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Stella est une jeune femme sensible à la vie amoureuse perturbée par de nombreuses ruptures avec Marcus, l’homme dont elle est éprise. Depuis son enfance, Domenica, sa mère de substitution, et Hugo, son meilleur ami, veillent sur elle. Une nuit, percutée accidentellement par la moto de Marcus alors qu’elle sortait d’une fête, elle tombe dans un coma profond durant lequel elle connaîtra de multiples tribulations. Elle y retrouvera également Marcus, Chloé, sa sœur jumelle jamais née, et bien d’autres personnages. Malgré l’obstination des siens à vouloir la ramener dans la réalité, Stella ne semble pas avoir le désir de se réveiller…
À PROPOS DE L'AUTEURE
Poétesse et romancière, Héloïse Cerboneschi associe réalité et irréalité et nous propose une histoire surprenante dans Stella Estinta - Quelque part, c’est aussi nulle part.
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Seitenzahl: 500
Veröffentlichungsjahr: 2022
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Héloïse Cerboneschi
Stella Estinta
Quelque part, c’est aussi nulle part
Roman
© Lys Bleu Éditions – Héloïse Cerboneschi
ISBN : 979-10-377-6087-6
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À Olivier Zagdanski
Dans ces nuits de lent naufrage
Tu heurtas mon corps
Et mon cœur s’imprégna
Du silence d’un navire échoué
C’est étrange me dit Oscar Wilde
Plus votre cœur devient noir
Plus votre visage s’illumine
Ce n’est pas si étrange
Même l’origine du hasard
Est une coïncidence
Comment croire cet homme qui ment comme un ogre ?
Il m’a déjà mangée, digérée, recrachée…
Je n’ouvre plus mon courrier
Mais là où le ciel ouvre les portes de la nuit
L’archange rabat son aile gigantesque
Violemment
Oscar Wilde a scruté mes genoux maigres
Puis suivi mon pas de boiteuse
À minuit
Nous sommes arrivés sur le pont de l’Archevêché
L’homme au saxo ne jouait pas
Il pleurait en silence, adossé au parapet
Oscar Wilde a bu deux de ses larmes
Pour partager son chagrin
J’ai ramassé le saxo
Et l’ai astiqué avec le bas de ma robe
Je n’avais rien d’autre
Une musique vint d’ailleurs
Celle du peuple des Clowns
L’un des leurs était mort
Il avait ouvert et lu mon courrier
Je ne sais qui de moi ou d’Hugo connaît le mieux Stella. Bien que je sois sa marraine et que j’ai été sa mère de substitution depuis ses sept ans, il se pourrait bien qu’Hugo, qui lui voue un attachement sans faille depuis qu’il l’a rencontrée alors qu’elle n’était qu’une fillette, soit le plus proche d’elle.
Parler de Stella n’est pas facile. Elle est tout et son contraire. Elle a parfois les pieds bien sur terre et son raisonnement et sa logique sont imparables. D’autres fois, elle paraît vivre dans un monde dont elle seule détient la clef, pour y entrer et en sortir à sa guise nous laissant, nous qui l’aimons tant, derrière une porte dont nous n’osons même pas nous approcher.
Si je suis devenue la marraine de Stella, c’est par la volonté de son père, Fabio, le seul homme que j’ai jamais aimé.
Nous étions tous les deux étudiants en physique quand nous avons commencé à transformer notre amourette de lycéens en amour plus profond. À vrai dire, si j’avais choisi de faire des études de physique, c’était pour le suivre car dès la classe de seconde au Lycée Louis le Grand, j’étais tombée amoureuse de ce bel adolescent, d’origine italienne comme moi.
J’étais fascinée par ses connaissances et par sa modestie. Il était bien plus en avance que moi et avait commencé à développer une passion pour l’astronomie et la physique quantique.
Lui aussi m’aimait, d’un amour plus versatile et moins passionné que le mien mais il faisait néanmoins des projets pour nous deux qui me faisaient croire, naïve que j’étais, en un amour durable.
Hélas ! Je n’avais pas vu venir le danger. Celui-ci prit l’apparence d’une autre étudiante, Marilyn, aussi délurée que j’étais timide, aussi flamboyante que j’étais réservée et surtout qui parlait, qui parlait beaucoup, alors que moi je ne faisais qu’écouter, osant rarement me mêler à la conversation et m’exprimer. Je n’étais à l’aise qu’en tête-à-tête avec Fabio. Peu à peu, sans que je m’en rende compte, Marylin me repoussa dans une sorte d’ombre où je finis par disparaître complètement du regard de Fabio. Je n’étais pas de taille à lutter contre cette redoutable séductrice qui attirait les étudiants comme une coupe de fruits attire les guêpes et je compris, un jour glacial d’automne, que la partie était définitivement perdue pour moi.
Par la suite, Fabio devint un brillant astrophysicien appelé un peu partout de par le monde pour y donner des conférences dont je lisais parfois le résumé dans des magazines spécialisés.
Pour ma part, je n’ai réussi qu’à devenir un simple professeur de physique, au lycée Henri IV tout de même, ce que je ne manque pas de préciser malgré ma timidité maladive.
Fabio et Marilyn se marièrent très vite. J’appris sans avoir cherché à savoir que c’était la condition sans compromis possible de Marilyn. Si Fabio voulait qu’elle soit à lui et non pas à l’un des nombreux autres étudiants qui la convoitaient, il faudrait passer par le mariage.
Je fus complètement mise à l’écart pendant presque trois années, sans la moindre nouvelle de Fabio. Je me désespérais de jamais le revoir jusqu’au jour où je reçus une lettre me demandant d’être la marraine de la petite Stella, l’enfant de l’amour et du désamour comme me l’expliqua plus tard Fabio.
Bien que la mort dans l’âme, j’acceptai. Pour le revoir, j’aurais marché sur les mains jusqu’à l’église ou commis n’importe quelle autre extravagance. Pourtant, revoir aussi Marilyn, celle que j’appelais « la voleuse d’amour », fut une épreuve des plus pénibles. Depuis que j’avais perdu Fabio, je n’avais connu que de brèves aventures qui ne m’avaient jamais permis de l’oublier. D’ailleurs, mon peu d’implication dans ces liaisons décourageait rapidement des hommes qui attendaient davantage de moi qu’un intérêt poli et qu’une participation passive aux ébats sexuels qui me paraissaient interminables.
Ils avaient bien changé tous les deux. Fabio semblait complètement abattu, son visage était prématurément marqué par je ne sais quel mal invisible. Quant à Marilyn, elle avait perdu toute sa flamboyance. C’était une femme terne, acariâtre, parfaitement indifférente à la petite Stella.
— Elle ne supporte pas de l’entendre pleurer, me glissa Fabio. Pourtant, c’est un bébé remarquablement sage. Nous avons dû prendre une nounou. Je suis rarement à la maison, je pars constamment en déplacement, surtout à l’étranger, je donne des conférences, je participe à des colloques… Tu vois ! Un couple en déroute avec un bébé sur les bras. Et puis je n’ai pas trop la fibre paternelle. Je m’en veux d’ailleurs car Marylin ne paraît pas être la meilleure des mères. Ses nerfs sont fragiles, elle s’énerve pour un rien. J’ai entendu parler du baby blues. C’est sûrement ça ! Bah ! Je suppose que ça lui passera. Je n’ai pas trop le temps de m’occuper des états d’âme de ma femme.
Après le baptême, qui se déroula dans une ambiance lourde de regards mauvais de Marilyn dirigés tantôt vers Fabio tantôt vers moi, elle s’empressa de me mettre Stella dans les bras avant d’annoncer qu’elle partait à son cours de yoga.
— Tu comprends Domenica, cette fillette est insupportable et j’ai tellement besoin de détente.
Ensuite, tous les prétextes furent bons pour me confier Stella. Je ne m’en plaignais pas. Cette enfant était une partie de Fabio et je la regardais comme le fruit de mon amour pour lui. J’avais réussi à occulter complètement Marilyn.
Durant cette période, j’eus souvent des soupçons que j’essayais de partager, en vain, avec Fabio.
— Comment a-t-elle pu se faire une telle brûlure au bras ?
— Marilyn m’a dit qu’elle avait frôlé le fer à repasser pendant que la nounou était partie dans une autre pièce.
— Elle n’a pas dû faire que le frôler. La brûlure est profonde.
Ce à quoi Fabio haussa les épaules comme pour dire : Que veux-tu que j’y fasse ! C’est ainsi…
Plusieurs fois, Stella arriva avec un énorme hématome au bras gauche. Curieusement, c’était toujours le bras gauche.
— Ne me dis pas qu’elle s’est fait ça toute seule.
— Sans doute un jeu d’enfants un peu violent. Les enfants sont parfois cruels entre eux et Stella est tellement bizarre qu’il se pourrait bien qu’elle soit la bête noire de quelques-uns.
— Ni toi ni Marylin n’êtes allés trouver le responsable de cette école qui m’a l’air de regrouper un joli ramassis de pervers ?
Fabio eut la même réaction que pour la brûlure. Il paraissait être à mille lieues de Stella et de ce qu’il pouvait bien advenir d’elle. Il partait pour des conférences de plus en plus nombreuses, de plus en plus lointaines.
Je n’étais pas sans avoir remarqué ses pupilles souvent dilatées. Je n’aurais pas osé lui poser la question mais il était clair qu’il s’évadait de son quotidien par des moyens que je n’approuvais certainement pas et dont je n’avais jamais moi-même usé, bien que certains étudiants aient tenté jadis de m’initier à leurs voyages dans des paradis artificiels. J’avais bien reconnu l’odeur caractéristique du cannabis sur ses vêtements. Au moins, ce n’étaient pas des drogues dures.
Ce qui acheva de me mettre en colère contre lui et Marylin, ce fut quand il me lâcha, comme par inadvertance, que Stella était somnambule et souffrait d’horribles migraines qui l’obligeaient à rester dans le noir.
— Et vous n’avez pas consulté un spécialiste pour en connaître au moins la cause et tenté de la soulager ?
Même sempiternelle réaction. Un haussement d’épaules et un brusque changement de conversation, quand ce n’était pas un rapide coup d’œil à sa montre qui lui rappelait qu’il avait un rendez-vous urgent. Il me claquait alors une bise sur chaque joue et me laissait avec mon désarroi et la tristesse de me savoir complètement désarmée de ne pouvoir venir en aide à cette enfant que j’adorais.
Je n’aurais sans doute pas dû l’encourager quand elle commença à me parler de Chloé, sa sœur jumelle jamais née. D’autant que m’étant renseignée auprès de Fabio, il m’affirma que Stella était bien l’unique bébé sorti des entrailles de Marilyn et qu’aucune petite fille n’y était restée, vivotant tant bien que mal jusqu’à pouvoir s’en échapper pour une sorte de monde parallèle d’où elle communiquait et grandissait en même temps que Stella.
— Tu connais les enfants. Ils s’inventent souvent un ami imaginaire. Il n’y a pas à s’inquiéter de ça.
Si malgré mes réticences j’étais entrée dans cet imaginaire, c’est parce que sa solitude et sa détresse me faisaient mal et que j’avais cru qu’avec ce dérivatif, elle surmonterait mieux l’indifférence, et même la cruauté de sa mère, ainsi que les absences répétées de Fabio. Il serait d’ailleurs plus juste de parler de fuite. À croire que le monde entier s’arrachait sa présence pour des conférences dont la durée s’était allongée au point qu’il était impossible que Marylin soit dupe.
Dès qu’elle sut lire et écrire, à un âge trop précoce, Stella dévora les livres et se mit à remplir les pages d’un petit carnet que je lui avais offert en même temps qu’un véritable stylo à plume dont elle choisit elle-même la couleur de l’encre. Ce fut surtout le nom qui l’enchanta, violet tendresse.
Des parents plus attentifs, et surtout plus aimants, auraient vu le signe d’un manque, d’un appel. Pas Marylin et Fabio, trop occupés à s’entredéchirer quand par hasard ils étaient réunis.
La jalousie de Marylin était devenue morbide. Elle le soupçonnait d’entretenir des liaisons de par le monde. Elle le comparait au marin qui garde une maîtresse dans chaque port. Il s’en confiait parfois à moi. Oui ! Cela lui était arrivé lors de ses déplacements, mais rien de durable, des « étreintes thérapeutiques » comme il les appelait, dans les hôtels luxueux où il descendait pour deux ou trois nuits et souvent bien plus.
J’en souffrais à mort. Si seulement il m’avait fait la charité d’une étreinte, thérapeutique ou non. J’avais perdu toute fierté au point de lui faire de maladroites avances qu’il ne voyait même pas.
Les sept premières années de Stella se déroulèrent dans un mal-être spécifique à chacun de nous. Marylin en proie à une jalousie qui l’amenait aux limites de la folie, Fabio de plus en plus absent physiquement et mentalement, Stella complètement repliée sur elle-même et ne quittant son monde imaginaire que pour noircir les pages de son carnet et moi, malheureuse pour Fabio, pour Stella et pour mon amour sans espoir.
La veille de leur départ pour des vacances dans le Lubéron, j’allais pour me coucher quand on sonna au visiophone. C’était Fabio.
— Ouvre-moi Domenica. Ouvre-moi vite !
Quand il retira sa veste, je vis que sa chemise était en sang. Je m’affolai et ce qui me traversa l’esprit fut l’image d’une Marylin enragée essayant de le poignarder à mort.
— Marylin devient dangereuse, me glissa-t-il complètement essoufflé. Elle m’a fait une crise de jalousie effroyable. La blessure n’est pas grave mais ça saigne beaucoup.
Je le soignai du mieux que je pus car il refusa d’aller à l’hôpital, lavai sa chemise et la fourrai dans le sèche-linge.
— Demain, nous partons en vacances. Ce sera nos dernières vacances ensemble. Je n’en peux plus Domenica. J’ai l’impression d’être dans un tunnel bloqué de chaque côté. Il n’y a plus d’issue. Elle ne consentira jamais au divorce. Qu’importe où j’irai, elle me retrouvera toujours pour me harceler de sa jalousie. C’est avec toi que j’aurais dû faire ma vie. Maintenant, il est trop tard. Tout est trop tard. Tu m’entends Domenica ? Tout est trop tard. Il n’y a plus rien d’autre à faire qu’à attendre la mort pour être délivré. J’espère que Stella me pardonnera un jour.
Je tentai de le calmer, de lui prodiguer des paroles apaisantes auxquelles je ne croyais pas moi-même. Il sortit de la poche de son pantalon du tabac à rouler, du papier à cigarettes et un petit morceau d’une matière brunâtre.
— Tu as un cendrier ?
Je ne fumais pas mais j’avais quand même un cendrier pour ses rares visites. Je le regardai se préparer un joint des plus costauds. Il me proposa d’en tirer une bouffée, ce que je refusais. J’aurais peut-être dû accepter pour me trouver dans le même état que lui. Après l’annonce de l’accident, je me dis que cela aurait été un autre dernier moment de complicité, d’intimité, que nous aurions pu partager.
— Veux-tu rester dormir chez moi ?
Il me regarda avec des yeux vacillant sous ses paupières à demi fermées et à ma grande surprise, accepta.
Je lui proposai le canapé mais il me souleva brusquement pour me porter, comme un marié porte sa jeune épousée pour franchir le seuil de leur chambre, et me déposa délicatement sur mon lit.
Nous fîmes l’amour plusieurs fois au cours de cette nuit. Mon bonheur était incommensurable. Je le retrouvais tel que je l’avais connu et aimé avant que Marylin ne surgisse dans nos vies.
À mon réveil, il était déjà parti. J’ignorais bien sûr que je ne le reverrais plus. Depuis, je me remémore souvent, avec une émotion toujours aussi vive malgré les années écoulées, la dernière image que je garde de lui après cette nuit intense. Celle d’un homme abattu, au regard comme tourné à l’intérieur de lui-même, chancelant sous l’effet de la fatigue, de la souffrance et du cannabis.
Il avait laissé une lettre que je ne trouvai que le lendemain. Elle était cachée sous l’oreiller sur lequel il avait dormi. Je n’avais pas eu le courage, à son départ, de refaire le lit ni de changer les draps où avaient séché des traces de son sperme.
« Pardonne-moi Domenica pour tout le mal que je t’ai fait. J’ai trahi ton amour pour moi et ça ne m’a pas porté chance. S’il m’arrivait quelque chose de fatal, je veux que ce soit toi et personne d’autre qui prenne soin de ma petite Stella. Ne t’inquiète pas de Marilyn. Elle ne pourra pas s’y opposer. Tu comprendras bientôt pourquoi. »
J’eus un mauvais pressentiment et j’enrageai de ne pas savoir où le joindre. Je n’avais aucune adresse dans le Lubéron ni même un numéro de téléphone.
Une semaine plus tard, j’appris par le père d’Hugo qu’il y avait eu un accident dont ni lui ni Marilyn n’avaient réchappé.
Longtemps, très longtemps, dès que je me trouvais seule, je pleurai et hurlai d’une douleur intolérable. Ma seule raison de survivre fut la petite Stella.
Après quelques jours passés chez les parents d’Hugo, elle arriva chez moi, serrant contre son petit corps gracile une poupée vêtue de noir. Je compris que cette étrange poupée était le substitut de Chloé, sa sœur jumelle imaginaire jamais née. J’eus sans doute tort de ne pas en discuter avec elle pour lui expliquer que Chloé n’avait jamais partagé le ventre de sa mère. J’eus sans doute tort de la laisser discuter longuement avec cette poupée, soupçonnant même parfois qu’il ne s’agissait pas d’un monologue mais d’un dialogue.
J’eus sans doute beaucoup de torts mais Stella, d’une certaine façon, m’impressionnait par sa gravité, sa maturité et sa résistance au monde extérieur dont elle semblait ne pas vouloir faire partie.
Vers l’âge de douze ans, elle inspecta les étagères hautes de ma grande bibliothèque, les plus basses étant réservées à des livres de jeunesse que j’achetais spécialement pour elle, en grandes quantités, compte tenu de son incroyable appétit à les dévorer.
Elle vint à moi un soir, tout excitée, avec un roman de Virginia Woolf dont elle n’eut de cesse de me lire des passages.
— Écoute ça Domenica ! On croirait que Virginia l’a écrit pour Chloé.
« Je vais marcher doucement derrière elle, pour être à portée de main, plein de curiosité, pour la consoler lorsque dans un accès de rage elle pensera : je suis seule. »
— Et ça encore ! Cette fois, elle l’a écrit pour moi.
« Je n’ai pas de but en vue. Je ne sais pas relier les minutes aux minutes et les heures aux heures, les dissoudre par une force naturelle pour composer la masse pleine et indivisible que vous appelez la vie. »
Et pendant des mois, Stella se consacra uniquement à la lecture des œuvres de Virginia Woolf. Elle m’annonça son intention de devenir écrivain. La vie de cette dernière la fascinait, jusqu’à sa fin dramatique. La lettre laissée à Léonard son époux, les cailloux dans sa poche, et enfin la noyade dans une rivière proche de sa maison.
Encore une fois, j’eus sans doute tort de ne pas la diriger vers d’autres lectures, plus adaptées à la préadolescence. Je savais que je minimisais tous les dangers la guettant alors qu’elle s’enfonçait trop souvent dans la mélancolie et même la morbidité. Ma seule excuse est de ne pas avoir voulu heurter sa fragilité. C’était l’enfant de Fabio, presque mon enfant, et je ne pouvais tout simplement pas tenter de la rendre différente de ce qu’elle était.
Je fus étonnée quand elle choisit, à l’instar d’Hugo quelques années plus tôt, de s’inscrire au concours de l’École nationale supérieure des arts décoratifs. J’avais cru qu’elle choisirait la Faculté de Lettres et je la voyais déjà faisant partager à des élèves, l’écoutant bouche bée, sa passion pour Virginia Woolf. Je ne la savais ni manuelle ni douée d’une aussi grande créativité et fus pleine d’admiration quand elle commença à imaginer des bijoux qui obtinrent très vite un succès mérité auprès des grandes maisons de couture.
Tout allait donc presque pour le mieux. Elle s’installa dans un appartement de la rue de la Cerisaie, dont Hugo était propriétaire et qu’il lui loua pour une bouchée de pain, et se consacra à sa création tout en continuant d’écrire.
J’ai dit presque pour le mieux, car un événement allait bouleverser sa vie, trop tranquille peut-être pour une âme tourmentée comme la sienne. Je veux parler de sa rencontre avec Marcus. Elle avait déjà beaucoup souffert dans son enfance mais ce qui l’attendait allait être pire. J’en savais quelque chose. La souffrance amoureuse est difficilement descriptible et contrairement à la souffrance physique, peut ne jamais trouver un terme.
J’ai souvent regretté d’avoir eu la curiosité de lire ce qu’elle écrivait et qu’elle laissait parfois en évidence sur son bureau. Pour ma défense, je dirais que ce n’était pas innocent de sa part. Elle voulait que je sache ce qu’elle était incapable de me faire partager. Stella a toujours eu du mal à se raconter. Avec Marilyn, c’était une enfant muette, silencieuse et craintive. Devenue adulte, si elle s’était libérée de ses craintes, elle avait gardé cette tendance à se replier sur elle-même au plus fort de ses souffrances, estimant que nul n’était capable de lui apporter réconfort ou consolation. Alors elle écrivait, elle écrivait, parfois toute une nuit, jusqu’à ce que le sommeil la prenne et l’emporte dans ce monde inaccessible à nous tous où elle retrouvait Chloé.
Après que Marcus l’eut quittée pour la première fois (il y eut deux autres ruptures), elle m’avait laissé ce texte, glissé dans une enveloppe, avec un petit mot griffonné de son écriture tellement bizarre mais si caractéristique (elle détachait les syllabes les unes des autres et parfois même les lettres).
— Lis ça mais ne le conserve pas. Brûle-le ou déchire-le en minuscules morceaux.
Je ne lui ai pas obéi et l’ai toujours conservé. Si dans ses écrits Stella mentionnait bien le jour et le mois, elle omettait parfois l’année. Ce texte a donc été écrit en 2009 puisque si j’ai bonne mémoire, la première rupture a eu lieu en novembre 2008.
Lundi 15 septembre au matin
Il y a bien longtemps que j’avance immobile et solitaire sur un chemin qui ne mène nulle part. Mon cœur souffre, mon corps souffre, mon âme souffre. Il faut pourtant que je fasse semblant de bouger, d’accomplir quelques gestes déplaisants, sinon je n’aurai pas le droit de m’endormir. Car là où m’entraîne le rêve, je marche comme si j’étais heureuse, je cours même, j’escalade les pires obstacles, et parfois je m’élève au-dessus des toits, des dômes, des cathédrales, et je vole, légère, souple, laissant mon corps s’arrondir, se cambrer, se courber, se déployer. Je sens des ailes fabuleuses s’extraire sans douleur de ma chair, entre mes omoplates. Elles sont immenses et j’en aperçois la pointe nacrée en virevoltant au-dessus du musée de l’Ermitage. La vie n’existe pas, le temps n’existe pas. J’étais à Paris, je suis loin, ailleurs. La Lune est si proche de moi que je sens son souffle ruisselant de serpentins argentés me vêtir pour cacher aux regards invisibles ma nudité. L’obscur est accueillant et chaque porte peut s’ouvrir. Nul besoin de heurtoir en forme de poing serré. Nul besoin de combinaisons compliquées de chiffres et de lettres. Nulle autre porte cachée derrière chaque porte. Mais celle que je cherche a disparu. Une porte bleue, d’un bleu si particulier, si extraordinaire, si surprenant. La seule porte qui ne peut pas s’ouvrir… La Lune se désespère de mes larmes, de son incapacité à me consoler. Elle me propose une étoile, l’étoile manquante, mais trop tard… Mon corps s’alourdit, mes bras se raidissent, les jolis serpentins argentés s’éteignent et se consument, brûlant et zébrant ma peau, mes ailes fabuleuses se recroquevillent, rapetissent, se minuscularisent. Je sens entre mes omoplates un mouvement de vrille, douloureux cette fois. Le trottoir aux pavés disjoints se rapproche. L’obscur devient hostile, flamboyant, aveuglant. L’arbre bienveillant n’est pas là pour retenir ma chute. Je suis de nouveau seule, immobile, sur ce chemin qui ne mène nulle part. Personne ne voit que j’existe. Personne ne veut me dire si la porte bleue existe encore, quelque part, n’importe où. Une voix pourtant, venue d’un univers où il me semble avoir vécu : « Tu ne la retrouveras jamais et tu n’existes pas plus aujourd’hui que tu n’existais quand tu te croyais vivante ».
Lundi 15 septembre au soir
J’ai froid. J’ai avalé un iceberg. Plus rien ne me réchauffe. Allongée sur mon canapé, je traverse des rues sombres, désertes et enneigées. C’est une année à neige noire, une année de pauvreté. Pas une seule lumière, la ville n’a plus les moyens d’allumer les réverbères. Pas une seule lueur aux fenêtres, les gens n’ont plus les moyens d’acheter des bougies. Je trace des signes sur la neige noire, des appels à l’aide, de grands SOS tremblotants destinés aux hélicos, aux avions de la dernière ligne aérienne. Mais le ciel est désert lui aussi, la lune et les étoiles absentes. D’autres planètes plus lointaines, peut-être. Un autre univers où j’aurais dû naître, au milieu d’un millier de soleils doux et tièdes, des petits citrons ambrés et sucrés dont je me serais nourrie, rassasiée, qui m’auraient façonné un corps de statue antique, immuablement beau, sans le moindre défaut. Dans cet autre univers, aucun homme ne m’aurait jamais quittée et la neige aurait été blanche comme un col de cygne.
J’ai froid. L’iceberg dérive de mon cœur à mon estomac. Un estomac parfaitement vide qui ne se plaint même pas. J’ai apprivoisé tous mes organes et ils fonctionnent à l’économie. J’arrête mes appels à l’aide. C’est inutile. Tout a disparu. La neige noire a tout recouvert, jusqu’à mes paupières fermées sur un écran noir. C’est un deuil absolu. Je suis en deuil de tout. Des passants qui ne passent plus, des hélicos qui ne volent plus, de l’amour qui n’a jamais existé, et en deuil de moi dont les organes s’éteignent, privés de tout. Plus d’air, plus de chaleur, plus de nourriture. Il faut descendre très profond pour racler de quoi survivre et je suis clouée sur mon canapé. Il y a pourtant des voix qui m’appellent, des couleurs qui veulent s’imprimer sur mon écran noir, des souvenirs qui s’agrippent aux rebords des milliers de tiroirs bien clos de mon cerveau. Mais j’ai froid. C’est tout ce que je sais. Vous voulez que je retourne dans ces rues sombres et désertes ? Vous voulez que je passe en revue chaque fenêtre jusqu’à trouver la minuscule flamme qui me donnera un peu de lumière, un peu de chaleur ? Vous croyez, vous qui ne savez pas comme moi, que cette minuscule flamme peut grandir jusqu’à devenir un feu magnifique. Pourquoi pas un feu de joie ? Non ! Vous ne savez pas ! La joie c’était avant la neige noire. Elle est tombée un soir d’une saison oubliée. Personne ne s’en est aperçu car elle est tombée sur moi seule, glaciale, insolente, persistante. Et voilà ! Maintenant, j’ai froid comme si j’avais avalé un iceberg. Laissez-moi clouée sur mon canapé. Là a toujours été ma place. Je n’y crains rien d’autre que la mort. Partout où j’ai voulu aller, je n’ai attrapé que des maladies qui m’ont fait souffrir et ont affaibli mon corps. Il n’est pas marmoréen comme celui d’une statue antique mais de chair fragile et sensitive. Laissez-moi, je vous en prie. Quand je dors, le froid disparaît et j’oublie mon deuil.
Quand il habitait Montmartre, on entrait dans l’appartement de Marcus par une porte bleue. Stella me parlait souvent de cette porte bleue contre laquelle, un soir, elle avait désespérément tambouriné. Elle savait qu’il était chez lui puisqu’elle entendait une musique dont il avait monté le son au maximum. Il ne lui avait pas ouvert. Elle était arrivée en larmes chez moi et n’avait rien voulu me raconter de plus. J’avais ouvert une bouteille de champagne que je venais d’acheter en prévision d’une fête ou d’un événement joyeux imprévu, je ne sais plus lequel. Nous la bûmes entièrement en portant des toasts aux hommes et à leur inconstance amoureuse. Nous pleurâmes en chœur, elle pour Marcus, moi en souvenir de Fabio. Pour le dernier toast, j’étais tellement saoule que je me mis à hurler : « Et brûle en enfer salope de Marylin, voleuse d’amour. » Je me mordis aussitôt la langue, je parlais quand même de la mère de Stella, sa génitrice comme elle préférait l’appeler. À ma grande surprise, elle s’écroula de rire sur le tapis.
— Tu as raison Domenica ! Buvons à ma salope de génitrice. Qu’elle brûle en enfer et si elle est réincarnée, que ce soit en la plus immonde des bestioles.
Je pourrais encore parler longuement de Stella. Elle avait beaucoup de secrets et je n’ai jamais insisté pour qu’elle me les dévoile. Un seul cependant m’a toujours intriguée, le secret du bracelet de diamants. À sa naissance, Marilyn se l’était fait offrir par Fabio. Elle le portait ostensiblement le jour du baptême. Elle m’avait même narguée avec sa méchanceté habituelle.
— Regarde ce que Fabio m’a offert ! Tu crois qu’il t’aurait fait un tel cadeau si vous étiez restés ensemble ? Je ne le crois pas. Tu es tellement gourde avec les hommes que ça ne leur viendrait jamais à l’idée de t’offrir autre chose que des chocolats.
Je n’avais rien répondu. Je n’ai jamais eu le sens de la répartie et la méchanceté à mon égard me désarme complètement. Et puis tout ce que j’avais attendu de Fabio, c’était qu’il m’aime et rien de plus.
Après l’accident fatal, j’ai dû m’occuper de bien des formalités administratives concernant l’héritage de Stella. Il se réduisait à peu de chose, Marilyn était très dépensière et Fabio se plaignait souvent de sa propension à jeter l’argent par-dessus les toits sans se soucier de l’avenir.
On me remit un coffret à bijoux contenant quelques belles pièces que je comptais remettre à Stella quand elle serait en âge de les porter. À mon grand désarroi, le bracelet de diamants n’y était pas. Or, je savais que Marilyn y tenait plus que tout au monde. C’était le symbole de son emprise sur Fabio et de sa propre vanité. J’avais questionné Stella.
— Sais-tu pourquoi le bracelet de diamants n’est pas dans le coffret ?
— Je l’ai donné à Chloé, me répondit-elle sérieusement.
— Tu veux dire qu’il est caché dans ta poupée ?
— Non, je parle de la vraie Chloé. Tu sais bien, ma sœur jumelle jamais née.
— Mais Stella ! Chloé n’existe pas. Tu n’as jamais eu de sœur jumelle. Si tu l’as caché quelque part, tu dois me dire où.
Je vis des larmes dans ses yeux. Elle se mit à trembler violemment et son regard désespéré me chavira complètement. Entre deux sanglots, elle réussit à articuler :
— Personne ne me croit, même pas toi. Je te dis que je l’ai donné à Chloé et c’est la vérité.
Je n’insistai pas et je ne lui reposai plus la question. Après tout, Marilyn l’avait peut-être revendu, égaré ou je ne sais quoi. Quelque chose me disait que ce bracelet resterait un mystère et qu’il ne m’appartenait pas de le percer.
Aujourd’hui, Stella est dans le coma. Nul ne peut dire quand et si elle se réveillera. Je n’ai pas encore eu le courage d’aller à l’hôpital. Hugo me dit qu’il vaut mieux que je ne la vois pas avec tous ces tuyaux et ce bandage autour de sa jolie petite tête.
En fait, je n’ai pas tout dit. Je garde un secret que je n’ai jamais partagé avec personne, bien que Stella ait connu cette même épreuve qui marque à jamais la vie d’une femme.
Cinq semaines après cette dernière nuit passionnée avec Fabio, je m’aperçus que j’étais enceinte. J’en conçus une telle joie que mon chagrin s’en trouva quelque peu apaisé. Pas pour très longtemps. Au quatrième mois de grossesse, alors que j’étais montée sur un escabeau, malgré mon vertige, pour tenter de dépoussiérer le lustre du salon, je chutai. L’enfant ne survécut pas. Je tombai alors dans une dépression que je cachais du mieux possible pour ne pas perturber ma petite orpheline.
La dernière chose que j’aurais voulue, c’est que Stella connaisse la même tragédie.
Après la première rupture initiée par Marcus, elle vint me trouver à l’improviste et me tendit, sans un mot, un feuillet imprimé. Quand je le lus, mon cœur s’arrêta presque de douleur. Ainsi, elle connaissait elle aussi ce qui marque à jamais la vie d’une femme. Comme tous les écrits qu’elle m’a confiés, je l’ai conservé.
Et c’est toujours la voix de l’enfant jamais né
Tu n’aurais pas dû les laisser faire
Je n’avais pas le choix
Sais-tu ce qu’ils ont fait de moi après ?
Je ne veux pas le savoir
J’ai souffert moi aussi
Je pourrais être près de toi ce soir
J’ai supplié, j’ai dit que je t’aimais déjà
Ils n’ont pas voulu m’écouter
Et pourtant tu les as laissé faire
J’ai hurlé, n’as-tu pas entendu ?
Oui et j’entends encore ton cri
Je me suis accroché à tes entrailles
J’ai même touché ton cœur
J’ai gardé cette empreinte en moi
Tu ne m’as pas vraiment quitté
Tu es mon enfant cosmique
Je ne suis rien qu’une voix dans le noir
C’est tout ce qu’ils m’ont laissé
Non, tu fais partie de moi
Nous partirons ensemble une nuit de décembre
Pourquoi pas un matin d’avril ensoleillé ?
Ces matins-là n’existent plus
Et tu sais pourquoi
Stella ne raconta rien de plus. Elle rangea le feuillet dans le tiroir où je conservais tous ses écrits. Elle me prit la main et m’entraîna dans ma chambre. Elle me montra la photo dans un cadre en argent sur ma commode.
— C’est toi et papa ?
— Oui, en vacances à Bandol, avant que ta maman ne vienne me l’enlever.
— Alors tu aurais pu être ma maman et Chloé aurait pu naître.
— Je ne sais pas. Peut-être.
Je ne lui dis pas la vérité. Je n’avais perdu qu’un seul bébé. Chloé était le fantasme dans lequel elle se réfugiait. Ce n’était pas à moi de l’abîmer par une révélation qui n’avait, tout compte fait, pas la moindre importance.
C’est vrai que sans Marylin, la voleuse d’amour, Fabio serait encore vivant et nous aurions probablement eu un ou deux enfants.
— Ni mon père ni ma mère ne m’ont aimée. Tu sais pourquoi Domenica ? C’était tellement triste avant que je ne vienne vivre chez toi.
— Ne dis pas ça. Ton père t’a aimée, j’en suis persuadée, mais il était sous la domination de ta mère qui était d’une jalousie possessive maladive. Tout ce que tu peux lui reprocher, c’est d’avoir été faible.
— Tu l’as aimé toi. Vous avez l’air tellement heureux sur cette photo.
— Oui je l’ai aimé, je n’ai jamais aimé que lui et si tu veux tout savoir, je ne me suis jamais consolée de sa mort. Ta mère peut brûler en enfer, elle ne savait faire que le mal, mais j’espère que là où est ton père, je pourrai le retrouver le jour où je partirai à mon tour.
Nous n’en reparlâmes plus jamais. Tout le temps où Stella avait vécu chez moi, j’avais gardé la photo cachée. Je ne l’avais mise en évidence sur ma commode que lorsqu’elle s’était installée dans son appartement de la rue de la Cerisaie. Cependant, elle savait, elle avait toujours su, que cette photo existait…
Écrit daté de novembre 2008
Dans la nuit, les clowns de mon cirque se sont éparpillés un peu partout dans Paris. Le clown blanc, leur chef, n’est pas là pour les rassembler. Je sais où il est. La nuit je ne dors pas. J’aime trop la nuit, quand elle descend sa falaise sur la ville, pour fermer les yeux. Alors je quitte ma chambre et je marche de par des rues connues de moi seule. Je traverse tous les ponts, d’une rive à l’autre, je monte des escaliers qui mènent à des portes derrière lesquelles des fêtes insensées se donnent dans le plus grand silence. Avec un minuscule canif, je déverrouille les grilles des squares et je vais prendre des nouvelles de mes arbres préférés. Je me repose parfois sur un banc, dans l’attente des petites bêtes nocturnes qui viennent me conter leurs menues mésaventures. Mais où est le clown blanc ? Je ne le dirai que quand il sera temps pour mon cirque de rouvrir ses portes. Pour l’instant, il est heureux. Son faux sourire rutilant est un vrai sourire. Le blanc de son visage s’est effacé sous les caresses d’une femme. Elle est très belle, bien plus belle et bien plus gracieuse que moi. Elle porte la robe qu’aucun homme ne m’a jamais offerte. Une robe de mariée couleur de lune, brodée des mots d’un poète sur l’ourlet du bas. Ses cheveux ressemblent aux miens mais sont bien brossés et illuminés de milliards de paillettes. J’ai honte de moi quand je la regarde. Honte de ma robe ternie de mes infinies tristesses, honte de mes cheveux coiffés par le vent, de mon demi-sourire comme enclos, de mon pas maladroit.
Mais cette fois, le clown blanc ne reviendra pas. Hier, je suis allée frapper à sa porte, un coup, deux coups, puis un tambourinement qui a réveillé sa voisine.
— Il est parti avec deux valises. Il avait un train à prendre.
— Pour où ? ai-je demandé.
— Il m’a dit pour nulle part et il a dévalé l’escalier, suivi par une femme belle comme une fleur sauvage. Elle portait des escarpins rouges à très hauts talons. On aurait dit qu’elle volait derrière lui.
Alors il n’y aura plus personne pour rassembler les clowns éparpillés dans Paris ? Que vont-ils devenir sans leur chef ? J’ai erré tout l’après-midi, du Luxembourg à Montmartre, j’ai traversé tous les ponts de la Seine, du pont d’Austerlitz au pont Mirabeau. Je me désespérais de ne plus en retrouver un seul quand j’ai aperçu celui qui avait été si longtemps mon ami. Il faisait son numéro sur le pont de l’Archevêché. Il déambulait gauchement en soulevant avec peine ses souliers gigantesques, il faisait des petits signes d’amitié de ses fausses mains de géant, il manipulait en douce sa fleur arroseuse en direction des enfants assis sur le bord du trottoir. Mais personne ne riait. Les clowns n’amusent plus les enfants. Ils avaient tous les yeux rivés sur une drôle de petite boîte où leurs doigts s’agitaient.
— Ça s’appelle une Nintendo m’a dit mon clown. Ça remplace tous les autres jouets et même tous leurs petits copains.
J’ai trouvé ça triste mais je n’ai rien dit car il n’y avait rien à dire. Il y avait juste des souvenirs à se raconter.
— Tu te souviens quand tu étais funambule ? Ton numéro passait juste avant celui des jongleurs chinois. Tu portais un long tutu noir brodé d’étoiles argentées, des souliers vernis noirs que tu astiquais soigneusement avant le spectacle et tu tenais ton petit violon en l’air, histoire de garder l’équilibre puisque tu n’avais pas de balancier.
— Oui ! Et juste au milieu de mon parcours, je m’arrêtais pour jouer l’Adagio d’Albinoni. Le public adorait ça. C’était toi qui en bas faisais signe aux spectateurs de ne pas applaudir pour ne pas me déconcentrer. Ce n’était pas si facile ; parfois, le fil tanguait un peu et je craignais tellement de faire une fausse note. Quand mon cœur se mettait à palpiter, je me répétais : Maria Spelterini a traversé les chutes du Niagara sur son fil. Alors toi ! Avec ton tutu et tes étoiles, tu peux bien jouer du violon à six mètres du sol.
Il y eut un silence. Mon clown égaré connaissait la suite mais n’osait pas me la rappeler. J’ai retiré sa fausse main de géant et j’ai encouragé sa vraie main d’une pression de la mienne.
— Je me souviens de tout. Un soir de septembre, le cirque était complet. Chaque fauteuil était occupé. Sur les bancs des premiers rangs, on se tassait tant et plus. Tu étais devenue célèbre. Toute la France et même des touristes étrangers voulaient voir la funambule qui jouait l’adagio d’Albinoni à six mètres au-dessus de leurs têtes. Tu jouais si bien… Je ressentais jusqu’à mon âme l’émotion qui saisissait chaque spectateur. Un seul projecteur était braqué sur toi. Mais ce soir-là, arrivée à mi-parcours, tu as glissé. Et puis… Et puis… Le projectionniste a peut-être fait un faux mouvement ou a cru bien faire, personne ne l’a jamais su puisqu’il s’est enfui juste après l’accident. Toujours est-il qu’un autre projecteur s’était allumé et avait éclairé le côté des spectateurs qui te faisait face. Et là, tu l’as vu, tu n’as vu que lui. Il tenait enlacée dans ses bras une femme. C’était l’homme que tu aimais. Tu as laissé tomber ton violon et tu t’es laissé tomber à ton tour. De six mètres de hauteur.
— Et malheureusement, cette chute ne m’a pas tuée. Quelques séquelles irréversibles et un pas de boiteuse pour le restant de mes jours. Et le plus douloureux, la solitude du cœur jusqu’à mon dernier souffle car depuis tout ce temps, je n’ai pas su l’oublier…
Nous faisions un drôle de couple sur le trottoir du pont de l’Archevêché. Un pauvre clown qui ne faisait plus rire les enfants, serrant dans ses bras vêtus de carreaux multicolores ridicules une femme triste, mal chaussée, avec des étoiles, non plus brodées sur un long tutu noir mais tatouées sur le côté gauche de son cou. Le côté où elle a légèrement tourné la tête pour mieux voir le couple enlacé sous un projecteur malencontreusement allumé un soir de septembre.
Pourquoi les rues sont-elles pleines de mes souvenirs qui embellissent constamment et me font de plus en plus mal ? Je devrais peut-être me trouver un vieux square abandonné, avec un vieux banc tout vermoulu, près d’un vieil arbre pleurant son agonie depuis le jour où tu m’as quittée. Là, je contemplerais la chute des feuilles, je me pencherais même pour ramasser celles qui ne méritaient pas de tomber. Car on tombe parfois, sans avoir fait de faux pas, et on reste à terre parce que personne n’a envie de nous relever. Et quand l’arbre n’aura plus de feuilles, je serais toujours là, oubliée, dans l’attente de l’hiver, du plus long hiver de ma vie, celui qui ne voit jamais revenir le printemps ni aucune autre saison. Le froid est déjà en moi et n’aura nulle peine à me prendre. Dans dix ans, dans un siècle, quelqu’un ouvrira la grille du vieux square abandonné et me trouvera figée, avec mon tas de feuilles mortes entre les mains. Aurai-je la force d’ouvrir les yeux et de regarder qui vient à mon secours ? Non ! Je ne veux plus rien voir. Je ne veux pas prendre le risque de retrouver un de mes souvenirs et d’avoir encore mal. Si je reste sans bouger, les yeux bien clos, les genoux serrés, les pieds collés l’un à l’autre, plus personne ne pourra me faire tomber. C’est ça le secret ! Rester sans bouger, éviter le contact des autres, de tous ceux qui voudraient me faire tomber indéfiniment, sans que j’aie fait le moindre faux pas.
C’est ce que tu as fait un soir, sans signe annonciateur. J’étais si sage et tu m’avais tant promis. Tu as lancé sur moi trois mots et j’ai basculé. Tu m’as regardée tomber et tu ne m’as pas aidée à me relever. Alors ! Que me reste-t-il comme choix sinon me trouver un vieux banc dans un vieux square abandonné et contempler la chute des feuilles ? Je n’ai pas comme Virginia Woolf le courage de remplir mes poches de cailloux et de tomber dans la Seine, tel un oiseau abattu par un chasseur urbain. En fait, je n’ai aucun courage. Tu as détruit ce que j’étais et celui que j’aimais passionnément. Je maudis le jour où nous nous sommes rencontrés…
Écrit daté de décembre 2008
Ce qui m’habite est si puissant, si violent, si passionné, que je pourrais te faire l’amour avec mon seul regard. L’orgasme te surprendrait en plein galop et tel un mustang affolé, tu t’arrêterais au bord du précipice, haletant, hésitant – les yeux emplis de cette incertitude désespérée qui rend les guerriers vaincus plus beaux que les vainqueurs – pour finalement te jeter dans un nouvel orgasme qui te laisserait éperdu sous mon seul regard.
Et tout se déroulera sans les mots salvateurs. Tout deviendra silence et offrande.
Je ferme les yeux et je te lis en pensée. Pourquoi tant de mots inhabituels ? Les épeler ne sert qu’à les rendre fermés comme des poings impuissants. Les effacer peut-être et les remplacer par ces mots qui n’appartiennent qu’à moi et que toi-même ne comprends pas ?
D’où me vient cette force qui fait trembler la chambre et vide tes veines d’un sang si rouge que les objets s’animent et s’interpellent, rompant le silence et dispersant les offrandes ? Ce n’est plus moi car je ne veux plus être moi. Ce que je deviens est écrit dans une langue étrangère, le long du Fleuve où je vacille, des cailloux pleins les poches. Virginia ! Toujours elle ! Je peux être Virginia car elle a pris possession de mon esprit alors que l’aube n’existait plus. Il n’y avait que la nuit, Virginia Woolf et moi. Et les vagues…
Maintenant, tu tiens ton sexe dans la main, ainsi qu’un oiseau blessé. Mais j’ai détourné les yeux. Tu n’existes plus. Derrière la porte, une foule s’est rassemblée. Je ne la vois pas, je ne l’entends pas, je la ressens. Il me suffit de te nier et la foule revient. Aucune de ces mains invisibles n’osera pousser la porte. Aucun de ces visages crayeux ne s’approchera de mon visage figé. Aucun sexe ne se dressera contre mon ventre. Tout ce qui existe est concentré en une particule suspendue dans un faisceau de lumière. Éteins la lumière et le monde disparaîtra.
« Aimer » est un mot si misérable, si pathétique, presque loqueteux, qu’il me faut le laver à grande eau et lui redonner un peu de dignité avant de m’en servir. Le voilà presque beau, prêt à jaillir de ma bouche et à prendre possession de mes mains. Je t’aime ! Je ne l’ai pas dit assez fort. L’homme qui dort est resté inanimé. Je t’aime ! Tu entends ? Je t’aime ! L’oiseau blessé s’est agité dans la main qui le tient. Je regarde cet appendice étrange et me demande ce que Virginia en aurait pensé. À quoi l’aurait-elle comparé ? Le petit cœur de l’oiseau blessé palpite.
Odi et amo. La haine vient donc après l’amour. Oui ! Je te hais ! Profondément ! Je te hais avec une telle ardeur que mes genoux en tremblent, que mon visage se creuse. Je deviens laide car je te hais. L’intensité de ma haine pourrait anéantir l’oiseau blessé, sectionner la main qui le tient, pulvériser l’homme qui dort. Je resterais seule avec ma haine et ma laideur. Alors j’ouvrirais la porte à la foule immobile et silencieuse. J’attirerais un visage crayeux contre le mien et je ne me déroberais pas au sexe qui se dressera contre mon ventre.
Le mustang a perdu son étoile frontale. Ses jambes se sont épaissies. Il dort sur le flanc, au bord d’un sillon. Je t’interdis de suivre ce sillon. Je t’interdis de garder ces œillères. Sais-tu pourquoi ils te les font porter ? Pour te soustraire à mon regard, pour te faire rejoindre leur colonie de pantins mous, dociles, bloqués de corps et d’esprit. Virginia ne le voulait pas et je ne le veux pas non plus. S’il te plaît de leur obéir, alors je remplirai de nouveau mes poches de cailloux et j’irai vaciller le long du Fleuve.
Voici le premier jour de l’automne. Perdu dans un ciel floconneux, un tout petit soleil pas plus gros qu’un citron qui peine à mûrir. C’est mon ultime automne et je ne veux plus dormir pour le vivre intensément jusqu’au dernier millionième de seconde. Je veux mourir encore belle, avec un beau visage grave comme celui de Virginia. Mais je vais te trahir Virginia. Je n’irai pas vaciller le long du Fleuve avec des cailloux plein les poches. Que deviendrait mon beau visage grave à flotter parmi les vieux poissons et les détritus ? Quelle gare déserte m’attend au bout de l’automne ? Quel train de condamnés dois-je prendre ?
Les mots salvateurs s’inscrivent au-dessus de l’homme endormi. Moi seule peux les lire et les dire à haute voix : Odi et amo ! Aime-moi comme je te hais ! Hais-moi comme je t’aime !
C’est mon dernier automne et je vais me tenir en équilibre entre réalité et délire onirique. De quel côté vais-je tomber glorieusement ? Je me suis désintéressée de l’oiseau blessé et de son pauvre petit cœur défaillant. J’oscille dans ce terrible mystère des contraires. Odi et amo ! Attirance et répulsion ! Clos et déclos ! Qu’est devenue la particule suspendue dans le faisceau de lumière ? Celui que l’on ne nomme jamais l’a saisie dans sa main gigantesque pour la broyer. Ainsi cette fois, plus rien n’existe que l’homme endormi et le double de Virginia.
Enfourche-le, me dit Virginia. Non ! Ses jambes ont épaissi et il ne saura pas m’emporter au-delà de sa léthargie, au-delà de ma passion. Enfourche-le et cravache-le comme il le mérite. Non ! Je ne suis plus cette autre qu’il attendait de toute son âme. Je suis devenue presque aveugle. Mon regard a perdu de sa puissance. Plus rien ne m’obéit, plus personne ne se couche à mes pieds. Il y avait ce chien qui s’ébattait dans tous mes territoires. Je l’ai abandonné pour un mustang aux jambes épaissies, pour un homme qui dort avec un oiseau blessé dans la main.
Alors, embrasse son front, caresse son flanc, rends-lui cette étoile qui lui donnait l’illusion de vivre. Non Virginia ! J’ai bien le droit de mourir moi aussi.
Le soleil est informe. Une pâleur floutée qui dégouline sur les épaules des passants. Mais pas sur moi. J’ai traversé la rue pour suivre un homme qui jongle avec une grenade. Offensive ? Défensive ? Je m’approche au plus près de lui et je ferme les yeux dans l’attente de l’explosion. Rien ne vient. Quand je rouvre les yeux, l’homme est passé sur l’autre trottoir et c’est un enfant qui surgit à ses côtés et qui jongle à son tour avec la grenade. Une femme avec un landau les regarde. Son sourire attendri me fait mal et mentalement, je le transforme en un spasme d’épouvante.
Rentre chez toi ! Ne te laisse pas distraire par tous ces jongleurs et funambules. Le soleil s’éteint progressivement, comme toi, comme l’humanité. Il n’y a plus rien à faire dans les rues. Bientôt, elles seront désertes. Ta place est près de l’homme endormi. Retrouve les mots salvateurs et change leur signification. Laisse la particule quitter le faisceau de lumière.
Il est trop tard, trop tard pour tout. L’homme endormi rêve d’ébène tandis que je rêve d’ivoire. Raconte-moi Virginia ce que tu as trouvé au fond de la rivière.
— J’ai trouvé un lit de velours grenat avec un coussin de phalènes et je m’y suis allongée. Les phalènes se sont envolés pour former les visages de tous mes chers disparus. J’ai su alors que j’étais là où je devais être. Cette joie intense qui prenait possession de mon corps et de mon esprit, je pouvais la visualiser, je pouvais même la saisir et la manipuler comme la poupée de mon enfance. D’ailleurs, c’était ma poupée et je me suis sentie rapetisser et devenir toute petite. J’ai dit : Papa, maman ! Me voilà enfin. Et j’ai entendu les oiseaux chanter leur vide mélodie.
Je sais où je devrais être. Dans mon tombeau, bien docile, bien rangée, car quel fouillis que ma vie ! J’ai suivi tous les chemins de traverse. J’ai menti, volé, triché ; j’ai peut-être même assassiné. Tu ne me crois pas ? Demande à l’homme endormi. Il sait tout de moi. Enfin, c’est ce qu’il croit…
Réveille-toi ! et dis-moi ce que tu crois savoir de moi. Bouge un peu tes jambes épaissies, remue ce grand corps qui pesait lourdement sur le mien. Ou bien attrape cette maudite particule que nous en finissions avec cette mascarade. Quel jeu de la mort avons-nous joué ? Rappelle-moi combien de faux suicides, combien de comprimés dispersés sur le sol de ta salle de bains. Je te mentais encore en te disant « N’y touche pas, ce sont des flocons de neige, ce sont les lucioles éteintes dont je me nourris. » Pourquoi ne te réveilles-tu pas ? Tes rêves me dérangent et me font perdre l’équilibre.
Le voilà qui revient ! Qui ? L’homme à la grenade. Je l’ai laissé dans la rue et je le retrouve ici même où j’ai construit le plus minuscule des bonheurs. Un bonheur pas plus grand qu’une étoile solitaire perdue au milieu du cosmos. Bien sûr, il n’a pas résisté à tes orages. Il est tombé glorieusement, d’un seul coup, sans larmes, sans bruits. Juste le bruit d’un claquement de porte et d’une cavalcade dans les escaliers.
Et si j’entrais dans ton rêve ? Ou plutôt si je t’enfermais dans le mien. Maintenant que nos rêves sont différents, il va nous falloir ruser et ramper comme des serpents dans les méandres de nos cerveaux.
Tu as cru que je t’aimais la nuit où j’ai mis mes doigts en anneau autour de ton sexe ? Ce n’était pas de l’amour, c’était juste une tentation, une impulsion. Quand j’ai retiré mes doigts, ils étaient poisseux. Je les ai essuyés sous ton oreiller et c’est un geste que je n’ai plus jamais recommencé. J’ai appelé ce geste « la tentation de l’escarboucle ». J’ai simplement accolé des mots que je trouve beaux et qu’importe si ça ne veut rien dire. Une expression poétique et vide de sens pour un geste gracieux qui ne se répétera jamais.
Écrit daté de janvier 2009
La rêveuse tourmentée et tourmenteuse ne se réveillera sans doute plus. Sur le lit, quelques flocons de neige rescapés d’un naufrage stomacal. Sous le lit, le chat attend benoîtement sa troisième vie avec une autre, moins rêveuse, plus attentive à ses besoins félins. Il imagine de nouvelles petites mesquineries et ses yeux lascifs palpitent d’un plaisir que les humains ne connaîtront jamais. Derrière les stores bien clos, la foule des visages déjà affligés. Ils ne savent pas encore mais ils pressentent un événement bien morbide et une sourde inquiétude plisse leurs paupières, qui retombent lourdement, par intermittence, sur leurs regards impatients. D’autres, qui ne sauront jamais, se profilent en ombres négligées le long des façades bicentenaires qui racontent comment l’on savait mourir, jeune et tuberculeux, quand le romantisme exaltait encore quelques intrépides qu’on disait marginaux.
La rêveuse tourmentée et tourmenteuse se prénomme Stella. Elle est couchée sur le côté du cœur, dont elle guettait les battements jusqu’à ce qu’elle s’endorme. Sa jolie robe de soie noire descend jusqu’à ses bottines convenablement cirées. Pas de bijoux, un léger maquillage, des cheveux en désordre et une coupe de champagne incongrue sur la table de chevet.
Tout est en place sur le lit pour un départ volontaire dans l’au-delà. Sous le lit, le chat se permet un doux ronronnement. Il sait, pour s’en être assuré, qu’il lui reste suffisamment de vivres jusqu’à l’arrivée des sauveteurs ou des pompes funèbres.
Invisible, Virginia contemple Stella, fascinée par ses poings crispés et son corps, tendu et courbé comme un arc.
— Contre qui se bat-elle ? Moi je n’ai pas lutté au fond de la rivière. Tout était si paisible, si lumineux. Je n’ai eu qu’à me laisser emporter, mes bras et mes jambes flottant autour de mon visage. J’étais devenue une algue docile, folâtrant timidement parmi des poissons bizarres mais tellement pleins d’empathie pour la petite algue inoffensive. Stella ne se laisse pas emporter. Elle se bat et sa lutte est effrayante. Il reste du champagne dans la coupe et la bouteille tiédit dans le seau en argent où tous les glaçons ont fondu. Quel dommage ! Un champagne millésimé. Quel gâchis ! Je n’ai pas besoin de me baisser pour voir le chat sous le lit. Il a deviné ma présence. Seuls les chats savent communiquer avec les esprits. Le voilà qui sort de sous le lit et vient renifler le sol autour de mes pieds humides.
— Sais-tu pourquoi ta maîtresse ne se réveille pas ?
— Elle n’est pas ma maîtresse ; elle n’est que ma servante. Elle sera morte depuis longtemps que je survivrai en compagnie de nouvelles servantes. Celle-ci était si faible avec moi… Non ! Je ne sais pas pourquoi elle ne se réveille pas et cela m’indiffère. Les chats n’ont que mépris pour les faiblesses humaines. Elle m’a tant choyé que j’en suis devenu obèse. Elle me donnait un amour étouffant que je fuyais par toutes sortes de ruses. Et le pire, c’est qu’elle m’a asexué. J’aurais voulu avoir une descendance bien vigoureuse, bien plus velléitaire que je ne le suis devenu par sa faute. Alors tu comprendras que je la hais et que son sort me laisse de marbre. Pose-moi une autre question plus intéressante. Il y a longtemps que je n’ai pas conversé avec un esprit.
— Sais-tu que les esprits rêvent ?
— Non ! Bien sûr… Les chats s’intéressent très peu aux humains et encore moins aux esprits. Et le sort des humains m’affecte peu, très peu… Cependant, je me passionne pour leur aptitude ancestrale à cumuler les erreurs fatales. Mais nous en discuterons plus tard.
Ainsi donc, tu fais des rêves ? Je connais les rêves de Stella, cette malheureuse humaine agonisante qui ne se privait pas de me les raconter, persuadée que je pouvais y trouver quelque intérêt. Mais les rêves d’un esprit cultivé, je ne connais pas, vraiment pas…
Une lueur ironique anima les yeux verts et magnétiseurs du chat. Virginia s’accroupit près du lit et il en sortit avec un grand luxe de précautions et de minauderies. C’est vrai qu’il est obèse, pensa-t-elle. Obèse et fascinant. S’il était humain, je pourrais peut-être l’aimer tant sa sensualité apathique m’attire.
— Stella t’a-t-elle donné un nom ?
— Hugo. Elle m’appelle, ou plutôt elle m’appelait, Hugo. Parce que je suis contemplatif et que je faisais semblant de l’écouter quand elle me lisait ses écrits.
— Ne parle pas d’elle au passé. Elle n’est pas encore morte et il n’est pas certain qu’elle soit attendue aujourd’hui dans le monde des esprits.
Hugo fit une mine désappointée, si tant est qu’un faciès félin puisse exprimer une forme de déception. Il envisagea même l’idée de lécher servilement les pieds humides de Virginia qui recélaient peut-être encore des relents de poissons mais se ravisa et se tint à distance de l’esprit cultivé.
— Conte-moi donc ce rêve et je te dirai peut-être sa signification. Dans une de mes vies antérieures, je vivais avec une femme étrange qui disait connaître l’avenir et qui se targuait d’interpréter les rêves.
— Je vais plutôt te raconter ce que rêve Stella en ce moment même.
— Mais Stella bientôt ne sera plus personne. Elle sera un corps allongé dans la salle des urgences d’un hôpital. Elle ne sera plus qu’un cerveau qui divague, qui passe d’un rêve à l’autre, d’un souvenir à l’autre, et c’est moi qui mène la danse.
Vous êtes si naïfs vous autres les humains. Vous croyez toujours être parce qu’il vous semble avoir une existence. En réalité, seuls les chats ont une existence et vous manipulent, depuis la nuit des temps, pour vous laisser supposer que peut-être, j’ai bien dit peut-être, vous pourriez avoir, ou ne pas avoir… Mais laissons ça ! Je suis fatigué, fatigué…
— Allons ! Laissons Stella à son faux suicide. Écoutons-la plutôt parler de sa seconde voix, sa voix intérieure.