Sûrs de rien - Lucie Denner - E-Book

Sûrs de rien E-Book

Lucie Denner

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Beschreibung

Il suffit parfois d’un mot, d’un silence ou d’un souvenir pour faire vaciller ce que l’on croyait solide. Ce recueil de six nouvelles explore ces moments où les certitudes se fissurent et laissent place au doute. Portés par une écriture sensible et nuancée, les récits interrogent notre rapport à la vérité, aux autres et à nous-mêmes. Une traversée intime de ces instants fragiles où tout peut basculer, ou commencer à se reconstruire.

À PROPOS DE L'AUTRICE 

Lucie Denner est une ancienne professeure de l’Éducation nationale. Curieuse et passionnée, elle s’intéresse de près à la littérature, à la musique, au cinéma et à la géopolitique. Si les mots sont son seul véritable terrain d’expression, elle les explore avec liberté et conviction, portée par le désir de comprendre et de raconter le monde.

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Seitenzahl: 238

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Lucie Denner

Sûrs de rien

Nouvelles

© Lys Bleu Éditions – Lucie Denner

ISBN :979-10-422-7581-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Ce livre est dédié à tous ceux qui doutent…

J’aime les gens qui doutent, les gens qui trop écoutent leur cœur se balancer…

J’aime les gens qui tremblent, que parfois ils ne semblent capables de juger.

Anne Sylvestre (chanteuse et compositrice)

Absences

Thomas Barbizon se qualifiait lui-même de professeur « à l’ancienne ». Par ailleurs, rien dans son comportement ou sa tenue vestimentaire ne révélait une volonté affichée de s’assurer une quelconque popularité auprès de ses élèves, de ses collègues ou de sa hiérarchie. Âgé de quarante-cinq ans, il officiait depuis presque une décennie dans un établissement de province appartenant à la catégorie hybride communément appelée « lycées de centre-ville », quelle que soit la taille de la commune dans la réalité. Personne ne le connaissait vraiment bien, même si quelques rumeurs faisaient état de son statut d’irréductible célibataire sans enfant. Professeur de lettres féru de littérature classique, il ne lui serait jamais venu à l’idée de faire travailler ses élèves sur le sens des paroles d’une chanson à succès ou sur un extrait de roman récent réputé pour être un « best-seller ». Thomas avait une haute idée de la littérature, de la « vraie », celle qu’il considérait en tout cas comme la seule valable, les romans contemporains ne l’intéressant pas le moins du monde, alors même que plusieurs œuvres de leurs auteurs (es) figuraient dans le programme officiel de ses différentes classes. Il s’arrangeait cependant pour ne leur consacrer que le minimum de temps nécessaire tout en ponctuant ses analyses de réflexions sibyllines sur l’écriture ou le propos relatifs à ces œuvres imposées par la commission nationale des programmes. Globalement, les lycéens ne pipaient mot pendant ses cours ; Thomas était persuadé que la majorité d’entre eux ne lisaient que des bandes dessinées, des mangas de préférence. Le professeur en imposait, son impassibilité devant la moindre velléité de rébellion doublée d’un autoritarisme larvé lui permettant parfois de monologuer pendant toute la durée de son cours sans être interrompu. Quelques lycéens s’en étaient plaints à mots couverts auprès d’autres professeurs, mais ces derniers considéraient que si Thomas Barbizon était un peu « particulier », sa culture littéraire était impressionnante et ses méthodes pédagogiques n’avaient rien de répréhensible. Ce point de vue étant entièrement partagé par le proviseur, personne n’y trouvait à redire d’autant que l’enseignant ne s’était jamais absenté au cours des dix années qu’il avait passées dans l’établissement. À l’occasion des conseils de classe semestriels (l’établissement faisait partie des rares lycées ayant opté pour ce type de fonctionnement), il restait généralement évasif, se contentant de fustiger le trop grand nombre de fautes d’orthographe ou de syntaxe qu’il avait découvertes dans les copies de ses élèves après les avoir soulignées au stylo rouge d’un trait appuyé, presque rageur. À plusieurs reprises, des élèves avaient constaté que leur copie présentait des déchirures par endroits, ce qui avait fini par les amuser après avoir considéré dans un premier temps que « c’était abusé ». Thomas n’ignorait pas qu’il était depuis longtemps surnommé « le déchireur » sans en être affecté pour autant : ses objectifs pédagogiques restaient immuables. L’année précédente, un incident fâcheux s’était produit au cours de l’inspection quinquennale qui frappe en général la majorité des enseignants. Assis à une table du dernier rang au fond de la salle de classe, l’Inspecteur avait assisté sans sourciller à l’intégralité du cours dispensé par Thomas (comme il est d’usage de le faire), semblant apprécier le calme absolu qui régnait dans la pièce. Il avait demandé à quelques élèves de lui remettre des copies d’anciens devoirs corrigés par leur professeur, sans doute pour permettre à ce dernier de décompresser un moment hors du champ de vision de son visiteur imposé. Au cours de l’entretien de fin d’inspection (qualifié depuis des lustres « d’épreuve du confessionnal » par quelques enseignants taquins), le référent pédagogique de Thomas l’avait félicité pour son « assurance tranquille » tout en lui signalant plusieurs fautes d’orthographe oubliées çà et là dans l’une des copies. Thomas s’était senti profondément vexé par cette observation assassine qui l’avait contrarié toute la soirée. Heureusement, leur échange s’était déroulé à huis clos ; il aurait mal supporté le sourire narquois dont certains élèves l’auraient immanquablement gratifié. Excepté ce regrettable, mais inhabituel défaut d’attention, Thomas se sentait intouchable, car certain de sa légitimité de professeur agrégé de littérature assortie d’une boulimie de lectures. Si d’aventure quelqu’un s’était introduit par effraction à son domicile, le cambrioleur potentiel aurait été stupéfait de découvrir des murs de bouquins en lieu et place de papier peint. Mais cette particularité n’était connue que de l’enseignant lui-même dans la mesure où il n’invitait jamais personne chez lui. Il s’accordait de temps à autre le plaisir coupable d’assister à une séance de cinéma chaque fois que l’œuvre d’un auteur classique avait inspiré un réalisateur, mais uniquement si le film en question n’avait pas été trop éreinté par la critique. « Illusions perdues » d’après « Les illusions perdues » de Balzac ne lui avait pas déplu, estimant que le cinéaste avait « limité les dégâts ». Il avait détesté en revanche les différentes adaptations cinématographiques de « Madame Bovary » au point qu’il ne pouvait plus relire le roman sans que les visages des différents acteurs se superposent et s’imposent à lui, brouillant ainsi les souvenirs émerveillés du lycéen qu’il avait été en découvrant le chef-d’œuvre de Gustave Flaubert. Il s’était alors juré qu’on ne l’y reprendrait plus et avait dépensé en conséquence la moitié de son traitement en livres brochés, publiés de préférence pendant la période de l’immédiat après-guerre (celle de 1939-1945). S’il continuait à regarder avec une certaine assiduité les rares émissions littéraires proposées par la télévision, il n’était pas rare qu’il aille se coucher avant la fin par lassitude ou par dépit. Pour lui, les écrivains d’aujourd’hui n’arrivaient pas à la cheville de leurs prédécesseurs quand il s’agissait de décrire des lieux, des sentiments et surtout les contours de « l’âme humaine ». Thomas participait rarement aux conversations tenues dans la salle des professeurs, excepté lorsque celles-ci tournaient autour de l’inculture supposée des jeunes générations, de leur indifférence à l’égard des questions économiques et sociales ou de la politique en général. Ses collègues lui avaient souvent fait remarquer que la grande majorité de leurs élèves n’avaient pas encore le droit de vote tout en lui rappelant que les générations précédentes dont il faisait partie lui aussi n’étaient guère préoccupées par ce type de sujet à seize ou dix-sept ans, excepté les lycéens de 1968 (qui n’avaient pas tous participé aux manifs non plus). Ce genre de considération laissait Thomas de marbre dans la mesure où il n’affichait lui-même aucune conviction tranchée, non parce qu’il ne s’intéressait pas à la politique, mais parce qu’il méprisait la classe politique dans son ensemble. Ce qui le désolait le plus était le manque de profondeur des débats du moment autour de la répartition des richesses et le fait que les choix des électeurs soient davantage conditionnés par la personnalité des candidats que par le contenu de leur programme. La lecture des œuvres classiques (françaises ou étrangères) lui avait permis de se forger sa propre philosophie, concluant que « l’histoire finissait toujours par repasser les mêmes plats, mais sous une forme différente ». Rompant avec sa tradition habituelle de neutralité, il s’était une fois violemment disputé avec l’un de ses collègues, un syndicaliste du SNES (Syndicat National des Enseignants du Second Degré) quand ce dernier avait demandé à Thomas s’il envisageait de participer la semaine suivante à une manifestation de défense de la laïcité dans les établissements scolaires. Thomas lui avait rétorqué « qu’il n’en avait rien à foutre » (il pouvait parfois se montrer vulgaire) estimant que ce n’était pas « LE » problème prioritaire de l’Éducation nationale. La conversation avait dérapé, le syndicaliste reprochant à son interlocuteur son inconséquence, Thomas soutenant que le port d’un foulard dans l’espace scolaire contrairement à celui d’une burqa ou autre voile intégral n’entraînait aucune difficulté dans plusieurs pays européens en ajoutant que les jeunes filles concernées n’étaient pas toutes des terroristes en puissance. Il avait mis fin à la conversation par une assertion sans appel du style : « Au lieu de se focaliser sur l’arbre, il serait plus opportun de s’intéresser à la forêt » avant de quitter la salle des professeurs en claquant la porte sous les regards ébahis ou indignés de ses collègues présents. Depuis cette altercation, il ne s’était plus jamais exprimé sur aucun thème politique ou religieux et personne ne l’avait interrogé en retour pour lui demander son avis. Parfois, l’étiquette qu’on colle à une personne finit par garantir à celle-ci une forme de protection durable contre les agressions verbales découlant de divergences d’opinion sur les questions « sensibles ». Thomas s’en trouvait plutôt soulagé, appréciant par-dessus tout le fait de pouvoir consacrer enfin son énergie aux choses qui comptaient vraiment pour lui-même et son métier d’enseignant sans avoir à perdre son temps en débats stériles.

Si d’aucuns auraient jugé l’existence de Thomas étriquée et totalement dénuée de fantaisie, le principal intéressé considérait au contraire qu’il la traversait de la manière la plus agréable qui soit. N’ayant aucune ambition particulière sur le plan professionnel, il était conscient que son travail d’enseignant avait un caractère en partie alimentaire lui permettant de s’adonner par ailleurs aux plaisirs de la lecture et de l’écriture (cette dernière activité relevant de son domaine secret). Toutefois, le professeur de lettres était suffisamment lucide pour comprendre que la solitude, même choisie délibérément, a souvent pour corollaire un sentiment d’inachevé. Il n’avait aucun plan à deux pour l’avenir, préférant savourer ses moments de liberté en solitaire. Sa mère lui téléphonait une fois par semaine sous prétexte de s’enquérir de l’état de santé de son fils, accessoirement de ses éventuelles sorties. Thomas savait entendre entre les phrases, conscient que l’interrogation maternelle sous-jacente tenait en quelques mots : A-t-il enfin rencontré quelqu’un ? Il répondait rituellement qu’il n’était pas vraiment sorti excepté pour se rendre à son travail, ce qui n’était pas tout à fait exact puisqu’il fréquentait régulièrement la médiathèque ainsi que les différentes librairies de sa ville. Deux ou trois fois par an, il traversait la France en train pour aller rendre visite à sa mère qui n’avait jamais osé lui demander frontalement comment se passait sa vie sentimentale (s’il en avait une). C’était une femme réservée qui vivait seule depuis le décès de son mari. Elle ne souhaitait pas contrarier son fils unique qu’elle ne voyait déjà pas si souvent. Dans ses rêves les plus fous, elle imaginait le jour où Thomas lui présenterait une compagne ou un compagnon, cette dernière hypothèse n’ayant pas la moindre importance à ses yeux tellement elle aurait été heureuse dans les deux cas de figure. Elle avait surmonté la douleur d’avoir perdu l’homme qu’elle aimait le plus au monde, même si celui-ci resterait éternellement présent dans ses pensées. Le jour des obsèques de son mari, elle avait demandé qu’on passe la chanson de Dominique A chantée par Alain Bashung « Immortels », Thomas en avait eu les larmes aux yeux même si le choix maternel ne l’avait pas particulièrement surpris. C’était une femme qui avait fréquenté assidûment les concerts de rock dans sa jeunesse et dont les centres d’intérêt étaient diversifiés. Passionnée par les questions de défense de l’environnement, elle n’avait pas hésité l’année précédente à se joindre au cortège des manifestants mobilisés contre les projets de retenues d’eau sur le territoire de Sainte-Soline dans les Deux-Sèvres malgré les mises en garde de son fils. Ce dernier lui avait fait remarquer que la situation pouvait s’avérer dangereuse en raison des gaz lacrymogènes et autres instruments de dissuasion policière utilisés lors de ce genre d’événement. Les choses avaient effectivement dégénéré, mais sa mère en était sortie indemne, plus que jamais remontée contre ce qu’elle considérait être l’accaparement par quelques-uns d’une ressource vitale pour tous. Thomas vouait une sincère admiration à sa mère, sans jamais le lui montrer pour autant. Les relations mère-fils avaient toujours été empreintes d’une extrême pudeur depuis l’enfance de Thomas, ces deux-là se comprenant le plus souvent sans avoir à prononcer une seule parole. Cependant, ses relations personnelles se résumaient à des relations professionnelles, si tant est qu’on puisse les appeler ainsi. Il pouvait malgré tout compter sur son voisin de palier, un veuf d’une soixantaine d’années prénommé Paul qu’il avait dépanné à l’occasion lorsque ce dernier s’était trouvé confronté à un obscur problème informatique. C’était vraiment le voisin idéal, ni bruyant, ni intrusif, d’une politesse et d’une bienveillance infinies. Paul avait pris sa retraite depuis quelques mois après avoir perdu sa femme deux ans auparavant. Les deux hommes se saluaient régulièrement, échangeaient des généralités sur la météo du jour, les insondables arcanes des systèmes numériques ou les prochains travaux prévus dans leur immeuble par l’assemblée générale des copropriétaires. D’un tempérament pudique, Paul n’aurait jamais osé inviter son voisin à dîner même s’il en brûlait d’envie. Un jour peut-être, se disait-il régulièrement… De son côté, Thomas n’y pensait pas vraiment, estimant qu’il avait beaucoup trop de choses à faire pendant son temps libre pour le perdre en discussions, aussi agréables puissent-elles être.

À la rentrée scolaire suivante, un événement particulier se produisit sans que Thomas réalise tout de suite à quel point son existence allait en être bouleversée. Le jour de la prérentrée, il se présenta au lycée sans état d’âme particulier comme chaque année, avec pour seul regret d’avoir failli à effectuer toutes les tâches qu’il s’était fixées pendant la durée des vacances scolaires. La reprise des cours ne l’avait jamais inquiété ni perturbé depuis qu’il était entré dans l’Éducation nationale. Il savait qu’il avait encore une vingtaine d’années à enseigner avant de pouvoir disposer librement de son temps, autant s’y résigner. De toute façon, il n’envisageait pas une seconde de se reconvertir en prenant un virage à 180°, ou postuler à un emploi administratif au sein d’un quelconque ministère, plutôt mourir… Son traitement de professeur agrégé suffisait amplement à satisfaire un train de vie plus que raisonnable ; il n’aimait pas voyager loin, se fichait éperdument de rouler dans une voiture affichant 150 000 kilomètres au compteur, de porter une montre Swatch, de s’habiller avec des vêtements de seconde main ou de posséder un smartphone datant de plus de cinq ans. Il était en revanche propriétaire de son appartement, seule concession à avoir fait au système selon lui. Ce gage de stabilité le rassurait plus qu’il ne le comblait, estimant que les biens matériels avaient bien peu d’importance à côté des richesses spirituelles, artistiques et intellectuelles, les seules qui comptaient vraiment dans la vie pour lui.

Il soupira en franchissant le portique sécurisé récemment installé devant le lycée, se rappelant qu’il participait déjà à sa onzième prérentrée dans l’établissement sans être le moins du monde rongé par la curiosité de rencontrer de nouvelles têtes. De toute façon, il finissait toujours par déplorer le conformisme de ses collègues, leur manque d’audace, leur résignation affichée. Il sursauta en entrant dans la salle des professeurs transformée pour l’occasion en vaste salle de réunion. Il éprouva la sensation fugace de pénétrer dans une sorte de volière alors que ces deux derniers mois de solitude estivale avaient encore accentué son goût immodéré pour le silence. Certains collègues caquetaient presque en se racontant leurs vacances plus ou moins réussies, en France pour les uns, à l’étranger « dans des endroits absolument sublimes préservés du sur-tourisme » pour d’autres. Rien de nouveau comme d’habitude se dit-il, déjà déprimé.Il salua machinalement quelques personnes qu’il connaissait, repéra une chaise opportunément posée près de la sortie et s’y assit, attendant le discours du proviseur sans impatience particulière. Il savait qu’il ne serait pas surpris par les propos du chef d’établissement dans la mesure où ceux-ci ne variaient pas d’une virgule à chaque début d’année scolaire. Au bout d’un moment qui sembla interminable à Thomas, le proviseur rappela à l’ordre la bruyante assemblée, enjoignant les participants à s’asseoir afin que la réunion puisse enfin commencer. Le chef d’établissement, entouré de ses deux adjoints, de l’équipe des conseillers pédagogiques, de la documentaliste, de l’infirmière scolaire et d’autres personnes moins connues des enseignants prit place sur l’estrade et s’empara du micro.

« Bonjour chères et chers collègues (il tenait à cette distinction de genre même si elle passait complètement inaperçue sur le plan purement phonétique. De plus pourquoi tenait-il à se présenter comme le “collègue” des enseignants ?), je suis ravi de vous retrouver après des vacances bien méritées. Je vous souhaite plein de bonnes choses pour l’année à venir. Avant de vous présenter vos nouveaux collègues, j’ai le plaisir de vous dévoiler les statistiques relatives aux examens envoyées par les services du Rectorat. Notre établissement n’a pas démérité puisque nous pouvons d’ores et déjà nous prévaloir d’un pourcentage de 92 % de réussite au baccalauréat, toutes filières confondues ».

Un murmure d’approbation (ou de perplexité) parcourut la salle, Thomas se demanda comment ses collègues de terminale s’étaient débrouillés pour parvenir à faire augmenter d’un point le score de l’année précédente. En qualité de professeur de français, il s’interrogea encore une fois : par quel miracle le taux de réussite au bac pouvait-il augmenter de façon régulière depuis quelques années alors que les compétences écrites et orales des élèves s’inscrivaient globalement dans la tendance inverse ? Sans adhérer à une quelconque théorie du complot, il se dit que l’examen plébiscité par une grande majorité de familles françaises ne vaudrait bientôt plus un clou. N’était-ce d’ailleurs pas déjà le cas ? S’ensuivit un enchaînement de tableaux, graphiques et autres courbes projetés sur le grand écran du fond qui plongea une partie de l’auditoire dans une léthargie momentanée. Si on arrivait à faire des miracles grâce au numérique, les informations délivrées demeuraient sur le fond aussi ennuyeuses qu’avant. Thomas se rappelait ses premières réunions de prérentrée avec les mêmes données projetées au moyen d’un rétroprojecteur. Il y avait sans doute à l’époque moins de statistiques disponibles, moins de torrents de chiffres déversés devant un public déjà mentalement absent bien que légèrement plus motivé. Au tout début des années 2000, les professeurs n’attendaient déjà pas grand-chose des éléments officiels communiqués au cours de « LA » réunion de l’année (celle de la rentrée), excepté leur propre emploi du temps, le plus souvent distribué en main propre par les proviseurs adjoints. À présent, lesdits emplois du temps figuraient depuis plusieurs jours déjà dans le compte I Prof de chaque enseignant, un réel progrès pour certains, une absence de suspense pour d’autres. Thomas s’en fichait éperdument, n’étant pas du genre à aller trouver le proviseur pour exiger une quelconque modification tendant à améliorer son confort personnel. Quoi qu’il en soit, il avait hâte que la matinée se termine, car il avait un bouquin à finir (de lire) et un autre à commencer (à écrire). Englué dans un ennui insupportable, il s’éclipsa discrètement au moment où les bavardages de rigueur commencèrent à fuser dès la fin du discours prononcé par le chef d’établissement. L’après-midi était généralement consacré aux réunions pédagogiques des enseignants de chaque discipline, il avait décidé de s’en dispenser pour une fois. Ce dernier vendredi d’août marquait la fin des congés des professeurs : plus qu’un week-end sans copies ni préparations avant de devoir affronter « la meute » le lundi suivant. Son propre emploi du temps l’amènerait à rencontrer sa première classe à 9 heures, les suivantes à 11 et 15 heures, les autres le lendemain et le surlendemain. Comme d’habitude, il devrait prendre en charge deux classes de seconde et deux classes de première, ces dernières restant ses préférées en raison de l’imminence du bac de Français au mois de juin. Ce qualificatif, s’il pouvait sembler de prime abord un peu exagéré, lui paraissait tout à fait justifié dans la mesure où il craignait chaque année de ne pas disposer du temps suffisant pour parvenir à boucler le programme. La cour du lycée était calme, un soleil timide le fit pourtant cligner des yeux en apercevant sa collègue Dorothée, professeure d’anglais à l’allure discrètement déjantée. Elle marchait à toute allure dans sa direction, un mégot de cigarette encore fumant à la main. Elle sourit en lui lançant :

« Le plus difficile pour moi quand je retrouve le lycée, c’est de devoir me passer de clope pendant plusieurs heures d’affilée, j’ai cru que le chef ne s’arrêterait jamais de parler. Quel ennui ! Si encore, les nouvelles étaient bonnes, mais c’est tout le contraire : mes classes sont encore plus chargées que celles de l’an dernier et mon emploi du temps est un vrai gruyère. Je pense sérieusement à me reconvertir avant que cela ne soit plus envisageable pour moi.

— C’est au moins la troisième année consécutive que tu me dis ça, répondit Thomas, on dirait que la prérentrée te fournit de façon récurrente l’occasion de réfléchir à l’évolution de ta vie professionnelle. Mais au fond, je suis persuadée que tu aimes bien trop ton métier pour le quitter définitivement. Je me trompe ?

— Non, tu as tout à fait raison, je ne pourrais jamais vivre sans les gosses en réalité. Ils sont souvent pénibles et ingrats ; j’ai parfois l’impression de ne pas servir à grand-chose, mais en vérité, j’apprécie énormément nos relations. Je pense que ces jeunes me reposent des adultes en réalité.

— Je pense effectivement que tu es beaucoup plus proche d’eux que de tes propres collègues. Tu as toujours seize ou dix-sept ans dans ta tête, c’est du moins l’impression que tu donnes. Quelle chance tu as ! »

Dorothée le regarda avec tendresse, elle faisait partie des rares collègues à comprendre et apprécier la personnalité de Thomas. De plus, elle n’avait jamais osé lui avouer à quel point elle le trouvait « craquant ». Elle aimait les gens qui sortent de l’ordinaire, Thomas en faisait partie. Elle s’éloigna en sifflotant, sa robe à imprimés Liberty se souleva légèrement au contact du vent, dévoilant sa silhouette gracile. Thomas la regarda jusqu’à ce qu’elle eût refermé la porte de l’entrée principale derrière elle. C’était quand même une drôle de fille, pensa-t-il, comment arrivait-elle à affronter la banalité du quotidien avec autant de légèreté ? Cela le dépassait complètement. Il parcourut à pied les trois kilomètres qui le séparaient du centre-ville et s’engouffra dans sa librairie favorite où il passa une partie de l’après-midi. En rentrant chez lui les bras chargés de bouquins, il croisa Paul qui s’apprêtait lui aussi à regagner son appartement. Ce dernier semblait accablé, ce qui surprit Thomas qui ne l’avait jamais vu dans cet état.

« Que se passe-t-il ? Tu n’as pas l’air en forme.

— C’est mon fils, répondit Paul. Ma belle-fille vient de me téléphoner pour m’informer que Cédric avait été renversé par une voiture devant le commissariat de police : le conducteur a pris la fuite et s’est évanoui dans la nature. Mon fils est à l’hôpital dans un état jugé extrêmement sérieux d’après les médecins avec lesquels Cécile a pu s’entretenir. Je me rends immédiatement à Toulouse, en roulant bien je devrais y arriver dans la nuit. C’est en tout cas la seule chose que je puisse faire pour le moment, mais je suis mort d’inquiétude.

— Je suis sincèrement désolé, répondit Thomas. Tiens-moi au courant dès que possible et sois prudent sur la route. Est-ce que je peux faire quelque chose en ton absence ?

— Cela ne sera pas nécessaire, je te remercie de me l’avoir proposé. J’espère que les blessures de mon fils ne sont pas trop graves même s’il est difficile pour moi de pouvoir envisager l’hypothèse contraire, c’est terrible !

— Je comprends dit Thomas, essaie de garder un peu d’espoir malgré tout. Je suis sûr qu’il va s’en sortir. »

Au moment où il prononçait cette phrase, il réalisa à quel point celle-ci était convenue, mais il se sentait réellement désemparé et impuissant. Pour la première fois depuis très longtemps, la soirée lui parut longue. Il ne jeta pas un seul coup d’œil à ces dernières acquisitions et ne réussit à s’endormir que tard dans la nuit.

Le lundi suivant, il accueillit sa première classe de première à treize heures, les lycéens de seconde qu’il avait découverts le matin s’étaient montrés particulièrement calmes, certains lui lançant même des regards inquiets comme si la réputation de leur professeur de français l’avait déjà précédé. Pour l’instant, il était incapable de déterminer précisément combien de temps durerait le fameux « état de grâce » qualifié par certains collègues de véritable prime de rentrée. Les trente-deux adolescents étaient massés devant la salle de cours en discutant bruyamment, téléphones portables à la main. Il réussit à se frayer un passage, ouvrit la porte, déposa son cartable sur le bureau et invita ses élèves à entrer en précisant d’un ton ferme :

« Merci d’éteindre vos téléphones portables et de les ranger hors de portée une bonne fois pour toutes. Je vous rappelle que je ne supporte pas la vue du moindre appareil, y compris en mode avion. »

Un murmure de désapprobation s’éleva, mais chacun finit par s’exécuter. Cet outil numérique étant devenu une sorte de prothèse, il était difficile de lutter contre son utilisation tous azimuts malgré un règlement intérieur limitant son usage à l’extérieur de l’établissement. Thomas se dit que son principal ennemi avait changé de nature en deux décennies : à ses débuts dans la profession, il se battait contre les élèves qui regardaient par la fenêtre au lieu d’écouter ses propos, à présent il était confronté à un outil numérique contre lequel il ne pouvait pas lutter. Il consulta la liste d’appel, se concentra sur les nouveaux visages en s’efforçant de prononcer correctement les nom et prénom de leur titulaire tout en espérant qu’il lui faudrait moins de temps que d’habitude pour savoir avec certitude qui était qui (l’année précédente la première 8 comptait deux élèves de moins). Si quelques visages lui étaient familiers par rapport à l’année précédente, la majorité des élèves étaient de parfaits inconnus pour lui. Quand il appela un certain Léonard Barrati, une voix claire et posée répondit « présent » obligeant Thomas à s’attarder plus longuement sur le visage du lycéen. Ce dernier lui fit vaguement penser à Tadzio (Bjorn Andrésen), le bel adolescent du film de Luchino Visconti dont Gustav Von Aschenbach, compositeur vieillissant (Dirk Bogarde) tombe amoureux dans une Venise de cauchemar. Son nom à consonance italienne ne collait pas vraiment à la physionomie du jeune acteur suédois (Bjorn Andrésen, dont la carrière cinématographique n’a jamais vraiment décollé après Mort à Venise a déclaré beaucoup plus tard qu’il s’était senti dépossédé de son reflet après le film,affirmant « qu’il voulait être ailleurs et être quelqu’un d’autre »). Thomas égrena les noms des élèves jusqu’à ce qu’une certaine Daphné Zoeller réponde également « présente » d’une voix suraiguë qui fit sursauter le professeur. Comme chaque début d’année, il demanda aux élèves de rédiger un texte sur le jour de la rentrée, avec pour unique consigne de faire le moins de fautes d’orthographe possible. Cet exercice rituel lui permettait d’évaluer rapidement le niveau général de la classe, du moins en expression écrite. Pendant que les adolescents s’affairaient sur leur feuille de papier en tirant presque la langue pour certains (ils n’avaient sans doute pas eu l’occasion d’écrire une « vraie » ligne depuis deux mois), Thomas observa attentivement la masse informe des élèves en se lançant des paris pour débusquer les individus susceptibles de lui donner du fil à retordre. Conscient que ce genre de test peut paraître un peu simpliste au premier abord, son expérience d’enseignant lui avait appris que les faits lui donnaient presque toujours raison. L’année précédente, il avait immédiatement repéré une jeune fille dont la mine renfrognée lui avait fait craindre le pire pour la suite : elle s’était en effet montrée insupportable de septembre à juin, refusant de répondre quand Thomas l’interrogeait, ou marmonnant ostensiblement des paroles inaudibles pour que personne ne puisse la comprendre, en particulier son professeur. Les premières impressions de Thomas ayant été largement corroborées par l’équipe pédagogique, il s’était pour une fois senti moins seul tout en se félicitant intérieurement de disposer d’un instinct aussi infaillible. Sur d’autres plans toutefois, il manquait cruellement de psychologie : c’est en tout cas ce que certains collègues lui avaient parfois reproché après avoir été amenés à consoler un (ou une) élève en larmes après un cours de leur professeur de français. Quand l’exercice fut terminé, Thomas se leva pour ramasser les copies une par une, profitant de l’occasion pour dévisager discrètement ceux dont il doutait déjà. Il avait hâte de savoir comment ses nouveaux élèves appréhendaient cette journée marquant la fin d’une liberté dont ils avaient dû largement profiter pendant la période estivale. La sonnerie retentit, les adolescents ramassèrent en hâte leurs affaires et s’éparpillèrent dans les couloirs. Thomas en aperçut quelques-uns sortir fébrilement leur téléphone portable de la poche à peine après avoir franchi le seuil de la salle de cours, il haussa les épaules tout en arborant un sourire de circonstance : « C’est déjà trop tard de toute façon », se dit-il.