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Morgane vient de rentrer d’Ecosse, après des vacances en famille. Une surprise de taille l’attend quand elle défait sa valise : un fantôme !
La jeune fille est d’abord effrayée, avant de s’intéresser à Craig Mac Greygor, rebaptisé Greg, au point de devenir son amie. Peu importe qu’il soit hautain, taquin, et décédé ; au contraire ! Influencée par la culture gothique, aussi bien dans ses goûts musicaux que vestimentaires, elle raffole du 19e siècle et des histoires de revenants.
C’est le début d’une aventure et d’une amitié hors normes, entre le passé et le présent, au coeur d’un château écossais.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Bercée dans son enfance par les contes de fées, les légendes et la mythologie,
Clarissa Rivière
s’est tournée vers la littérature fantastique, la science-fiction, les romans policiers, SF… un peu de tout ! Elle invente des histoires depuis toujours et noircit des cahiers à l’infini. Ce plaisir de raconter des histoires ne l’a jamais quittée, et elle s’est lancée dans l’écriture il y a quelques années, en particulier des nouvelles et des romans épicés – avec toujours plein d’amour !
"Souvenir d’Ecosse" est sa première romance fantastique, autour de deux thèmes qu’elle affectionne particulièrement : les fantômes et le temps.
Parisienne rêvant de nature, elle est toujours tiraillée entre l’envie de rester à la maison pour écrire tout son soûl, et sortir pour voir ses amis ou faire la fête – mais l’écriture la tenaille encore, elle s’empresse ensuite de raconter ses aventures sur son blog.
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Seitenzahl: 313
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Couverture par Scarlett Ecoffet
Maquette intérieure par Scarlett Ecoffet
Correction par Emilie Diaz
© 2024 Imaginary Edge Éditions
© 2024 Clarissa Rivière
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés.
Le code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou production intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
ISBN : 9782385721688
Home Sweet Home
Aline et Pierre posèrent leurs valises avec soulagement, heureux d’arriver enfin. Ils avaient aimé leur voyage en Écosse, mais quel bonheur de retrouver leur maison et une certaine routine familière. Aline se tourna vers sa fille.
— Tu es contente de rentrer, toi aussi ?
Sans répondre, Morgane fonça vers sa chambre, son domaine dans lequel elle s’isolait de longues heures, loin des questions des parents. Ils voulaient bien faire, mais leurs efforts maladroits lui portaient sur les nerfs.
Aline soupira. Ce voyage censé les rapprocher n’avait pas l’air d’avoir changé grand-chose. Depuis des années, sa fille lui parlait du bout des lèvres, et le moins possible. Tout était si compliqué depuis le début de son adolescence ! L’organisation des vacances en famille était devenue un enfer. Aline pensait avoir eu une bonne idée avec ces visites de châteaux écossais, et voilà que tout recommençait comme avant, à peine franchi le seuil de leur maison.
Morgane était une jeune fille renfermée et maussade, avec eux du moins. Elle cultivait son teint blafard, souriait rarement, à demi camouflée derrière ses longs cheveux noirs. Seuls ses yeux sombres révélaient sa nature passionnée. Ils brillaient de curiosité et d’enthousiasme, étincelaient d’exaspération parfois, et contrastaient avec le reste de son visage qu’elle s’efforçait de garder parfaitement inexpressif. Si elle parvenait à se montrer impassible, elle ne maîtrisait pas l’expression de son regard. Ils lançaient souvent des flammes, particulièrement en direction de ses parents. Des étrangers, incapables de la comprendre et d’apprécier son univers. Elle avait renoncé à leur expliquer, ils lui répondaient à tort et à travers, complètement à côté de la plaque ! Tant pis… Elle assumait pleinement son côté gothique sans se soucier de leur avis. Elle affectionnait les longues robes noires d’inspiration victorienne, les araignées — avec modération malgré tout — les histoires sataniques, la musique Metal, et remuait volontiers des idées morbides. Du haut de ses dix-sept ans, elle promenait un regard charbonneux et désenchanté sur le monde.
Elle se jeta sur son lit et lança sa playlist favorite, s’immergeant dans les rythmes infernaux qu’elle adorait. Son cœur se mit à battre, elle respirait à nouveau, elle se sentait bien vivante après avoir étouffé sous les attentions de ses parents. Elle ne supportait plus leur sollicitude et leurs inquiétudes ! Sa mère surtout, avec ses réflexions incessantes : mais souris donc un peu, on est venus là pour te faire plaisir, pourquoi tu fais la tête, qu’est-ce qui ne va pas, on fait tout pour toi, j’aimerais tant faire du shopping avec toi, mais rien ne t’intéresse à part… et ainsi à l’infini, jusqu’à ce que son père pose une main rassurante sur son épaule.
— Aline, laisse-la tranquille, ça lui passera.
Son père non plus ne la comprenait pas. Comment imaginer que ça allait lui passer ? Le milieu gothique, c’était sa passion, ancrée, jusqu’au plus profond d’elle-même, une passion qui la définissait ! Mais au moins, il lui fichait la paix.
Le son assourdissant la calmait, paradoxalement. Morgane se retrouvait dans son univers, les tensions accumulées pendant les vacances en famille et la pesante proximité de ses parents s’estompaient. Elle laissa la musique pénétrer chaque fibre de son corps. Pour la première fois depuis des jours, elle sourit aux anges.
***
Du hard rock résonnait dans toute la maison, Aline se crispa. Pierre leva les yeux au ciel, ils venaient à peine d’arriver, et les ennuis commençaient déjà.
— Tu peux baisser le son ? s’égosilla Aline.
— Notre fille est heureuse de retrouver sa musique, plaida Pierre. Deux semaines collée à ses parents, ça n’a pas dû être marrant tous les jours !
— Pourtant, j’ai sacrifié mes vacances à la mer pour elle, j’ai choisi d’avoir froid dans ce pays brumeux, avec ses châteaux pleins de courants d’air…
— C’est vrai qu’on n’a pas eu de chance avec la météo… Mais au moins, pas de coups de soleil, et tu as vu à quel point Morgane a aimé ces châteaux, elle s’y sentait comme chez elle ! Elle a presque souri.
— Presque !
Ils éclatèrent de rire tous les deux.
Pierre fila en cuisine, soulagé ; il avait réussi à éviter une scène entre les deux femmes de sa vie. Elles pouvaient se montrer ombrageuses, et même hystériques parfois, chacune dans son genre. Lui détestait les cris et les éclats de voix. Il aspirait au calme et aimait se plonger dans un livre en oubliant le reste du monde. Il adorait cuisiner aussi, et parvenait souvent à les réconcilier autour d’un bon plat dont il avait le secret. Il annonça qu’il allait préparer le dîner et s’enferma dans la cuisine sous prétexte d’empêcher les odeurs de cuisson de se disperser dans toute la maison. Morgane avait sa chambre, et lui, il avait la cuisine ! C’était son domaine rien qu’à lui — Aline se montrait piètre cuisinière, elle y mettait rarement les pieds, et savait à peine où se trouvaient les pâtes. Pierre décida d’ouvrir une bouteille de ce délicieux vin de Bourgogne pour fêter la fin des vacances, qui s’étaient plutôt bien déroulées, de son point de vue en tout cas. Il dégusta son verre avec satisfaction, les yeux fermés, ses soucis relégués au second plan. Les arômes explosèrent dans sa bouche et comblèrent ses papilles. Tant que sa cave lui proposerait des vins de cette qualité, la vie serait belle !
***
Morgane avait mis un casque sur ses oreilles pour ne plus gêner ses parents. Les yeux dans le vague, elle se laissait posséder par la musique, elle se sentait partir dans une autre dimension, emportée par les rythmes démoniaques de ses groupes préférés écoutés à plein volume. Elle voyageait avec le son, décollait, enivrée de musique. Ça lui avait manqué pendant ces quinze jours ! Dès qu’elle faisait mine de mettre ses écouteurs, sa mère lui tombait dessus, soi-disant ça la coupait du monde, elle n’était plus avec eux…
Elle sursauta, sa mère venait de faire irruption à ses côtés.
— J’ai frappé, s’excusa Aline, mais tu ne m’as pas répondu. Je lance une lessive, tu peux me donner ton linge sale ? Des trucs de couleur claire, je fais une lessive de blanc !
— Maman ! Tu sais bien que je ne porte que du noir, s’énerva Morgane, offusquée.
Comment sa propre mère pouvait-elle ignorer ses goûts à ce point ?
— Il me semble voir du blanc dépasser de ta valise, insista sa mère. C’est quoi ? Je le prends ?
— Nooon ! C’est à moi !
— D’accord, pas de panique, je te laisse tranquille ! Je t’appellerai pour le dîner.
Aline leva les mains en signe d’apaisement et abandonna son ado rebelle à sa mauvaise humeur et à sa musique de sauvages. C’était décidément de plus en plus difficile de communiquer avec elle. Elle qui pensait que ce voyage les souderait ! Quelle déception…
Morgane s'en voulut de son imprudence, elle devait se montrer plus vigilante ; sa mère débarquait toujours pour un oui ou pour un non. On venait tout juste d’arriver ! Cette lessive, ça ne pouvait vraiment pas attendre ? Sa mère n’avait pas envie de se poser au calme plutôt, avant de se lancer dans le grand ménage ? Comment papa faisait-il pour supporter ça ? Ah oui, il picolait en douce dans la cuisine — soi-disant il cuisinait.
Sa mère n’allait pas la lâcher, Morgane se résigna en pestant. Elle se releva et défit sa valise. Elle jeta tous ses vêtements noirs en vrac dans le sac dédié au linge sombre et mit soigneusement à part un drap blanc magnifiquement brodé à la main, ancien d’après sa teinte ivoire. Elle l’avait trouvé dans le dernier château où ils avaient séjourné. Un manoir plutôt modeste vu sa taille, en comparaison des autres châteaux visités, mais le propriétaire des lieux tenait à son statut de châtelain ! Un manoir au charme fou, Morgane s’y était sentie bien tout de suite, comme chez elle. Les pièces regorgeaient de souvenirs, et n’avaient subi que peu de changements. Quel contraste avec l’anonymat glacé des hôtels de luxe. Quant au propriétaire, il lui avait plu d’emblée : accueillant tout en étant bourru, chaleureux et taiseux… Un mélange paradoxal qui n’appartenait qu’à lui. Ils s’étaient entendus sans même avoir besoin de se parler. Henry Mac Greygor devina son coup de foudre pour son château, il fut touché en plein cœur. Morgane appréciait son côté taciturne, son goût pour la solitude, l’histoire et les objets d’autrefois. Elle avait même refusé quelques promenades et visites dans la ville voisine, préférant rester en sa compagnie.
— Il pourrait être ton père, il a au moins soixante ans, avait protesté Aline.
— Aucun risque qu’elle ne tombe enceinte ! avait plaisanté Pierre.
Il s’était empressé de changer de sujet devant les regards vénéneux de ses chéries.
Morgane souffrait d’insomnies depuis le début de sa puberté. Elle ne s’en formalisait pas, elle aimait la nuit, la lune et ses mystères. Alors que tout le monde dormait, elle en avait profité pour explorer le manoir de fond en comble les quelques nuits où ils y avaient dormi. Elle avait ouvert toutes les portes, visité les chambres inoccupées, enchantée de les découvrir dans leur jus, et arpenté tous les couloirs, avant d’emprunter un escalier au dernier étage. Il menait au grenier, et de toute évidence, elle était la première à s’y risquer depuis longtemps vu la couche de poussière qui recouvrait les marches. Elle avait fureté un peu partout, et emporté des trucs en douce… C’était du vol, elle le savait, mais elle n’avait pu s’en empêcher. Ils avaient l’air abandonnés, délaissés depuis des années. Ils ne manqueraient à personne, alors qu’elle, elle les chérirait ! Elle aimait les objets du passé, et le passé tout simplement. Elle aurait tant aimé vivre autrefois… Au 19esiècle, cela ne faisait aucun doute ; elle raffolait des grandes robes noires à crinoline, des histoires gothiques, des excentricités de l’époque victorienne... Elle s’imaginait souvent allongée mélancoliquement sur un sofa, remuant des idées romantiques, entourée de lys embaumant la pièce, quelques soupirants se mourant d’amour à ses pieds.
Au fond du grenier, dans une malle vermoulue, elle avait déniché ce drap brodé et des lettres reliées par un ruban — elle allait s’amuser à les déchiffrer, l’encre était à moitié passée. Elle avait aussi trouvé un chapelet, le portrait d’un dandy avec juste ce qu’il faut d’arrogance dans la moustache, et un carnet de cuir empli d’une écriture illisible, en pattes de mouche. Elle l’avait pris quand même. Elle aussi tenait son journal intime, son mal de vivre et l’incompréhension de son entourage s’y étalaient page après page. Elle était curieuse de lire les pensées secrètes d’un inconnu, à plusieurs décennies de distance. Elle avait laissé, à regret, quantité de vêtements mités et poussiéreux ; des vêtements d’homme de toute façon.
Morgane déplia le drap et le secoua. Une puissante odeur de renfermé, de fleurs fanées et de château en ruines s’en échappa, ainsi que des monceaux de poussière. La jeune fille éternua et se frotta les yeux avant de tressaillir. Un courant d’air venait de fermer brutalement sa fenêtre entrouverte. Elle frissonna, frigorifiée ; la température s’était soudainement rafraîchie. Elle replia soigneusement le drap et le rangea dans son placard, avec ses autres trésors.
— À table ! appela sa mère.
Morgane respira un grand coup et se prépara à affronter le dîner familial, les questions des parents, et l’ennui abyssal des conversations. Elle s’entraîna à sourire devant son miroir, avant de renoncer. Si ses parents l’aimaient, comme ils ne cessaient de le lui répéter, pourquoi ne l’acceptaient-ils pas telle qu’elle était ? Pourquoi était-il si mal vu de se réclamer de la culture gothique ? La chasse aux sorcières était finie depuis longtemps pourtant !
***
Le repas se déroula sans incident majeur. Morgane se concentra sur le contenu de son assiette, guettant une occasion pour filer discrètement, tandis que ses parents discourraient sur l’actualité. Elle se régalait, son père avait le chic pour concocter un festin alors même que le frigo semblait vide. Au moment du dessert, un sorbet framboise rouge pour elle et une glace à la vanille pour sa mère — son père optant pour un digestif — un fracas retentit au premier étage juste au-dessus de leurs têtes. Sa chambre. Ses parents la regardèrent, saisis.
— J’avais posé ma valise sur la chaise, elle a dû tomber, supposa Morgane, avant de se précipiter vers l’escalier.
Un tableau d’apocalypse l’attendait dans sa chambre, une véritable scène de guerre : toutes ses affaires sens dessus dessous, renversées rageusement et éparpillées sur le sol. Morgane ne comprenait pas ce qui avait pu provoquer un tel désastre ! Des voleurs s’étaient-ils infiltrés dans la maison ? Son ordinateur portable trônait toujours sur son bureau, ça ne pouvait pas être ça. Le groupe de Metal qu’elle écoutait aurait-il invoqué un démon, avec des incantations sataniques cachées dans les paroles des chansons ? C’était bien la première fois en quatre ans d’écoute intensive qu’il se passait quelque chose ! Un esprit frappeur peut-être, qui se serait réveillé dans leur maison, profitant de leur absence ? Une maison construite dans les années 80, bêtement carrée et lumineuse, c’était peu probable également… Morgane se perdait en conjectures. Elle n’avait pas peur, un frisson d’excitation la galvanisa au contraire. Elle adorait les histoires macabres qui font trembler et donnent des sueurs froides, avec des revenants et des démons, et là, elle était servie. Qu’ils se manifestent dans sa propre chambre l’enthousiasmait ! Elle réussit à garder son sang-froid, elle allait s’efforcer de ramener le calme dans sa chambre à l’aide de bougies et de musique zen. Le Metal, ce n’était peut-être pas ce que l’on pouvait faire de mieux pour apaiser un esprit apeuré et tourmenté. À moins qu’elle ne soit elle-même la cause de tout cela ? De super pouvoirs se révélaient en elle, comme dans ses séries préférées ? Trop cool… Elle allait vite le savoir.
— Tout va bien, ma chérie ? Tu as besoin d’aide ? cria sa mère au pied des escaliers.
— Je gère, t’inquiète !
Morgane claqua la porte pour la dissuader de venir fourrer son nez dans ses affaires. Elle étendit avec soin le drap sur son lit, alluma des bougies, et choisit une musique douce, qu’elle accompagna de prières de son cru, en serrant le chapelet ancien entre ses doigts. Elle ne savait pas si elle priait Dieu, Satan, ou le démon qui avait saccagé sa chambre, mais elle priait de tout son cœur. Tout démon était un peu comme le génie de la lampe, il se manifestait pour exaucer nos souhaits, même s’il commettait quelques dégâts au passage ! Pleine d’espoir, elle prit une profonde inspiration et formula son vœu avec ferveur :
— Je voudrais me retrouver au 19e siècle !
Elle chérissait ce siècle plus que tout, si romantique, mélancolique, gothique, peuplé de fantômes et de sorcières… Élevée au son des contes de fées, la féérie s’était poursuivie avec les romans d’Oscar Wilde et de Bram Stocker, les nouvelles de Maupassant... Le monde actuel n’avait aucun charme pour elle, seules comptaient la beauté du passé et la magie du fantastique. Grâce à Edgar Allan Poe, Mary Shelley et tant d’autres, et grâce à sa chère musique, Morgane était devenue bilingue au passage — pour une fois, ses parents se félicitaient de sa passion. Elle réitéra sa demande en anglais, au cas où. En latin ce serait sans doute une bonne idée aussi, mais là, elle déclarait forfait.
— I would like to be in the 19th century!
Morgane ne fut pas tout à fait exaucée.
Ce fut le 19e siècle qui vint à elle, sous la forme d’un fantôme. Certes, il ne s’agissait pas de sa version populaire, le fameux drap percé de deux trous au niveau des yeux, traînant un boulet au bout d’une chaîne, mais son état ne faisait aucun doute. Une silhouette se tenait devant elle, composée d’une sorte de brouillard dessinant les contours d’un homme. Il la fixait, les bras croisés, visiblement de fort mauvaise humeur.
Morgane écarquilla les yeux, effrayée et pétrifiée au point d’en oublier de hurler. C’était pourtant l’un de ses vœux les plus chers aussi, rencontrer un revenant. Elle bredouilla, le souffle coupé.
— Qui… qu’est-ce que…
— De quel droit avez-vous fouillé ma malle, dérangé mon linge, pris mon linceul, dérobé mes biens ! Me voici ici à présent loin de mon château, de mes habitudes, de mes amis et de mes livres ! Et nu de surcroît, car évidemment, vous avez volé mes lettres et mon journal intime, mais pas le moindre pantalon…
Morgane se concentrait pour comprendre. Pas simple avec son accent écossais et ses tournures à l’ancienne. Un accent léger heureusement, poli par une excellente éducation et de bonnes fréquentations. Le spectre semblait outré, il écumait, son ton cinglant lui donnait la chair de poule. Elle rassembla tout son courage.
— Je, je… ne savais pas, je suis désolée ! Tout avait l’air à l’abandon… Quant aux vêtements, ils étaient troués, sales, poussiéreux ! Et puis… vous n’êtes pas nu !
— Mais point du tout, je ne vous permets pas, mes habits sont en excellent état ! Je suis très exigeant sur mon vestiaire, j’en prends le plus grand soin ! Vous ne voyez donc rien avec vos yeux de vivante ! J’ai dû rassembler toutes mes forces pour vous apparaître et me faire entendre, vous êtes aveugle et sourde aux mystères ! Enfin, pas autant que d’autres, j’en conviens, vous avez déjà un pied dans la tombe…
Il pointa une main transparente vers les posters gothiques punaisés aux murs : ce n’était que cimetières, apparitions, jeunes filles victoriennes plus ou moins évaporées… Morgane se figea, le souffle coupé ; venait-il de la menacer ? Le fantôme poursuivit, intarissable.
— Je me sens un peu chez moi avec ces tableaux, je vous l’accorde, malgré ces murs blancs sans âme. Il semblerait que nous allons passer quelque temps ensemble, ne pouvant rejoindre mon château dans l’immédiat en raison de vos actes inconséquents. Veuillez me rendre mes précieux objets qui me retiennent sur terre. Ils sont à moi, vous n’aviez aucun droit de vous les approprier. Je vous saurais gré de vous hâter de me donner mon chapelet, je m’épuise à me montrer ainsi. Ne vous avisez pas de le briser !
— Comment se fait-il que vous utilisiez un chapelet ? Je croyais que toute la Grande-Bretagne était protestante, et dédaignait ces bondieuseries ?
— Les Mac Greygor sont catholiques jeune fille ! À l’instar de notre malheureuse reine Mary Stuart… Nous sommes minoritaires il est vrai, mais d’autant plus fervents et fiers de notre singularité !
Sa silhouette vacillait, Morgane lui tendit le chapelet qu’elle tordait entre ses mains. Il s’en empara et gagna aussitôt en netteté. Il se colorait, s’incarnait, perdant sa transparence. Le chapelet au contraire s'estompa dès qu’il retrouva son propriétaire et devint un objet fantomatique.
— Ah merci, je me sens mieux ! Je me présente, Craig Mac Greygor, avec un Y, j’y tiens. À qui ai-je l’honneur, je vousprie ? Reprenez-vous, que diable ! Sonnez donc votre femme de chambre, qu’elle vous donne des sels...
Morgane restait prostrée, à la fois terrorisée et fascinée par l’apparition, mais elle ne put s’empêcher d’éclater de rire. Ce Craig machin ne s’était pas beaucoup intéressé aux évolutions techniques ni au progrès social... Elle reprit du poil de la bête. Elle s’entraînait depuis des années à communiquer avec des fantômes, ne comptait plus les séances de spiritisme ou d’écriture automatique improvisées. Elle n’allait pas laisser passer sa chance !
— Je peux vous appeler Greg ? C’est plus simple ! Moi c'est Morgane et j’ai plein de questions. Et sinon, vous n’êtes pas nu, je vous rassure, vous portez une sorte de… pyjama.
— Il s’agit de mon caleçon et de ma chemise, tenue fort indécente, en particulier devant une jeune personne. Aussi, je vous prie de garder vos réflexions pour vous, vous m’offensez. Va pour Greg, qu’il en soit fait selon votre bon plaisir, je suis un homme galant. C’est sans doute plus moderne que Craig ? Presque américain, non ?
Il levait les yeux au ciel, cachant mal son exaspération malgré son ton doucereux. Quelle petite impertinente, l’éducation des jeunes gens s’était-elle perdue ? Il daignait faire un brin de causette malgré tout, cela faisait longtemps qu’il n’avait parlé à âme qui vive.
— Je vous écoute, miss, j’ai tout mon temps.
Morgane avait tant de questions sur la mort, l’au-delà, Dieu et ses saints, l’enfer et le paradis… Mais Greg n’avait aucune réponse. Il tenait tant à son château, il n’avait pas voulu l’abandonner le moment venu, voilà tout. Et puis il était mort trop tôt, brusquement, il n’avait pas souhaité quitter ce monde si vite, et avait préféré rester, coûte que coûte… Cela lui avait été accordé — par qui, il l’ignorait. Il s’était retrouvé fantôme, sans savoir pourquoi ni comment. Ou il ne s’en souvenait plus. Les années s’enchaînaient sans qu’il n’y prenne garde, ses débuts de revenant s’enfonçaient dans l’oubli. Sa vie, sa mort plutôt, s’écoulait de façon immuable. Parfois, il n'avait même plus conscience de son état, puisqu'il voyait son château tel qu’il était de son temps, avec ses immenses bibliothèques, ses salons richement décorés, éclairés par la lumière douce des chandeliers allumés, avec des feux de cheminée crépitant dans toutes les pièces... À ceci près qu’il vivait seul — enfin, qu’il hantait les lieux, solitaire et d’humeur sombre. N’ayant plus besoin de manger, de se laver, il avait renvoyé ses gens. En tout cas, ils avaient disparu les uns après les autres.
— C’est étrange, j’oublie souvent que je suis décédé, jusqu’à ce que les vivants me dérangent et me rappellent mon sort.
— Mais il doit bien y avoir une raison pour laquelle vous restez coincé là, insista Morgane. Les esprits s’attardent parmi les vivants car ils doivent accomplir une vengeance, une quête, que sais-je… ou lorsqu’ils sont victimes d’une malédiction.
— Jeune fille, vous semblez bien connaître ces choses-là, ironisa Greg. Vous avez rencontré beaucoup de fantômes, à part moi ? Je suis trop attaché à ma demeure, je me tue à vous le dire. L’ascension vers le ciel ou la descente aux enfers ne s’est pas produite, je leur préférais mon château. Depuis, je me complais dans cet état spectral qui me permet d’y séjourner, et je n’aspire à rien d’autre. Je repose entre deux eaux, entre le passé et le présent, satisfait, sinon heureux, de m'y éterniser.
Il s’inclina cérémonieusement, mettant un terme à la discussion sur ce sujet. Il ne réussit pas à convaincre Morgane, elle restait sur sa faim et se promit de l’interroger à nouveau, flairant une énigme surnaturelle telle qu’elle les affectionnait. Greg lui cachait quelque chose, elle devinait sa tristesse infinie malgré ses pirouettes. Une douleur enfouie, anesthésiée par le temps et l’oubli, consciemment ou non. Elle aiderait Greg à se souvenir et à trouver la paix, elle s’en faisait le serment !
Greg ne s’était pas intéressé plus que ça au devenir de son domaine, toujours intact à ses yeux. Parfois, pris d’une soudaine curiosité, il acceptait de regarder la réalité en face. Il levait le voile d’illusion et le faisait retomber bien vite, abasourdi par les travaux, les bruits, les va-et-vient d’inconnus, la foule… Il s’était amusé au début à mettre un peu d'ambiance, avant de se lasser des cris et des galopades des froussards. Il aimait le calme et ses livres avant tout.
— Mon illustre demeure est devenue une sorte d’auberge, c’est bien cela ?
— Oui, un hôtel si vous voulez, et on le visite aussi, je l’ai trouvé magnifique ! Vous pourriez animer les visites, ce serait cool…
— Cool ? Je ne comprends pas… Animer ? Et puis quoi encore, je ne suis pas un phénomène de foire ni un saltimbanque, et la résidence des Mac Greygor n’est point un cirque !
Morgane se permit d’insister.
— Quand on était chez vous, j’ai surpris une conversation, il paraît que l’hôtel ne marche pas très bien, il se situe à l’écart des circuits touristiques, il pourrait même être vendu, au moins le parc. Imaginez, on y construirait à la place un supermarché, des parkings… S’il était hanté, il aurait du succès ! Une maison hantée, ça attire les curieux.
Morgane n’était pas sûre d’elle sur ce coup-là, le manoir devait être classé monument historique ou son équivalent écossais, mais il s’agissait de secouer Greg, un peu trop absent et se désintéressant du présent. Henry ne lui avait même pas parlé de lui... Greg clamait aimer son château, mais le négligeait. Ce n’était pas digne d’un fantôme !
— Que me contez-vous là ? s’inquiéta Greg, aussitôt alarmé.
Un supermarché, cela ne lui disait rien, mais il devinait que cela ferait tache à côté de sa demeure ancestrale. Il s’en voulut, il aurait dû suivre d’un peu plus près les affaires de ce monde. Si elle était détruite lors d’une quelconque opération immobilière, il risquait de se retrouver sans refuge autre que le froid de son tombeau, et ce pour l’éternité, ou prisonnier entre de nouveaux murs sans âme ! Et puis il tenait à sa bibliothèque plus que tout. Il fallait qu’il rentre, le plus vite possible, pour se déchaîner auprès de tout ce qui ressemblerait à un banquier, un huissier, ou un terrassier.
— Miss, avant toute chose, vous devez réparer vos bêtises, me ramener chez moi avec mon drap et mes biens, et nous remettre dans la malle. Je crains de rester ici pour toujours sinon... Je ne possède pas la force suffisante pour revenir par mes propres moyens, je suis trop loin de mes terres.
— Cela va être difficile, là, tout de suite. Vous comprenez, nous venons d’arriver, et c’est bientôt la rentrée… Pour l'instant, vous pourriez vous installer dans notre grenier si vous voulez ?
Greg réfléchit. Après tout, quelques jours de vacances lui feraient du bien, ça le changerait ! Depuis combien de temps n’en avait-il pas pris, englué dans une non-vie répétitive, à lire et relire ses ouvrages préférés. La sauvegarde de son domaine pouvait bien attendre encore un peu. Cette petite l’intriguait, elle avait réussi à éveiller sa curiosité. Elle se montrait différente des autres demoiselles de sa connaissance, même si ses souvenirs en la matière dataient. Fauché dans la fleur de l’âge, il n’avait pas eu le temps de côtoyer beaucoup de jeunes filles hélas, à l’exception de son amour de jeunesse, sa tendre Mary ; puisse-t-elle reposer en paix, chère âme.
— Mon enfant, j’accepte votre invitation avec plaisir ! Vous me parlerez de votre temps, insolite à mes yeux. Voulez-vous bien me montrer ce grenier ?
En vérité, Greg aurait très bien pu y aller lui-même, il pouvait voyager partout dans la maison, invisible et léger, mais se lier d’amitié avec Morgane le séduisait de plus en plus. Passé le premier moment d’épouvante, parfaitement compréhensible — on le serait à moins — elle se montrait curieuse et pleine de vivacité. Elle se passionnait pour ses histoires et paraissait apprécier sa compagnie. Une lady d’exception malgré ses piètres manières... Greg se rengorgeait ; il avait toujours aimé plaire. Il ressentait même une émotion incongrue, disparue depuis longtemps : de l’enthousiasme ! Il sentait une sève nouvelle circuler dans ses veines fantômes, une énergie pétillante, comme un retour de la vie qui affluait peu à peu dans son corps éthéré. Il s’inquiétait cependant, loin de son château, de ses racines, il semblait perdre certaines de ses facultés : il venait de se cogner en voulant sortir. Il aurait dû traverser la paroi sans l’ombre d’une difficulté normalement. Ce ne fut pas le cas cette fois, il resta bêtement collé contre le papier peint.
Morgane éclata de rire.
— Vous allez bien ? Il y a une porte, sinon…
***
Aline tendit l’oreille, stupéfaite. Elle ne rêvait pas, sa fille était en train de rire ! Elle sourit avant de s’angoisser ; pourvu que Morgane ne devienne pas folle, s’inventant un ami imaginaire ou se parlant à elle-même. Elle gravit les escaliers quatre à quatre et manqua de s’évanouir. Sa fille s’adressait à une silhouette vaporeuse.
Morgane maudit une fois de plus sa mère qui n’arrêtait pas de se mêler de tout, en permanence à l’affut de ses secrets. Elle ne pouvait plus reculer, il fallut tout raconter.
— Maman, je te présente Craig Mac Greygor, alias Greg, un fantôme écossais, qui a accidentellement voyagé avec moi…
— Accidentellement, c’est vite dit, grommela Greg dans sa moustache, avant de s’incliner avec grâce. Madame, je suis enchanté de faire votre connaissance, je vous remercie de votre hospitalité.
Aline tremblait comme une feuille, sur le point de défaillir, les yeux exorbités.
— Maman, remets-toi, il n’est pas dangereux ! Je vais l’installer au grenier en attendant de le raccompagner chez lui. Il ne nous dérangera pas.
Aline trouva la force de battre en retraite, elle dévala les escaliers en hurlant, et se précipita sur Pierre qui venait tout juste d’ouvrir son roman policier, un verre posé devant lui sur la table basse.
Pierre l’accueillit dans ses bras en soupirant et prêta une oreille attentive à son récit décousu. Morgane faisait encore des siennes apparemment.
Aline parvint à se calmer. Elle prit une grande inspiration, et tint des propos un peu plus clairs.
— Il y a un fantôme dans la chambre de Morgane.
— Il y en a même plusieurs, sur des posters, des dessins…
— Je te parle d’un véritable fantôme !
— Ils n’existent pas voyons, tu as dû avoir une hallucination, la fatigue du voyage sans doute.
Pierre la serra plus fort contre lui, inquiet. Décidément, son épouse devrait consulter un psychologue, ses nerfs lui jouaient des tours. Les histoires de leur fille lui montaient à la tête.
Aline n’en démordait pas.
— Va dans sa chambre, tu le verras !
Pierre soupira. Il n’aurait pas la paix tant qu’il n’aurait pas examiné la chambre de Morgane de fond en comble, à la recherche d’une ombre, issue de l’imagination de sa femme. En outre, Morgane serait contrariée, à juste titre, de cette intrusion.
Il repoussa doucement Aline.
— Je vais voir, attends-moi là. Tiens, goûte ce whisky, tu m’en diras des nouvelles, et cela te fera du bien.
Il toqua à la porte de la chambre de Morgane et patienta. Morgane, le visage livide, le fit entrer et se jeta dans ses bras.
— Comment va maman ? Greg lui a fait une peur bleue, je suis désolée ! Je n’ai pas eu le temps de la préparer…
— Qu’est-ce que c'est que cette histoire ! Qui est ce garçon ? Ta mère est revenue complètement paniquée, tenant des propos incohérents à propos d’un fantôme. Si jamais tu caches un petit copain ici…
Morgane baissa la tête, mortifiée.
— Non, non, ce n’est pas ça. Maman dit la vérité, et c’est à cause de moi s’il est là. Je suis tellement désolée, je n’ai jamais voulu vous causer des ennuis…
— Tu nous dois des explications, je t’écoute.
Pierre se carra dans le fauteuil de bureau de Morgane, et l’invita d’un geste à s’asseoir sur le lit, en face de lui.
Morgane se lança, soulagée de confier à son père ce secret trop lourd à porter seule. Elle raconta tout, sa fouille du grenier, le drap déplié, ses échanges avec Craig Mac Greygor, rebaptisé Greg, c’était plus simple. Ah et le bazar lors du dîner, c’était lui…
Pierre s’alarma, sa fille perdait la tête. Il s’en voulut d’avoir encouragé sa passion pour les sujets macabres, de l’avoir défendue auprès d’Aline.
— À force de lire des histoires sinistres, tu as dû faire des cauchemars, on peut les confondre parfois avec la réalité, ou avoir des visions. J’espère que tu ne te drogues pas !
Morgane se récria, indignée. Son père était complètement à côté de ses pompes.
Les bibelots sur la commode de Morgane vibrèrent et s’entrechoquèrent, témoignant de l’impatience de Greg. Bientôt, il n’y tint plus.
— Par tous les diables ! Je ne suis pas une illusion, ni un cauchemar, je suis Craig Mac Greygor !
Pierre resta sans voix, choqué par l’apparition, et contrit d’avoir douté de ses chéries. Il se reprit et réussit à articuler d’une voix blanche, dans un anglais approximatif.
— Mais… ce n’est pas possible, les fantômes n’existent pas…
Un rire effrayant lui répondit et ses cheveux se dressèrent sur sa tête. Morgane fronça les sourcils, furieuse.
— Greg, arrêtez, vous lui faites peur !
— Veuillez accepter mes excuses, fit Greg en joignant les mains. Je m’irritais à voir ainsi mon existence niée, malgré l’évidence. Vous devez croire votre fille sur parole, homme de peu de foi. C’est une voleuse, certes, mais elle n’est point menteuse.
Morgane lui jeta un regard noir, avant de se concentrer sur son père.
— Il est tout à fait inoffensif je t’assure, et très bien élevé la plupart du temps. Tu crois qu’on peut le garder ? Oh papa, dis oui s’il te plaît…
Pierre ne put s’empêcher de rire — il y a toujours un côté comique qui s’invite dans les pires difficultés. Il se permit un trait d’humour.
— On dirait que tu me demandes l’autorisation de garder un chat de gouttière…
Ils s’esclaffèrent tous les deux, provoquant un nouveau mouvement de contrariété chez Greg. Ils se moquaient de lui ! Un pot à crayons valsa et répandit son contenu sur le sol. Greg se tut néanmoins, et se tint coi ensuite, comprenant que Morgane plaidait sa cause, de la plus maladroite des manières, et à ses dépens. Soit. Il n’avait pas le choix, coincé là contre son gré. Il se contenta de souffler un air glacé. Pierre se ressaisit.
— Je ne le trouve pas si inoffensif que ça : il est bruyant, il met la pagaille, il effraye ta mère, et c’est le blizzard ici…
— C’est l’émotion… Il va s’habituer. Je l’aiderai à se calmer, avec de la musique zen, et il fera attention à ne plus croiser maman. Tu veux bien la rassurer, la convaincre que l’on ne risque rien et qu’on peut l’héberger ?
Pierre soupira. Cette créature ne manifestait aucun désir de quitter les lieux, elle n'en avait pas la faculté apparemment. Il fallait donc s’en accommoder en attendant d’y voir plus clair.
— Que ta mère n’en entende plus parler pour sa sérénité ! Le moins possible en tout cas. Il devra se tenir tranquille, se faire oublier…
Morgane se jeta à son cou, interrompant ses recommandations. Pierre soupira et la serra contre lui. L’adolescence se révèle une période souvent mouvementée, mais il n’imaginait pas que ce serait à ce point.
— Je ferai mieux de retourner auprès de ta mère. On reparlera de tout ça, conclut Pierre. Je compte sur toi pour t’occuper de Greg, en toute discrétion.
— Je te le promets, merci papa !
Pierre sortit de la pièce avec le vague sentiment de s’être fait avoir, mais sans parvenir à envisager une autre issue. Il soupira, les ennuis ne faisaient que commencer. Au moins, ni Aline ni Morgane n’avaient l’esprit dérangé.
Aline bondit sur lui dès qu’elle le vit. Il la prit dans ses bras, caressa ses cheveux comme s’il consolait une enfant.
— Ne t’inquiète pas ma chérie, tout va bien se passer, Morgane promet de s’occuper de ce revenant, et de chercher une solution pour qu’il quitte la maison. Il n’est pas dangereux, un peu susceptible peut-être, et perturbé pour l’instant…
Aline s’apaisa peu à peu, rassurée. Pierre osa une plaisanterie. Son humour désamorçait bien des crises, et ce fut le cas cette fois encore.
— Si je puis me permettre, tu as rapporté un kilt, moi un whisky… que pensais-tu que notre fille allait choisir comme souvenir d’Écosse, connaissant ses goûts ?
Aline se mit à rire nerveusement et Pierre la serra contre lui, attendri. Ils formaient une famille, unie envers et contre tout, ils géreraient cette entité voyageuse d’une façon ou d’une autre. Ils avaient la chance d’avoir une spécialiste à la maison.
***
— Ma mère a peur de tout, mais elle va s’habituer, expliqua Morgane, et maintenant, papa est de notre côté. Venez, on monte au grenier, vous y prendrez vos quartiers. Merci de rester discret le temps que maman se fasse à l’idée, histoire de lui éviter une crise cardiaque.
Le grenier était très poussiéreux, mais Greg généra de tels tourbillons d’air qu’il fit bientôt place nette. Il disposa ses maigres effets sur une table bancale : les lettres, son journal. Il consentit à laisser son portrait à Morgane, honoré qu’elle veuille le garder. La jeune fille l’observait, subjuguée par la vision de ce fantôme aménageant son nouveau lieu de vie.
— Mais pourquoi votre drap, ces lettres et ce cahier, ne deviennent pas comme vous, des objets fantômes, quand vous les déplacez, alors que le chapelet, à peine vous l’ai-je rendu, il s’est aussitôt dématérialisé.
Greg haussa les épaules, il n’en avait aucune idée et s’en fichait comme de sa première chemise. Il y avait plus urgent à régler, de son point de vue en tout cas.
— Ma chère, vos questions sont tout à fait passionnantes, nul doute qu’il y a là matière à recherches et thèses, mais je vous saurais gré de vous intéresser plutôt à mon retour !
Tant d’obséquiosité amusa Morgane. Elle n’était pas dupe, il la taquinait.
Greg se trahit en explosant de rire, un rire terrifiant, mais Morgane ne broncha pas, le considérant d’un air buté, les bras croisés. Lui se prenait au jeu, ravi de badiner avec légèreté, flatté de l’intérêt de cette jeune personne. Les rares fois où il s’était présenté à des vivants, ce ne fut que cris de terreur, larmes, et grincements de dents. Il s’affala dans un fauteuil en cuir râpé par des générations de chats, porta sa pipe à sa bouche et réfléchit à sa condition. Il s’effaça progressivement au milieu des volutes de fumée.
Morgane redescendit à regret. Greg l’avait oubliée, perdu dans ses souvenirs.