le corps encore engourdi, maladroit. Jusqu’à aujourd’hui, le monde se résumait à un grand manteau blanc et un coin de cheminée. Pour sortir, il fallait s’emmitoufler, se rendre étanche aux éléments, obstruer les sens : champ de vision réduit par capuches, bonnets, cagoules ; dans les yeux, du blanc, rien que du blanc ; odorat étouffé par les écharpes ; dans les narines, le froid, seulement le froid ; mouvements entravés par les multiples couches de vêtements, préhension gênée par les gants épais ; sur la peau, l’humidité puis la chaleur du feu — humidité et chaleur, rien d’autre ; à l’extérieur, le craquement de la neige, à l’intérieur, les crépitements du bois. Le monde avait disparu.
Il renaît aujourd’hui. Ces enfants le découvrent, ou le redécouvrent, ébahis.
Les hordes d'humains miniatures sont lâchées. Ils galopent dans l’immensité, prêts à en explorer le moindre recoin. Les grands espaces font bien vite oublier le cocon douillet dans lequel ils se sentaient pourtant si bien, celui auquel nous rêvons tous de revenir, mais qui nous a été ôté à jamais.
Ils remontent à la surface, reprennent leur souffle bruyamment. L’air pur, encore vif, emplit les poumons. La fraîcheur du matin titille la peau. Elle frémit, se tend. C’est le dernier coup de fouet. Ils courent sans attendre, escaladent, glissent et roulent sur ce sol couvert d’herbe verte, dans cette terre poisseuse et brune enfin dégagée. Ils se jettent à corps perdu dès l’ouverture des portes. Ils se précipitent vers la sortie sans attendre le signal de départ. Pas le temps de les voir filer : en un courant d’air, ils sont déjà loin. Il ne reste d’eux qu’un frisson, et la trace d’un sourire sur les visages de ceux qui les regardent grandir, trop vite.
Un geste rapide de la main, à bonne distance, et ils disparaissent sans se retourner.
Jeux et chutes se succèdent. Ces petits êtres s’approprient le monde, le caressent ou s’y cognent. Les uns renoncent au moindre choc, bâtissent des murs pour se protéger, jusqu’à s’enfermer dans leur forteresse. D’autres, très chanceux, réchappent au pire sans même l’avoir senti les frôler. Ils poursuivent leur course folle, insouciants. Ils ne se voient aucune limite, rien qui puisse les arrêter. Les derniers, eux, tombent sans cesse, se relèvent, et réessaient. Obstinément.
Bloqués, entravés, repoussés par les premiers ; bousculés, tourmentés, ignorés par les seconds.
Selon le tempérament de chacun, l’éducation qu’ils recevront les stimulera, les frustrera ou les étouffera. Elle sera comme un engrais fertile, ou, au contraire, un désherbant puissant sur lequel plus rien ne pourra pousser. Une éducation inexistante les laissera quant à elle enchevêtrés dans les ronces, où ils se débattront éternellement, sans jamais trouver les bons outils pour en venir à bout.
Alors ils feront comme ils pourront, avec ceux qu’ils trouveront, ou qu’ils inventeront.
Mais au final, quoi qu’on en dise, chacun choisira comment cultiver son jardin : nourrir patiemment une terre aride dans l’espoir de la rendre fertile, par l’action de ses mains et de sa volonté ; défricher les broussailles qui enserrent, pour laisser entrer la lumière ; piétiner les belles plantations léguées, en cueillir goulûment chaque fruit, chaque jour, sans rien partager, jusqu’à épuisement ; ou bien rester assis, à attendre ce qui viendra se planter tout seul, en comparant son lopin aux jardins des autres, avec envie ou jalousie ; et parfois, décider de se ruer sur ces autres terres, plus vertes, plus vastes, pour les faire siennes.
Tous ces hommes en formation sont dehors, dans cette nature qui s’éveille, prêts à collaborer avec elle, la combattre, ou à s’y abandonner. Mais rien n’est gravé dans le marbre. À tout moment, on peut s’arrêter, faire marche arrière, bifurquer, avancer seul ou accompagné. Il n’y a pas de choix unique, définitif, préétabli : seulement une multitude de possibles, à chaque seconde. Non, nous ne choisissons pas d’être riche ou pauvre, en bonne santé ou malade, beau ou laid. Mais nous choisissons quelle voie emprunter, comment conduire cette vie — la nôtre — et comment nous conduire avec elle. Nous choisissons d’obéir aux autres, à notre condition, ou de nous en affranchir.
De rester enfermés, ou de nous élever. Nous choisissons d’être mauvais ou bon, égoïste ou solidaire, violent ou secourable, pire ou meilleur, à chaque instant. Rien ne peut nous y contraindre.
Rien, si ce n’est notre volonté propre, notre regard sur nous-mêmes, et notre considération pour la vie.
La nôtre, et celle qui nous entoure.
Sur la plus haute colline, un imposant chalet en bois, sur deux étages. On y accède par un petit chemin, qui serpente entre les rochers qu’un géant aurait, dit-on, semés là en jouant aux osselets. C’est ce que Madame raconte à ses deux filles. Le sentier débute au vieux lavoir de pierre, à la périphérie du village, en contrebas. Il traverse les prairies, où les moutons paissent librement.
C’est la saison des bouquets de fleurs des champs.
Madame et ses filles viennent en cueillir, pour former des compositions harmonieuses. Elle tient à ce qu’elles développent le regard, le sens de l’équilibre et des nuances. Elle est décoratrice d’intérieur. Monsieur, lui, est pilote d’avion, souvent absent. Sa femme et ses filles profitent seules de ces terres qu’il admire de là-haut. La nature s’étend à perte de vue : un patchwork de verts, de prairies rases, bosquets moutonneux, champs de luzerne en damiers, terres labourées aux bords effilochés, haies basses en guise de coutures.
On suit du regard ces reliefs, jusqu’à une coupure franche entre la terre et le ciel. Aujourd’hui, la ligne d’horizon tranche comme l’acier. Par temps calme, les collines dominent, majestueuses. Par temps d’orage, une masse sombre les écrase, les avale, les transforme en pâte molle. Mais toujours,
à l’aube et au crépuscule, le ciel et la terre se retrouvent, mêlés de tons roses et orangés. À la naissance comme à la mort du jour, ils ne font plus qu’un. Le reste du temps, ils se disputent l’attention : s’opposent, s’imposent, s’effacent d’admiration ou d’épuisement, s’entrechoquent ou se fuient.
De délicieux parfums de miel et de rose se répandent dans l'air, portés par une douce brise.
Cinq mille mètres carrés de variétés florales, potagères et arboricoles, entourés d’un gazon anglais impeccablement taillé. Tout étincelle comme du diamant, les rayons du soleil enflamment la rosée du matin. Des toiles géométriques emprisonnent les gouttelettes brillantes, créant autant de parures scintillantes.
Les papillons valsent, les sauterelles font des entrechats. Les cloches résonnent, et les vaches les accompagnent de quelques meuglements. Un âne brait, comme pour ajouter une fausse note à la mélodie de la nature. Les canards sauvages ne tardent pas à répandre la cacophonie : ils plongent dans la petite mare, s’y ébrouent bruyamment.
Dans son jardin, Madame remet de l’ordre. Voici un coin de terre fraîchement retournée. Elle s’attaque aux mauvaises herbes, armée de ses gants, ne leur laissant aucune chance. Tout est propre et ordonné, sillonné de lignes nettes et parallèles. Le carré est délimité par des pieux de bois fixés profondément aux quatre coins. Un chat errant ne tarde pas à s’y délasser, hypnotisé par l’odeur de terre fraîche. Les vers, attirés en surface par le travail de la terre, deviennent des proies faciles pour les oiseaux, qui se régalent avant de finir entre les crocs du chat. Là, des bataillons de fourmis s’organisent. Un nid a été perturbé.
Branle-bas de combat : il faut évacuer les blessés et transporter la marmaille vers un lieu sûr. Les soldats sillonnent la zone, mais l’ennemi reste invisible, perché là-haut, dans les cieux. La colonie poursuit sa migration, espérant un avenir plus clément. Mais Madame asperge ses plants de quelques potions, décidant définitivement de leur sort.
Sous les arbres fruitiers, les deux petites filles de Madame rient aux éclats. Dans ce jardin qu'elles connaissent bien, elles sont choyées, gâtées, ne manquent de rien, mais cela ne les empêche pas de rêver de tout. L'épaisse pelouse vert tendre leur sert de matelas tandis qu'elles contemplent les nuages.
– Celui-là ressemble à un dragon, et celui-ci à un cœur ! Regarde, un avion ! C’est peut-être papa.
Plus tard, je serai pilote comme lui.
– N'importe quoi. C’est pour les garçons. Les filles, elles, sont hôtesses. Mais toi, t'es même pas belle, alors tu peux pas. Tes nuages ressemblent à rien… comme toi.
– On est jumelles, d'abord.
– Même maman dit qu’on n’est pas pareilles.
– Oui, elle me préfère moi. Je suis sa princesse.
– Papa, il me préfère moi, et il a dit que tout ça sera à moi. Ça sera qui, la princesse ?
En cette fin d'après-midi, elles discutent de leur avenir et de celui de leurs proches pendant un long moment. Puis Anne, avec son énergie débordante, se dirige vers la balançoire. Elle se met debout, les cordes empoignées fermement, et se laisse pousser par le vent. Le regard fixé au-delà de l'horizon, elle contemple le soleil qui s’efface peu à peu. Lise, quant à elle, s’assoit en tailleur sous le cerisier et dorlote Sophie, sa poupée favorite, en lui chuchotant des mots tendres. Sophie a des yeux de la couleur du ciel et des pommettes rebondies. Sa robe blanche, soigneusement plissée, est resserrée
à la taille par un large ruban bleu assorti à celui de ses cheveux blonds et bouclés, tombant délicatement sur ses épaules. Sophie ressemble trait pour trait aux deux jumelles, avec la même fragilité et douceur qui émanent encore des jeunes enfants.
Les deux fillettes sages et bien élevées jouent dans le jardin, bordé de rosiers. Deux anges blonds de huit ans, chantant des comptines, des petites danseuses dans un écrin de soie. Lise installe sa poupée près d'elle et reprend la conversation.
– On sera bien ici toutes les deux. Elle ne t'embêtera plus, promis. Tu auras ta maison à toi aussi. On ramassera les cerises ensemble, et on pourra se tacher sans que maman nous gronde.
Lise et sa poupée prennent le thé, tandis que quelques abeilles traînent encore, voletant de fleur en fleur.
– Allez-vous en ! Vilaines pas belles !
Soudain, Lise perçoit un mouvement dans l’herbe.
Quelque chose s’y faufile. Curieuse, elle se lance à sa poursuite, à quattre pattes. C’est un gros lézard vert, un mâle avec la tête bleue. Elle parvient à l'attraper.
– Comment vas-tu, petit lézard ? Où vas-tu ?
Comment t’appelles-tu ? Alex ? Quel joli prénom !
Tu veux du thé, toi aussi ? T’as faim, peut-être ?
Tu veux grignoter quelque chose avec nous ? Tu es à moi maintenant.
Anne, qui avait les yeux dans le vague, sursaute.
Son ouïe fine capte la conversation. Elle tourne lentement la tête vers sa sœur. Du coin de l’œil, elle aperçoit la poupée de Lise, laissée négligemment au pied de l’arbre. Avec qui sa sœur parle-t-elle donc pour abandonner sa chère Sophie ainsi ? Que tient-elle dans ses mains ? Qu'est-ce qui l'amuse autant ? Elle s’approche et demande à Lise de lui montrer sa trouvaille. Mais Lise refuse.
C’est elle qui l'a découvert la première, et hors de question que sa sœur se l’approprie comme à son habitude. Lorsque Anne aperçoit ce que sa sœur tente de lui cacher en lui tournant le dos, un éclair traverse ses pupilles. Elles s’assombrissent d’un coup. Furieuse du refus de Lise de lui donner, elle se précipite sur elle afin de la faire lâcher prise.
Lise serre ses mains de toutes ses forces. Lorsque sa jumelle lui agrippe violemment la chevelure, elle est contrainte à l’abandon dans des cris stridents. L’animal étourdi essaie de s’échapper. En vain. Les deux petites filles se ruent à ses trousses et se le disputent ardemment.
– C'est le mien !
– Donne-le moi !
– Lâche-le !
– Pas belle !
Elles tirent chacune de leur côté, le regard haineux.
Leurs dents claquent derrière leurs lèvres grimaçantes. Leurs chevelures blondes s'entremêlent. Leurs rubans glissent. Et puis les hurlements cessent. Sur les visages rougis perlent d’épaisses larmes. Leurs joues en sont gonflées. Le jouet est brisé. Lise bouillonne de colère : Anne lui a encore tout pris. De nouveau elle a tout cassé.
Anne, toute pâle, regarde ses mains sales avec écœurement. La première crie sur la seconde qui reste prostrée.
– J'ai rien fait, répond seulement cette dernière.
Madame hurle à son tour. Il faut rentrer immédiatement à la maison. C’est la troisième fois qu’elle les appelle.
– Allez vous laver les mains. Ça fait une heure que je vous demande de venir. Dans quel état vous vous êtes encore mises ! Lise tu baisses d’un ton !
On n'est pas chez les sauvages ici.
Anne se réfugie sur les genoux de Madame pour se faire consoler. Elle obtient vite un soin approprié : la promesse d'un autre jouet. Le sourire lui revient.
Tout est oublié.
L’horizon avale les dernières forces du soleil dans un filet rougeâtre. Le spectacle est terminé. Sophie est restée dans l’herbe épaisse, adossée au cerisier. Ses grands yeux viennent se poser sur un petit bout de reste vert et bleu jeté à quelques mètres d'elle. Qu'il fait froid d'un coup dehors. Sophie est seule sur la scène du théâtre déserté. Le rideau tombe. Les lumières s'éteignent.
La star adulée est à présent bien esseulée. Les rapaces nocturnes prennent le relais. Des ombres vont et viennent au-dessus de la poupée. Des rongeurs sortent de leur trou et la reniflent avec intérêt. Mais ils n'oseront jamais la toucher. Sophie continue de fixer son rival déchu. Pitoyable animal si fragile. Elle a été remplacée, certes, mais pas bien longtemps. Ce remplaçant n’a pas fait long feu, comme tous les autres. Car ce n'était pas le premier, et ça ne sera pas le dernier. Ils ont connu et connaîtront de bien pires sorts, convoités et disputés par les deux sœurs, jusqu'à ce qu'elles en soient lassées, ou qu'ils soient brisés. Elles se les arrachent. Qu'ils survivent ou qu'ils meurent, ils ne sont plus rien après qu'elles se sont amusées avec eux. Sophie plaint ces pauvres êtres de chair. Ce n’est pas si mal d’être en plastique. Un jour son bras a été arraché. On lui a simplement recollé. Et elle n'a rien senti. Ces autres ne peuvent pas en dire autant. Sophie sourit. Au matin Lise la recherchera affolée. Comme à chaque fois, elle s'excusera de l'avoir laissée. Et toute la nuit qui plus est. Lise reviendra vers elle, encore et encore.
Sophie sera toujours là à attendre, intacte, patiente.
Quoi qu'il arrive, elle leur survivra, à tous, même dans une boîte poussiéreuse, un carton abandoné, une malle oubliée dans une cave ou un grenier. Peu importe. Qui sait, peut-être même trouvera-t-elle une autre enfant à qui être confiée. Elle l'envoûtera de ses charmes, et sera immédiatement adoptée.
Nous nous rendons aux « grottes de cristal ». C’est comme ça que nous les appelons chez nous. Elles doivent bien avoir un vrai nom, sans doute, pour les géologues ou les aventuriers du dimanche qui s’intéressent à ce genre d’endroits paumés. Elles ne sont pas très connues, à part des quelques habitants de la région. Et encore, ceux-là ignorent peut-être jusqu’à leur existence, comme tout ce qui dépasse un rayon de cent mètres autour de leur rue. C’est incroyable de penser que ça existe encore aujourd’hui, une telle coupure du monde, malgré la technologie, Internet, les réseaux. Certains en viennent même à douter que la Terre soit ronde. Ils oublient que d’autres pays, d’autres continents, d’autres formes de vie la recouvrent. Et pourtant, pour être si loin de tout, plus besoin de vivre en autarcie dans une forêt tropicale. Il suffit de rester chez soi, devant un écran devenu plus réel que son propre corps, totalement renié. Non pas pour s’informer, non : pour vider ce qu’il reste d’âme, d’intelligence et de dignité en cette carcasse mal en point.
Dans une tribu dite « primitive », chacun connaît tout de la nature : ses bienfaits, ses pièges, comment se nourrir, se soigner, s’abriter. Et nous ?
Les morts-vivants de ces zones désertiques, que savons-nous ? À quoi consacrent-ils leurs journées, tous ces êtres ? Comment ont-ils pu se détacher à ce point de tout, jusqu’à devenir incapables de survivre par eux-mêmes, de combler leurs besoins les plus élémentaires ? Cela ne peut s’expliquer que par un profond déclin, un échec colossal de notre « civilisation », vouée à disparaître, car elle a perdu toute autonomie, toute connaissance basique. Elle détruit ses propres moyens de subsistance, comme un parasite qui meurt avec son hôte. Une société d’impotents ventripotents, injectant leurs germes pathogènes dans le peu de sang qu’il reste à cette terre, qu’ils ont presque entièrement vidée.
Le pétrole, voilà ce qui les a attirés ici. La gloire.
La grandeur de l’homme blanc. Comment tant d’hommes ont-ils pu avoir l’idée — la folie — de venir ici, de s’y installer ? Être à ce point aveuglé par l’argent, prêts à tout sacrifier : eux-mêmes, leurs enfants, la planète entière... pour du vide.
Quelle légitimité peut-on encore trouver à cette logique ? Cette terre aride, à perte de vue, mieux vaut l’ignorer. Rien n’y pousse, rien n’y respire.
En être conscient rendrait fou de solitude. Alors ils s’enferment. Ils se confinent dans leur maison, leur quartier, réduisent leur vie à des tâches simples et répétitives. Pour oublier ce qui les ronge. Pour ignorer qu’ils ne vivent pas, mais s’éteignent. Ils n’ont plus rien. Ils ont tout donné. Toute leur substance vitale. Contre du vide.
Si cette région est si peu fréquentée, pour ne pas dire absente de toutes les cartes, c’est qu’elle est tout simplement répulsive. Entre le sol