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En 2030, la France est plongée dans le chaos à la suite de la pandémie de Covid-29, entraînant l’instauration d’une dictature oppressante. Trois jeunes femmes que tout oppose – Cindy, ancienne militaire, Hortense, militante écologiste, et Gersande, issue d’un milieu aristocratique – se rencontrent dans des circonstances dramatiques. Unies par des épreuves communes de répression et d’injustice, elles s’envolent pour le Canada afin de lutter contre la tyrannie française. Leur amitié naissante devient leur arme la plus précieuse dans ce combat acharné pour la liberté. "Sous le regard de Jeanne" vous immerge dans une aventure où courage et solidarité s’entrelacent, invitant le lecteur à réfléchir sur la résilience humaine face à l’oppression.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Joël Tanguy, membre de la Société des Auteurs de Normandie et de la Société des Écrivains Normands, compte à son actif plusieurs romans publiés. À travers ses œuvres, il aborde avec humour et distance des thèmes de société tels que l’éducation, la violence, la rébellion, l’amitié, l’amour, la liberté et la religion. Par son style distinctif, il crée des récits aux temporalités variées, allant du passé au présent, jusqu’à un futur proche. Chaque écrit révèle une réflexion profonde sur la condition humaine.
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Seitenzahl: 534
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Joël Tanguy
Sous le regard de Jeanne
Roman
© Lys Bleu Éditions – Joël Tanguy
ISBN : 979-10-422-5129-1
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Jeanne, la fille la plus sainte après la Sainte Vierge.
Charles Péguy
Ce récit a été écrit tout au long de la période qui va de mon adolescence dans les années 2020 jusqu’à aujourd’hui, fin 2037. C’est en fait une sorte de journal intime relu et au besoin corrigé à la fin d’une aventure qui me semble globale, en espérant qu’elle soit bien derrière nous. Cela explique le passage parfois inattendu entre le passé, le présent et le futur, ce qui a des conséquences sur la conjugaison. L’éventuel lecteur de ce récit voudra bien me pardonner.
Hortense dite Horty
Le Covid-29, vécu par des amoureuses de Jeanne d’Arc.
Le destin croisé de 3 jeunes femmes en 2030 et…
En couverture : Jeanne d’Arc interprétée par Milla Jovovich dans le film de Luc Besson.
Un roman de Joël Tanguy.
Cindy est chez elle, dans son pavillon, confinée avec son mari Jordan, et leurs deux enfants : Jade, âgée de 4 ans et Léo, âgé de 2 ans. Ils vivent dans une ville du Nord, région d’origine de Jordan. Le Covid-29 est différent du Covid-19, qui a causé tant de morts et déstabilisé l’économie mondiale, affectant particulièrement la France, un pays qui a amorti socialement le choc, mais s’est endetté encore plus que les autres pays. Le monde ne s’est pas encore totalement remis de cette crise et la France non plus, d’autant que deux épidémies légèrement moins graves sont survenues entre-temps et que des tempêtes importantes ont considérablement détruit le littoral, qui a reculé à plusieurs endroits. Cindy et Jordan ne roulent pas sur l’or, leurs salaires sont médiocres, mais par rapport à beaucoup d’autres, ils se considèrent comme des privilégiés.
En 2020, le monde subit la principale crise mondiale sur le plan sanitaire. Les experts sont presque unanimes pour parler d’un choc universel comparable aux deux guerres mondiales du XXe siècle. La France, comme les autres pays, avait mis du temps à réagir, à utiliser l’armée, à confiner les citoyens. Son équipement, non prévu pour une telle situation, était apparu notoirement insuffisant en masques, en respirateurs, en médicaments et l’armée avait été utilisée tardivement et à minima. Le pays était sorti exsangue, enterrant ses nombreux morts et s’était remis en route péniblement, faisant revenir de l’étranger un certain nombre d’activités industrielles et le régime politique a commencé à vaciller, surtout après la révolte des gilets jaunes. Mais l’homme est ainsi fait : aucun pays n’avait vraiment saisi cette occasion pour repartir à zéro avec une nouvelle économie, qui tiendrait compte du réchauffement climatique.
Certes, malgré les nombreuses recherches, personne n’avait trouvé à cette pandémie une cause uniquement climatique, mais tous les spécialistes étaient bien conscients que son développement international, avec une rapidité spectaculaire, était dû à l’accélération permanente des moyens de transport dans le monde. En 2024, quand un nouveau virus, le Covid-23, assez proche du précédent, avait émergé en Amérique latine, la plupart des pays s’étaient immédiatement refermés en tenant compte des leçons de la précédente crise. Le confinement a été immédiat et absolu. En France, c’est l’armée qui livrait les médicaments ou l’alimentation nécessaire aux familles et aux institutions. Les commandes se faisaient par Internet, car presque tout le monde en était équipé. Pour la nourriture, l’armée distribuait des colis préparés dans les grandes surfaces par les militaires en fonction du nombre de personnes résidant dans le foyer. Cette fois, en 2030, pas de folie, seuls les produits indispensables sont distribués, ce qui a permis probablement de limiter le nombre de morts et peut-être même la durée du confinement. Depuis plusieurs années, la population était appelée à se préparer et tout citoyen devait posséder un stock alimentaire d’urgence, régulièrement tenu à jour. Des contrôles étaient effectués et des amendes infligées aux non-prévoyants.
La sonnerie retentit pour les informer que leurs kits alimentaires leur étaient livrés. C’est Cindy qui sortit pour aller ouvrir la grille tout en restant loin des soldats qui effectuaient la livraison. Elle ouvrit la barrière avec des gants, masquée, prit les deux grands sacs qui étaient posés au sol, remercia d’un signe de tête les soldats et son regard croisa celui d’une femme militaire qu’elle connaissait très bien. C’est cette dernière qui réagit :
Le lendemain, on sonna de nouveau à la barrière et c’est Jordan qui sortit pour voir qui pouvait bien se présenter cette fois-ci à leur porte, les livraisons étant faites pour plusieurs jours. Deux soldats en uniforme, dont un gradé, l’interpellèrent sur un ton péremptoire en lui disant qu’ils voulaient voir Cindy Lenoir immédiatement.
Jordan ne comprenait pas ce qui se passait. Il savait que sa femme avait été militaire, il l’avait même rencontrée à ce moment-là, mais elle avait quitté l’armée en 2025 et il ne voyait pas en quoi elle pouvait être concernée. Mais, devant l’air décidé du gradé, il rentra chez lui et appela son épouse. Cindy sortit, elle était vêtue d’un bermuda sans forme et d’un T-shirt, tenue normale pour un confinement à la maison avec des sorties autorisées au maximum dans leur petit jardin et encore, avec un masque. Elle s’avança, intriguée, mais n’alla pas jusqu’à la barrière, elle observa la distance obligatoire de 2 m et attendit :
L’officier lui montra un document qu’elle ne put lire à cette distance.
Cindy n’avait pas le choix, elle n’avait pas envie de traumatiser ses enfants et surtout, elle pensait revenir très vite chez elle, pensant que c’était un malentendu. Elle se douta cependant assez vite que ce ne serait probablement pas le cas, quand elle fut saisie par un militaire totalement protégé, et qu’elle fut embarquée dans un fourgon sanitaire. Le gradé, quant à lui, repartit dans un autre véhicule.
Le véhicule parcourut une distance relativement longue et Cindy se rendit compte qu’ils entraient dans un camp militaire. Elle savait qu’il y avait une caserne dans la ville du nord de la France où ils habitaient, mais elle ne la connaissait pas, car, ayant quitté l’armée il y a plusieurs années, elle ne s’intéressait plus à ce milieu. Le véhicule traversa une caserne, où étaient affairés de nombreux soldats, les uns en uniforme de l’infanterie et masqués, les autres en combinaison antivirale. Elle fut amenée à l’entrée des urgences de ce qui devait être l’hôpital militaire, du moins, c’est ce qui était indiqué. Elle fut embarquée à travers les couloirs, assise sur une chaise et prise en charge par un homme, couvert des pieds à la tête par une combinaison, qui se présenta comme médecin militaire et qui l’emmena pour faire des tests. Elle subit une série d’examens, notamment une prise de sang, puis des soldats vinrent la rechercher, également en combinaison, et elle fut alors conduite, après une marche assez longue, à l’autre bout de la caserne. On l’arrêta dans une pièce où on la fit se dévêtir entièrement. Elle fut fouillée de fond en comble, avant de devoir se savonner scrupuleusement et d’être rincée au jet d’eau froide. Ses vêtements furent jetés dans une poubelle spéciale et on lui donna un short et un débardeur de l’armée ainsi que des chaussettes kaki et de grosses chaussures. Elle se retrouva seule dans une cellule d’à peu près 6 m² avec juste un matelas au sol, une simple couverture, un lavabo, des w.-c. et une bouteille d’eau. Elle s’effondra sur ce qui pouvait ressembler vaguement à un lit. Elle se mit à pleurer, pensant à ses enfants et à son mari, qui ne savaient même pas ce qu’elle était devenue. Elle ne comprenait absolument pas sa situation.
Elle avait quitté l’armée correctement après avoir fait son année de service volontaire, puis cinq ans d’engagement. Elle n’avait aucun souvenir d’un quelconque problème administratif. Le souvenir récent de la veille, de la soldate Aurélie, qui lui avait dit qu’elle faisait partie de la réserve, n’avait même pas éveillé son attention, mais la situation présente l’obligeait à reconsidérer sa vision des choses. Cette fille avait été avec elle dans un cantonnement ou une opération, elle ne se souvenait même pas où et elle n’avait aucun souvenir d’un éventuel conflit avec elle. Elle savait qu’elle était réserviste, comme tous les soldats qui avaient fait au moins un an, mais ne se rappelait absolument pas avoir été contactée récemment. Lui revenait en revanche, comme un cauchemar, la crise sanitaire de 2024-2025, liée au Covid-23. Elle l’avait vécue en deux temps. D’abord en Afrique, où elle était au Tchad en train de se battre contre Daech, puis en France, où elle avait été rapatriée pour intervenir dans les banlieues, où la crise sanitaire s’était transformée en révolte pour une partie de la jeunesse. L’armée ayant dû intervenir durablement pour assurer le maintien de l’ordre. « Casser du jeune », comme l’ordre lui en avait été étaient donné, ne lui avait pas plu, elle qui était issue de ce genre de quartier. Elle se reconnaissait dans cette jeunesse, ayant été elle-même déviante lors de son adolescence, c’était d’ailleurs la principale raison de son entrée dans l’armée.
On lui amena un triste sandwich, une autre bouteille d’eau, mais personne ne répondit à ses questions. Pendant presque deux jours, elle resta ainsi à réfléchir et à se demander ce qui se passait. On la fit sortir, elle était assez sale, n’ayant eu qu’un lavabo pour se laver. On lui fit porter un masque et des gants sanitaires. Elle suivit les militaires, cette fois, elle-même en tenue vaguement militaire, mais eux aussi portaient un masque et des gants. Ceux qui l’accompagnaient la laissèrent debout devant une porte et lui dirent d’attendre. Au bout de 10 minutes environ, un sous-officier vint lui ouvrir la porte et, sans lui dire un mot, il lui intima l’ordre de le suivre. Elle se retrouva, toujours debout, face à plusieurs officiers supérieurs qui la toisèrent sans lui dire quoi que ce soit. Le silence était pesant, jusqu’à ce que celui qui était au milieu, le plus gradé, qui portait les galons de colonel, se décide à lui parler :
On emmena la pauvre Cindy, totalement désespérée, vers le bâtiment principal de la caserne. On lui fournit un paquetage, avec deux tenues de soldat de deuxième classe, puis on l’emmena à l’armurerie où on lui remit un fusil-mitrailleur. Elle fut ensuite conduite à l’étage dans un grand dortoir, dont les lits de camp étaient espacés. Une armoire en métal était placée à côté de ce qui allait être son lit de camp. On lui demanda de se doucher, de se changer et de ranger le reste de ses affaires dans son armoire, puis elle dut suivre le sous-officier pour rejoindre la troupe, qui était en entraînement. Il s’agissait d’appelés ou de volontaires qui s’entraînaient avant d’intervenir sur le terrain. On lui expliqua que son entraînement allait durer deux semaines avant qu’elle soit envoyée sur le front de la pandémie.
Cindy n’était plus très entraînée. Avec son métier à horaires non fixes, elle n’avait pas le temps, ni même la possibilité de faire du sport, et en plus, elle n’en avait pas les moyens. Elle aurait pu faire du jogging, c’est gratuit. Au début, c’est ce qu’elle faisait, mais elle avait été refroidie par une agression, un matin de bonne heure, où deux types, armés de couteaux, l’avaient poussée dans un retranchement. Elle avait pu s’échapper, mais avait reçu une balafre sur la joue, elle avait eu chaud. Puis, les nuits à gérer « la famine » de ses deux enfants avaient eu raison de son sommeil, puis de son courage.
Elle souffrit terriblement au milieu de jeunes qui avaient 10 à 12 ans de moins qu’elle, la plupart volontaires et certains bien entraînés. Résultat, elle devait faire des pompes, en punition de son retard aux parcours d’exercice. Les pompes, ce n’est pas comme le vélo, cela ne revient pas tout de suite, si l’on n’a pas de biceps. Elle n’avait pas le choix, elle fit des efforts et progressa assez vite. Tous les soirs, il y avait des cours théoriques, et ç’a été le plus dur pour Cindy, car l’armée avait aussi compris que l’apprentissage par l’image et les méthodes audiovisuelles n’étaient pas bons pour les cerveaux des jeunes.
Au moment du débat sur le retour de la majorité à 21 ans, les scientifiques avaient démontré que le cerveau humain se développait jusqu’à au moins 25 ans et les méthodes pédagogiques devaient tenir compte de ce phénomène. Les dégâts constatés sur la génération Z avec les tablettes, les smartphones et les téléviseurs attestaient d’une perte de QI de près de 20 % chez les gros consommateurs qui passaient plus de 5 heures par jour sur les écrans. L’armée, déjà accusée de tous les maux depuis le retour de la conscription, ne voulait pas être accusée de participer à cet abêtissement généralisé et donc, était revenue, comme l’école d’ailleurs, au traditionnel tableau et aux cahiers. Les cours magistraux sur la défense, sur la sécurité, sur le rôle de l’armée dans les pandémies et sur l’histoire de France étaient de retour en salle. Cindy se retrouva dans un groupe de jeunes gens qui avaient 15 jours d’avance sur elle, leurs classes ayant déjà commencé. Ce groupe était constitué de jeunes sortant du système scolaire.
Cindy était sortie de l’école il y avait presque 14 ans et en plus, elle n’avait jamais été une bonne élève, sans doute en raison de sa dyslexie, mal traitée, ou plutôt, diagnostiquée, mais non traitée, pendant son enfance et son adolescence. En fait, elle savait à peine lire et faisait des fautes d’orthographe de manière catastrophique. En revanche, elle était assez douée en calcul. Dans son travail, en qualité de cheffe de rayon, cela ne la gênait pas trop, elle savait parfaitement compter, lire suffisamment pour comprendre les consignes. Elle aurait été incapable de lire un livre, à condition qu’elle en ait eu envie. Pendant ses 6 ans d’armée, cela l’avait empêchée de gravir les échelons. C’est la raison pour laquelle elle n’avait pas pu devenir sous-officier en plafonnant dans le rang comme quartier-maître, même si elle avait servi dans les commandos marins et y avait excellé. Pour elle, la théorie faisait toujours défaut.
Malheureusement pour elle, pendant son instruction, avant de partir sur le front anti-Covid, son niveau est resté insuffisant. Elle comprenait tout, mais elle ne savait pas prendre des notes et quand elle était interrogée, elle ne pouvait pas répondre, ce qui la faisait passer pour légèrement déficiente. Humiliée par la situation, elle perdait tous ses moyens à l’oral et se mettait à bégayer, ce qui lui valait, au mieux, quelques sourires de ses camarades, au pire, des quolibets. Son handicap s’était encore davantage remarqué lors de ses cours à Lorient, à l’âge de 17 ans, car elle avait d’abord été matelot fusilier-marin, souffrant pendant neuf semaines de formation, mais sans échec, avant de rejoindre plus tard les fusiliers marins. Ce qui l’avait sauvée alors, malgré ses notes catastrophiques à l’écrit, c’étaient ses bonnes réponses à l’oral et surtout un excellent niveau sportif et une combativité à toute épreuve. Elle avait eu la chance de croiser sur son chemin un homme bien, un jeune officier promis aux plus hautes fonctions, un humaniste, le capitaine Marc Dussole. Ce dernier l’avait encouragée, soutenue et suivie tout au long de sa carrière, et même après sa sortie de l’armée. Le psychologue de son bataillon lui avait dit qu’elle devrait se faire accompagner par un orthophoniste, car elle avait un très bon niveau intellectuel, mais son niveau scolaire ne lui permettrait pas de progresser dans l’armée et difficilement à l’extérieur. Après ses six ans d’engagement, l’armée avait joué le jeu en l’aidant à se réinsérer. Elle avait pu se faire embaucher dans une chaîne de grandes surfaces ayant des relations commerciales avec l’armée.
Pendant, 15 jours, notre pauvre Cindy a subi un entraînement intensif. Elle n’était plus dans le coup, elle ramait pour suivre les jeunes volontaires, âgés de 17 à 20 ans pour la plupart, mais elle n’avait pas le choix. Quand elle ne suivait pas, un croche-pied la faisait tomber et elle s’écorchait les genoux, elle était en short, ou parfois le visage, si elle n’avait pas le temps d’amortir la chute et se retrouvait couverte de boue. Mais elle a vite rattrapé le niveau, ce qui l’a empêchée de déprimer, car elle n’en avait pas le temps, elle était écrasée de fatigue. En même temps, elle sentait revenir en elle le plaisir de l’effort, les endorphines, secrétées par l’effort et le quasi-orgasme, bien connu des coureurs de fond, qui lui donnaient un plaisir inégalable. Sa famille lui manquait, bien entendu, mais elle réalisait à quel point son travail en grande surface, comme employée, puis comme cheffe de rayon, surtout quand elle travaillait en poissonnerie, le pire moment de sa vie professionnelle, l’avait éloignée de ce qu’elle aimait, la vie au grand air, l’action, la vie, la vraie vie.
En effet, même après une douche, un savonnage minutieux des ongles, on a toujours l’impression de sentir le poisson. Le rayon de supermarché, c’était loin de ce qu’elle aimait, mais il fallait bien accepter le recyclage proposé par l’armée, car le salaire de Jordan était insuffisant et elle ne se voyait pas mère au foyer. En revanche, l’effort physique, le risque, l’adrénaline, c’était son truc. Elle commençait à retrouver des sensations qu’elle avait particulièrement aimées à l’armée, avant d’en être dégoûtée par le rôle répressif qu’on lui a fait jouer à la fin de son incorporation. Après sa journée d’entraînement physique, ponctuée de cours théoriques, son corps était fourbu et son cerveau prêt à éclater. Elle s’endormait dans son dortoir, sitôt couchée. Certains faisaient les imbéciles, picolaient et voulaient l’entraîner, mais elle ne se laissait pas distraire, elle voulait retrouver sa liberté et sa famille le plus vite possible. Elle savait que son comportement serait observé, elle connaissait l’armée. Les jeunes l’appelaient « la mémé », mais elle s’en moquait.
À la fin de son initiation, elle a été envoyée au front. Elle a rejoint une unité et s’est retrouvée simple soldate, logée sous une tente, avec un équipement plus que spartiate. Elle devait faire la police jour et nuit et alimenter la population, une mission d’ordre public d’autant plus difficile qu’elle avait été positionnée dans un quartier sensible, où les jeunes ne respectaient ni le couvre-feu ni l’interdiction de circuler. Il fallait les faire sortir des caves, les faire entrer dans leurs appartements, verbaliser, et parfois les emmener en prison. Le pire, c’étaient les arrestations de fugueurs, parfois armés, dans des véhicules volés et les soldats devaient respecter les consignes de sécurité. Courir en cosmonautes avec les combinaisons, ce n’était pas l’idéal. Dans ce quartier, il n’y avait pas de chars. La France les avait déployés de manière très large, pour la première fois à ce niveau, mais il n’y en avait pas assez pour couvrir tout le pays, ni même toutes les banlieues, et on manquait d’équipages formés.
Un jour par semaine, elle devait aussi être de garde dans le camp de prisonniers, justement pour la plupart, des délinquants qui s’étaient fait prendre sans autorisation de sortie, mais aussi des maladroits, des distraits et des malchanceux qui tentaient de rejoindre leurs maîtresses… Ces derniers étaient maltraités par les autres. Il fallait alors intervenir, parfois durement, pour faire cesser les bagarres et protéger les plus faibles. Elle comprenait la manœuvre et elle avait déjà fait ce travail lors de la dernière crise, avant sa sortie de l’armée. Elle a été repérée par une gradée qui lui a demandé d’où elle sortait. Elle lui a raconté son aventure, le soir, autour d’une bière. Cette jeune officière, qui exerçait son premier commandement, l’a prise sous sa coupe, trop heureuse de trouver quelqu’un de compétent pour l’assister, mais aussi avec qui bavarder. Une mère de famille qui avait été militaire, c’était une aubaine, car le niveau volait bas et elle était la seule officière.
Elle fit évoluer Cindy rapidement, utilisant ses compétences en lui faisant commander une petite équipe, un poste de sous-officier, sans en avoir le galon. Le soir, parfois, cette officière l’invitait à discuter, elle racontait sa vie et la jeune saint-cyrienne, qui sortait tout juste de l’adolescence, a appris beaucoup de choses d’elle. Mais son niveau d’instruction militaire était élevé, elle était très intuitive et elle apprit aussi beaucoup de choses à Cindy. Elle s’appelait Gersandre de Luce de Pontavy. Elle était issue d’un milieu aristocratique et militaire, mais elle avait appris la simplicité pendant ses années de scoutisme. Elle avait également passé presque toute sa vie en internat, de la sixième à la terminale, puis en classe préparatoire à Saint-Cyr, à Versailles, avant de rejoindre l’ESM de Saint-Cyr Coëtquidan en Bretagne. Elle était tout sauf snob et se prit d’amitié pour Cindy, lui permettant de téléphoner à sa famille, lui promettant de l’aider.
Gersandre avait même réussi à emmener Cindy prier avec elle dans la tente qui servait de chapelle. Certes, Cindy était baptisée, mais elle avait suivi juste un peu de catéchisme. Elle s’était mariée à l’église et n’avait pas fait baptiser ses deux petits, car ni elle ni Jordan n’étaient croyants et encore moins pratiquants. Gersandre avait conservé de son enfance, du scoutisme et de sa famille – qui comptait toujours au moins un prêtre et une religieuse par génération – une foi profonde, sincère et solidement ancrée en elle. Elle avait participé 2 fois aux JMJ et elle relatait cela à Cindy avec émotion. Surtout, elle a raconté à Cindy que son héroïne, c’était Jeanne d’Arc. Pendant les longues soirées, les portes des cellules étaient fermées à 18 h 30, elles en profitaient pour discuter. Elle lui a même parlé de la pucelle d’Orleans. Cindy ne se rappelait même pas en avoir entendu parler pendant sa tumultueuse scolarité. De son côté, elle lui racontait le Havre et le Tchad, mais aussi et surtout, elle lui parlait de ses deux amours, ses bébés chéris, Jade et Léo. Gersandre, encore cheffe scoute, aimait les enfants et voulait en avoir beaucoup, une tradition familiale. Elle savait cependant que cela serait compliqué, car elle souhaitait intégrer les blindés et partir en mission à l’étranger, mais disait-elle naïvement, avec la candeur de ses moins de 22 ans :
Cindy a apprécié cette fille bien éduquée et toute simple, ainsi que leurs échanges et les temps de prière partagés.
Le confinement touchait à sa fin et Cindy allait devoir faire face à ses autres engagements. Elle regrettait presque que cela se termine, d’autant qu’elle redoutait ce qui l’attendait. Elle échangea ses coordonnées avec Gersandre, et cette dernière, après lui avoir fait un gros câlin, étonnamment, malgré les consignes sur les gestes barrières, lui remit une attestation élogieuse et lui fit promettre de rester en contact. C’était la première fois que Cindy « était amie », c’était le terme bizarre qu’avait utilisé Gersandre, avec une personne d’un milieu aussi éloigné du sien. Cela fit du bien à l’ego si abîmé de Cindy, mais moi, cela ne m’étonne pas, maintenant que je connais Gersandre, qui est une fille formidable, mais surtout depuis que je suis, moi aussi, amie avec Cindy, la fille la plus extraordinaire que j’aie rencontrée.
Cindy a ensuite été convoquée par la justice pour les propos qu’elle avait tenus contre le pouvoir, une simple phrase d’énervement qu’elle avait prononcée après son arrestation si injuste. Elle se retrouva devant une justice d’exception, en raison de son statut. Le tribunal était composé de deux hauts gradés de l’armée et de deux juges civils, et donc sans avocat. On lui expliqua qu’en raison de la situation d’état de siège du pays, la justice traitait avec rapidité et efficacité les petites affaires. « Petite affaire », se dit Cindy, que la vie familiale d’une maman de deux petits-enfants, ce pays était tombé bien bas, mais elle comprit qu’elle devait garder ça pour elle.
On lui proposa un marché : soit elle écopait de 3 ans dans un camp de rééducation après deux mois de prison disciplinaire au sein de l’armée et deux mois de prison civile, soit elle signait un engagement de 5 ans dans l’armée, après ses deux mois de prison civile. Cette « chance » lui était offerte à titre exceptionnel, en raison des bons rapports reçus à son sujet, en particulier celui de son officière lors de sa dernière opération sur le front du Covid. Elle avait 30 secondes pour réfléchir, car « on n’avait pas que ça à faire ». Sans hésiter, elle s’engagea, mais elle partit sur le champ en prison, sans même avoir l’autorisation de revoir ses enfants et son mari. C’est à cette occasion bien particulière que j’ai fait sa connaissance, car elle a été expédiée en détention à Rouen, une prison provisoire pour femmes, où j’étais moi-même détenue.
Pendant ce temps-là, la bonne Gersandre, fidèle à ses engagements, allait faire la connaissance de Jordan et des enfants, leur apportant des jouets de la part de leur mère, ce qui était un pieux mensonge et elle leur donna des nouvelles de sa nouvelle amie. Elle tenta de lui rendre visite en prison, mais, malgré ses relations influentes, sa demande fut refusée. Quand elle se présenta au domicile du couple, cette grande jeune femme de presqu’1m 90, en jupette écossaise et chaussettes montantes avec un blazer bleu marine, Jordan eut du mal à ouvrir la porte. Elle était en civil, mais avec le style inimitable de sa famille, cela était fort étonnant. Cependant, devant les yeux lumineux et le sourire radieux de cette étrange géante, et quand elle dit qu’elle était une amie de Cindy, il la fit entrer, mi-étonné, mi-impressionné. Jordan était « sur le cul » (cette expression vient de lui) de recevoir une telle princesse chez lui, qui s’était annoncée sous son nom et sous son grade : lieutenante Gersandre de Luce de Pontavy, parlant avec enthousiasme de son amie, sa Cindy. Il retrouvait de la fierté, et bien que n’ayant jamais douté de son épouse, cela lui remonta le moral et il l’invita à dîner. Les enfants étaient sur les genoux de Gersandre, posant plein de questions à cette jolie jeune femme qu’ils avaient immédiatement adoptée. Ils ne la lâchaient pas, la présence féminine leur ayant cruellement manqué. Jordan y avait fait face, mais il était bien seul. Le petit Léo, qui avait un peu plus de deux ans, s’est immédiatement attaché à cette belle jeune femme, lui faisant des bisous, des câlins, il ne voulait pas la lâcher… et elle non plus. Au moment de mettre les enfants au lit, Gersandre leur avait bien sûr raconté l’histoire de Jeanne de Domrémy. Gersandre est une fêlée de Jeanne d’Arc, c’est son héroïne. Elle a tout lu sur elle, a fait tous les pèlerinages possibles et imaginables et elle a même joué son rôle sur scène et à cheval. Une fois les enfants couchés, les deux adultes avaient parlé longuement de Cindy, de son avenir ; et ils avaient bu un peu trop. Il était très tard et Gersandre coucha même dans le canapé, en tout bien tout honneur, bien entendu.
Cindy vient d’une famille très modeste. Elle ne m’a pas raconté ça dès le premier jour, ni même le deuxième, car elle était prostrée, ne parlant pas, retenant ses larmes qui, à certains moments, s’écoulaient en silence. À d’autres moments, c’était plus fort qu’elle, elle ne pouvait retenir des sanglots. J’ai essayé de la consoler, de lui parler, de la faire parler, mais poliment, elle m’envoyait paître. Je la laissais à sa tristesse, ruminant la mienne, puis, petit à petit, sa sociabilité naturelle a pris le dessus, elle s’est excusée et a commencé à se raconter. Enfant et adolescente, elle vivait au Havre dans un quartier populaire qui s’appelle Mont Gaillard. Sa mère était locataire d’un appartement dans une immense barre. Celui qui se disait son père venait parfois pour récupérer de l’argent et le plus souvent pour tabasser sa compagne, la mère de Cindy, tout du moins était-ce ce qu’il prétendait, mais sa mère n’en était pas sûre. À l’occasion, il s’en prenait aussi aux enfants, s’ils pointaient leur nez à ce moment-là, mais en général, ils fuyaient.
Cindy, dès qu’elle apercevait son soi-disant père, qui ne la voyait même pas, se cachait ou fuyait l’appartement pour se réfugier chez des voisins ou dans les caves de l’immeuble, territoire privilégié des ados. Mais il lui est arrivé aussi de ramasser une volée au passage. Bien que vivant dans une ville portuaire et aussi incroyable que cela puisse paraître, elle n’avait jamais vu la mer avant de faire sa formation de matelot à Lorient. Elle avait un frère qui avait tous les droits et elle, elle avait l’impression de ne compter pour rien, comme sa petite sœur, d’ailleurs, qui, elle, n’avait même pas le mérite d’être utile, car trop petite. On ne sortait jamais du quartier, on vivait en vase clos. Un soir, dans notre geôle commune, elle se confia davantage encore :
J’ai rencontré Cindy en prison. Nous étions dans la même cellule. Elle venait de faire trois mois comme soldat d’opération dans la lutte anti-Covid et elle purgeait une peine de deux mois, pour ne pas s’être présentée comme soldat de réserve. Cela me paraissait scandaleux que cette fille ait pu faire trois mois au service des autres et qu’on lui fasse quand même faire sa peine : deux mois de prison. Pour moi, cela n’avait aucun sens, et pour elle non plus, même si c’était extrêmement douloureux, car elle laissait son mari et ses deux gosses à la maison. De plus, elle n’était absolument pas sûre de retrouver son travail à la sortie. Cela ne l’étonnait pas plus que ça. Je n’ai su que plus tard qu’elle rejoindrait ensuite l’armée pour 5 ans, car elle avait l’interdiction formelle de révéler à quiconque son avenir militaire, une loufoquerie de plus de la part de ce régime barbare. Elle était assez blasée. J’étais certain que, si elle avait été issue d’un milieu bourgeois, elle s’en serait sortie avec un bon avocat. Mais venant d’un milieu modeste, elle avait été condamnée directement.
Quant à moi, j’étais totalement remontée contre le système. Je purgeais une peine de trois mois de prison pour m’être opposée, lors d’une manifestation pourtant non violente, à l’orientation de plus en plus réactionnaire et quasi fasciste du pouvoir en place. J’étais considérée comme une « opposante séditieuse ». Pourtant, contrairement à Cindy, mes proches avaient tout fait pour essayer de me faire sortir, pour payer les meilleurs avocats possibles. C’est d’ailleurs grâce à cela que j’ai pris une peine relativement courte par rapport à d’autres militants et que j’ai été incarcérée uniquement à la fin du confinement, considéré comme trop dangereux pour les prisonniers.
Je suis née dans un milieu très privilégié, ma mère était cadre bancaire et mon père enseignant à l’université, leurs parents étant également des « bourgeois ». Moi, j’ai toujours eu envie d’être orthophoniste, car dans ma classe, au collège, quand j’étais encore à Paris, il y avait un garçon, le fils de notre femme de ménage portugaise, qui avait des problèmes de dyslexie et qui, de ce fait, avait de grandes difficultés à suivre. À l’époque, les troubles dys étaient encore trop peu reconnus, et les enseignants n’étaient pas toujours au courant des aides à apporter à ce genre d’élève. J’ai obtenu qu’il vienne à la maison pour que nous fassions nos devoirs ensemble. Mes parents étaient assez cool, et c’est ainsi que ma vocation est née, car Pedro – c’est le prénom de ce garçon – a rapidement progressé. C’était un miracle d’ailleurs, car je n’avais que ma bonne volonté… et Internet, pour l’aider.
J’ai fait ma formation à Rouen pendant cinq ans. À peine avais-je commencé à travailler dans une institution que je me suis retrouvée piégée par la pandémie, dans la colocation que je partageais avec trois amis : deux garçons et une fille, la sublime Virginie. Avant la crise, j’étais très militante. Je suis écologiste depuis plusieurs années, en fait, depuis 2019/2020, lorsque j’ai été une des premières collégiennes françaises à faire grève le vendredi comme la jeune Suédoise Greta Thunberg, pour défendre la planète, mais contrairement à elle, mes parents ne m’ont pas soutenue. Depuis, je manifeste dès que je peux, il n’y a pas si longtemps que c’est possible pour moi, j’essaye d’appliquer dans ma vie personnelle les préceptes que je défends, en faisant du tri, en prenant le moins souvent possible de douches et jamais de bain, en n’utilisant que des produits naturels pour me laver. Je ne m’épile pas, je ne me rase pas sous les aisselles, ce qui m’a valu des engueulades incroyables avec ma mère, que je vois rarement, et qui est encore très midinette, malgré ses 50 ans. Bien entendu, je suis végétarienne, bref je suis cohérente. Je suis non violente, mais il m’est arrivé de me retrouver embarquée dans des manifestations violentes, souvent à cause de la police, mais pas toujours. La plupart des manifestations sont perverties par des provocateurs d’extrême droite ou d’extrême gauche et j’avais déjà fait l’objet d’arrestations. Je ne suis pas vraiment politisée à l’extrême gauche, mais depuis la campagne présidentielle et surtout depuis l’arrivée au pouvoir de Maréchal, j’ai honte d’être française et d’être citoyenne d’un pays dirigé par l’extrême droite et ses alliés.
J’ai continué à manifester pour l’environnement, mais aussi contre les lois iniques, la majorité qui passait à 21 ans, l’uniforme inégal à l’école, l’expulsion des immigrés, même enfants, les lois répressives sur la mise en place du système pénitentiaire pour les jeunes… Et à la sortie de la crise, j’ai été cueillie, directement présentée à la justice et, en raison de la situation judiciaire et sanitaire très complexe. Je suis passée devant un juge, dans une procédure accélérée, heureusement assistée d’un avocat, contrairement à Cindy, et j’ai été condamnée à trois mois de prison.
Cela a été un vrai choc pour moi, petite bourgeoise que de me retrouver dans l’univers carcéral au milieu de filles et de femmes. La gent féminine était encore une minorité des détenus en France, mais c’était une population en constante augmentation. On était passé en 10 ans de 5 à 14 % de l’effectif carcéral et les prisonnières étaient essentiellement issues « des minorités ethniques », selon le vocabulaire du nouveau garde des Sceaux, et bien sûr provenant de milieux populaires pour la très grande majorité. Le bruit des verrous, des portes, l’odeur, la violence, tout cela était nouveau pour moi, et j’avais une peur bleue. La douche, la fouille, tout cela m’a impressionnée. J’étais redevenue une petite fille et presque un petit animal, j’avais très peur et j’avais bien raison d’avoir peur. Le premier mois, j’ai été enfermée avec une autre fille, assez violente, qui m’a tabassée. Après intervention de mon avocat, je me suis retrouvée seule en cellule, après avoir passé trois jours à l’infirmerie, puis, le deuxième mois, Cindy est arrivée.
Au début, elle était très timide, renfermée, pleurant sans cesse. Je ne voulais pas la déranger, mais j’ai fini par la faire parler et elle m’a relaté son histoire incroyable. Quand elle a su que j’étais orthophoniste, elle m’a raconté ses déboires à l’école puis à l’armée et j’ai commencé à l’aider. Cela a duré pendant deux mois et je lui ai promis qu’à la sortie, je continuerai à la soutenir. Nous sommes vite devenues très amies. Cindy est une fille formidable. Nous étions d’accord pour ne pas prendre la télévision, mais nous allions à la bibliothèque et Cindy s’est mise petit à petit à lire. Nous faisions aussi du sport, le plus souvent possible, et acceptions les sorties dans ce qui était appelé une cour de récréation, mais qui n’était qu’un simple espace cimenté dans lequel je ne me sentais pas en sécurité. Le premier mois, j’errais, seule, et souvent je refusais de sortir, car il n’était pas rare que je me prenne des coups de pied, ou autres maltraitances de la part des autres filles, sans que les gardiennes lèvent le petit doigt. Ayant sans doute une tête de bourgeoise, et en tout cas le look, car j’étais bien entendu en jupe courte et chaussettes montantes ou en short, c’est tout ce que m’avait fait parvenir ma grand-mère. Ces jeunes femmes, au lieu d’être solidaires, se moquaient de moi et mes efforts pour être sympa, ce qui est dans ma nature, ne servaient à rien.
Je suis tombée de haut, car pour moi, défendre la planète ce n’était pas seulement défendre la nature, mais aussi les êtres humains, tous, sans distinction de sexe, de race, de couleur, de religion, de fortune… Mes valeurs, tirées du mouvement écologiste mondial et du scoutisme, étaient remplies de belles idées sur la communauté des exclus, sur le combat commun des malheureux et bien entendu, sur la convergence des luttes. J’ai vite déchanté en découvrant que la lutte des classes existait, même en prison alors que moi, j’avais le sentiment de n’appartenir à aucune classe, à aucun pays, d’être une citoyenne du monde. J’avais très peur, car j’avais été attaquée au début en cellule, et ensuite souvent agressée en « recréation ». Cindy, avec son entraînement commando, était beaucoup plus forte que moi, ce qui fait, qu’après avoir collé un pain à une fille qui m’agressait, ce qui lui a valu trois jours de mitard, personne ne nous a plus importunées pendant les récréations. Nous avons aussi intégré des ateliers. En ce qui me concerne, on a utilisé mes compétences pour que je devienne formatrice auprès des jeunes détenues en grande difficulté scolaire et Cindy s’est retrouvée à l’atelier ménage. La considération des classes sociales marchait aussi du côté de la direction de la prison. Le reste du temps, c’est-à-dire la moitié de la journée, les longues soirées, le repas étant servi à 18 h 30, nous discutions. J’essayais de l’aider à progresser, et nous lisions chacune sur notre couchette. Un jour, où elle était étonnée parce que je lui parlais sans cesse de Jeanne d’Arc, et que j’avais trouvé pour elle un livre sur ma sainte préférée dans la bibliothèque, elle commençait à lire, je me suis mise à lui raconter mon enfance et mon adolescence.
Je lui ai expliqué. Jeanne d’Arc pour moi, est une femme unique dans l’histoire de la France et peut-être du monde, une féministe étonnante, une jeune fille qui, à 17 ans, a changé la face de la France et peut-être de l’Europe, par son courage, son obstination et par sa force, qu’elle puisait dans sa foi profonde. Étant en prison, pour la première fois et j’espère bien pour la dernière fois de ma vie, et étant emprisonnée dans la même ville qu’elle, à Rouen, je pensais sans cesse à elle, qui avait été martyrisée, avant d’être condamnée à mort de manière totalement inique et surtout d’une mort ignoble. La façon dont je suis tombée sur cette sainte, à la fois laïque et catholique, est tout à fait surprenante, j’en conviens.
Enfant, je vivais à Paris avec mes parents dans un bel appartement situé dans le 15e arrondissement. J’avais suivi ma scolarité primaire sans aucun problème dans une école de bobos, j’étais une petite coquine, mais cela ne posait aucun problème, mais au collège, cela s’est corsé. En sixième, j’étais encore petite, j’avais un an d’avance, et mon année s’est très bien passée. C’est là où j’ai rencontré Pedro, ce camarade que j’ai aidé à faire ses leçons, parce que j’avais repéré qu’il avait des difficultés à former ses lettres et qu’il mélangeait tout. Je l’ai déjà dit, ma vocation d’orthophoniste vient de là.
Malheureusement pour Pédro, je n’ai pu l’aider que jusqu’à la fin de ma cinquième, car là, j’ai commencé à vraiment déconner. J’ai commencé à fréquenter des garçons, pourtant j’étais dans un collège des quartiers chics, un établissement public, mais très sélectif. J’étais encore très jeune, entre 11 et 12 ans, je me suis imaginée être une véritable ado. Je m’habillais n’importe comment, ce n’était plus la mode, mais je cultivais le grunge, je fumais déjà du tabac et très vite autre chose. Je sortais, je faisais l’école buissonnière des journées entières. Le mercredi, je prétendais aller faire du sport et je retrouvais mes copains. Mes parents n’avaient pas trop le temps de s’occuper de moi, et comme mon frère, un peu plus âgé que moi, était déjà au lycée et était d’une correction absolue, mes parents ne m’ont pas vue déraper jusqu’à ce qu’ils soient convoqués par le principal du collège, qui leur a décrit le tableau catastrophique de mon comportement, même si mes résultats restaient satisfaisants. L’année était presque terminée, mes parents ont essayé de reprendre la main, mais c’était trop tard.
Je suis passée en quatrième, et pendant l’été, j’ai continué mes conneries, y compris sur la Côte d’Azur, où j’ai retrouvé mes potes de vacances, qui étaient tous plus vieux que moi. Je leur faisais croire que j’avais 15 ans et je suis passée à travers les gouttes, car mes parents n’avaient qu’une envie : se reposer. En rentrant à Paris, j’étais inscrite à des activités de loisirs, mais je n’y allais pas, et encore une fois, je me suis fait choper, et là, cela n’a plus rigolé du tout. Un soir, je suis rentrée complètement saoule, habillée n’importe comment, le chemisier déchiré, mes seins naissants à l’air, sentant le cannabis à plein nez. Au lieu de faire profil bas, j’ai fait la maline et j’ai répondu à ma mère. Mon père était absent, un colloque en Grande-Bretagne ou aux USA, je ne sais plus, en Californie, sans doute. Ma mère m’a aligné une grande paire de gifles. C’était la première de ma vie, sauf les petites fessées d’enfance, que j’étais frappée et elle m’a envoyée au lit après une bonne douche. J’aurais dû comprendre que la limite était franchie, et comme toujours, je n’ai cru qu’à ma bonne étoile. Le lendemain, je me suis obligée à faire les activités prévues, mais dès le surlendemain, j’ai de nouveau rejoint ma bande de copains. Je suis rentrée beaucoup moins éméchée, mais un peu quand même et surtout, ma mère avait téléphoné à mon centre de loisirs et découvert que je n’y étais pas. Quand je suis rentrée à la maison, j’ai compris que j’allais déguster.
Mon père n’était toujours pas revenu, mais je savais que ma mère avait vécu une enfance rigoureuse et que de temps en temps, elle me menaçait de faire pareil. L’occasion pour elle était rêvée de remettre les pendules à l’heure. Elle a appelé mon frère, sans doute pour qu’il y ait un spectateur. Elle m’a attrapée par les cheveux, m’a baissé mon jean, arraché ma petite culotte, et m’a collé une fessée cul nu, qui m’a estomaquée. Je ne savais même pas que c’était possible, puis elle m’a envoyée au coin, les mains sur la tête. Je me suis relevée, en lui parlant mal, la traitant de bourreau, de sadique. Elle m’a regardée méchamment, m’a collé encore une gifle et m’a menacée de recommencer. Je me suis mise à pleurer. J’avais tenu jusque-là, et quand la porte s’est ouverte sur mon père qui revenait de son colloque. Je l’ai entendu demander à ma mère ce qui se passait. Elle lui a expliqué en long, en large et en couleurs, et j’ai entendu mon père dire qu’elle avait eu parfaitement raison et qu’il y avait bien longtemps qu’on aurait dû le faire. J’ai été envoyée dans ma chambre au pain sec et à l’eau et le lendemain, c’était samedi, on est partis comme prévu en week-end chez mes grands-parents, en Normandie.
Pendant la route, personne ne disait rien, je sentais qu’il y avait quelque chose de nouveau qui allait me tomber dessus, mais je ne savais pas quoi. Pendant le week-end, j’ai fait comme d’habitude, je suis allée me promener, mais je ne connaissais personne dans le village. J’ai bouquiné dans ma chambre, j’ai essayé d’aller embêter mon frère, mais il travaillait pour préparer sa rentrée, qui était toute proche. Il ne restait que quelques jours de vacances. Le dimanche, on a accompagné mes grands-parents à la messe. Nous, nous sommes une famille chrétienne, mais nous n’allions jamais à la messe à Paris, mais chez mes grands-parents maternels, c’était une tradition. Je n’ai pas connu mes grands-parents paternels qui sont morts dans un accident d’avion quand j’avais deux ans et mon père était fils unique. Il a hérité du vaste appartement où nous vivions à Paris et de notre maison dans le sud. Ses parents n’étaient pas pratiquants. Chez mes grands-parents, il n’y avait que mon père qui, parfois, trouvait l’excuse de faire du vélo et de ne pas être rentré à l’heure pour y échapper. Pour ma mère, mon frère et moi, c’était absolument obligatoire. Cela ne nous choquait pas plus que ça, car nous adorions notre grand-mère qui, bien qu’un peu rigide, avait toujours été adorable avec nous. Le dimanche, en fin d’après-midi, j’ai vu que mes parents préparaient leurs sacs, j’ai fait comme eux. Peu de temps avant leur départ, ils m’ont convoquée avec les grands-parents dans le salon et mes parents m’ont annoncé le verdict :
Je me suis mise à pleurer comme un gros bébé. J’aimais beaucoup mes grands-parents et surtout ma grand-mère, mais adieu la liberté. J’imaginais le régime strict que j’allais devoir endurer et je n’avais pas pris conscience de la gravité de mes bêtises. Surtout, j’adorais mes parents et je n’avais pas envie de les quitter :
Je reniflais, je me mouchais dans ma manche, horrible !
Je me suis vue dans une pension. J’avais vu des films qui se déroulaient en Angleterre, avec des murs hauts comme ça, en uniformes, châtiments corporels et tout. Ce n’était pas Poudlard et je n’étais pas Hermione. J’ai eu encore plus peur.
Mes parents sont restés encore un peu à me consoler, puis ils ont regagné Paris. Je suis restée seule, comme une gourde au milieu du salon et de nouveau, les larmes se sont mises à couler. Ma grand-mère m’a pris par les épaules et m’a dit :
Mes pleurs ont fini par ralentir, puis cesser et ma grand-mère m’a emmenée m’installer dans ma chambre. Elle m’a fait mettre en pyjama et me mettre au lit, il était 21 h ! Elle m’a bordée et m’a raconté une histoire comme quand j’étais petite, une histoire sur la sainte pucelle, bien entendu.
Un gros câlin et je me suis endormie sans problème, je n’étais finalement qu’une petite fille, d’à peine 12 ans.
Cela s’est fait comme elle l’avait dit et je n’ai pas été traumatisée. Mes grands-parents habitaient un gros bourg situé à une vingtaine de kilomètres de Rouen, dont mon grand-père était le maire tout en étant le conseiller départemental du canton. Il était médecin et était encore en activité. Ma grand-mère ne travaillait pas, mais elle s’occupait d’associations culturelles et caritatives et en particulier de tout ce qui tournait autour de la paroisse. Pendant que je cuvais ma tristesse, en faisant la grasse matinée, ma grand-mère s’est occupée de tout et l’après-midi, le balai des visites a commencé. J’ai trouvé sur ma chaise, une jupe et un chemisier ainsi que des chaussettes blanches, articles nouveaux pour moi qui en été, ne mettais que des jeans et des shorts effrangés. Je n’ai pas eu le choix, je n’avais plus que ça à me mettre, car mes vêtements m’avaient été retirés. Elle m’a expliqué que c’était à ma mère, quand elle avait mon âge, et que « c’est mieux que tes horribles frusques » pour sortir, en attendant qu’elle m’achète des vêtements « convenables ». J’ai fait ma première comédie et j’ai bien failli me prendre une fessée. J’ai donc baissé la garde. De toute façon, j’avais perdu la bataille et peut-être même la guerre.