Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
"Louis aurait pu devenir chanteur, dommage qu'il chante faux"; "Fais du Louis et tout ira bien". Entre ces deux réflexions, il faudra bien des kilomètres et davantage de temps pour que tombe le masque. L'incompréhension, la douleur, la fuite souvent et la peur surtout, celle de ne pas être à sa place, de ne pas savoir faire, au point d'en perdre sa voix, émaillent le parcours de cet homme hypersensible, en complet décalage avec le cadre imposé de notre société. Faire front avant d'affronter et relever la tête, c'est le témoignage éminemment humain que nous offre l'auteur. Soutenu par une émotion à fleur de peau, cet ouvrage singulier raconte une quête personnelle dans un style libre et inventif où réalisme, humour et finesse d'analyse se côtoient sans complaisance et par tous les temps.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 281
Veröffentlichungsjahr: 2023
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
À Louanne et Julien À vous tous croisés sur mon chemin
Création couverture : Benjamin Hellehttps://studio-b-helle.com
PRÉFACE
1. Le Cadeau
2. La fausse note
3. Mon enfance m’appelle
4. Souvenir attention danger…
5. Seul tout seul…
6. Quinze ans…
7. Égaré
8. Pas à pas…
9. Les Glycines
10. Mes amis, mes maîtres
11. Émigrant
13. Marie Louise
14. Son Amérique
15. Du ventre plat au ventre rond
16. Décalé
17. Dévasté
18. Face contre terre
19. L’espoir
20. Repartir
21. Imaginer
22. Les coulisses
23. Naissance de voix, Naissance de soi
24. Je débute
25. Une voix
26. Je m’envole
27. Merci pour ce cadeau
28. Renaître
Georges Perec a dit :
« Écrire est essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire suivre quelque chose ; arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes». 1
Ou encore :
« Je crois que je peux écrire, je sais en tout cas que c’est pour moi le seul moyen de me réconcilier avec moi et le monde ». 2
Tout est là de l’intention qui a animé Laurent HELLE pour mettre en mots son parcours plutôt atypique à travers le personnage de Louis. Quand l’existence au monde passe par la réunification d’un soi émietté, l’écriture permet d’élever en autant de voix salvatrices les silences magmatiques et autres dissonances d’une vie soufflée. Que le lecteur ne s’y trompe pas : si le récit est autobiographique, son sens va bien au-delà d’une seule narration factuelle. Émerge très vite une large réflexion personnelle, approfondie jusqu’à l’intime.
Le voyage commence au nord et se façonne de maux en mots pour voguer jusqu’en des contrées tôt censurées. De la famille aux amis, en passant par ces rencontres qui marquent une vie tant professionnelle que personnelle, un univers se dévoile qui happe le lecteur jusqu’à en faire un acteur de l’histoire. Pour se souvenir de ces chemins taiseux où trouver sa voie a relevé autant du défi que du pari, pour que résonne l’écho de cette aventure tracée « de port en port » comme dit le chanteur fil rouge du récit, puisse cet envol vibrer au-delà des mers !
En souvenir de nos ateliers d’écriture où les « contraintes » oulipiennes nous ont apporté tant de mots fous et autres joyeux délires, et avec amitié,
Éliane Fontan
1. Georges Perec, Espèces d’espaces, Éditions Galilée, Paris, 1974. Cité par Zeynep MENNAN dans « Une autobiographie atypique : W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec »
2. Lettre à Maurice Nadeau du 7 juillet 1969, publié par Philippe Lejeune in La Mémoire et l’Oblique, P.O.L., 1991, p.95. Cité Ibid
« Maman rêvait qu'elle avait une vraie cuisine
Pendant qu'papa barytonnait aux Capucines
C'était le temps, le temps béni de la rengaine,
C’était le temps où les chanteurs avaient de la voix »
Le temps de la rengaine - Serge Lama
Noël 1975.
Dans un village du nord de la France, la pluie s’épuisait sur les ardoises grises et amenuisait les briques rouges. La neige aurait été douce et brillante sur cette terre blessée. Au centre du village trône cette grande maison bourgeoise. Point de repère au bout de cette rue avant de prendre soit à droite soit à gauche et s’éparpiller dans la campagne. Cette bâtisse défigurée jadis par les obus des deux guerres mondiales abritait une famille qui se préparait à fêter Noël comme il se devait. À l’intérieur tout le monde s’affairait pour donner à cette journée une couleur spéciale. La veille, les cadeaux avaient été déposés au pied du sapin. Sa mère avait commandé à Georgette, la «bonne» de la famille, de préparer la table des festivités dans le grand salon. Ils étaient trois garçons en pyjama à trépigner dans le couloir près de la porte de la caverne d’Alibaba. Ils attendaient Lucien enfoui sous sa couette, il aimait se faire désirer. Au premier craquement du plancher de sa chambre, ils savaient que bientôt ils seraient délivrés de leur impatience. Son père, prénommé Gérard, retenait comme il le pouvait sa marmaille agitée. Malgré ce jour particulier, ou parce que jour de fête oblige, il arborait un costume impeccable et une cravate nouée de la plus belle des façons. Son visage avait du mal avec la joie et quand un sourire fendait son visage il paraissait méconnaissable. Pour sa mère, prendre des photos était un réflexe avec son fameux Rolleiflex. Encore quelques photos de la lignée en ordre décroissant de taille. Elle attisait leur excitation. Enfin il donna le signal et ils entrèrent en colonne dans ce double salon. Une pièce laissée aux mains d’un décorateur vous faisait marcher sur une moquette orange et vous asseoir sur des canapés verts. Une bibliothèque blanche patinée gardait bien alignées des collections d’auteurs intemporels achetées par d’économes mensualités. Victor Hugo et Jean Valjean soupiraient d’ennui et seule la poussière se posait régulièrement sur leurs têtes.
Leurs pieds freinèrent leur ardeur pour un atterrissage sans douceur au pied du sapin. Leurs yeux brillaient devant ces jolis paquets disposés en quinconce. Chacun scrutait ces étiquettes collées avec leurs prénoms écrits en lettres dorées par la main de leur mère. Comme pour tout moment à vivre, ce qui le précède est souvent le plus délicieux. Louis, lui, finissait sa onzième année sans savoir ce qu’il voulait pour ce 25 décembre. Il espérait la bonne surprise en se disant que quelqu’un avait vraiment pensé à lui. Comme si le regard de l’autre flattait sa petite personne par ce présent offert à ses yeux surpris. Enfin, les lettres de son prénom apparurent sur ce colis rectangulaire. Il allongeait ses bras pour l’attirer et le soustraire de l’ombre du sapin. Il l’approchait pour sentir qu’il n’était que pour lui. Tout autour flottait un son sourd et il n’entendait que son cœur battre fort dans sa poitrine. Ses mains maladroites abandonnaient l’idée de préserver l’intégrité du papier et du bolduc. Il découvrait une boîte avec l’image d’un électrophone de couleur blanche. Il marqua un temps d’arrêt pour tenter d’approcher la sensation de bonheur. Était-il content de ce cadeau ? Il avait du mal à ressentir ce qui se présentait en lui, il avait déjà appris à mettre à distance ses émotions de peur que quelqu’un puisse les remarquer. Trop d’égratignures sur une peau sensible, des plaies encore ouvertes par des mots assassins, un visage rouge de honte de ne pas savoir être fort devant l’autre.
Cependant un large sourire s’affichait sur son visage. Le jeune garçon qu’il était ne mesurait pas encore l’importance de cet objet dans sa vie future. Son père observait ses réactions, son attention était portée sur lui comme si ce cadeau portait un message particulier et il s’assurait de sa bonne réception. Il le sortit de son introspection en lui tendant un autre paquet plat cette fois. Le maillon indispensable pour révéler le sens de ce cadeau. Avant de l’ouvrir, il s’attardait quelque peu sur les objets préférés de ses frères. Une boîte de chimie pour son frère aîné, une boîte de Meccano pour le second et un ballon de foot pour le dernier. Enfin, précautionneusement, il ouvrit la pochette de sa surprise. Il aperçut sur fond blanc tacheté de gris la photo en gros plan du chanteur. Un regard profond encadré de cheveux semblant coupés au bol ce qui enlevait une certaine magie. Il portait un pull col roulé sûrement de meilleure qualité que ceux qui grattaient et que Louis détestait. Sur la pochette en lettre capitale son nom : SERGE LAMA. Est-ce qu’il le connaissait ? Non pas vraiment. Il avait dû l’apercevoir lors d’un de ses shows télévisés qui rassemblaient la famille autour de ce poste à images devant lequel plus personne n’avait le droit de parler.
La galette noire indissociable, un vinyle à prendre délicatement au risque de faire buter le chanteur plusieurs fois sur le même mot ou lui faire sauter le refrain de sa chanson. Mais pourquoi son père avait-il été attiré par cette bête de scène ? Encore aujourd’hui Louis s’interroge sur le sens de son acte.
Chaque mot posé tout au long de ce chemin d’écriture lors du premier confinement de l’année 2020 le guidera vers ce mystère.
Il se retrouvait devant ce cadeau un peu circonspect mais désireux de renvoyer à son père l’image de son enfant comblé. Il s’allongeait sans plus tarder sur l’épaisse moquette en quête d’une prise électrique pour activer son électrophone. Une petite lumière orange en témoignait, le courant passait. Il sortit doucement la grande galette de sa pochette et visa le centre du tourne disque. Il arma le bras, la scène se mit à tourner, le chanteur était en place. Léger craquement, le haut-parleur souffla les premières notes. La complainte des mots s’évaporait dans l’ambiance joyeuse de la famille. Il essaya en vain de reconnaître une chanson. Il plongea peu à peu dans un autre univers. De cette époque Louis se souvenait de Claude François, de son lundi au soleil et des chansons amusantes d’Annie Cordy. Les chansons étaient calibrées pour bercer les douces oreilles d’une jeunesse sans histoire. Les rêves de grand soir de Mai 1968 avaient cédé la place à un choc pétrolier pour leur apprendre à éteindre les lumières en sortant de leurs chambres. Ils habitaient ce village depuis la naissance de Ludovic en 1966. Pendant que leurs parents développaient leur magasin de photographie dans la ville à dix kilomètres de là, ses frères et Louis étaient confiés aux bons soins de Georgette. Elle avait déjà élevé leur mère et sa fratrie. Une famille idéale en quelque sorte : une petite entreprise reconnue, une maison à la campagne, quatre garçons nés avec la régularité digne d’une publicité pour le planning familial, une nounou dévouée et fidèle.
Lui, le troisième des quatre, poussa son premier cri le 16 janvier 1964 et en ce jour de Noël 1975 il découvrait son chanteur inconnu né selon ses dires le 11 Février 1964 quand il était monté pour la première fois sur scène. Il écoutait son disque avec beaucoup de sérieux. Ses onze ans le rattrapaient et il rentrait doucement dans l’adolescence. Une écriture, une voix, une ambiance et l’impression d’avoir son chanteur à lui. Il aurait beau écouter nombre d’autres musiques, d’autres chanteurs, cet artiste serait fatalement identifié à ses goûts musicaux.
Et des années plus tard, du vinyle au CD, Noël était toujours revenu dans cette grande pièce de la maison familiale. Ne manquaient que l’attente et l’impatience devant la porte. Le Rolleiflex avait été remplacé par un Canon automatique pour prendre des photos en rafale. Son père, parti dans les cieux, les regardait sûrement de là-haut, de ses yeux bleus attendris. Il avait confié de façon mystérieuse à son grand frère, Luc, l’idée de perpétuer la tradition du « disque du chanteur ». Un cadeau très carré cette fois. Une surprise ? Non, le dernier double CD de Serge Lama enregistré pour ses cinquante ans de carrière. Plus que trois semaines à ce moment-là et Louis aurait la même longévité sur cette scène. Il le reçut avec une farandole de souvenirs servie sur ce plateau tournant sous la caresse de cette pointe fine creusant le sillon du temps qui passait. Douce madeleine. Le vinyle avait quelque chose de majestueux, de précieux, d’artisanal. Le CD renvoyait une image plus pratique et pressée dans l’air du temps. Maintenant la musique est dans les nuages où nous avons nos bibliothèques à ciel ouvert.
Ce disque de ses onze ans, il l’a écouté et réécouté. Il se souvient du « le temps de la rengaine ». Avec les années il avait parfois cru voir son père dans cette chanson. Même s’il n’était pas chanteur, combien de fois avait-t-il pensé que la rengaine de vie le berçait sans que n’éclatent ses émotions, ses talents. Père piégé par une vie étriquée osant à peine une voix étouffée pour faire bouillir la marmite et offrir la cuisine en Formica à la mère de ses enfants. Un homme présentable en tous lieux et à tout moment. Louis a le souvenir de ses parents toujours bien vêtus. Ils portaient la robe de chambre le matin, et la robe et le costume s’accoutumaient du quotidien du lundi au dimanche. De rares escapades à la mer découvraient leurs corps blancs. Le corps et ses curiosités tourmentaient son imaginaire. Entendre leurs évocations dans ces chansons comme autant de sources d’aventures chevaleresques où s’entremêlaient bonheur, beauté et instants magiques. Que de pensées subversives et sacrilèges pour un enfant issu d’un milieu et d’une famille où fidélité et moralité étaient hissées comme point de référence du couple et d’une vie respectable. Que de soupirs quand la valse des mots et la chaleur d’une voix émeuvent par ce diamant effleuré délicatement. Pour autant la chanson « Mémorandum pour un pucelage » l’intimidera plus qu’elle ne le fera sourire à cette époque. Pourquoi anticiper quand la magie de Noël vous illusionne sur la permanence du temps ?
Son tourne disque fut un compagnon fidèle. Louis écoutait sans fin des ritournelles où il voyait des vérités sur la vie dès lors que son chanteur avait crié sa colère en trois minutes, où il sentait la merveille par quelques mots d’amour susurrés à ses oreilles en éveil.
Pendant ce confinement, il s’est invité au rendez-vous du «15 juillet à cinq heures». Besoin de calme, épris subitement de lenteur pour déguster un moment de bonheur immuable hors du mouvement perpétuel qui nous soumet tous. S’imaginer ralentir sous la chaleur de l’été, des limonades fraîches, des transats, des discussions sans intérêt. Pourquoi cela ne dure pas plus longtemps ? Insidieuse question et déjà l’automne et son humidité vous saisissent. Vient le temps du labour ouvrant une plaie dans la terre retournée. Dans ce rituel d’écriture qu’il commence au petit matin, il se sent seul. Plongé dans ses souvenirs, ses émotions de la vie passée et actuelle. En quête d’une voie pour une expression juste. Toujours ces mêmes questions sans réponses. Cette impression de ne pas être pleinement épanoui. Cette recherche perpétuelle le fatigue et le rend absent à lui-même et aux autres. Relever le bras du tourne disque pour arrêter ce tournis perpétuel.
« C’est la vie lilas
Faite de métamorphoses
C’est la vie lilas
Quand il me manque quelque chose
Dans cette vie-là »
La vie lilas - Serge Lama
L’adolescence naît sans se présenter, se mettant les sens à dos. La carcasse se décarcasse, le visage s’éclate à l’eau écarlate. Tout pique et se complique. Comme si tout était sous-jacent avant le chaos fondateur des pierres que tous nous porterons à vie dans notre sac à dos. Les heures d’avant étaient douces et ne présageaient pas du piège dans lequel Louis allait tomber. Cette période d’avant pourrait être évoquée mais rien n’effleure la plume du stylo qui l’enjambe sans précautions. Pourtant tout coulait de source : la maison au milieu du village, des parents identifiés par leur métier de photographe, deux voitures dans la cour, des cousins proches, des frères avec qui il passait du temps à jouer. Les jours s’étiraient, fleurant bon la tranquillité provinciale et familiale. Le rituel du petit déjeuner était un point de repère accroché à la douceur de l’enfance. Luc, l’aîné avec un bol de café, Lucien plongeant sa cuillère dans la boîte étroite de Nesquik, Louis ouvrant le couvercle orange de l’Ovomaltine et Ludovic, le dernier, s’affranchissait de la modernité avec Banania. L’avènement de la société de consommation offrait le choix d’être attentionné avec chacun. À vrai dire, Louis n’avait rien vu de semblable ailleurs tellement il est logique de n’avoir qu’une sorte de poudre chocolatée dans un placard de cuisine. Il ne savait pas pourquoi ce cylindre était devant lui chaque matin. Il l’avait adopté comme un signe distinctif, persuadé d’être différent et d’avaler un produit regorgeant de bienfaits. La publicité avait distillé son message au fin fond de lui. Aujourd’hui, il peut y voir la main de Georgette reconnaissant chacun à sa façon avec les moyens qui lui étaient donnés. Le pain frais, le beurre, le lait de ferme, la confiture maison, ils pouvaient tremper leurs tartines dans leurs bols. Bien plus tard, quelqu’un lui fit remarquer que ce n’était pas chose à faire mais mon Dieu que c’était délicieux. Et si ce petit bonheur était une transgression à ce qui est bien de faire, il s’en réjouit aujourd’hui. Le lait de ferme était récupéré chaque soir sous le porche d’entrée de la ferme des cousins. Le pot au lait cabossé accroché à un clou attendait leur passage quotidien. Dans la voiture l’objet était tenu avec beaucoup d’attention pour éviter toute flaque blanche tenace sur la banquette arrière et son odeur âcre couvrant l’odeur des gitanes de son père. Le lendemain matin il était à nouveau déposé au même endroit pour la traite du soir. Le lait frais résistera longtemps à l’assaut de l’or blanc stérilisé ou pasteurisé des rayonnages des nouveaux temples du commerce. Comme il était rassurant pour eux de savoir qu’ils auraient le breuvage du matin. Si par malheur il manquait, une bouteille plastique au bouchon bleu était sortie du frigidaire et ils savaient que le petit déjeuner serait gâché par ce goût inhabituel dans la bouche. Les livres de beurre livrées chaque semaine avec cette sensation si particulière de la pointe de sel sur leurs papilles. De temps en temps un arrière-goût de rance les accablait, ils abandonnaient leurs tartines et désertaient le palais des délices du matin. Son grand frère se distinguait avec son café bu dans un grand bol. Cela lui conférait un air plus mature qu’eux avec leurs boissons chocolatées. Il démarrait ses journées dès six heures du matin pour réviser ses cours. Assis au coin de la table de cuisine avec son livre dans la main gauche et le café sur la droite, absorbé par une matière obscure, il n’était pas question de le déranger sous peine de recevoir en retour quelques mots blessants. Louis était impressionné par le sérieux insufflé par cette eau noire à la saveur particulière et à l’odeur chaleureuse. Luc était fort en thème, brillant au point de donner l’impression de réussir tout ce qu’il touchait. Enfin « jeux interdits » gratté en boucle à la guitare peut être mignon sauf quand il y a abus. Il cultivait son indépendance chez les scouts, musclait son goût de liberté sur son vélo de course. Souvent ses trois frères étaient loin derrière à l’observer jouer à des jeux intelligents, inventer des possibles, ou philosopher sur la vérité avant qu’elle éclabousse. Aujourd’hui les silences de son grand frère ignorent votre présence donnant l’impression de garder des secrets radioactifs enfouis qui lui survivront.
À cette époque Louis oscillait entre les jeux de la ferme et le petit train de Lucien et le ballon de foot de Ludovic. Il prenait plaisir sans avoir à choisir. Il partageait la chambre tel un petit dortoir, avec eux deux. Luc avait déjà le privilège de sa chambre individuelle. Lucien s’amusait à faire peur à Louis dans le noir en bougeant ses draps et en lui faisant croire qu’il s’approchait de son lit. Il s’amusait de la réalité et de l’imaginaire. Il lui apparaissait plus fort, capable de s’opposer et de se distinguer. Habile de ses mains il bricolait facilement et les vertus du bon sens de la terre s’incarnaient peu à peu en lui. Quand le ballon de foot les réunissait, Ludovic était le talentueux footballeur, Louis était l’entraîneur. Il inventait des jeux, des exercices, des challenges dont Ludovic sortait vainqueur par l’habilité de ses pieds. Il était maître dans l’art du dribble court et les filets tremblaient sous les feux de ses tirs. Très tôt il rejoignit le club de foot de Béthune. Louis n’avait pas osé s’inscrire dans cette démarche de peur de trébucher devant l’obstacle et il avait préféré crier haut et fort que cela ne l’intéressait pas. Georgette veillait à leur bien-être et s’occupait d’eux avec une attention délicate. Elle comptait les « battées » de lessive avant d’amasser des piles de linge à repasser devant la fenêtre de la cuisine ouvrant sur le jardin. Souvent elle écoutait en même temps la radio vissée sur la fréquence de RTL et son émission fétiche « les grosses têtes ». Elle riait seule aux blagues potaches des invités qui aimaient cabotiner avec quelques calembours. Elle avait la rectitude de l’institutrice qu’elle avait rêvé de devenir et la douceur de l’enfant marqué par la douleur de l’abandon.
Depuis la nuit des temps le passage de l’enfance à l’adolescence est périlleux. Louis avait l’impression de tomber dans un vide imprévisible. Se retourner vers la porte de l’enfance et observer l’insouciance figée dans une peur.
« Je t’aime à la folie, je t’aime à la folie la vie » - Je t’aime à la folie - Serge Lama
Comment croquer la vie comme un fruit juteux ? Dans cette région où les nuages paresseux s’endorment de longs jours à même le sol au point d’assombrir son esprit. Heureusement, Louis aimait chanter pour terrasser cette mélancolie. Il reprenait à tue-tête les tubes du moment et il s’appliquait à bien chanter à l’église. C’était un vrai bonheur d’enfant pour lui. Il suivait la chorale formée de dames âgées apprêtées en ce dimanche. Mais bientôt la phrase assassine de sa mère eut raison de sa joie de s’exprimer : « Louis aurait pu devenir chanteur, dommage qu’il chante faux ». À cet instant, et sans le savoir, sa mère incarnait la faucheuse d’espoir. La gorge de Louis, tel un étau, maintenait de travers cette lame aiguisée. Plus aucune mélodie n’était à sa portée. Phrase surprise pareil à un couteau lancé à distance et planté entre ses deux omoplates. Mots coincés, voix tremblante, souffle coupé, son expression se figea dans une peur profonde. La petite manette repoussée, le bras se leva et arma le tourne disque, il descendit lentement pour que le saphir attrape le sillon au bord du disque noir. Impatience de tourner en rond enfin récompensée par les premières notes du piano. Louis s’allongeait sur son lit et il écoutait son chanteur le réconforter.
« C’est la vie lilas faite de métamorphose quand il me manque quelque chose dans cette vie-là »
La vie Lilas - Serge Lama
Peu à peu la mélancolie s’insinuait dans son quotidien. Il essayait de chanter en suivant le chanteur mais il entendait sa voix désaccordée. L’évidence était là et il se tut au point de ressentir dans ses entrailles le bleu de la fausse note.
L’introspection s’invitait dans son quotidien comme un fantôme solitaire et froid. Souvent il collait son nez sur la vitre froide de la chambre telle une mouche qui s’entête à trouver une issue. Il se cognait et sentait toutes ses envies battre de l’aile. L’automne avait rendu sa grisaille au paysage et les feuilles ocres recouvraient le sol humide et noir. Tout était lugubre. Il était comme enfermé, immobile dans une bulle de verre. Il entendait sa voix en décalé sans être dans le tempo du présent. Décalage surprenant. Son regard se perdait sur cette rue centrale sans âme. « Un jour je serai le premier », voilà ce que son esprit criait quand il n’en pouvait plus d’attendre la clé pour attaquer le sol au bon rythme. Un objectif sans réalité offrant une bouffée d’air pur dans un futur conquis avec honneur et gloire. L’insouciance et la joie s’estompaient. Une tristesse filait sur les heures abandonnées au milieu de cette plaine vide et plate. Impuissant et muet face à ces émotions vagabondes, ces changements perpétuels, cette voix se défilait et se planquait au fond de la gorge. L’impression d’être là sans l’être.
« Oh mon enfance disparue
Quel était le nom de ma rue
Qu'ai-je fait, qu'ai-je dit, qui suis-je en ce pays
Quelle fleur a courbé sa tige sous mes pas
Pour que je sois tombé tout à coup aussi bas
Oh mon enfance prends ma main
Puisque tu es sur mon chemin »
Mon enfance m’appelle - Serge Lama
Et puis les premières années de collège dans sa ville natale. Les changements de classes, un professeur par matière, une cantine sombre et froide, un établissement immense avec l’église au milieu de la cour. Sûrement une extension du vieil adage rappelant qu'en cas d’égarement, il est bien de remettre l’église au milieu du village. Louis était rassuré de savoir que ses frères avaient ouvert le chemin. L’impression de s’agripper à la rambarde pour éviter le précipice de la peur. En ce début d’année, chaque professeur qui avait croisé son grand frère quelques années auparavant lui demandait son lien de parenté et espérait qu’il aurait le même parcours scolaire. Son espoir d’être le premier ne se réaliserait pas sur les bancs de l’école. Il avait la transparence des gens moyens sans histoire et confondus dans la masse. Louis découvrait le cours de sport et son corps se rappelle encore des douleurs après des séances d’abdominaux interminables. Le professeur de sport, visage émacié et buriné, corps sec donnait ses ordres d’une voix forte qui empêchait tout renoncement. Il prenait conscience des sensations physiques. Il explorait quelque chose qui lui plaisait. Une expression corporelle qu’il ressentait en lui comme une délivrance d’un trop-plein de quelque chose d’indéfini. Il courait, il sautait, il vivait. Louis prenait ses marques dans cet établissement. Il avait ses copains et il se repérait dans les dédales de cette immensité. Il apprivoisait ses peurs par des repères routiniers. La deuxième année de collège, il était quand même élu comme délégué de classe. Un professeur lui conseilla d’être avocat vu sa volonté de défendre les causes perdues de ses camarades. Louis se souvient de cette professeure d’anglais au teint toujours hâlé quelle que soit la saison et dans cette région cela relevait de l’exploit ou de l’abonnement aux ultraviolets. Fin d’année scolaire, sous le soleil de printemps, elle décida de faire le cours sur la pelouse. Tout le monde était assis autour d’elle à l’écoutait prononcer le « the » avec sa langue qui se présentait à eux.
Bien vite, les garçons avaient remarqué sa difficulté à croiser les jambes laissant apparaître une culotte rayée blanche et bleue. Ricanements complices, chacun découvrait les délices de l’inconnu sans savoir quoi en faire.
Une fois par semaine, les élèves étaient rassemblés dans la chapelle. Ils étaient là pour répéter des chants pour une messe à venir. Assemblés comme une chorale, ils enchaînaient les chansons. La sœur en charge de les mener à la baguette avait une voix douce. Elle les invitait à la suivre. Louis aurait aimé répondre à sa main qui flottait dans l’air. Il se planquait derrière tout le monde. Il bougeait ses lèvres et il était le chanteur muet. Dans le même temps il entendait la voix d’un de ses copains et il fut saisi par cette beauté, cette justesse. Sa bouche était grande ouverte, ses poumons s’ouvraient et se fermaient pour réguler l’air, ses yeux étaient brillants. Ah, comme Louis aurait aimé connaître cette sensation.
« Mon cœur enfle et je vois tout un peuple qui chante.
Tandis que je l’invente cette musique-là,
Comme vers le soleil,
Une envolée d’abeilles,
Aérienne,
Souveraine,
La musique, la musique prend son vol... »
Dans l’espace - Serge Lama
Louis avançait les poings serrés, il tapait et il cognait dans le ventre de l’inquiétude recroquevillée dans les coins sombres de lui-même. Coincé dans les cordes sur le ring des émotions, il souffrait en silence. L’absence de cris le rendait coupable de faiblesses ! Le silence assourdit, là où le cri attendrit au final. Il était pris à la gorge par le collier de ses peurs. Heureusement la cour d’école était grande. Le sport était érigé en vertu et chaque midi se déroulait le championnat de football, les Jeux Olympiques ou la coupe du monde suivant l’actualité sportive du moment. Louis explorait le plaisir du match, de la compétition, du geste réussi. Le cœur battait plus vite quand un but le transportait de joie ou le transperçait au creux des reins suivant où il se situait. Il participait en offrant toutes ses tripes en tant qu’équipier modèle et valeureux. Il en redemandait et il passait des mercredis après-midi épiques sur cette pâture abandonnée à leurs dribbles rêvés, à leurs courses incessantes pour finir couverts de boue. Ils rentraient épuisés mais joyeux. Ils abandonnaient shorts et maillots dans une grande bassine : station d’épuration de leur trop plein d’énergie. Ludovic s’associait parfois à ces moments même s’il avait déjà rejoint le club de la grande ville d’à côté.
Les jours s’écoulaient somme toute heureux des habitudes et points de repère acquis. Un nouveau pull tricoté pour la saison, une paire de chaussures identique si possible à chaque renouvellement, un pantalon velours à fines côtes. Pas de fantaisie, pas de style particulier quand on veut se fondre jusqu’à disparaître des lieux et des yeux des autres.
Et puis des études dans le privé pour quatre garçons, un commerce indépendant chatouillé par de nouvelles concurrences, demandaient de faire plus attention. Sa mère lui suggérait souvent d’attendre la fin du mois des photos de communion pour assouvir un besoin de renouvellement.
Louis finit par ne plus demander en espérant son indépendance. En quatrième, dans ce collège privé de Béthune, la professeure d’anglais, plus ronde et plus pâle que celle de cinquième, tentait de leur partager son mauvais accent en leur faisant répéter des mots. Elle interrogea Louis et jugea sa réponse mauvaise. Il soupira un gros mot à son encontre. Sa voisine attentionnée fit retentir un « oh » de surprise adressé à cette enseignante qui répondit : « Oui j’ai entendu ». La honte envahit Louis et la poursuivit dans la cour d’école. Ses camarades lui rappelant l’épisode, ajoutant un sentiment de culpabilité. Il se sentit exclu du groupe portant le poids de sa réaction comme un méfait répréhensible. Ne sachant pas faire avec ce chaos il se protégea en s’enfermant peu à peu. Toutes ces impressions perdues remontent à la surface sous le filtre de trop de sensibilité pour révéler peu à peu tout un mécanisme de protection anesthésiant toutes ces douleurs embarrassantes.
Ce fut sa dernière année dans ce collège, qui n’était plus assez bien aux yeux de sa grand-mère maternelle et de sa mère. Les mots de drogue et trafic dans ce collège avaient été prononcés sans être certains. Tout était en sourdine et inaudible. Sa rentrée en troisième se ferait dans un collège privé réputé de Lille. Saint Vaast s’en alla, saint Paul fit son apparition.
« Oh mon enfance disparue
Quel était le nom de ma rue
Qu'ai-je fait, qu'ai-je dit, qui suis-je en ce pays
Quelle fleur a courbé sa tige sous mes pas
Pour que je sois tombé tout à coup aussi bas
Oh mon enfance prends ma main
Puisque tu es sur mon chemin »
Mon enfance m’appelle - Serge Lama
Déjà septembre dans la capitale des Flandres. Cette cour d’école était immense et Louis ne connaissait personne. Il avait l’impression d’avoir été jeté dans les bras d’une mer inconnue et il savait à peine nager. Ah si ! Il aperçut le fils de son parrain. Une vague connaissance pour lui, la force lui manquait pour se rapprocher et tenter quelque chose. Il essaya mais sa voix enfouie s’enfuyait dans le brouhaha des élèves rassemblés en ce premier jour. Mais que faisait-il là ? Ses repères mal acquis se dérobaient sous ses pieds fragiles et l’argile de son corps marquait l’empreinte de cette douleur en lui. Il souhaitait passer inaperçu, il n’existait pas en ces premiers instants. Tout était trop grand, tout ce monde inconnu, toutes ces voix assourdissantes. Il cherchait un regard, une attitude, un espoir… Il voulait repartir dans le temps retrouver ses copains, leur visage, leur sourire... Mais où étaient-ils ? Était-ce la réalité, un mauvais rêve ? se demandait-il. Pourquoi l’avoir déraciné du collège de sa petite ville, pour le projeter dans un bassin immense sans repère dans lequel il ne savait même pas barboter ? Apeuré, éperdu… « Avance ! » Poussé par cette injonction à suivre la colonne des enfants entrant en troisième 9, il fut comme tétanisé. Ce ton employé le figea comme une agression trop forte à supporter. Son corps n’était que douleur, sa gorge nouée égorgeait les mots qui tentaient de se faire la malle, la sentence était insupportable. Il se taisait pour apaiser cette tension extrême. D’ailleurs, quelque temps plus tard, il écrivit une rédaction sur la différence. Son personnage était perdu dans un lieu avec des habits comme ceux de personne. Il le présenta comme un clown triste. Le professeur de français mentionna sa copie mais n’avait plus le temps d'en lire un extrait. Ce qui l’avait pleinement satisfait. Première reconnaissance dans cet anonymat. Il ne connaissait pas leurs codes de langage, leur confiance de gosses bien nés, leurs tuniques uniques aux logos affichés. Et puis que faisait cette fille allongée par terre dans l’allée ? Elle se débattait des mains tripoteuses de ce garçon sûr de lui et capable entre deux cours de s'amuser avec le sexe opposé. Il regardait la scène avec des yeux éberlués. Il ne savait pas s’il devait envier le garçon ou délivrer la fille. Le dortoir et ses alcôves lui apprenaient la solitude tout en étant proche des autres. Le silence de la nuit distinguait les propres caresses de chacun et le gémissement final derrière la cloison voisine. Les corps avaient poussé trop vite et tous éprouvaient leurs instincts profonds dans un instant furtif sous des draps blancs et rêches.
« Mais ça me fait tellement peur
Quand je suis au bord du bonheur
Que, même le corps en folie,
Je m'sens tout petit »
Je me sens tout petit - Serge Lama