Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Liés par une profonde amitié, Yoop et Romain, deux amis de longue date, partagent une relation presque vitale. Pressentant son désarroi suicidaire, Yoop fait promettre à Romain de lui écrire tous les jours durant deux mois. Une fois disparu, celui-ci tient parole et lui raconte chaque soir le fait le plus marquant de son quotidien. Y a-t-il un espoir que son ami puisse lui répondre un jour ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Alphonse Royen fut professeur de grec et de latin, coopérant en République Démocratique du Congo. Ancien ouvrier d’usine, éducateur social, travailleur forestier et sénateur écologiste, il signe son entrée dans l’univers littéraire avec Je vais voir, papa paru aux éditions du Rocher en 2005, une ardente lettre de départ d’un fils à son père.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 99
Veröffentlichungsjahr: 2023
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Alphonse Royen
Sur la ligne 38
Roman
© Le Lys Bleu Éditions – Alphonse Royen
ISBN :979-10-377-9359-1
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À l’Ami qui m’a relevé
Novembre 2020
Du sein de Dieu où tu reposes… révèle-moi ces vérités qui dominent la mort, empêchent de la craindre et la font presque aimer.
Marcel Proust
À Willie Heath
Ô aveuglement humain ! Ô homme, comme tu as peu d’égard à ta dignité !
Tu étais si grand, et tu t’es fait si petit.
Catherine de Sienne
Le monde se fait sombre, on n’y voit plus. Ne le laissons pas éteindre Jésus.
Yoop
Sans doute voyais-tu mieux que moi que ta mort, Yoop, serait le pire tour que la vie jamais me jouerait. Un sale coup, vraiment. J’ai cru et me suis senti mourir moi aussi, et je le sens encore. C’est bien beau d’avoir un ami extraordinaire, mais si, comme moi, en le perdant, on est perdu, l’envie est là, lancinante, de se quitter soi aussi, pour de bon.
Seulement voilà, et c’est bien le moins que je te dois, je tiens à faire, et je vais faire, ce que tu m’as dit. Plutôt que de mettre un terme à mon séjour désormais exécrable ici-bas et de te suivre illico presto dans cet au-delà dont je n’arrive pas à croire comme toi qu’il soit autre chose que pur néant – disons sommeil éternel, ça fait tout de suite plus élégant aux chastes oreilles des croyants –, je m’en vais patienter et t’écrire tous les jours durant au moins deux mois, ainsi que tu me l’as gravement, presque solennellement, fait promettre la veille de ton grand départ, si serein pour toi, si déchirant pour moi. Cette promesse, je dois à notre irremplaçable amitié de l’honorer coûte que coûte, dussé-je m’en arracher les tripes. Tiendrai-je le coup ? Je verrai bien… Nous verrons bien… Mais j’y suis résolu.
« Écris-moi chaque jour ce que tu vis, penses, ressens et rêves. Bref, tout ce que tu veux. De mon côté, je ferai tout pour ne pas te laisser sans aucune nouvelle de moi, tout pour te faire signe, du moins pour t’adresser quelques signaux possibles depuis le Royaume invisible. »
Ce sont tes mots, c’est notre contrat, et c’est maintenant mon grand embarras. Ou peut-être pas. Sache en tout cas, Yoop mon ami, mon vital ami, si tu m’entends encore dans le lieu ou dans l’état, a priori précaire, où tu te trouves, sache que je tiendrai l’absence de tout « signe » de toi durant ces soixante jours pour la confirmation, hélas, qu’il n’y a rien à espérer après notre extinction terrestre et que je m’infligerai la mienne sans délai et sans flottement.
Du mieux de mon amitié, Yoop.
Romain
Je me suis réveillé en sueur ce matin. Voilà qui n’est pas, je te l’accorde, pas plus que de pleurer, la meilleure manière de se mouiller. Mais qu’y puis-je, dans cet état intérieur épouvantable ? Ma seule compagnie à présent : la nuit noire, la ténèbre, et ça va être dur d’y siffloter, histoire de ne pas moi-même me liquéfier et surtout d’épargner à autrui une mine insortable. Quant à mon éventuel passage de vie à trépas à l’expiration de notre contrat, pour déterminer que j’y suis, je me connais assez pour savoir que ce ne sera tout de même pas de la petite bière… Faudra que tu me files un sérieux coup de main… si tu en as encore les moyens…
Dehors, tout est blanc. Devant moi, à quelques mètres de ma fenêtre, un petit être en costume de plumes sautille sur le sentier et délicatement rougit la neige de sa gorge de sang. Qu’éprouve-t-il ? Est-il heureux ou malheureux ? Ou aucun des deux ? Pourquoi persévère-t-il dans l’être ? Mystère et boule de gomme ! Questionnement idiot, je sais – je sais quoi au juste ? C’est un droit de l’homme, a-t-on dit, d’être idiot et d’ignorer superbement le champ immense de ce dont il n’a nulle connaissance. Mais ça ne m’a jamais ni rassuré ni consolé.
Yoop, mon ami, ne compte pas que je t’écrive des choses bien cousues, compte que tu auras beaucoup à me passer, comme tu l’as souvent fait de ce côté-ci du Grand Canyon… Aurai-je jamais progressé dans ma vie ? Me serai-je jamais bonifié avec les années ? Je traîne déjà près de trois quarts de siècle derrière moi et la seule chose qui en allège le poids, c’est qu’il n’y a pas trop de casseroles dedans. En très grande partie grâce à toi. Gratitude éternelle…
Avec mon amitié, Yoop, intacte et suppliciée.
Romain
J’ai fait un rêve idiot cette nuit. Rencontrant un homme sur le chemin, je n’ai rien trouvé de mieux pour le saluer que de lui dire : « Bonjour poussière », et il est tombé en poussière…
Va interpréter ce genre de délire ! Ce dont je me souviens, c’est que mon bonhomme avait beaucoup moins de grâce que de graisse, pour ne pas dire qu’il était plantureusement obèse. Est-ce parce que j’ai entendu hier soir à la radio que la Terre aujourd’hui comptait plus de bouffis que de sans bouffe, mais soyons polis, plus de malnutris que de sous-nutris ? Quel échec de civilisation !
Il n’empêche ! Ce rêve peut aussi me révéler qu’il doit subsister en moi, dans quelque repli de mon âme, un triste désir de toute-puissance, assorti de quelque fâcheux, quelque indigne penchant au mépris d’autrui. Pauvre de moi qui me voyais plutôt humble et généralement bienveillant. Là soudain je pense au mot « con » dont on fait de nos jours, moi le premier, toi jamais, un usage aussi intempestif qu’intempérant.
Je m’interroge : est-ce acceptable pour un humain à son plus bel étage, à sa plus noble hauteur, mettons un vrai chrétien, spécimen de plus en plus rare et discret sous nos riches cieux, d’utiliser ce mot de « con » à l’adresse de quiconque, même le méritant au plus haut point ? Exceptionnellement, peut-être, et pour peu qu’il y mette une certaine douceur, voire une certaine indulgence, dans la conviction qu’il pourrait lui-même mériter ce mot à l’occasion. Quelqu’un, je crois savoir qui, a dit : « Quand vous traitez quelqu’un de con, faites-le avec un peu d’affection, vous le serez déjà moins vous-même. » Héroïque effort, surtout quand vous avez affaire à un gus que vous connaissez de longue date pour avoir frotté le derrière sur le même banc d’école, mais qu’on n’a jamais réussi à élever, tant il s’est toujours tenu au plus bas de l’homme, pour ne pas dire au plancher de l’hominidé…
Mais qu’est-ce qui me prend ? Tu vois où j’en suis, Yoop, mon seul ami ? À divaguer sottement, mauvaisement, pour tenter de soigner la mortelle blessure de ta perte.
Si encore un oiseau chantait, mais aucun n’a chanté ce matin. Irions-nous déjà vers « le printemps silencieux » prédit par l’admirable Rachel Carson, il y a plus d’un demi-siècle ? Yoop, je ne sais pas si je tiendrai. Si tu peux quelque chose, c’est le moment. Si tu ne peux rien…
À demain, ami de mon âme.
Romain
« La foi est une grâce à saisir », viens-je d’entendre à la radio. Suis-je donc si malhabile à la saisir ? J’aurais aimé, cher Yoop, avoir la foi comme toi, oui, croire en Dieu et tout ça… Pourtant ç’avait bien commencé. Je m’en suis souvenu ce midi en marchant sur « la ligne 38 », cette ancienne voie ferrée devenue « le beau Ravel du pays d’Aubel » comme tu aimais à dire. Ça s’est passé autour de mes onze ans. Comme d’habitude, je m’en allais vers l’école par un sentier de mon village. C’était un matin sans gloire battu par une pluie plus têtue que ses consœurs. Un formidable éclair subitement déchira le ciel, en même temps que mon cœur, et d’une même clarté. Au lieu de la peur, un foudroiement de joie. C’était beau, c’était grand, comme si Dieu était dedans. Une percée surnaturelle, une giclée d’éternité dans le temps. Dieu n’était pas et voici soudain qu’il m’était. Dieu, cet immense, cet incroyable Inconnu venait peut-être de me faire signe. Peu doué pour saisir, en tout cas, je fus saisi.
Et puis, tu sais comment ça va, surtout que je fus très tôt et pour longtemps séparé de ma mère croyante, petit à petit tout ça s’est estompé, presque effacé, et ma vie a repris comme avant, sans Lui, et souvent à bas prix.
Une vie, oui, assez banale, assez grise, assez difficile aussi, où certes, autour de moi, j’entendais encore parler de Lui de loin en loin, mais avec ironie ou avec hargne. Soit on niait son existence, soit on l’accusait de tous les maux de la terre, soit même, bêtement, les deux à la fois. Étonnant quand même que Dieu laisse tout dire de lui sans jamais user de son droit de réponse ! Si ce n’est peut-être par le témoignage de bonté des vrais croyants qui ne peuvent être que pratiquants.
Bref, j’ai pas mal mis de côté, démonétisé, pas mal terni celui qui m’avait un jour ébloui. On devrait toujours rester fidèle à ce qu’on a entrevu, ne fût-ce qu’une fois, de meilleur et de plus lumineux dans son enfance. Ce serait sans doute ça la sainteté. Mais être saint n’aurait jamais été à ma portée. Les saints, comme je les vois, sont les seuls humains à même de déposer de l’amour à même la haine. Très peu pour moi !
Ai-je été malheureux pour autant ? Pas vraiment. Disons que je n’ai connu le côté ensoleillé de la vie qu’après ta rencontre. D’ailleurs, comment être vraiment malheureux, moi, riche et gras d’Occident, qui n’ai jamais manqué de choses et de biens ? Non, pas malheureux, mais avec toujours en bouche et au cœur un fieffé petit goût saumâtre d’à-quoi-bon. Et pourtant, m’assure-t-on, nous n’arrêtons pas de progresser, jusqu’à nous surhumaniser…
On me la baille belle avec cette fameuse « augmentation » de l’homme, promise pour incessamment sous peu… Je n’oublierai jamais, Yoop, ce que tu m’as dit, les lèvres moussues de bière d’Orval, ce beau soir de septembre où nous contemplions le ciel ensemble : « Si tu veux augmenter l’homme que tu es, fuis ces êtres de calcul qui n’en ont rien à cirer de nos frères qui meurent en Méditerranée, mais va trouver un grand brûlé du cœur et laisse-le brûler le tien. »
Ce grand brûlé du cœur, c’était toi, Yoop, mon frère. Je l’avais trouvé et maintenant je l’ai perdu.
Romain