Sous les cèdres, les ordures... - Raphael Toriel - E-Book

Sous les cèdres, les ordures... E-Book

Raphael Toriel

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Beschreibung

Les Libanais submergés par l'arrivée massive de réfugiés syriens fuyant la guerre civile qui sévit dans leur pays, subissent également un vrai problème de ramassage de poubelles. "Sous les cèdres, les ordures..." est un roman policier qui se passe aujourd'hui à Beyrouth sur fond d'immondices et d'attentats de Daesh. Suite à l'assassinat de deux ripoux et du fils d'un député, Thomas Glières, ancien limier de la police française, veuf éploré et jeune retraité, est appelé à l'aide par son ancien élève devenu depuis commandant de la judiciaire libanaise, Nicolas Naggiar. L'enquête est une plongée dans l'univers glauque d'un pays de soleil, attachant au possible, mais qui a de plus en plus de mal à cacher sa décomposition.

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Veröffentlichungsjahr: 2017

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Ähnliche


Couverture : Caroline Fillion

Sommaire

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 21

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Chapitre 25

Chapitre 26

Chapitre 27

Chapitre 28

Chapitre 29

1

Accroupi sur la jetée, l’homme prie à l’envers. Vêtu d’une tunique d’un blanc immaculé, il présente ses fesses à La Mecque et offre ses prosternations à l’Occident. Est-ce une simple erreur ? Un défi lancé à Allah et à son prophète à travers une posture sacrilège ? Cette hypothèse iconoclaste, à peine surgie de mon esprit fatigué est vite balayée par la ferveur appliquée du pénitent. Peut-être un sens irrépressible de l’esthétique ? Bric-à-brac hétéroclite de cubes de béton, posés là sans aucune recherche d’harmonie, même vue de la mer qui embellie toute chose au point de faire passer une cabane de pêcheur pour un palais des mille et une nuits, Jounieh est horrible !

Le fidèle ne ménage-t-il pas son créateur en lui offrant la beauté d’une mer d’huile caressée par un soleil couchant, plutôt que la laideur de la ville située derrière lui ? Cette silhouette improbable n’est-elle pas la réincarnation du grand penseur arabe Ibn Rushd ? Ou alors celle du poète des poètes, Omar khayyâm, rendant hommage à l’Éternel ?

L’incongruité de sa posture et mes cogitations hasardeuses m’ont distrait au point de risquer de manquer la très discrète entrée du petit port de plaisance. Aucun feu, aucune balise ne le signalent et sans les amples mouvements de bras d’un petit bonhomme agité, portant casquette de capitaine, j’aurai sûrement ajouté quelques milles à une traversée déjà longue. Sortant de ma torpeur, je suis les instructions de la silhouette et, après avoir exécuté un demi-tour, dépose Amphitrite en marche arrière sur le rassurant pneu accroché à la place indiquée par le sémaphore humain.

L’amarre lancée et le deuxième taquet à peine encordé, avec l’agilité d’un singe et sans même m’en demander l’autorisation, l’homme saute à mon bord et exagérément respectueux se lance dans une rapide logorrhée, expression de sa peur d’oublier le discours qu’il avait préparé.

- Bienvenu au Liban, Général. Moi, Youssef, très enchanté. J’attends vous depuis midi. Bonne traversée ?

Une vigie inutile de plus de six heures, alors que je n’ai jamais annoncé d’heure d’arrivée. Ne sait-il pas ce drôle de marin terrestre qu’Éole, seul, décide du sort d’un voilier ?

- Oui, merci, désolé !

- Pas important ! Le commandant a demandé à Youssef de s’occuper de vous et de lui. Il indiquait mon voilier. J’ai appelé commandant ! Il montrait son téléphone. Lui arrive quelques minutes. Ici, circulation, grand problème, beaucoup de voitures…

Il compense son manque de vocabulaire par des gestes. Je me dis que son « Général » grandiloquent lui a sûrement été dicté par Nicolas et son indécrottable déférence. Je trouverais normal de me présenter à mon tour, montrer un peu de simplicité, ne serait-ce que pour le mettre à l’aise, mais, est-ce la fatigue, ou l’évidente inutilité de la démarche ? Je ne trouve rien d’autre à faire que de montrer au dénommé Youssef le pénitent courbé à l’envers. Celui-ci répond par un clin d’œil complice :

- Ah, ça !

L’homme cherche le mot approprié dans la langue de Molière et renonce. Connaît-il seulement le célèbre dramaturge, ce Scapin agité ?

- « Necté », plaisanterie, farce… Pas grave, Libanais coquins, lui Syrien, lui idiot, fou… Il pointe un doigt sur la tempe et le faisait tourner dans un geste universel.

Ainsi, il ne s’agit que d’une plaisanterie. Foin de penseur, foin de poète, juste un émigré naïf berné par des hôtes indélicats. Mes craintes se confirment. La terre ferme jette à la face du marin à quai sa triviale réalité, châtrant au passage le poète. Toutes mes belles théories, échafaudées sur les flots, se noient au port. Quel dommage ! Un instant l’envie me prend de jeter par-dessus bord mon envahissant passager, de couper mes amarres et d’abandonner ce havre trop concret. L’homme qui ignore tout de mes états d’âme poursuit sa mission.

- Bateau besoin réparation ?

- Un bon nettoyage et peut-être un nouvel antifouling. Il y a aussi deux ou trois anneaux de ris qui demandent à être renforcés. Pouvez-vous, vous en occuper ? Je lui montre les avaries plutôt que d’utiliser trop de termes qui ont des chances de lui être inconnus.

- Moi, tout faire, ayez confiance, quand vous retour, bateau sera comme neuf. Le commandant ami Youssef, vous ami commandant, Youssef ami vous. Maintenant, venez !

Il ne me laisse pas le temps de demander un devis, m’entraîne hors du bateau, me conduit sur la terrasse d’une piscine en surplomb et m’installe à une table où m’attendent une dizaine de petites assiettes creuses, bien remplies, que des serveurs en blouses blanches viennent de déposer. À ma première gorgée d’une délicieuse bière locale, Youssef vient m’annoncer qu’il me faut encore attendre Nicolas « un petit peu ». Le commandant Naggiar est, paraît-il, retardé par un imprévu qui l’a obligé à se dérouter. Il me demande de bien vouloir l’excuser.

Loin de regretter ce contretemps, je me dis que je devrais en profiter pour faire le point et me recentrer un peu. Presque deux ans passés à bord d’un voilier m’ont mal préparé à la vie à terre. Il me faudrait un temps de réadaptation, mais il m’est aisé de deviner qu’il ne me sera pas accordé.

***

Tout a commencé cinq jours auparavant par le SMS sibyllin de l’un de mes anciens stagiaires étrangers devenu, depuis, commissaire de police judiciaire dans son pays, le Liban.

« Si votre cabotage vous a mené dans la région, je vous saurais gré de me joindre. Respectueusement. Nicolas Naggiar ».

Je reconnaissais là le style de mon ancien élève. Le futur policier était de ceux dont on se souvient. Et bien que vingt ans se soient passés depuis qu’il avait intégré mon équipe en tant que stagiaire étranger, je me souvenais parfaitement de lui. À l’époque c’était un beau jeune homme, tout en muscles, la taille élancée, ténébreux, intelligent et studieux, sérieux au-delà du requis, s’attelant aux dossiers difficiles que fuyaient d’habitude ses coreligionnaires. Du genre taiseux, il cachait par de longs silences contraints une vraie passion pour son futur métier. Passion qui explosait parfois au grand jour à l’étonnement général. Il se lançait alors dans de longues diatribes explicatives qui forçaient l’admiration par leurs déductions originales autant qu’étayées. D’habitude ces stagiaires imposés étaient plutôt une gêne à mes yeux. Devoir expliquer à des débutants les arcanes de ses raisonnements, en pleine enquête, me paraissait entraver celle-ci. Lui, avait fait partie des quelques rares pour lesquels j’avais eu l’impression de n’avoir pas perdu mon temps. Depuis son retour au pays, nos chemins ne s’étaient plus jamais croisés. Mais était-ce parce que le jeune Libanais avait été reçu une fois ou deux par Agnès et moi ? Était-ce parce que l’ennui et la curiosité m’avaient amené à apprendre des rudiments d’arabe libanais pendant mes deux années de FINUL et permis quelques maigres échanges linguistiques avec lui ? Il ne manquait pas d’adresser des félicitations à Agnès pour les publications de ses travaux et à moi, un compliment pour l’une de mes enquêtes que quelquefois les journaux relataient. Parfois même il ajoutait un commentaire discret ou une précision, montrant par là qu’il les avait suivies avec attention. L’homme continuait à s’intéresser à nous, sans jamais dévoiler que des banalités sur lui-même, si ce n’était son mariage et la naissance de ses enfants. Nous n’avions pas manqué, alors d’envoyer des présents, gages de notre amitié en retour. Son attention permanente, la connaissance qu’il paraissait avoir de nos activités, nous intriguaient, et donnaient lieu à quelques élucubrations. Cela nous amusait et nous touchait en même temps. Quand le jeune homme se manifestait par un quelconque message, il devenait un instant sujet de conversation et d’interrogations. Tout ce que je savais, c’est que Nicolas Naggiar était toujours en poste à Beyrouth au moment où il m’avait présenté de touchantes condoléances, pour le décès d’Agnès. Comment avait-il su ? Je me l’étais vaguement demandé, alors, sans insister plus que ça. Le Proche-Orient n’est-il pas terre de mystères ?

Son intrigant message m’était parvenu alors que je cabotais le long des côtes turques, à quelques encablures d’Alanya, mais je n’en avais pris connaissance qu’au port.

En mer, sauf besoin absolu, j’éteins le téléphone et l’ordinateur, préférant réserver le courant des batteries de l’Amphitrite pour les instruments de navigation, le pilote automatique et la VHF, gage de sécurité à l’approche des côtes. Ce n’est qu’arrivé dans un port que je les recharge, les rallume et consulte mes messages. Les SMS sont rares et, les Wifi portuaires pas toujours de qualité. Les mails prennent pas mal de temps à arriver, encombrés par les sempiternels spams publicitaires. Il me faut alors séparer le bon grain de l’ivraie tout en tentant de ne pas jeter à la poubelle les quelques nouvelles qui m’intéressent, celles de mes deux grands enfants et de leur propre progéniture. Subsistent quelques rares messages d’anciens collègues auxquels il m’arrive, depuis peu, de répondre. Le reste ne présente en général que peu d’intérêts.

Comme Nicolas Naggiar n’était pas de ceux qui demandent aisément de l’aide, je pris son message très au sérieux. Et puis, il tombait bien. Le moment était venu pour moi de tourner une page. Le temps de répondre et d’avitailler et quatre heures plus tard, j’étais prêt à reprendre la mer. Je décidais tout de même d’attendre le lendemain et de m’accorder une nuit de repos. Entre-temps j’avais accepté l’invitation de mon ancien élève, l’avais averti qu’il me fallait tout de même cinq à six jours pour le rejoindre et que j’avais besoin d’une place dans un port. Avant le coucher du soleil la réponse était arrivée, précise, concise et chaleureuse :

« Formidable - suis infiniment reconnaissant – vous dirai tout sur place – place voilier au Complexe Balnéaire de KASLIK – 33°58/35°38 – je m’occupe de tout – à très bientôt »

Il ne me restait plus qu’à régler le GPS sur les données de la destination finale, choisir l’étape chypriote et aller dormir.

***

Alea jacta est !

Si cinq minutes auparavant je m’étais retourné, j’aurais encore pu apercevoir, au loin, l’imposante citadelle d’Alanya qui dominait le port, mais j’avais eu trop à faire avec les voiles et leur réglage et, de toute façon, les châteaux forts et les citadelles ne m’ont jamais intéressé. Leur masse sombre, au loin, servant d’amer, suffisait à me satisfaire. Là, bateau équilibré, pilote automatique positionné, horizon libre, rien ne me retenait plus sur le pont. La mer se surveille agitée, quand elle se repose, il est inutile de la regarder dormir. Je descendis donc les quelques marches qui conduisaient à la table à carte, m’assis, saisis un crayon et ouvris le livre de bord.

Jeudi 5 novembre - 10h15 heure locale - lat.36.32/long.32.35 – cap sur Argaka – Chypre 35.07/32.46 – Vent d’Ouest Force 3-4 – mer plate – voiles au largue - Belle traversée en vue – RAS - en fait je suis ému et même excité.

Longtemps, incapable d’écrire plus, je m’étais contenté d’aligner, jour après jour, un simple RAS précédé de la date et de la position, signes minimaux de survie. Pourquoi écrire quand on n’a plus rien à dire ? Et puis, surtout, écrire à qui ? Pourquoi ? Pendant vingt mois, je n’avais dérogé que trois fois à ce RAS laconique. Le jour du départ, au large de Saint Raphaël ; samedi 21 juillet 2013- je pars enfin ! Le jour du premier anniversaire de la Grande Catastrophe, dimanche 20 avril 2014 – quelle connerie ! Et un an plus tard, lundi 20 avril 2015 – comment ne se sont-ils pas aperçu que c’était aussi l’anniversaire d’Adolph ?

Depuis peu, comme les embruns salent inexorablement la peau, la vie s’est imperceptiblement insinuée en moi. Il m’arrive de me confier à nouveau aux feuilles de mon carnet. Cela se fait subtilement, par petites touches, douloureusement, comme pour un grand blessé qui peine à retrouver l’usage de membres longtemps immobilisés. Dans une vie antérieure, je tenais un journal quotidien et avais même commencé un roman tiré d’une affaire dont je m’étais occupé. Là je réapprends à écrire comme un coureur de cent mètres au mollet ravagé réapprend à marcher, sans espérer retrouver un jour l’arène. Il m’arrive d’être encore partagé entre désir de retenir le spleen, me complaire dans sa confortable léthargie ou accepter les forces qui se réveillent en moi. Je ressens la pression insistante du volcan en sommeil que de lancinantes pressions poussent au réveil. Ma lave ne peut plus s’empêcher de poindre en surface, avide d’air libre. La veille, alors que le sommeil refusait de m’accorder un repos nécessaire, j’ai confié au papier mes remords et mes doutes. Là, au début d’un nouveau départ, il me fallait me relire.

4 novembre – Mon amour, je me suis refusé jusqu’ici à trop t’exprimer mes états d’âme. Comme tu le sais, non seulement je trouve cela impudique, mais surtout inutile, car moroses ou enjoués (même dans la douleur il arrive qu’on le soit), ils sont trop mouvants pour mériter l’effort à déployer pour les décrire. Pour moi, seule l’action vaut que l’on s’y attelle. Ce doit être là une déformation de flic. Est-ce la fin de mon deuil ? De quel deuil s’agit-il ? Tu as disparu avec tant d’autres ce 20 avril de malheur. On ne m’a même pas montré ton corps. Introuvable, vraiment ? Ou imprésentable même à un vieux flic qui en a vu d’autres ? Qui sont les coupables ? Ils disent ne pas savoir. Ne disposer que de raisonnements par défaut. Tu n’es pas réapparue donc tu n’es plus. Pourquoi ne pas encore espérer, même si je n’y arrive plus depuis longtemps ? Comment te pleurer ? Ce deuil, de quoi et de qui est-il fait ? De mon manque de toi ? De mes doutes ou de mon impossibilité à accepter cette iniquité ? De ma colère ou de ma culpabilité ? Qui est responsable ? Quels sont ces salauds qui cachent des explosifs dans les sous-sols d’un musée ? Quel fou criminel fait tirer un missile sur un tel lieu alors que tu y es ? Comment faire son deuil de la médiocrité des hommes et de la mienne ? Nous étions un couple uni, souvent complice. Nous aimions-nous ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Nous étions frère et sœur, amis, amants, libres de nos vies et légers des sacrifices nécessaires au vivre à deux. Si nous n’étions pas exempts d’orages, si nos tempêtes nous ébranlaient, nos calmes réparateurs, eux, étaient empreints d’une infinie tendresse. Pourtant, aujourd’hui il me semble qu’entre nous il manquait quelque chose ou qu’il y avait un truc de trop. Deux êtres peuvent-ils se laisser trop de liberté ? Une sorte de respect exagéré, comme celui qui m’a retenu d’insister pour que tu renonces à ce voyage. Est-il amour ou indifférence ? Avait-on idée d’aller dans ce coin du monde alors que la situation régionale était aussi tendue ? Quels manuscrits valent de prendre un tel risque ? Je t’en avais parlé, mais sans oser insister de peur de trop en faire, de peur de paraître autoritaire. Où finit la considération où commence le renoncement ? Civilisation castratrice ou liberté fallacieuse ? Ce n’est pas seulement ta disparition qui m’a fait tout quitter, elle a servi de déclencheur.

Nous parlions toi et moi de notre déception de cette France devenue tellement étriquée, de ses égoïsmes et de ses mesquineries, de ses dirigeants professionnalisés dénués de vision, incapables de maintenir un cap, de le faire partager, obnubilés uniquement par les échéances électorales à venir. Tu te désespérais de la place donnée aux fumistes de l’art, aux faux-monnayeurs de tous poils, moi je me plaignais des manques de moyens de la police et encore plus de ses mains liées. Mais nous poursuivions notre chemin vaille que vaille, parce qu’ensemble. Toi partie, pourquoi continuer à faire semblant d’apprécier la stupide promotion qui m’avait éloigné du boulot que j’aimais, de mes collègues et des enquêtes pour faire de moi un garde-chiourme. Contrôleur général à l’IGPN, beaucoup s’en seraient satisfaits, moi, je n’y voyais qu’un placard doré. Toi partie rien ne me retenait plus, rien ne m’obligeait plus à continuer.

Ils attribuèrent ma demande de mise à la retraite à mon chagrin, une sorte de coup de folie compréhensible. Il est tellement plus aisé de détruire que d’ériger. Tout s’enchaîna, simplement. La vente de notre appartement se conclut rapidement, il avait suffi de vendre au-dessous du prix du marché. Quant à l’acquisition du voilier adapté, rien de plus simple quand l’on ne cherche pas la place de port que la grande majorité des plaisanciers exigent.

Il me fallait m’enfouir en moi-même, pour te ressasser sans entraves. Cela a fonctionné un temps, puis est venu la langueur qui accompagne le chagrin. Pour nous oublier, je dormais longtemps et souvent. Quelle thérapie ! Dommage qu’au réveil les rêves se disloquent face à la réalité. Je ne suis pas de la race des navigateurs solitaires, mais de celle des hommes d’action qui, au repos, se lassent vite d’eux-mêmes. J’ai eu beau longer de magnifiques côtes et découvrir quelques paradis, il me manque l’essentiel, toi. Émotions et beautés n’ont, pour moi, d’intérêt que partagé, et tu n’es pas là. Agnès, tu me manques. Si seulement tu savais combien, mais la vie semble m’appeler et j’ai de plus en plus besoin de lui répondre.

Je refermais je livre, avant de m’étendre sur l’une des couchettes du carré. « La mer m’ennuie, elle demande trop de respect », ai-je marmonné à voix haute, avant de fermer les yeux.

2

Mon hôte prend plus de retard que prévu. J’ai le temps de déguster les petits amuse-bouches que les hommes de la base navale m’ont concoctés, boire deux bières glacées et sans cols et faire quelques pas en direction de la jetée. Celle-ci a été détruite six mois plus tôt par une terrible tempête et reconstruite immédiatement à grand renfort de ciment. L’ensemble manque de charme, mais montre bien la capacité des autochtones à reconstruire ce qui, dans ce coin du monde, ne manque jamais d’être détruit, le plus souvent par les hommes et parfois par les éléments. Ici, en cas de malheur, pas d’état, pas d’assurances, juste un indéfectible courage devant l’adversité !

J’en suis à ces réflexions quand arrive, dans mon dos, mon jeune ami. Je me dis que si je l’avais croisé dans la rue, je ne l’aurais pas reconnu. Nicolas Naggiar a bien pris vingt kilos en vingt ans. La tignasse rebelle qu’il affichait à l’époque où il avait été mon élève a fait place à une calvitie naissante.

De plus quelque chose en lui a changé fondamentalement. Le jeune homme discret et timide s’est transformé en un homme sûr de lui, imposant physiquement, et étonnement expansif.

- Quel plaisir de vous voir mon Général, cela fait si longtemps.

Il m’enlace à m’étouffer et me claque deux bises bien viriles tout en me soulevant de terre.

- On s’est bien occupé de vous ?

- Oui, oui, parfaitement, merci !

- Bon, nous allons quitter cet endroit tout de suite. Je vous ai fait préparer un appartement à Beyrouth. Combien de temps vous faut-il pour prendre quelques affaires ?

Tout à coup, le temps paraît s’accélérer, Naggiar semble pressé, expéditif même. Il y a dans son attitude quelque chose d’inadapté, mais je comprends que mon seul choix est d’obtempérer.

- Pour les affaires, cinq minutes ! Mais pour le bateau ?

- Ne vous inquiétez pas, le bateau est dans de bonnes mains. Youssef est non seulement un ami et mon obligé, mais c’est aussi un génie manuel. Vous verrez, à votre retour, vous ne le reconnaîtrez plus.

- C’est bien ce que je crains, dis-je en riant.

- Non, non, ce n’est pas ce que je voulais dire. Je suis simplement certain que Youssef fera au mieux.

- J’en suis sûr.

- Prenez tout de même vos valeurs, il est inutile de tenter le diable.

- Mes "valeurs" comme vous dites tiennent dans une poche et le bateau est toujours bien rangé, sinon c’est invivable. Par contre, j’aurai du linge à laver et un repassage ne serait pas un luxe.

- Mettez le tout dans un sac et ne vous en faites pas pour ça.

Les questions pratiques réglées, il est temps pour l’ancien flic que je suis de poser la question de la raison de ma présence, ici.

- Puis-je savoir ce qui m’amène ?

Le commissaire Naggiar esquive et répond à côté, juste assez fort pour être entendu d’une éventuelle oreille indiscrète.

- Ce soir, mon Général, je vous ferai goûter le meilleur des « mezze » libanais !

Je comprends qu’il ne faut pas insister et nous nous dirigeons vers l’embarcation. Nicolas me donne des petites tapes dans le dos, comme pour me demander d’accélérer, mais je sais qu’il s’agit de remerciements pour ma rapide compréhension.

Quelques minutes plus tard, alourdi d’un baluchon dans lequel j’ai jeté quelques vêtements, mes papiers, le livre de bord et l’ordinateur, délesté par Nicolas d’un sac-poubelle contenant mon linge sale, nous marchons vers le parking où à mon grand étonnement, attend une gigantesque Hummer noire à côté de laquelle se tient un chauffeur en tenue de combat. Dès qu’il nous aperçoit, il se met au garde-à-vous et salut main au béret. Sur un signe de Nicolas, il se précipite sur nous et me décharge prestement de mon sac pour le mettre dans un coffre assez grand pour contenir la dernière voiture d’Agnès.

- Ali est mon ordonnance, dit Nicolas Naggiar, sans prendre le temps de mieux présenter son ordonnance.

Il donne au chauffeur un ordre que je comprends à peine, il s’agit d’une adresse. Trente-cinq ans de manque de pratique et je m’aperçois que j’ai beaucoup perdu de mon libanais de surface.

***

En voiture, Nicolas n’aborde pas plus qu’à Kaslik la raison de ma venue au Liban. Mon ex-disciple doit avoir de bonnes raisons pour ça. Il ne me reste qu’à prendre mon mal en patience, alors autant profiter de l’amitié et du paysage. Le silence est vite rompu par mon hôte qui se glisse dans le rôle du guide touristique.

- Ici, après la guerre civile, on a cru bon d’avancer sur la mer en se servant des détritus amassés ici où là, aussi bien alimentaires que gravats divers, métal, ciment et pierres. Les décombres étaient légion. On peut même affirmer que le pays en entier n’était qu’une immense ruine. L’idée, parue donc bonne à tous, puisqu’elle nous permettait d’augmenter notre petit territoire tout en débarrassant le pays de ses déchets.

- Là où nous sommes, c’est une avancée artificielle ?

- Oui, oui ! Nous roulons dessus, mais regardez un peu par ici.

Il pointe le doigt vers une route côtière transversale dont le revêtement est gondolé et dont l’un des bas-côtés s’effondre.

- Ce type d’opération s’est déjà fait dans d’autres pays et se fait encore, mais ailleurs, cela se fait dans les règles, ici chacun se croit plus malin que le voisin et surtout veut gagner le maximum en dépensant le minimum. Les détritus sont tassés, puis on attend un peu que la nature et les pluies fassent leur œuvre, on laisse reposer, puis on tasse encore et on consolide avant de construire. Au Liban, en moins de six mois tout était terminé et les terrains vendus à prix d’or. Les promoteurs se sont jetés dessus et eux aussi n’ont pas attendu pour construire des appartements vendus à crédit à de pauvres hères en mal de logements. Depuis, pas un jour sans que l’on déplore un bâtiment qui s’écroule et une chaussée qui s’affaisse. Les tribunaux sont engorgés de procès intentés par des propriétaires ruinés. Cette route que vous voyez, là, devait soulager le trafic de la voie principale surchargée depuis la fin de la guerre civile. Elle a coûté des millions, mais est, pour longtemps encore, impraticable. Quant à l’autre, celle que l’on appelle « autostrade », vous allez pouvoir bientôt en juger.

Deux minutes plus tard, zigzagant entre différentes ornières, l’immense tout terrain intègre la route Beyrouth/Tripoli. C’est une sorte de six voies aux multiples nids-de-poule qu’enjambent une quantité d’échangeurs encombrés d’énormes panneaux publicitaires. Une multitude de véhicules disparates, allant de cyclomoteurs réinventés à des camionnettes hors d’âge en passant par des camions cacochymes surchargés, y côtoient de rutilantes limousines dans un vacarme assourdissant. C’est une arène et ses calicots. Une sorte de gigantesque piste de stock-cars où les uns et les autres réussissent à s’éviter tout en klaxonnant sans discontinuer. Le tout sans qu’aucune règle ne vienne tenter d’y mettre un peu d’ordre. Pourtant, la voirie n’a pas lésiné sur la quantité de panneaux de limitation de vitesse et autres interdictions, mais personne ne semble prêt à les respecter.

- J’ai parcouru cette route dans le temps en véhicules blindés. Nous n’étions pas bien nombreux à l’emprunter, alors.

- C’était la Belle Époque, répond Nicolas, mi-figue, mi-raisin.

- Oh que non, cher ami, je préfère le désordre actuel.

- Moi, il m’arrive de me le demander.

Sa réflexion me paraît bien exagérée. Il me fait penser à ceux qui chez nous pensent qu’une « bonne guerre » remettrait les esprits à leur place. Je préfère donc éviter la discussion et embraye sur une considération technique.

- Je ne vois pas le moindre agent de circulation.

- Si, mon Général, regardez bien, il y en a des tas, mais ils ne sont pas fous, ils se planquent. Regardez, là !

Il me signale du doigt deux motards en retrait sous l’arche d’un pont.

- Et là !

Le conducteur, lui aussi, me montre ses collègues debout au bord de la route, un sifflet à la bouche, qui ajoutent leurs stridences au tumulte ambiant.

- Vous avez raison, je les vois, mais pourquoi n’interviennent-ils pas ?

- Ils tiennent à la vie, mon Général, dit le chauffeur qui visiblement, parle français.

Nicolas Naggiar ne dit rien. Il me regarde, apparemment, pas un trait de son visage n’a bougé, mais je ne peux ignorer le message silencieux qu’il m’adresse, « tu vois pourquoi je ne peux pas encore te parler ». Il reprend comme si de rien n’était la conversation sur la circulation.

- Nous ne sommes qu’à une dizaine de kilomètres du centre de Beyrouth, en dehors des heures de pointe. Si tout va bien, il ne faudra pas plus de trois quarts d’heure pour arriver au centre-ville. Le matin ou à l’heure de sortie des écoles, il aurait fallu compter une heure et demie.

- Je n’ai plus l’habitude des foules, dis-je en tentant d’abaisser ma vitre, pris d’une sorte d’agoraphobie.

- Deux ans de mer, ça doit changer, son homme, non mon Général ?

- Peut-être, j’ai du mal à juger. Nicolas, puis-je te demander un service ?

- Tout ce que vous voulez, mon Général !

- Justement, peut-on mettre de côté ce « mon Général » que je ne suis pas.

- Question de correspondance des grades. Ici la police c’est l’armée ! Vous êtes général comme je suis commandant.

- Je ne suis plus rien du tout et aussi plus ton prof, de plus nous nous connaissons depuis plus de vingt ans, alors je t’en prie, laissons de côté ces considérations. Nous nous tutoyons, tu m’appelles Thomas et je t’appelle Nicolas, d’accord.

- Je veux bien essayer, mais je ne garantis pas le tutoiement permanent. Par contre j’insiste pour que mes subalternes continuent de vous donner du « mon Général ». C’est important pour la suite. Ici, vous n’avez pas de rôle officiel, laissez au moins votre aura de grand flic français agir. Nous en aurons besoin, à moins que…

Il se tait, considérant en avoir trop dit et reprend son rôle de guide.

- Nous sommes place des Martyrs, c’est le début du centre.

- Je l’ai connu en ruines. Ça a bien changé. Félicitations ! Je ne connaissais pas cette mosquée. Elle est rutilante, existait-elle avant-guerre ?

- Non, à sa place il y avait, je crois, des salles de cinéma ou était-ce un peu plus bas, difficile à dire. La construction de cette mosquée terminée en deux mille cinq a été initiée et financée par Rafic Hariri. C’est le fameux Premier ministre qui a été tué et dont la mort est à l’origine des manifestations qui ont mis fin à l’occupation syrienne. Il est enterré là, dans un mausolée, aux pieds de sa mosquée !

- Je la trouve bien grande pour un pays non exclusivement musulman.

- Je suis d’accord, mais dans une démocratie communautaire, chacun veut montrer à l’autre sa puissance. Cette mosquée en est un exemple, mais au moins, elle ne gâche pas trop le paysage.

- C’est vrai qu’elle a de l’allure.

Nous arrivons devant le nouveau souk, Nicolas me montre une adorable petite église.

- Tu vois comme elle est petite à côté. Le Liban est constitué de dix-huit communautés religieuses. Les sunnites sont loin d’être majoritaires. Cette mosquée est peut-être la raison de la mort de son mécène.

- Dix-huit religions, pourquoi suis-je resté sur dix-sept ?

- Il rit de bon cœur. Rassure-toi, la dix-huitième est récente. Dieu a dû se dire que nous en manquions. Il nous a envoyé les Syriens qui, eux, nous ont offert les Alaouites.

- Dans le temps je connaissais la composition des communautés qui composent votre pays, cela faisait partie de la formation que nous prodiguait l’ONU. Voyons si je m’en souviens. Les musulmans pour commencer. Sunnites et Chiites !

- Ils se détestent cordialement et surtout, les chiites sont devenus bien plus nombreux que les sunnites.

- Puis viennent les Druzes, à fondement islamique, mais très à part, ce sont des montagnards.

- Qui font cavaliers seuls, tantôt alliés avec les uns, tantôt avec les autres.

- Puis les juifs.

- Il n’en reste plus qu’une poignée, moins de trois cents officiellement.

- Et puis et surtout les chrétiens pour lesquels le Liban a été séparé du Levant.

- Autrefois majoritaires, ils ont beaucoup émigré, à mon sens, ils ne représentent plus qu’une importante minorité. Sauriez-vous les nommer ?

- Je vais essayer. Les maronites, des catholiques, c’est la plus importante communauté. Ce sont, eux aussi, des montagnards.

- Toujours divisés !

- Puis viennent les grecs catholiques, les syriaques catholiques, les syriaques orthodoxes, les grecs orthodoxes.

- Comme moi ! L’une des plus anciennes communautés installées au Liban sous Byzance. Vous en connaissez d’autres ?

- Je cherche, mais j’ai du mal. Les protestants… Je cale.

- C’est déjà formidable ! Je vais vous aider. Les assyriens, les chaldéens, les coptes, les arméniens catholiques, les arméniens orthodoxes, les catholiques romains et les ismaélites. Je crois que je n’en oublie aucun, mais il est inutile de recompter. Tous ont des droits au pouvoir en fonction de leur importance et tous exigent une part du gâteau, même si celui-ci est bien petit. C’est ça le Liban ! Des panthères, des guépards et des hyènes attablés avec des souris et des fourmis autour d’un maigre festin.

- Je vois qu’il n’y a pas qu’en France que se pratique l’auto-dénigrement.

- Nous, nous n’avons pas d’autre choix, si nous voulons conserver un minimum de respect de nous-mêmes.

Il a dit cela avec le sérieux du désespoir. Et, rapidement, comme pour faire diversion, le policier s’adresse à son chauffeur pour lui intimer un ordre bref, « Saint-Georges ». Quelques minutes plus tard, il me montre un bâtiment dévasté, autrefois de briques et aujourd’hui ruines sous protections en filets, qui tranche avec les hôtels flambants neufs qui l’entourent.

- C’est une plage célèbre, auparavant c’était aussi un hôtel. C’est devant le Saint-Georges qu’a explosé Hariri. La charge était tellement puissante que toutes les vitres ont été cassées dans un périmètre d’un kilomètre. Cela a coûté des millions au palace d’en face « Le Phénicia » pour retrouver tout son lustre.

- Qui l’a tué ?

- Il y a un tribunal international qui enquête depuis des années. En 2014 quatre mandats d’amener ont été émis par ce dernier. Le tribunal réclamait quatre membres du Hezbollah. : Moustafa Badreddine, Salim Ayyash, Assad Sabra et Hussein Anaissi. Mais il est impossible de les arrêter sans déclencher une guerre civile.

J’écoute en silence, frappé par le calme apparent de mon interlocuteur. Mon ami sait-il s’il s’agit des vrais coupables ? Nicolas n’attend pas ma question, il y répond comme pour se répondre à lui-même.

- Quelle importance que nous puissions ou pas mettre la main sur ces hommes. Ce ne sont de toute façon que des exécutants du deuxième ou du troisième cercle. Leur chef lui-même n’est que le larbin des ayatollahs iraniens, lesquels sont, eux, aux ordres de Moscou, de Pékin, etc. Alors, mettre la main sur ces quatre lampistes ne changerait rien !

- Tout de même, ce doit être frustrant.

- Ça l’est, mais je fais avec. Quand on n’a pas le choix…

Il se tait pendant que nous arrivons à la corniche et empruntons à gauche une rue qui commence avec une énorme statue de bronze de style pompier de Gamal Abdel Nasser, l’ex-président égyptien que même ses concitoyens ont oublié et qui demeure, ici, pour certains, un demi-dieu.