Souvenez-vous, enfants,de nos tristes visages - Michel-Denis Clément - E-Book

Souvenez-vous, enfants,de nos tristes visages E-Book

Michel-Denis Clément

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Beschreibung

Jacques, un jeune instituteur grièvement blessé durant la Première Guerre mondiale, est conseiller municipal dans une petite ville du centre de la France. En 1920, lors de l’édification d’un monument aux morts, il s’efforce de guider ses concitoyens vers la construction d’un édifice dénonçant avec force les ravages de la guerre et incarnant un message de paix et de réconciliation entre les peuples. Grâce à une stratégie habilement menée, il parvient à réaliser son ambition. Au-delà de l’intrigue, ce récit explore les défis auxquels les soldats sont confrontés pour se réadapter à la vie civile après avoir traversé des moments d’une horreur indicible. Il interroge également sur le message véhiculé par les commémorations.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Michel-Denis Clément explore dans "Souvenez-vous, enfants, de nos tristes visages" des thèmes profondément humains, notamment la résilience, la fraternité et la persévérance. Inspiré par la rareté des monuments aux morts pacifistes dans la France de l’après-guerre, il imagine avec subtilité les circonstances ayant conduit les habitants d’une petite commune à concevoir un monument iconoclaste. À travers une écriture empreinte d’humanisme et de détermination, il interroge la mémoire collective et célèbre la force des individus face aux épreuves.

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Veröffentlichungsjahr: 2025

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Michel-Denis Clément

Souvenez-vous, enfants,

de nos tristes visages

Roman

© Lys Bleu Éditions – Michel-Denis Clément

ISBN : 979-10-422-5769-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Du même auteur

Aux éditions Sydney Laurent :

D’octobre à octobre – Une errance insoumise (2018).

Aux éditions de l’Onde :

La controverse du Livre Inter (2024).

Pour Nadine, ma première lectrice.

Pour Annelise, Benjamin, Maëlle,

Mathilde et David, mon premier cercle.

Dans les villages, on parle déjà d’élever des monuments de gloire, d’apothéose aux victimes de la grande tuerie, à ceux, disent les patriotards, qui « ont fait volontairement le sacrifice de leur vie », comme si les malheureux avaient pu choisir, faire différemment.

Ah ! Si les morts de cette guerre pouvaient sortir de leur tombe, comme ils briseraient des monuments d’hypocrite pitié, car ceux qui les y élèvent les ont sacrifiés.

Souvent, je pense à mes très nombreux camarades tombés à mes côtés. J’ai entendu leurs imprécations contre la guerre et ses auteurs, la révolte de tout leur funeste sort, contre leur assassinat. Et moi, survivant, je crois être inspiré par leur volonté en luttant sans trêve ni merci jusqu’à mon dernier souffle pour l’idée de paix et de fraternité humaine.

Louis Barthas

Février 1919

On leur a dit qu’ils défendaient la patrie, et ils l’ont cru.

Arnold Zweig

1

Mardi deux novembre 1920

Lorsque Jacques sortit en toute hâte de l’école, précipitant son grand corps meurtri sur le trottoir luisant d’humidité, sept coups sonnaient au clocher de l’église, comme pour lui rappeler qu’il était en retard. L’obscurité était déjà à peu près complète et les rues presque désertes.

Le mois de novembre 1920 débutait décidément sous de mauvais auspices. Depuis quelques jours, les bourrasques ne faiblissaient pas. La fraîcheur faisait pressentir l’engourdissement comateux de l’hiver qui s’approchait à grandes enjambées. Les arbres étaient déjà largement dénudés, leurs feuilles s’entassaient sur les chemins et dans les cours des maisons, continuellement soulevées par de brutales rafales, s’abandonnant une fois encore à un dernier vol majestueux. Sans que la pluie se décidât à tomber, l’air était saturé d’une brume vaporeuse dont les multiples gouttelettes microscopiques collaient désagréablement à la peau et aux vêtements, accroissant la sensation de froid que chacun ressentait. Une atmosphère légèrement glauque saturait la petite ville, loin des luminosités éblouissantes des arrière-saisons habituelles. L’ambiance poisseuse faisait regretter les soirées d’été vibrantes de chaleur.

Sept heures, déjà ! Absorbé par son travail coutumier de préparation de la classe du lendemain, Jacques n’avait pas réalisé la fuite éperdue des minutes. Assis à sa table de travail, il changeait fréquemment de position afin de soulager sa jambe gauche qui le faisait cruellement souffrir. La monotonie de la sempiternelle mélopée de l’horloge comtoise ne l’avait pas alerté. Lui qui mettait toujours un point d’honneur à être à l’heure à tous ses rendez-vous ! Lui pour qui la ponctualité constituait la forme la plus aboutie du respect d’autrui ! Il s’était laissé dépasser par la lente évolution des aiguilles indolentes d’une parfaite régularité, plongé avec sa minutie habituelle dans ses préparatifs.

Dehors, la chaussée était légèrement glissante et, dès qu’il posât le pied sur le revêtement, il se sentit peu sûr de lui et de sa nouvelle prothèse. Il avançait prudemment, accentuant volontairement sa claudication habituelle afin de maintenir un équilibre précaire en tentant de stabiliser délicatement son allure. La bise lancinante faisait voler l’écharpe qu’il nouait nonchalamment autour de son cou, déstabilisant un peu plus sa démarche chaloupée. La nervosité qu’il ressentait à la suite de son retard augmentait démesurément sa difficulté de progression.

Dire qu’il y a peu d’années auparavant, il aurait pu parcourir en seulement quelques minutes le court chemin conduisant à la mairie ! Il devait maintenant marcher comme un vieillard, le dos humblement courbé dans une attitude servile, s’appuyant pesamment sur sa canne, attribut indispensable à une marche qu’il fallait bien qualifier de chaotique.

Une allure de petit vieux à l’âge de vingt-sept ans ! Qu’était-il devenu ? Putain de guerre ! La « Grande Guerre », comme on l’appelait désormais ! Comme si une guerre pouvait être grande ! « La der des der », disait-on au début, en ce sinistre mois d’août 1914 qui vit les villes et les villages se dépeupler de leurs forces vives ; « nos valeureux guerriers partent comme un seul homme, la fleur au fusil et des chansons plein leurs musettes ! » Quelle foutaise ! Au lieu de fleurs et de chansons, combien de déchirements sont apparus depuis ! Combien de désillusions ont anéanti tous ces rêves ineptes de puissance ! Combien de morts hantent encore les souvenirs engourdis ! Combien de cadavres pourrissent toujours, loin de leur terre natale, dans des paysages déchiquetés !

À cette réminiscence engendrée par la pénibilité de sa marche, à ces images douloureuses qui subrepticement remontaient à sa mémoire, Jacques sentit la colère, qui revenait par intermittence depuis la fin du conflit, le submerger à nouveau, accentuant le désagréable sentiment de n’être plus qu’un infirme, boiteux et inutile, dans un monde ayant toutes les peines à se reconstruire.

Il tenta d’accélérer l’allure pour rattraper son retard. En vain. Sa jambe mutilée se refusait à l’obéissance. L’humidité ambiante augmentait la douleur qu’il ressentait toujours. Elle s’était même accentuée depuis la mise en place de son nouvel appareillage. Le syndrome du membre fantôme ! Comme si son cerveau n’acceptait pas la disparition soudaine d’une partie de son corps, remplacée par un imposteur factice. Une douleur parfois violente, difficilement surmontable, à laquelle s’ajoutait la pénible sensation du frottement de son moignon cicatrisé sur le revêtement ouaté de la prothèse.

— C’est normal, lui avait dit quelques jours auparavant le docteur Régnault, il faut que ton corps s’habitue à ce nouvel appareillage. Cet instrument reste pour le moment gênant, mais peu à peu, tu verras, tu finiras par l’intégrer.

— Mais j’ai l’impression de ne pas réussir à m’y habituer !

— Ça viendra ! Quand tu l’auras apprivoisé, quand tu accepteras que ce membre artificiel fasse désormais partie de ton corps, tu ne t’en apercevras même plus et il sera comme ton autre jambe valide. Un membre constitué de fer et de cuir, non de chair et d’os, mais qui remplira des fonctions identiques et te rendra les mêmes services. Sois patient.

— Peut-être. En attendant, j’ai du mal à le supporter, votre intrus ! Il me blesse au-dessus du genou et je n’arrive pas à marcher correctement. Je perds fréquemment l’équilibre. Ma canne reste indispensable et j’ai même l’impression que mon corps ne veut pas de lui ; à moins que ce soit lui qui ne veuille pas de moi ! En tout cas, pour l’instant, nous sommes incompatibles comme le feu et l’eau, ou comme chien et chat, à vous de choisir !

— Tu t’y habitueras, mon garçon, n’aies aucune inquiétude. Si tu souffres trop, reviens me voir et on essaiera de l’ajuster au mieux. Pour l’instant, je ne vois pas de problème d’ordre mécanique susceptible d’être amélioré. C’est dans ta tête que tout se passe, crois-moi. Accepte cette prothèse comme tu as accepté l’ancienne. Elle est beaucoup plus perfectionnée. Avec tous ces estropiés de retour du front, l’orthopédie a fait en quelques années des progrès gigantesques. Tu pourras bientôt courir comme le jeune homme que tu es.

— Ce n’est pas demain, à mon avis ! Enfin, je vais quand même essayer de patienter et de l’apprivoiser, votre foutue prothèse. Mais ce sera sans doute difficile. Autant parvenir à convaincre un adepte des idées saugrenues de l’extrême droite que la république, en dépit de ses défauts, possède quelques vertus !

— Courage Jacques ! Je suis convaincu que tu y arriveras. Les polémiques ne t’ont jamais fait peur, que je sache ! La rhétorique n’a pas de secret pour toi ! Quand on est dans le vrai, on trouve des arguments à même de convaincre le plus entêté des obscurantistes ! Alors, aborde ta déficience physique comme tu conduirais un débat. Avec le calme, la précision et l’acharnement que tu mets habituellement dans tout ce que tu entreprends. Empoigne ton infirmité à bras le corps, maîtrise-la, poursuis ton chemin avec elle et pense toujours qu’il te reste ce que nous avons de plus précieux : la vie !

En traversant la grande place qui menait à la mairie, Jacques se souvenait de cette conversation récente avec le docteur Régnault. Depuis une semaine qu’il portait cette nouvelle prothèse sur les recommandations du médecin, il ne parvenait pas à s’y accoutumer. Ou peut-être tout simplement à l’accepter. L’ancien appareillage, pour rudimentaire qu’il fût, avait été placé aussitôt après son amputation, dès sa cicatrisation et sa sortie de l’hôpital militaire. Il revêtait alors un caractère provisoire. Cette suppléance lui semblait temporaire et son esprit ne s’était pas totalement habitué à vivre dorénavant avec cette infirmité. Maintenant que la prothèse définitive était en place, quoiqu’elle fût d’une qualité largement supérieure à l’ancienne, il comprenait que ce serait pour toujours, que cette aberration intrusive, cet imposteur, revêtait un caractère permanent, irrémédiable.

En ce sens, le docteur Régnault avait vu juste. Jacques devait aujourd’hui accepter cette infirmité pour le reste de sa vie. Poursuivre son existence encore jeune avec elle. Le choix n’existait pas. Il n’y avait pas de rémission possible. Par chance (si l’on peut dire), son bras gauche, atteint lui aussi par le même éclat d’obus ravageur, avait pu être sauvé. Il se ressentait toujours de cette blessure, douleur lancinante qui revenait lui gâcher la vie à intervalles réguliers, sans raison apparente, et n’avait pas pu récupérer l’intégralité de ses fonctionnalités. Au moins, se disait-il parfois, il conservait ses deux bras. Deux bras dont un complètement valide, une jambe et demie, de quoi se plaignait-il ? En pensant à ses compagnons disparus dans la tourmente des combats, déchiquetés, gazés, défigurés, éventrés, il s’estimait chanceux. De temps en temps, il se sentait même un peu gêné, presque coupable, d’être sur ses deux pieds (enfin, presque !) après avoir traversé toutes ces épreuves, bien vivant malgré tout et restant vigoureux, quoiqu’amoindri. Il ressentait au fond de lui les ressources inépuisables conférées par sa jeunesse. Les bourdonnements qui altéraient parfois son audition, suite vraisemblable de l’épouvantable vacarme supporté sans relâche sur le front, ne le gênaient pas exagérément.

Son bras et sa jambe lui faisaient presque oublier son oreille gauche, elle aussi atteinte par le même éclat indélicat, dont le lobe avait été littéralement déchiqueté. Pour masquer partiellement cette disparition fort disgracieuse, il portait depuis un anneau, puéril artifice qui cependant ne dénotait pas et parvenait, vaille que vaille, à conserver un fragile équilibre à son visage resté juvénile. N’était l’absence d’un solide bâton de marche et de l’indispensable besace portée en bandoulière, il ressemblait ainsi à un compagnon du tour de France écumant les chemins en recherche d’embauche.

Il était maintenant proche de sa destination. L’horloge de l’église, indifférente au respect de la ponctualité des rendez-vous, indiquait 19 heures 12. Il avait mis plus de dix minutes pour parcourir le court chemin qui le séparait de la mairie. Impensable ! Une tortue invalide aurait fait mieux !

Il lui restait quelques mètres à parcourir et un dernier obstacle à franchir : l’escalier menant au perron du bâtiment. Ces marches anodines constituaient pour lui un écueil délicat. Jacques réussit pourtant, marche après marche, en s’appuyant lourdement sur le pommeau de sa canne, à surmonter ce qui lui apparaissait comme un barrage. Cette allure incertaine paraissait en parfaite disharmonie avec son corps resté élancé et son visage dont les souffrances endurées n’avaient pas altéré la finesse.

Il aurait plus d’un quart d’heure de retard ! La réunion du conseil municipal serait certainement ouverte et peut-être quelques décisions auraient-elles déjà été prises. Il s’en voulut de son manque de vigilance. Désormais, il devait admettre que le moindre déplacement lui prendrait un temps considérable ; en conséquence, il serait obligé d’ajuster, où qu’il aille, son heure de départ, le rythme de sa marche n’étant plus comparable à celui du commun des mortels. Se déplacer le projetait dorénavant dans une temporalité différente à laquelle il devait se soumettre, s’il voulait conserver son principe d’exactitude.

***

La porte de la mairie était restée ouverte. Il entra, suivit l’étroit couloir central peu éclairé et pénétra, après avoir frappé, dans la première salle sur sa gauche, lieu habituel des réunions du conseil municipal. La pièce bruissait de conversations multiples, comme une ruche bourdonnante. Un grand portrait d’Alexandre Millerand, nouveau président de la République depuis le 23 septembre 1920, trônait au milieu du mur opposé à la porte d’entrée, aux côtés d’un buste de Marianne. Le visage fin et lisse de l’égérie républicaine contrastait singulièrement avec les cheveux blancs et la moustache épaisse de l’homme politique.

La brume provoquée par la fumée des pipes et des cigarettes empuantissait l’atmosphère, déjà alourdie par les émanations du poêle à bois. L’ensemble des élus municipaux était présent autour de la grande table de réunion, pour autant que Jacques puisse en juger en lançant un regard circulaire sur l’assemblée. Quelques spectateurs clairsemés, dans l’emplacement qui leur était réservé, attendaient patiemment le début des échanges en observateurs assidus.

À son arrivée, toutes les têtes se tournèrent vers Jacques dans un ensemble parfait. D’une voix forte, Anselme Bourdaux lança, sans chercher à dissimuler son aversion pour le nouvel arrivant :

— Ah ! Voilà enfin monsieur le maître d’école qui nous fait l’honneur de sa présence ! Nous vous attendons depuis un long moment déjà. Je croyais, monsieur l’instituteur, que la ponctualité était une des premières vertus républicaines !

Anselme Bourdaux était plutôt grand, les cheveux gris coupés en brosse. Une fine moustache ornait ses lèvres minces. Il arborait la mine arrogante de ceux que la vie a comblés, persuadés que leurs privilèges ne sont pas le fruit du hasard, mais résultent d’un choix judicieux du destin, comme une légitime oscillation de la balance de la fortune. Descendant de l’une des grandes familles bourgeoises enrichies au milieu du dix-neuvième siècle grâce à une imposante usine de bonneterie, il conservait de ce passé prestigieux, sans cependant qu’il y fût pour quelque chose, de confortables revenus grâce aux habiles placements effectués, à l’époque, par ses aïeux. Par atavisme familial ou peut-être par convictions personnelles (quoique celles-ci fussent assez sommaires et se résumassent à ânonner sans bien les comprendre des idées déjà confuses), il était sensible au discours porté par l’Action française, alors en pleine expansion, et penchait résolument vers une idéologie royaliste et un antiparlementarisme teinté d’antisémitisme. Il était convaincu que la démocratie constituait le pire des systèmes politiques, le peuple n’ayant ni la capacité, ni la volonté, ni surtout la pertinence de déterminer lui-même son propre avenir. La république représentait pour lui un ennemi majeur. Le nationalisme exacerbé, agrémenté de la xénophobie obscurantiste de l’Action française, convenait parfaitement à sa logique politique et, quoiqu’il n’ait pas participé à la guerre eu égard à son âge, il en vantait souvent les mérites, expliquant sans rire que les conflits sont propices à la gloire des peuples et à l’émergence de l’héroïsme individuel ou collectif. Une belle aventure, en somme ! Il est vrai qu’il est plus facile d’encenser les guerres quand ce sont les autres qui les font ! Sa participation aux combats s’était limitée à l’exégèse des journaux, bien au chaud dans son fauteuil, fustigeant le bavardage continuel des élus et regrettant qu’un homme à poigne ne fût pas présent pour traiter comme il se doit les pacifistes de tous poils qui, selon lui, encombraient la patrie et portaient l’entière responsabilité de la décadence du pays. Son agressivité jubilatoire ne semblait destinée qu’à masquer l’inanité de son idéologie primaire.

Ses idées étaient naturellement en parfaite opposition avec celles de Jacques, républicain convaincu, pourfendeur des privilèges de toutes sortes et chantre du combat contre les inégalités dont l’accroissement irrépressible, bien qu’il eût été amoindri par les destructions du conflit et l’inflation qui érodait les revenus des rentes, déstabilisait la cohésion sociale du pays. Adepte des idées de Jaurès, observant avec sympathie l’idéologie des utopistes, quoiqu’il n’en partageât pas toutes les convictions, il était persuadé que le capitalisme triomphant de la fin du dix-neuvième siècle et du début du vingtième portait en lui des germes conflictuels susceptibles de générer des crises économiques majeures ou d’autres conflits armés, capables de bouleverser et de détruire la vie des hommes. La guerre représentait pour lui le comble de l’horreur et le pire cataclysme pour les peuples, entraînés malgré eux dans un massacre inutile.

Les deux hommes ne s’entendaient sur rien et s’opposaient sur tout, même sur des sujets éloignés de toute considération politique.

Stupéfait par l’ironie mordante de la remarque d’Anselme, Jacques fut d’abord décontenancé. Il ne partageait pas ses idées politiques, mais avait du mal à comprendre le sens de cette agressivité sans raison apparente. Réprimant sagement la réplique acerbe qu’il sentait monter en lui, il choisit de ne pas répondre à cette provocation et, reprenant très vite ses esprits, s’adressa à l’ensemble des conseillers sans relever l’hostilité sous-jacente de son accueil :

— Je vous prie de bien vouloir m’excuser, messieurs, mais j’étais plongé dans mes préparations de cours et je me suis laissé dépasser par le temps. Je suis confus de vous avoir fait attendre. Je vous prie de croire que cela ne se renouvellera pas.

— Ce n’est rien Jacques, ce n’est rien, reprit aussitôt Auguste Charvin, le maire du village. Nous échangions juste quelques banalités d’usage sans grande importance en attendant ton arrivée. Prends place, je t’en prie ; nous allons commencer.

De la même voix où perçait la certitude de son importance, en homme convaincu de la respectabilité de sa fonction élective, Auguste Charvin déclara sur un ton solennel, quelque peu emphatique :

— Puisque le conseil est désormais au complet, je déclare officiellement ouverte la réunion du conseil municipal de la commune de Saint-Martin-L’étang du mardi deux novembre 1920. L’ordre du jour ne comporte qu’un seul objet : l’organisation de la cérémonie commémorative de l’armistice du 11 novembre. Je vais au préalable vous lire le compte-rendu de notre dernière séance.

Aussitôt après la lecture et l’approbation du compte-rendu, levant la main comme un élève studieux l’aurait fait dans sa classe, Anselme Bourdaux demanda la parole pour une intervention que l’on sentait préparée de longue date. En grand ordonnateur de la bonne tenue de la réunion, le maire la lui concéda.

— Mes amis, nous allons pour la deuxième fois depuis 1918 célébrer notre glorieuse victoire sur les boches. C’est bien. Les discours, la fanfare, la Marseillaise, les fleurs, tout ça, c’est très bien et c’est même indispensable. Mais je pense aujourd’hui que nous devons aller plus loin. Beaucoup plus loin. Dans tout le pays, de nombreuses communes réfléchissent à la création d’un monument qui pourrait célébrer de façon plus éclatante notre victoire, magnifier notre patrie et honorer nos glorieux morts, ceux qui se sont volontairement sacrifiés pour nous et pour le pays. Je pense que, nous aussi, nous devrions agir de même et envisager l’édification dans la commune d’un monument aux morts élevé à la mémoire de nos disparus et à la consécration de notre victoire.

Un murmure d’acquiescement parcourut l’assemblée, ponctué par des hochements de têtes approbatifs. La proposition sembla réunir la quasi-unanimité des conseillers présents. Manifestement satisfait de ce succès, encouragé par le tacite assentiment général, Anselme Bourdaux poursuivit sur un ton qui n’autorisait aucune réplique.

— Je propose qu’une commission soit nommée, composée de moi-même et de deux ou trois autres conseillers, afin d’élaborer un projet et le présenter au conseil pour obtenir son accord. Il nous faudra concevoir la forme que pourrait prendre le futur monument, obtenir la liste complète de nos héros disparus, étudier la façon dont leurs noms seront gravés, trouver la personne capable de l’exécuter et enfin choisir l’emplacement qu’il occupera dans le bourg. Je pense que, pour ce faire, nous pourrions nous appuyer sur les différents projets existants ou à l’étude dans d’autres communes. À ma connaissance, certains ont même déjà été réalisés. Il existe également des catalogues, édités par plusieurs entreprises, qui proposent des modèles.

— Cependant, notre monument devra bien se différencier des autres, répondit monsieur le maire, souhaitant conserver la maîtrise d’une discussion qu’il sentait lui échapper.

— Certes Auguste, certes. Mais on ne va pas refaire le monde à chaque fois. Les projets déjà mis en œuvre ainsi que les catalogues nous serviront uniquement de guide pour élaborer le nôtre. Ils en seront le fil conducteur et nous donneront sans doute des idées intéressantes, en tous cas des pistes vers lesquelles nous pourrons nous orienter.

— Dans ce cas, d’accord. Vous étudierez également le coût financier de la construction et les moyens à mettre en œuvre pour parvenir à le supporter. La commune n’est pas très riche ! Je sais que l’on peut obtenir une subvention de l’État, mais d’après mes informations, elle ne couvrira qu’une toute petite partie des frais.

— Bien sûr. Nous travaillerons également sur les délais d’exécution et chercherons le sculpteur le plus à même de réaliser le projet. Les catalogues dont je vous ai fait part proposent des monuments qui présentent l’avantage d’être moins onéreux. Il faut explorer toutes les possibilités.

Souhaitant reprendre, en sa qualité de maire, la direction des opérations, Auguste Charvin mit rapidement la proposition aux voix. Le décompte effectué, il annonça sur un ton dont la solennité n’avait d’égale que la posture avantageuse qu’il prit :

— Neuf voix pour et une abstention. La résolution est adoptée. J’attends, en fin de séance, les deux ou trois volontaires qui aideront Anselme dans sa tâche.

Le vote à main levée permettait de connaître précisément la nature des positions de chacun des élus. Se tournant résolument vers Jacques, le conseiller Anselme Bourdaux l’interrogea sur un ton dans lequel perçait une malveillance mal dissimulée.

— Peut-on savoir pourquoi tu t’es abstenu Jacques ?

— Je n’ai pas à donner les raisons de mon vote. Le conseiller municipal est totalement libre de ses choix et de la façon dont il approuve ou non les résolutions proposées. Je vais pourtant tenter de m’expliquer. Je n’ai, en principe, aucun a priori défavorable sur les monuments aux morts et il est vrai que notre commune peut difficilement rester à l’écart de la mouvance générale qui se dessine aujourd’hui dans le pays. Encore faut-il énoncer précisément de quoi on parle et savoir ce que l’on veut célébrer. S’il s’agit de ne pas oublier les victimes de la guerre, s’il s’agit de démontrer l’absurdité d’une telle tuerie et de ses ravages dans la jeunesse de notre pays comme dans son économie, s’il s’agit de célébrer la paix retrouvée et la réconciliation entre les peuples, j’approuve leurs édifications sans aucune réserve, et même je l’encourage. Cependant, les projets que j’ai déjà pu entrevoir, ici ou là, me laissent une impression fortement désagréable. Un monument doit surtout alerter les générations futures sur les horreurs de la guerre, non célébrer sa glorification. Ce n’est pas ce qu’il m’a semblé à la vue des projets existants. C’est la raison pour laquelle je n’ai pas voté contre la commission d’étude, mais je resterai d’une extrême vigilance sur ses résultats. Je n’approuverai pas un projet qui symbolise la vengeance, transforme les victimes en héros malgré eux et porte la patrie aux nues sans aucune évocation des malheurs causés par la guerre et de toutes les détresses qu’elle a engendrées. Sans insister non plus sur l’inanité des combats fratricides entre les peuples.

— Voilà monsieur le pacifiste qui réapparaît, rétorqua aussitôt Anselme Bourdaux, après nous avoir fait poireauter pendant vingt minutes, inutilement. Il s’était subrepticement caché sous la défroque rassurante du maître d’école ! Décidément, on ne sera jamais d’accord, toi et moi. Même pour les choses qui recueillent l’assentiment de tous les conseillers.

— Je t’ai dit que je n’étais pas contre, mais que je réservais ma position définitive lorsque j’aurai pu étudier le projet que nous soumettra la commission. C’est la seule raison pour laquelle je me suis abstenu dans ce vote.

— Je comprends la position de Jacques, et même je l’approuve !

Une voix forte, un peu rugueuse, s’était élevée dans la plage de silence qui avait immédiatement suivi l’intervention d’Anselme et la réponse de Jacques. Tous les regards se tournèrent vers Julien Grandpré, maréchal-ferrant de son état, dont la taille et la largeur hors norme des épaules ne manquaient pas, quoiqu’il fût d’une nature plutôt douce et pondérée, d’impressionner fortement ses interlocuteurs.

— J’ai voté pour la résolution, mais moi non plus, je ne souhaite pas ces monuments agressifs qui ne peuvent que raviver la douleur et la haine. Il faut commémorer la paix revenue, rendre hommage aux victimes et tout faire pour qu’un tel cataclysme ne se reproduise pas. C’est ça que doit symboliser le monument. Moi non plus, je ne voterai pas pour un projet qui privilégierait un aspect belliciste et revanchard.

Un instant de silence envahit la pièce. Chacun des conseillers observait le visage des autres, pour tenter de discerner leur réaction. Le maire restait interdit, fixant l’un après l’autre les participants d’un regard interrogateur. Conforté par le soutien inespéré de Julien Grandpré, Jacques prit soudain un ton plus ferme devant la remarque teintée d’ironie malveillante d’Anselme. Une certaine hostilité put se percevoir dans sa réaction.

— C’est exactement ce que je pense. Nous acceptons la commission, mais resterons très vigilants sur ses conclusions.

Souhaitant couper court à cette discussion ombrageuse qu’il sentait sur le point de dégénérer et connaissant, par ailleurs, la récurrence des oppositions entre Jacques et Anselme Bourdaux, le maire reprit opportunément la parole :

— Eh bien, puisque tout le monde est d’accord, l’affaire est entendue. Je vous propose maintenant que l’on passe à l’organisation pratique de la cérémonie du 11 novembre.

La fin de la réunion, plus consensuelle, se passa sans incident notable. À leur sortie, les conseillers se saluèrent ; la poignée de main entre Jacques et Anselme, que l’un et l’autre pouvaient difficilement éviter, fut d’une particulière froideur.

Jacques avait quelques problèmes administratifs dont il voulait faire part au maire. Il resta dans la salle et, tous les conseillers étant partis, s’approcha d’Auguste Charvin.

— Monsieur le maire, je souhaite vous parler à propos des crédits de l’école.

— Oui Jacques, bien sûr, mais là, je n’ai pas vraiment le temps. Pourrait-on remettre ça à demain s’il n’y a pas urgence ?

— Oui, tout cela peut attendre demain.

— Bien. Alors nous verrons cela demain. Dans mon bureau de la mairie vers dix-huit heures si tu veux.

Auguste Charvin resta un instant silencieux, examinant Jacques d’un regard où l’on sentait une profonde réflexion, comme s’il cherchait les mots les plus appropriés pour aborder un sujet délicat.

— Dis-moi Jacques, tu y es allé un peu fort avec Anselme ! Son idée n’est pas idiote après tout. Notre commune ne va quand même pas rester en dehors du mouvement national qui envahit le pays en termes de commémoration du souvenir !

— Sans doute. C’est d’ailleurs pourquoi je n’ai pas voté contre. Mais je connais Anselme. Je crains que son projet ne tombe dans un nationalisme poussé jusqu’à l’outrance et dans un esprit de vengeance teinté de chauvinisme étroit qui doivent absolument être absents de ce monument. Il n’a jamais fait la guerre. Trop jeune en 1870, trop âgé en 1914. Ce n’est pas un reproche, bien sûr, mais une simple constatation. Il ne peut en connaître toutes les horreurs. Il ne voit dans la célébration que la glorification de la victoire et la mise en exergue de la patrie. J’ai peur que cette attitude ne prenne le dessus dans le projet de monument qu’il nous prépare. Ériger un tel ouvrage ne doit pas constituer une sorte de vengeance contre nos ennemis d’hier ni ouvrir la porte à un nationalisme excessif qui a déjà causé tant de mal, mais symboliser l’horreur des massacres et des destructions inutiles. Il doit alerter les générations futures sur les ravages des conflits et les appeler à ne pas recommencer.

— On verra bien, répondit Auguste, avec sa volonté coutumière de ménager les parties opposées. Attendons d’avoir le projet de la commission. De toute façon, il n’y aura aucune édification sans l’accord du conseil municipal.

— C’est vrai. Mais Anselme possède une forte capacité d’influence sur un certain nombre de conseillers. Plusieurs le suivront les yeux fermés quoi qu’il dise et quoi qu’il fasse. C’est là ma crainte.

— C’est le libre exercice de la démocratie, Jacques. Ce n’est pas à toi que je vais l’apprendre. Mais ne t’inquiète pas. Tout se passera très bien. Je suis persuadé que nous parviendrons à trouver un terrain d’entente entre nous.

— Je l’espère, Monsieur le Maire. Je l’espère sincèrement.

À l’époque de ce récit, les monuments aux morts déjà construits, en cours d’édification ou en projet, étaient très variés dans leur forme comme dans leurs significations. Ils s’orientaient autour d’une typologie dont les caractéristiques permettaient une approche de classification.

Il y avait d’abord les monuments classiques ou civiques, pouvant être identifiés par leur dépouillement et leur austérité. Relativement nombreux, ils arboraient une certaine neutralité, sans glorification patriotique ni tendance guerrière. Il s’en dégageait un certain fatalisme, semblant considérer que la guerre fait inéluctablement partie du destin des peuples.

Il existait des édifices plus patriotiques. Ceux-là, généralement bien en vue sur une place publique au cœur de la cité, abordaient des thèmes plus belliqueux, glorifiant la victoire et utilisant fréquemment des sentences déclamatoires appartenant au champ lexical de l’encensement de l’honneur et de l’héroïsme. La guerre était subtilement présentée comme une nécessité vitale pour la sauvegarde de la patrie et l’indépendance du pays.

Des monuments plus mystiques pouvaient également être observés, porteurs d’inscriptions religieuses et fréquemment surmontés d’une croix. Ils étaient souvent placés dans une église ou ses alentours immédiats. Mettant les victimes sous la protection de Dieu, ils sous-tendaient l’idée que l’âme des défunts était accueillie avec bienveillance.

Les monuments funéraires, plus rares, symbolisaient le deuil et le malheur des soldats comme des civils, sans connotation patriotique ni religieuse, mais sans manifester d’aversion envers la guerre, dans une ornementation d’une grande sobriété. C’était un deuil soumis, non vindicatif, constatant le malheur sans entrer en rébellion contre lui.

Venaient enfin les monuments ouvertement pacifistes, très rares, qui rappelaient leur hostilité absolue à la guerre et aux malheurs qu’elle entraîne. Des statues allégoriques exprimaient la douleur des disparus sous la forme de pleureuses tenant dans leurs bras un soldat mort, fils, mari ou frère. Ils étaient souvent porteurs de sentences condamnant sans réserve et sans aucune ambiguïté toute forme de conflit.

Ce dernier type de monument était, on l’aura compris, celui pour lequel Jacques avait entamé son combat.

Jacques sortit de la mairie de sa démarche mal assurée. La réunion lui avait laissé un goût amer et l’unanimité du vote le laissait perplexe. En dépit du soutien de Julien Grandpré, il se sentait bien seul. Si le projet concocté par Anselme ressemblait à ce qu’il craignait, il aurait sans aucun doute les plus grandes difficultés à le faire refuser par le conseil ou, à tout le moins, à le faire évoluer.

La nuit était maintenant complète. Aucune pollution lumineuse ne venait contrarier l’obscurité profonde. Le temps ne s’était pas amélioré ; les bourrasques étaient aussi violentes et l’humidité latente saturait l’air nocturne.

Jacques reprit péniblement le chemin de l’école pour rejoindre, seul, son logis au premier étage du bâtiment.

2

Mercredi trois novembre 1920

Le lendemain, comme à l’accoutumée, Jacques descendit l’étroit escalier conduisant de son logement aux salles de classe. Il était encore tôt. Un voile d’obscurité s’appesantissait sur l’école déserte, transformant chaque chose en une silhouette évanescente. Les objets inanimés semblaient être les gardiens immobiles du clair-obscur matinal. Seul le discret mécanisme de la pendule emplissait l’espace de son murmure régulier, apportant un semblant de vie à cet univers encore engourdi par les ténèbres.

Pour une fois, la nuit n’avait pas été trop mauvaise. Il avait dormi plusieurs heures d’affilée, sans les brusques réveils auxquels il était habitué. Les souvenirs brûlants de ses années de combat privilégiaient le calme de la nuit pour l’assaillir de leur angoisse. Une avalanche d’images épouvantables surgissait alors dans des paysages fantomatiques évoquant l’enfer des champs de bataille. C’était un défilé continuel de morts-vivants estropiés, de cadavres pourrissants dans des gerbes d’étincelles, de cris et de lumières éblouissantes dans le crépitement ininterrompu des armes et l’éclatement des obus. Un véritable bagne qu’il revivait par procuration.

Mais cette nuit, sans qu’il sache pourquoi, ces pensées obsessionnelles ne l’avaient pas poursuivi.

Jacques prenait son temps, abordant une à une les marches dont le bois craquait sous son poids. Sa jambe et son bras le faisaient toujours souffrir. Ses douleurs étaient plus vives le matin, et il avait besoin de temps pour échauffer ses muscles engourdis par l’immobilité nocturne. Il avait appris, grâce au docteur Régnault, à ne pas brusquer son corps, à aborder en douceur chaque nouvelle phase de la journée afin d’apprivoiser, sans les rudoyer, ses membres meurtris. C’est la raison pour laquelle il descendait bien avant l’heure de la classe, le temps lui permettant d’habituer son corps aux exigences de son métier.

Il aimait particulièrement cette heure de la journée. Ce moment privilégié où, dans la pénombre matinale de la salle de classe encore silencieuse, il prenait doucement sa place dans cet univers familier et s’assurait que tout était en ordre. Les cahiers prêts à servir, les encriers remplis, le poêle allumé et la réserve de bois bien en place dans la remise. Les cartes, accrochées aux murs, attendaient patiemment qu’il daigne les utiliser, la grande règle lui servant à désigner les différents points essentiels de la géographie du pays sagement posée à côté d’elles. Il fit le tour de sa classe, arrangeant au passage quelques bancs déplacés, ajustant les grands rideaux des fenêtres et, traversant le couloir de séparation, procéda de façon identique dans la salle de classe des filles.

L’école publique, située en plein centre du bourg, non loin de la mairie, comportait deux ailes s’appuyant sur un bâtiment central. L’aile gauche correspondait à la salle de classe des filles tandis que l’aile droite était réservée aux garçons. Au centre, un large couloir menait à deux pièces dont l’une servait de bureau à Jeanne, la directrice et collègue de Jacques ; l’autre, plus grande, était utilisée pour le stockage des fournitures scolaires et permettait aux enfants d’y prendre leur déjeuner.

La cour assez vaste, égayée par quelques arbres rachitiques, était commune aux filles et aux garçons, ce qui exigeait une surveillance assidue lors des récréations. Le sol laissait entrevoir quelques ornières peu profondes, mais pouvant constituer de véritables pièges pour les écoliers inattentifs, lancés dans des courses échevelées. Dans la lumière indécise du jour naissant, Jacques en fit le tour, s’assurant qu’aucun objet susceptible de receler un quelconque danger pour les enfants n’était présent. Un silence de cathédrale régnait sur les lieux, attendant la renaissance des cris qui ne tarderait guère.

Depuis la veille, le temps s’était amélioré. Le vent avait faibli et il ne restait des rafales sauvages qu’une brise légère dont la fraîcheur avenante caressait le visage. L’atmosphère était moins humide, provoquant une chute brutale de la température. Cette météo plus clémente, asséchant l’air ambiant et atténuant partiellement ses douleurs, convenait beaucoup mieux à Jacques. Il était ragaillardi par cette brusque évolution, et se sentait pleinement d’attaque pour affronter une nouvelle journée.

Satisfait de son inspection matinale, il rentra dans sa salle de classe et commença à distribuer les cahiers du jour sur les pupitres inoccupés. Il inscrivit ensuite sur le tableau noir, de son écriture appliquée, agrémentée de pleins et de déliés particulièrement bien marqués, la date du jour : le mercredi 3 novembre 1920.

« Heureusement que je suis droitier, pensa-t-il, je ne sais pas comment j’aurais fait sinon, avec ce foutu bras qui n’en fait qu’à sa tête et ne m’obéit qu’à moitié ! ».

Les premiers élèves ne seraient pas là avant quelque temps. Il s’assit à son bureau et déplia, de son bras valide, sa jambe rendue douloureuse par cette promenade matinale. Le dos appuyé contre le dossier de son siège, la jambe gauche bien étendue devant lui, il savourait ce moment de plénitude, tel un acteur attendant fébrilement le début de la représentation, ressentant toujours un peu de trac à l’idée de débuter le spectacle. En relisant Flaubert, bercé par l’harmonieuse conception des phrases et la magie aérienne du subtil enchaînement des mots, il s’évadait de la pénible reconstruction de sa vie.

Il était plongé dans ses rêveries littéraires lorsque la porte d’entrée du bâtiment s’ouvrit. Jeanne, de son pas décidé, entra dans la salle de classe en portant dans ses bras une pile de cahiers. Elle les posa d’un geste machinal sur le bureau et s’assit en face de Jacques. Connaissant la récurrence de ses douleurs, elle prenait toujours, sans ostentation ni affliction exagérée, des nouvelles de sa santé.

— Bonjour mon petit Jacques.

— Bonjour Jeanne.

— Alors, comment vas-tu aujourd’hui ?

— Mieux. Beaucoup mieux, merci. Ce temps est plus adapté aux douleurs d’un pauvre infirme. L’air sec me convient.

— Pauvre infirme ! Tu y vas un peu fort. J’ai connu des invalides plus malheureux que toi !

— C’est vrai. Tu as raison. Il faut que j’arrête de me plaindre. C’est ce que me dit souvent le docteur Régnault. L’infirmité, elle est surtout dans ma tête.

— Tu parviendras à la maîtriser, tu verras. Le temps adoucit tout, enfin presque tout. En tout cas, l’habitude finit par prendre le pas sur l’adversité.

Dans ce domaine, Jeanne s’y connaissait ! Plutôt grande, elle portait allègrement une cinquantaine épanouie et généreuse en dépit des malheurs qui avaient bousculé sa vie. Le charme de ses vingt ans, adouci par les ans, ne l’avait pas quittée. Mariée assez jeune, elle avait perdu son mari en 1905 des suites d’une maladie qui n’avait pu, à l’époque, être identifiée de façon précise. De cette union, elle avait eu deux garçons, Étienne, né en 1892 et Firmin, né en 1894. Elle s’était remariée en 1911 avec Julien Grandpré, veuf lui aussi, maréchal-ferrant et conseiller municipal de Saint-Martin-L’étang. Ce mariage s’avérait particulièrement réussi. La gentillesse de Julien, un colosse bonhomme, sa douceur et sa force de travail s’accordaient de façon harmonieuse avec l’énergie et la clairvoyance de Jeanne dont la culture fascinait son mari. Julien restait émerveillé par les qualités de Jeanne et avait peine à croire au bonheur qui était le sien d’avoir pu séduire et épouser une telle personne. Les deux garçons appréciaient pareillement le caractère de Julien et lui étaient reconnaissants de l’attention et du dévouement qu’il portait à Jeanne.

Ils auraient pu poursuivre leur vie dans un bonheur tranquille, mais la guerre, déesse tutélaire s’arrogeant orgueilleusement le droit de disposer de la vie des hommes, ne l’entendait pas ainsi. Étienne, le fils aîné de Jeanne, fut tué dans les premiers jours du conflit au cours de la bataille de Charleroi en 1914, laissant une jeune veuve, Léonie, et Francis, un fils de quelques mois, né en janvier 1914.

L’effondrement de Jeanne fut indescriptible. Elle resta prostrée plusieurs mois, accomplissant machinalement sa fonction d’éducatrice, et Julien eut les plus grandes difficultés à la soutenir, à essayer de lui maintenir la tête hors de l’eau. Elle commençait à peine à sortir de sa torpeur désespérée qu’un second séisme vint la renverser, telle une réplique tellurique redoutable. Elle apprit la mort de Firmin, son deuxième fils, déchiqueté par un obus dans la Somme en 1916. Comme de nombreuses autres victimes, son corps ne fut jamais retrouvé. Jeanne retomba alors dans son état antérieur, aggravé par la double peine que lui infligeait la vie. Le sort lui enlevait, coup sur coup, ses deux êtres les plus chers. Dès lors, plus rien ne l’intéressa. Ni son métier ni Julien, qui pourtant faisait de son mieux pour atténuer sa douleur. Même sa foi, si profonde, en était ébranlée. La perte de ses deux fils, à un intervalle si proche qu’il semblait que le sort eût attendu qu’elle se soit un peu redressée pour la faucher à nouveau, avait provoqué en elle un effondrement complet. Seuls son petit-fils et Léonie, qui vivaient depuis la disparition d’Étienne avec Jeanne et son mari, pouvaient, par intermittence, lui faire recouvrer un semblant de goût à la vie.

Sous le même toit, Julien, Léonie, Jeanne et son petit-fils Francis vivaient une vie au ralenti, écrasés par le souvenir lancinant des deux disparus.

À la fin de la guerre, l’allégresse générale n’eut pas beaucoup d’influence sur eux. Les fêtes, les bals, les concerts, les feux d’artifice, toutes les réjouissances organisées dans la jubilation de l’arrêt des combats ne parvinrent pas à les faire sortir de leur torpeur. Ils n’étaient bien sûr pas les seuls ! Toutes celles et tous ceux (et ils étaient nombreux !) ayant perdu qui un fils, qui un père, qui un mari, qui un frère, observaient pensivement leurs concitoyens, sans les voir et sans pouvoir partager leur émotion ni célébrer dans l’enthousiasme général la fin d’une époque douloureuse.

C’est sans doute l’un des paradoxes des fins de guerre. La liesse se substitue à l’anxiété, mais pour ceux que la boucherie a meurtris, il n’est pas de véritable allégresse. Il ne reste que des ombres confuses, devenant de plus en plus incertaines, des silhouettes évanescentes qui se dissipent peu à peu jusqu’à se perdre dans un étrange brouillard que ne parviennent pas à raviver les quelques photos jaunies siégeant sur le bord des buffets ou le manteau des cheminées. Le souvenir des voix, des attitudes, des manies attendrissantes ou agaçantes s’estompent lentement au fil du temps comme une seconde mort, plus tangible et plus définitive.

Sans bien savoir pourquoi ni pour qui, Jeanne poursuivait sa vie comme une machine bien réglée, accomplissant, semblable à un robot bien programmé, tous les gestes dérisoires du quotidien. La célébration des messes dominicales, auxquelles elle continuait d’assister, ne lui apportait plus la bienfaisance qu’elle ressentait antérieurement, comme si Dieu lui-même lui tournait le dos. Les lumineux babillages de son petit-fils lui permettaient à peine de sortir, de temps à autre, du précipice douloureux vers lequel elle se sentait attirée.

Peu à peu son chagrin, sans s’affaiblir, se transforma en colère. Pareille à l’étrange phénomène de la transmutation, la douleur fit grandir en elle une violence incoercible, étonnant résultat d’un mélange d’indignation, d’agressivité et de rancœur. Elle en voulait aux hommes qui avaient déclenché la guerre comme à ceux qui l’avaient approuvée. Elle maudissait ceux qui avaient incité un déséquilibré à assassiner Jaurès, le seul homme sans doute qui, avec Joseph Caillaux, aurait pu arrêter le cycle infernal ayant abouti au cataclysme. Elle ne parvenait pas à refréner sa colère en pensant aux motifs fallacieux qui avaient servi de prétexte au déclenchement du conflit. Ces alliances absurdes scellées au vu des seuls intérêts économiques ou pour des raisons politiques opaques et trompeuses ; ces peuples écrasés sous d’archaïques dominations monarchiques ne pensant qu’à leur grandeur et à l’accroissement immodéré de leurs territoires sans se soucier de la misère de leurs sujets ; cette concurrence effrénée entre les pays européens visant à s’octroyer l’empire colonial le plus étendu ; la volonté d’hégémonie et le nationalisme haineux habitant la plupart des dirigeants. Toutes ces absurdités, toute cette supercherie, accroissaient démesurément le sentiment désagréable d’une gigantesque tromperie envers les citoyens, entraînés à leur corps défendant dans un conflit dont les raisons profondes, en majeure partie, leur échappaient.

Par-dessus tout, elle incriminait les autorités militaires pour avoir joué avec la vie des soldats, pour avoir détruit une partie de la jeunesse du pays en appliquant au début des combats une stratégie de guerre à l’ancienne, héritée du conflit de 1870 et des épopées napoléoniennes, essentiellement orientée vers les attaques à outrance de l’infanterie, sans souci des nids de mitrailleuses ennemies qui décimaient les troupes ni des barbelés qui entravaient leur progression. Le haut commandement avait, ce faisant, sacrifié inutilement la vie de centaines de milliers de jeunes hommes. De toutes ces vies sacrifiées, elle n’en connaissait que deux ! Elle savait cependant que, dans son pays comme dans toutes les autres nations belligérantes, des mères, des femmes et des filles se lamentaient, réunies par-delà leurs différences linguistique et culturelle, dans un malheur identique.

Paradoxalement, ce fut cette colère salvatrice qui lui permit de surmonter son désespoir. Non que Jeanne eût subitement recouvré le goût de la vie, mais elle sentait au fond d’elle renaître, au fil des jours, une énergie qui devrait désormais être entièrement consacrée à la préservation de la paix et à la lutte sans merci contre la malédiction des guerres. En sa qualité d’institutrice, elle prit peu à peu conscience du rôle qu’elle pouvait être amenée à jouer dans l’éducation des enfants, en expliquant à ces jeunes esprits la force des idéaux de fraternité, de bienveillance et de compréhension mutuelle. Elle reconquérait ainsi un certain sens de la vie qu’elle croyait jusqu’ici anéanti pour toujours dans le puits sans fond de la douleur. Avec son chagrin toujours enraciné, elle reprit une existence qui pourrait être qualifiée de normale, sans toutefois que cette normalité puisse parvenir ni à amoindrir son affliction ni à atténuer ses moments de désespoir.

Les rapports entre Jeanne et Jacques allaient bien au-delà d’une simple relation professionnelle. À quelques années près Jacques, orphelin de mère à douze ans, avait l’âge des deux fils disparus de Jeanne. Par un transfert habituel en de telles occurrences, des relations quasi filiales s’établirent entre les deux enseignants. Lorsque Jacques fut nommé à ce poste au mois de septembre 1919, peu après sa sortie de l’hôpital militaire, Jeanne se prit aussitôt d’affection pour ce garçon qui aurait pu être l’un des siens. En le voyant évoluer chaque jour de sa démarche saccadée, portant sur ses épaules le poids de ses souffrances, mais empoignant malgré tout la vie comme un lutteur, elle comprit rapidement que les blessures physiques de Jacques, pour apparentes et invalidantes qu’elles fussent, ne constituaient pas l’unique stigmate qu’il ramenait du conflit. Bien d’autres meurtrissures, moins visibles sans doute, mais non moins douloureuses, étouffaient cet homme jeune sous une épaisse couche de souvenirs mortifères. En participant aux combats pendant près de quatre longues années, Jacques avait en effet subi toutes les horreurs de la guerre et en conservait les flétrissures.

De la bataille de Charleroi à celle du Chemin des Dames au cours de laquelle l’obus meurtrier avait déchiqueté sa jambe, en passant par l’épouvantable affrontement de Verdun, il avait vécu les ravages, dans les corps et dans les esprits, de l’effroyable fureur dont les hommes peuvent parfois se révéler capables.

La boue collante des tranchées, le froid mordant qui enserrait les poitrines d’un étau puissant, l’odeur fétide des abris sommaires, la saleté repoussante attirant les rats et de nombreux animaux ou insectes difficilement identifiables, le manque chronique de sommeil et la qualité douteuse de la nourriture, tout cela, toutes ces conditions de vie misérable imposées par les circonstances, il avait pu le supporter.

Ce qui l’accablait le plus, c’était la disparition des camarades, les montées en ligne au sortir des tranchées sous les rafales ininterrompues des mitrailleuses ennemies et les hommes qui tombaient, un à un, sous les balles meurtrières. Quand, par chance, ils parvenaient aux abords de la tranchée ennemie, un corps à corps acharné s’engageait en utilisant les baïonnettes ou les pelles. Une haine viscérale s’emparait alors des soldats, qu’ils fussent Allemands ou Français, et le massacre se poursuivait dans un égarement généralisé et une énergie démoniaque.

Ces assauts destructeurs, dans lesquels les soldats étaient happés malgré eux, ne débouchaient le plus souvent sur rien ou, dans le meilleur des cas, sur quelques dizaines de mètres de terrain douloureusement conquis à l’ennemi, et qui seraient sans doute repris dès le lendemain dans un carnage identique. Inutile massacre ! Inutile guerre qui faisait s’affronter de jeunes hommes dont très peu comprenaient les raisons exactes de cette tuerie.