T’as des nouvelles ? - Jacques Guillaume - E-Book

T’as des nouvelles ? E-Book

Jacques Guillaume

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Découvrez sept nouvelles palpitantes, imprégnées d’un humour mordant. Vous y rencontrerez une Vierge miraculeuse pour le moins inhabituelle, un pape dont la tiare ne connaît pas le repos, des hommes en gestation, un auteur persécuté par ses propres personnages, un résident de la Santé qui rejette la liberté, des centenaires qui défient le temps, un chien pas comme les autres, et enfin, un homme véritablement unique. Ces histoires vous tiendront en haleine jusqu’à la dernière page.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Jacques Guillaume écrit depuis près de soixante ans. Il explore divers genres tels que les romans policiers, les récits historiques – dont une saga en six volumes couvrant cent ans d’histoire de la commune de Paris à mai 1968 –, les récits de politique-fiction ainsi que des nouvelles. À la fois parolier et compositeur, il est également l’auteur de chansons. Dans cet ouvrage, il renoue avec l’art particulier de la nouvelle situé à mi-chemin entre le roman et la chanson.

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Seitenzahl: 345

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Jacques Guillaume

T’as des nouvelles ?

Nouvelles

© Lys Bleu Éditions – Jacques Guillaume

ISBN : 979-10-422-1082-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Louise et Bernadette

Elle était entrée par la porte Bolivar (Simon, José, Antonio de la Santisima Trinidad Bolivar y Palacios) surnommé El Libertador. Elle n’entrait que par cette porte et toujours le poing levé pour saluer le libérateur de l’Amérique latine. Avec l’air avenant d’un molosse à qui l’on viendrait de faucher son os, elle remonta l’allée Jacques Liniers en direction du carrefour de la Colonne. Bernadette Massabielle appartenait à cette race d’octogénaire qui conchiait pêle-mêle les maisons de retraite, les bandages herniaires, l’incontinence, la Covid et la notion de quatrième âge. Bernadette Massabielle avait la colère endémique et le courroux permanent. Elle s’arrêta au niveau de la colonne pour faire pisser Emma, sa chienne coton Tuléar et un corniaud au pedigree aussi compliqué qu’une notice de montage Ikea traduite par un étudiant chinois, et répondant, quand il en avait envie (le chien, pas le Chinois), au curieux nom de François-Claudius. Quand les deux cabots eurent fini de jouer un remake de « Miction impossible », Bernadette obliqua vers la droite, avenue de la Cascade, en direction de la grotte, soulevée par cette certitude que ce serait pour aujourd’hui. Sept heures venaient de sonner et il n’y avait personne dans les allées du parc des Buttes-Chaumont, à part un joggeur matutinal que cette vieille en treillis et Pataugas ne se lassa pas d’intriguer.

— L’Histoire nous attend, assura-t-elle à Emma et François-Claudius.

Le trio humano-canin fila vers la grotte, ancienne entrée d’une carrière souterraine, quatorze mètres de large sur vingt-cinq de hauteur, avec sa cascade artificielle. Emma et François-Claudius manifestèrent des signes d’agitation.

— Vous la sentez, vous aussi, se réjouit Bernadette.

Ils pénétrèrent dans la grotte. ELLE était là.

— Depuis le temps que je t’attendais, murmura l’octogénaire transfigurée.

***

14 heures. Laurent venait à peine d’ouvrir la boutique qu’il la vit surgir. Elle devait piétiner depuis un moment, devant le 145 de la rue Amelot, siège de la librairie du Monde Libertaire mais aussi de la Fédération Anarchiste, impatiente qu’elle était d’annoncer la grande nouvelle à ses compagnons du A cerclé. Laurent reconnut Bernadette, dinosaure du mouvement. Elle était tombée toute petite dans la marmite du père Bakounine. Elle était déjà là, lors de la résurrection de la Fédération Anarchiste à la suite de sa dislocation consécutive à l’affaire Fontenis. Bernadette avait grandi à l’ombre du drapeau noir du temps de Maurice Joyeux et avait même connu un gars écrivant dans les colonnes du Libertaire sous le nom de Geo La Cédille, et qui un jour connaîtrait la notoriété, un certain Georges Brassens. Elle avait soufflé ses quatre-vingt-six bougies mais son état de révolte permanente paraissait l’avoir rendue inoxydable. Comme ces militaires arborant sur leur poitrine les campagnes auxquelles ils avaient participé, Bernadette affichait les siennes sur sa veste de treillis : campagne de Gay-Lussac, le Larzac, Tunnel du Somport, Creys-Malville, Bures. Dès qu’une Zad pointait le bout de son nez, elle y filait. La lutte remplaçait la DHEA. Ses camarades la suspectaient de fonctionner à l’uranium enrichi.

L’octogénaire apparut à Laurent plus exaltée qu’à l’ordinaire, ce qui lui semblait impossible. Son chignon émettait des étincelles comme un pantographe subissant les attouchements d’une caténaire. Même ses chiens, Emma (En mémoire d’Emma Goldmann) et François-Claudius (Prénoms de Ravachol) semblaient en transe.

— Je l’ai vue, exulta-t-elle, dans un état voisin de l’extase.

— Qui ?

— La Vierge.

Lauren retint un sourire. Il savait que la vieille dame indigne ne rechignait pas à téter un petit chichon, mais de là à avoir des visions… Aurait-elle tâté du LSD ?

— Où ? voulut-il savoir.

— Dans la grotte des Buttes-Chaumont.

— Et elle t’a parlé ?

— Un peu, mon neveu. Elle m’a annoncé qu’elle aurait une mission à me confier, qu’elle m’en dirait plus la prochaine fois.

Laurent commença à s’inquiéter. L’esprit de leur vieille camarade de lutte ne commencerait-il pas à battre la campagne ? Il décida de prendre les choses à la rigolade.

— Tu n’as pas peur de faire de la concurrence à Lourdes ?

Bernadette s’enflamma.

— Qu’il est con, celui-là ! Je ne parle pas de Marie, celle qui s’est laissé coller un Polichinelle dans le tiroir sans qu’elle s’en rende compte, non je parle de notre vierge à nous, Louise, notre Vierge rouge. Je l’ai vue comme je te vois ; elle flottait au-dessus de la cascade, dans une sorte de vol géostationnaire. Elle portait son habit de Fédéré. Si tu ne me crois pas, tu n’as qu’à demander aux chiens.

Laurent savait que des cerveaux survoltés pouvaient enfanter des images. Bernadette lut le scepticisme sur le visage du camarade.

— Tu penses que je perds la boule. Tu doutes comme saint Thomas. Je ne vais pas te faire voir mes plaies mais le film que j’ai enregistré.

Elle brandit son Smartphone.

— Tiens, homme de peu de foi, mate un peu.

Sidéré, Laurent reconnut Louise Michel. Aucun doute n’était permis. Ses lèvres remuaient. Visiblement, elle parlait, mais le bruit de la cascade l’empêchait d’entendre ses paroles. Il ne croyait pas Bernadette capable de réaliser techniquement un montage.

— Alors, tu ne dis plus rien ! triompha l’octogénaire. Je suis l’élue, sa représentante sur terre.

Ses cris attirèrent les quelques camarades présents au siège de la FA : Élisée, Pierre-Joseph, Séverine, Voltairine.

— Et bien, Bernadette, qu’est-ce qu’il t’arrive ? s’enquit Séverine.

Et de raconter une nouvelle fois, la grotte, la cascade, la Louise. Et de passer le film. Pierre-Joseph fut le premier à réagir.

— Tu as dû être victime d’un canular.

— Oui, une comédienne maquillée et déguisée, renchérit Voltairine.

— Et qui flotterait au-dessus de la cascade ? ricana Bernadette.

— Une sorte d’hologramme, avança Élisée.

— Un truc comme utilise l’autre atrabilaire qui met en application le concept d’ubiquité ? ironisa-t-elle.

Elle haussa les épaules.

— Il aurait fallu qu’on sache que je me rendrais à la grotte ce jour et à cette heure.

— Tu as tes habitudes, lui rappela Pierre-Joseph.

Bernadette explosa.

— Vous n’êtes qu’une bande de mécréantes et de mécréants. Vous avez le droit et même le devoir de ne pas croire au vieux barbu qui aurait tout fait de ses petites mimines en six jours, ainsi qu’à la Sainte Trinité, mais vous n’avez pas le droit de douter de ce que j’ai vu et que VOUS avez vu. Elle m’a donné rendez-vous la semaine prochaine, même jour, même heure. Vous n’avez qu’à venir.

Et d’asséner un argument massue (et non Massu) :

— Ce n’est pas un dimanche, vous ne manquerez donc pas la messe.

***

La conférence de rédaction du journal de FR3 Île-de-France venait s’achever et le chef de service Bernard Lendoffé s’apprêtait à prononcer son rituel ite missa est, quand le chef d’édition, Justin Petitcoup, intervint, l’air hilare.

— J’allais oublier… Je ne sais pas comment elle a réussi à passer les filtres menant jusqu’à moi, mais j’ai reçu le coup de fil d’une folle prétendant que Louise Michel lui était apparue dans la grotte des Buttes-Chaumont, qu’elle lui a parlé et qu’elle reviendra mercredi prochain pour lui confier une mission.

— Elle t’a donné son nom ? demanda la chargée de production, Armelle Ancolie (Ancolie comme la plante vivace de la famille des renonculacées).

— Bernadette Massabielle.

Constance Bonopieu, la rédac’chef, pouffa.

— Bernadette, comme la Soubirous, Massabielle comme la grotte de Lourdes, je n’y crois pas, c’est un canular, et si je ne me trompe pas, mercredi prochain, c’est le premier avril.

— Et si c’était vrai, suggéra Bernard Lendoffé, on raterait un scoop extraordinaire.

Les têtes se tournèrent vers le chef de service. Ben non, il n’avait pas l’air de plaisanter.

— On a quelque chose sur cette Bernadette Massabielle ? s’enquit-il.

Justin Petitcoup hocha la tête.

— D’après son compte Facebook, c’est une vieille anarchiste qui visiblement regrette le bon temps de la propagande par le fait, celui des Ravachol, Auguste Vaillant, Caserio et de la bande à Bonnot. Un vieux copain, un ancien des RG, m’a appris qu’elle était fichée comme agitée du bocal, prête à en découdre malgré ses quatre-vingts ans bien sonnés. Elle est même suspectée d’avoir été en lien à l’époque avec Action Directe et peut-être même de détenir encore un stock d’armes ayant appartenu à Jean-Marc Rouillan et consorts.

— Et si c’était vrai, insista Lendoffé.

Il ne plaisantait toujours pas.

— Tu déconnes, fit Constance Bonopieu, qui faisait honneur à son nom si l’on en croyait les mâles du service.

— Non.

— On ne va quand même pas se couvrir de ridicule en envoyant une équipe, protesta Armelle Ancolie.

Justin Petitcoup suggéra d’envoyer quelqu’un en sous-marin, juste avec une petite caméra de poing sans logo de télé.

— Pas bête approuva Lendoffé. Tu as un nom à proposer ?

— Tapioca.

Tapioca, à cause de sa figure constellée de boutons d’acné, de son vrai nom Ernest Blanchard, effectuait un stage dans leur équipe.

— Il risque de croire à un bizutage, objecta Constance Bonopieu.

— Je compte sur toi pour trouver les arguments qui le convaincront. Et des arguments, tu n’en manques pas.

Constance Bonopieu crut déceler dans ses propos comme du machisme sous-jacent. Probablement plaçait-il au rang des arguments son 95 bonnet E ou encore son 90 de tour de hanches.

— En fait, tu veux que je l’aide à se débarrasser de ses boutons.

— Le printemps, la montée de sève… fit Lendoffé.

— Ne compte pas sur moi pour le purger. Je trouverai d’autres arguments comme la validation de son stage. Et puis pour ses boutons, il pourra toujours demander à la Vierge rouge, peut-être fait-elle des miracles, elle aussi.

***

Geoffroi Bouillon machinalement se leva et rectifia la position tel un bidasse se retrouvant face aux feuilles de chêne de son général. Réflexe hérité de l’époque où il était aumônier aux armées avant de venir officier à Saint-Jean-Baptiste-de-Belleville dans le 19e arrondissement. À l’autre bout du fil, monseigneur Lapince.

— Auriez-vous entendu courir le bruit dans votre paroisse qu’une probable mécréante se vanterait d’avoir eu une apparition dans la grotte des Buttes-Chaumont ?

— Une apparition, monseigneur, bêla le père Geoffroi.

— Oui de la vierge des anarchistes et aussi des rouges de tout poil, de Louise Michel. Il s’agit d’une manœuvre impie destinée à couvrir de ridicule et d’opprobre notre bien-aimée Marie mère de l’Enfant Jésus.

Le père Geoffroi tombait des nues.

— Rien de tel ne m’est parvenu aux oreilles, monseigneur.

Et de déplorer que des mécréants gagnassent du terrain en France, fille aînée de l’Église et que si cela continuait, risquait de perdre son droit d’aînesse sans même un plat de lentilles en contrepartie.

— Cette Louise Michel doit réapparaître mercredi prochain dès potron-minet, reprit monseigneur Lapince.

Le père Geoffroi nota que l’évêque n’avait pas employé le conditionnel.

— Je vous demande d’assister discrètement à cette déplorable mascarade et de trouver le moyen de démasquer cette supercherie, ce qui ne devrait pas être difficile.

Monseigneur Lapince lui confiait une mission. Le père Geoffroi sentit sa poitrine se gonfler d’orgueil, l’orgueil le premier des sept péchés capitaux. Il en fut mortifié et se promit de faire pénitence.

— Surtout, vous n’arborerez aucun signe religieux, vous vous fondrez dans la masse des mécréants, des iconoclastes, des impies, des antéchrists.

— Comptez sur moi, monseigneur, je serai transparent.

Surtout, il ne tenait pas à se faire lyncher par ces sans-dieux. Peut-être même s’autoriserait-il à proférer quelques blasphèmes pour crédibiliser son personnage. Dieu qui lisait au plus profond de l’âme humaine, lui accorderait son pardon, car IL savait que le cœur de son humble serviteur était pur.

Monseigneur Lapince raccrocha et le père Geoffroi se mit à prier la Vierge, la leur, la seule, la vraie, celle d’appellation divine contrôlée. Après ces exercices d’oraison jaculatoire, le père Geoffroi, rasséréné, ne douta plus de confondre l’usurpatrice.

***

L’information avait filtré et le mercredi premier avril, deux cents personnes attendaient l’ouverture des grilles du parc. Bernadette Massabielle, flanquée d’Emma et de François-Claudius, ouvrait la marche du cortège qui se dirigeait vers la grotte. Le père Geoffroi avait réussi à se faufiler dans les premiers rangs comprenant que tout le monde ne pourrait probablement pas pénétrer dans la grotte. Malgré la fraîcheur matinale, il avait laissé son blouson largement ouvert afin que l’on vît son tee-shirt et son inscription « Ni dieu ni maître ». Il avait failli se laisser tenter par un « Fuck la police » mais avait reculé supposant que des flics noyauteraient l’assistance. Tapioca, ses boutons prêts à éclore, collait aux basques de l’illuminée au chignon électrique. Lorsque Constance Bonopieu lui avait confié le reportage, il avait subodoré un de ces bizutages dont il avait régulièrement été victime depuis son enfance. Il avait failli s’insurger mais devant son corsage largement échancré, il avait capitulé. Elle l’avait, en guise de prime, gratifié d’un décroisement de jambes à la Sharon Stone dans Basic Instinct. Il conservait un souvenir ému de la vision fugace d’une toison pubienne taillée au cordeau. Caméra Canon EOS Rebel SLR 35 mm à la main, il s’apprêtait, il en était persuadé, à immortaliser l’instant historique. À côté de lui, donnant le bras à une femme, marchait un homme tenant une canne blanche. Lui aussi voulait voir l’apparition. Quelques camarades anarchistes, essentiellement du groupe Louise Michel, descendus de Montmartre, avaient décidé d’accompagner leur camarade. Curieux, ils attendaient. Les premiers furent les premiers, tordant ainsi le cou à l’enseignement du Christ. Tout le monde ne put trouver une place dans la grotte. Quelqu’un suggéra que la prochaine fois, il conviendrait d’installer un grand écran à l’extérieur à l’instar des fan-zones des matches de foot ou de rugby.

L’attente commença.

— À quelle heure a-t-elle dit qu’elle apparaîtrait ? demanda une voix.

— À 7 h 15, répondit quelqu’un de visiblement bien informé.

À 7 h 30, la Vierge rouge n’avait toujours pas fait son apparition. Le doute commença à s’installer. Le père Geoffroi se réjouit. Il allait pouvoir rassurer l’évêque. Tapioca se dit qu’il ne filmerait pas le scoop du millénaire. Quelques-uns des curieux persuadés d’avoir été bernés commencèrent à opérer un repli stratégique quand la voix de l’octogénaire se fit entendre.

— Depuis ce week-end, nous sommes passés à l’heure d’été et pour Louise il ne doit être que 6 h 30. Elle sera là dans quarante-cinq minutes.

L’attente reprit. Vers 8 h 10, la tension devint palpable. À 8 h 13, Emma et François-Claudius se mirent à chouiner.

— Elle ne va plus tarder, annonça Bernadette.

Tapioca alluma sa caméra et le père Geoffroi retint un signe de croix. À 8 h 15, elle apparut. Louise avait troqué son habit de Fédéré contre sa robe gris souris. Ce n’était plus la Louise de la Commune mais celle d’après le retour du bagne. Son apparition suscita un concert d’exclamations diverses et variées.

— Vos gueules ! intima Bernadette que je puisse l’entendre, car la Vierge rouge s’était mise à parler.

— Le pouvoir est maudit et c’est pour ça que je suis anarchiste, attaqua la Louise.

Tapioca se mit à filmer. Il trouvait que les effets spéciaux étaient plutôt réussis.

— Ta mission, poursuivit l’apparition sera de bouter hors de France, les deux fléaux qui accablent notre pays : Dieu et l’État.

— La religion est une drogue et le pape le gros bonnet du trafic, cria le père Geoffroi.

Il se demanda quelle force mystérieuse et impérieuse l’avait poussé à proférer ce blasphème ? Le malin aurait-il pris possession de son esprit et de son corps ?

— Il faut extirper ces deux chancres qui asservissent le peuple, poursuivit Louise.

— Tu peux compter sur moi, assura Bernadette, croix de bois, croix de fer, si je meurs, je vais en enfer.

Certains sceptiques dans la foule des curieux cherchèrent des yeux la présence d’un projecteur, car ce ne pouvait être qu’une illusion d’optique, une mystification. L’intervention d’hologramme dans des spectacles ou des meetings politiques était en train de devenir monnaie courante. Et puis, il devait y avoir une vitre transparente sur laquelle devait être projetée l’image. Mais rien !

— Je la vois, je la vois !

L’aveugle venait de tomber à genoux. Miracle !

— Relève-toi, intima Louise Michel. Tu n’as pas à te prosterner, pas plus devant moi que devant des têtes couronnées ou mitrées.

Le rassemblement était en train de tourner à la bonne grosse farce anticléricale, car il ne faisait pas de doute qu’il s’agissait d’un faux aveugle. L’homme jeta sa canne blanche. Ce serait le premier ex-voto. Il partit en courant, sillonnant les allées du parc pour répandre LA BONNE NOUVELLE. Il serait le premier de ses apôtres. La Vierge rouge dut forcer la voix pour continuer à donner ses instructions à sa disciple.

— Tu devras lever une armée pour une révolution pacifique, car les fusils finissent toujours par se retourner contre ceux qui les brandissent.

L’image de la Louise commença à s’estomper.

— Rendez-vous mercredi prochain, même heure, lança la Vierge rouge au moment où elle disparaissait.

— À l’heure d’été, lui rappela Bernadette.

Elle n’était pas certaine que Louise l’eût entendue.

Tapioca tenait son scoop. Il espérait que la pulpeuse Constance Bonopieu, si bien nommée, ne se montrerait pas ingrate. En repensant à son jeu de jambes, un début de turgescence agita son entresol. Il retrouva son scooter à l’entrée du parc, ce qu’il considéra comme un premier miracle. Second miracle : quand il jeta machinalement un œil dans le rétroviseur avant de démarrer, il constata que ses boutons avaient disparu.

***

Il y avait conciliabule place Beauvau. Frédéric Poulet, le ministre de l’Intérieur y avait convoqué, le préfet de police Maurice Patapon et la toute nouvelle patronne de la DGSI Inès Alguazil, pour traiter du cas de Bernadette Massabielle, cette folle qui était en train de faire le buzz sur les réseaux sociaux.

— Il est impératif de démonter sans délai cette mystification, attaqua le ministre bille en tête.

Inès Alguazil grimaça.

— Ce ne sera pas évident. Nous nous sommes renseignés auprès de l’hôpital des Quinze-Vingts, Marc Bartimée, le supposé faux-aveugle, l’était bien de naissance, aveugle, pas faux-aveugle. Nous avons demandé que cette information ne soit pas divulguée mais elle a déjà filtré. On nous a signalé un afflux de personnes en fauteuil roulant et d’aveugles dans les allées du parc des Buttes-Chaumont.

— Voilà qui ne va pas nous aider à réparer les liens abîmés avec l’Église, bougonna Frédéric Poulet.

— Ce n’est pas tout, poursuivit la responsable de la Sécurité Intérieure. Comme j’avais eu vent de cette affaire, j’avais envoyé un de mes hommes, un expert en nouvelles technologies. Il a passé la grotte et ses environs au peigne fin et n’a rien trouvé qui permette d’affirmer qu’il s’agit d’un ingénieux bateau. Mercredi prochain, je vais déployer toute une équipe pour tenter de percer le mystère du trucage si tant est qu’il y en ait un.

— Que cherchez-vous à me dire ? grinça le ministre de l’Intérieur, que cette excitée permanente de Louise Michel a bel et bien apparu à cette folle de Bernadette Massabielle !!!

Frédéric Poulet n’avait pas lésiné sur les points d’exclamation.

— Oui, répondit Inès Alguazil qui n’avait jamais pratiqué la langue de bois.

Pendant que Frédéric Poulet, mâchoire pendante, distillait l’information, Inès Alguazil se retournait vers Maurice Patapon, le préfet de police.

— Mon cher, vous allez devoir gérer un problème de sécurité au niveau du parc. Déjà des vendeurs à la sauvette tentent de refourguer des photos de Louise Michel, prétendument dédicacées par elle. Je gage que d’ici peu, se vendront des statuettes en plastique à l’effigie de la Vierge rouge, remplies d’eau de la cascade, eau bénite bien entendu. Et je ne parle pas des marchands de cierges qui vont surgir comme des escargots après la pluie.

— Nous les chasserons comme Jésus le fit des marchands du temple, affirma le préfet, surnommé le Père la Matraque.

À ce moment le téléphone blanc, liaison directe avec le Vatican se mit à sonner l’Angélus.

— Fallait s’y attendre, marmonna Frédéric Poulet, avant de décrocher.

***

Zéphirin, deuxième du nom (Un Zéphirin 1er avait occupé le trône de saint-pierre de 946 à 965) avait réuni en petit comité quatre cardinaux… pour faire le point. Le pape avait la tiare en émoi ; les nouvelles venues de France ne lassant point tout à la fois de le chagriner et de l’émoustiller. Situation ô combien schizophrénique. Autour de lui le cardinal doyen (98 ans) Giovanni Pastaglia, le camerlingue de la Sainte Église Romaine, Kevin Cromwell, le cardinal Mazagran, l’éminence grise du pape, aux fonctions multiples dont celle de porte-flingue, une sorte de barbouze, expert en sports de combat et chatouilleux du Smith et Wesson. Enfin, Dieudonné Obongo Bésamémucho qui n’avait d’autre fonction que celle de faire le quatrième.

— La guérison de cet aveugle serait donc avérée, voulut se faire confirmer Sa Sainteté.

— Aucun doute, fit le cardinal.

— Et l’apparition ?

— Reste un mystère.

Zéphirin II se tortilla sur son trône.

— Une Vierge anarchiste réalisant des miracles, n’est-ce point cocasse ?

Zéphirin II s’exprimait dans un français impeccable mais n’avait aucun mérite puisqu’il était à la Charité-sur-Loire et avait grandi à Pantin en banlieue parisienne. Il était le premier pape français depuis Grégoire XI (1370-1378).

— Pas des, mais un seul pour le moment, rectifia Kevin Cromwell.

La barbouze du Vatican secoua la tête.

— Il y en a eu un autre qui n’a pas fait le buzz, mais un reporter de FR3 a vu ses boutons d’acné disparaître d’un seul coup… comme par miracle.

Le pape haussa les épaules.

— On ne peut pas vraiment parler de miracle ou alors un très petit miracle. Moi-même, je m’en souviens, je les ai fait passer en allant me dégorger le bigorneau avec Lulu, une pute de la rue Blondel.

Le cardinal Mazagran devina que la crise était imminente. Zéphirin II était affligé du SGT, non pas un nouveau syndicat, mais du Syndrome de Gilles de la Tourette et d’une de ses spécificités, la coprolalie qui consistait à proférer des grossièretés. Une simple émotion pouvait servir de déclencheur.

— Plus grave, poursuivit Mazagran, heureusement pour l’instant l’information n’a pas fuité, mais il semblerait que l’apparition produise un bien fâcheux dégât collatéral.

— Lequel ? demanda Zéphirin II dont l’agitation grandissante faisait hocher dangereusement sa tiare.

— Celui-ci consisterait à transformer un bon catholique en un irréductible athée.

— Ça me scie le cul ! s’exclama le Saint-Père.

— Monseigneur Lapince du diocèse de Paris m’a fait savoir que le père Geoffroi de la paroisse Saint-Jean-Baptiste-de-Belleville, qu’il avait envoyé en mission d’observation, et dont la foi n’était nullement sujette à caution, en est revenu incroyant convaincu. Il a déclaré à son évêque que les religions n’étaient que foutaises et billevesées.

Dieudonné Obongo Bésamémucho se signa trois fois. Le doyen Giovanni Pastaglia, sur sa chaise percée, se contenta de hocher la tête, concentré qu’il était à maîtriser les mouvements erratiques de son dentier.

— Putain de bordel à cul, faut que j’aille m’en rendre compte par moi-même, jura le Saint-Père. Qu’on prépare mon carrosse !

Le cardinal Mazagran l’en dissuada.

— Les routes ne sont pas sûres, Votre Sainteté, aussi vais-je me rendre en France pour me livrer à une enquête.

— La France, la fille aînée de l’Église, cette salope, cette traînée, je vais la répudier, menaça Zéphirin II, la déshériter.

Le camerlingue voulut savoir si on avait enregistré d’autres conversions à rebours.

— L’assistance devait être probablement composée d’athées pur jus, de bouffeurs de curé.

Zéphirin II suggéra, pour vérifier si l’apostasie du père Geoffroi n’était pas due simplement au hasard, d’envoyer un cobaye lors du prochain rendez-vous fixé par la Vierge rouge.

— Un vieux curé dont l’église est vide ça ne doit pas manquer, non, fit-il. Si le fait se reproduisait, il conviendrait de prendre des mesures radicales comme faire sauter cette foutue grotte à la dynamite.

— En représailles, les anarchistes sont capables de détruire celle de Lourdes. Ces gens-là sont capables de tout, objecta le camerlingue. Il est même étonnant qu’il n’y ait pas encore songé.

— Vous ne voulez pas que je vous accompagne, incognito, proposa le pape au cardinal Mazagran. Pendant que vous enquêteriez, je retournerais sur les lieux de mon enfance et mon adolescence.

Il soupira :

— Peut-être Lulu, exerce-t-elle encore. Elle maîtrisait si bien l’art délicat et subtil de la turlute.

***

Ils y étaient allés pour voir… et n’en étaient pas revenus. À l’ombre du drapeau noir, les cerveaux bouillonnaient. À la FA, la salle réservée au concert était pleine à craquer.

— Il doit y avoir une explication rationnelle, avança Élisée. Peut-être flottait-il dans l’air des molécules invisibles de LSD ce qui expliquerait cette hallucination collective comme à Fatima ?

Hypothèse qui se voulait rassurante mais ne convainc personne.

— On ne va pas quand même se mettre à y croire, protesta Voltairine ou alors faudrait admettre de croire à l’AUTRE, un peu comme croire au diable est admettre l’existence de Dieu et réciproquement.

— Et on fait quoi du miracle ? demanda un maigrichon et béret et barbiche.

Élisée intervint.

— Nombre de capacités du corps humain et notamment du cerveau restent à découvrir. Je croirai vraiment au miracle quand un manchot verra son bras repousser ou mieux encore quand un handicapé en fauteuil roulant repartira avec une paire de pneus neufs.

— Et avec des chaînes pour l’hiver, ajouta Pierre-Joseph.

Une fille avec un tee-shirt à l’effigie de Marius Jacob, le gentleman cambrioleur, prédit que bientôt, avec la diffusion de la séquence sur FR3, ce serait la foire d’empoigne aux Buttes-Chaumont.

— J’imagine le tableau, enchaîna Séverine. On se rendra en procession cierge à la main en chantant nos cantiques « Le Temps des Cerises » et « La Semaine sanglante. »

— Nous ne devons pas surfer sur le mouvement, intervint Pierre-Joseph, car lorsque la baudruche va se dégonfler, et elle se dégonflera, on aura l’air de cons.

— Nous devons quand même empêcher que Louise, NOTRE Louise, ne soit récupérée par des marchands de bondieuseries en tous genres, des aigrefins. Et ils commencent à pulluler autour de la grotte.

Un gars qui avait un indéniable air de famille avec Tarass Boulba confirma.

— Hier un type m’a proposé une bague à l’effigie de Louise, bronze, laiton et verre. Fait main, qu’il m’a dit. En fait de main, c’est la mienne qu’il a prise sur la gueule.

Quelqu’un s’inquiéta de savoir ce qu’était devenue Bernadette.

— Elle doit être en train de relire Bakounine afin de se préparer à accomplir sa mission ; bouter hors de la France Dieu et l’État, ses deux bêtes noires.

C’était quand même une drôle d’histoire. Il fut décidé de ne rien décider et qu’il était urgent d’attendre le mercredi suivant.

***

À l’approche des Buttes-Chaumont, Léon Lecouard comprit qu’aujourd’hui ne serait pas une journée comme les autres. Le parc n’ouvrait que dans trente minutes et déjà la foule se pressait aux grilles. Il fit le tour du parc, rue Manin, rue de Crimée, rue Botzaris. Même tableau à chaque entrée. Combien étaient-ils en tout ? Difficile à estimer, mais assurément plusieurs centaines, des centaines en nombre suffisant pour faire des milliers, deux peut-être trois. Léon Lecouard dénombra au moins une vingtaine de handicapés en fauteuil roulant et quelques béquillards. Des précautionneux étaient arrivés en milieu de nuit, avec pliant et thermos pour patienter et s’assurer d’avoir une bonne place, pensant que seuls ceux arrivant à se faufiler dans la grotte pourraient bénéficier d’un miracle. La nouvelle avait couru qu’à la demande du préfet de police, un grand écran avait été installé sur une pelouse. Maurice Patapon avait envisagé un instant d’interdire l’accès au parc, mais le Président en personne l’en avait dissuadé.

— Si nous laissons les grilles fermées, avait-il déclaré, les complotistes auront beau jeu de prétendre que cette Louise Michel accomplit réellement des miracles et que nous sommes à la fois à la botte de l’Église et du lobby pharmaceutique et de celui des médecins. Et surtout pendant que l’attention sera focalisée sur cette grotte prétendue miraculeuse nous en profiterons pour passer des lois que l’opposition ne manquera pas de qualifier de scélérates.

Laisser les grilles fermées, il ne fallait pas y songer. Des furieux risquaient de s’y jeter à l’assaut comme le petit peuple de Paris l’avait fait sur celles du château de Versailles pour aller chercher le boulanger, la boulangère et le petit mitron.

Bien sûr, cette Vierge rouge avait parlé d’en finir avec l’État, mais cette prétention le faisait doucement sourire. On ne se débarrassait pas de l’État comme on le faisait des poux ou de morpions.

Léon nota la présence de trois cars de CRS, garés face au pavillon de l’entrée de la rue Manin. Il repéra également des équipes de télévision : TF1, France 2, FR3 et nombre de journalistes avec leur carte de presse collée sur la poitrine. Léon espérait passer à la télé. Il retira ses pinces à vélo.

Un des concurrents en fauteuil roulant et visant une place sur le podium était en train de répondre à un journaliste du journal La Croix.

— Vous comprenez, était-il en train d’expliquer, je les ai presque tous essayés, ces lieux miraculeux : Lourdes dont la réputation à mon avis est très surfaite, Chimayo au Nouveau Mexique, le Gange, la grotte mariale Nsilamen à côté de Yaoundé, Madron en Angleterre, le mont Kailash au Tibet et même Medjugorje en Bosnie, mais rien, nib de rien, que dalle. Pourtant je n’ai pas été avare de cierges et de « Je vous salue Marie. » Cette vierge-là, c’est mon dernier espoir.

Il fut interrompu par un autre qui, dans son fauteuil, se tenait dans les starting-blocks et se plaignait de la concurrence déloyale de ceux équipés de fauteuil à propulsion électrique.

— Ben oui, mon pote, gouailla un gars, c’est normal, c’est une course à handicap.

Des journalistes, qui avaient fait le tour de tous les points d’accès pour interviewer Bernadette Massabielle, ne l’avaient point trouvée. Se serait-elle sentie dépassée par son canular et avait-elle préféré jouer les absentes ?

À la porte Armand Carrel, face à la mairie du 19e, un grand diable jouant des coudes se fraya un chemin pour tenter d’atteindre la pole position, suscitant des protestations. Un qui cherchait à s’opposer reçut un coup de coude dans les dents. Le cardinal Mazagran n’était pas du genre à se laisser intimider.

— Concernant cette apparition, avait dit Zéphirin II, il faut en avoir le cœur, et comme il avait de l’humour, il avait ajouté en pouffant, oui en avoir la cornette.

Monseigneur Lapince, lui se tenait embusqué à la porte de Crimée. Il avait réussi à entraîner dans l’aventure le père Benoît, âgé de 82 ans, de la paroisse Saint-François-Xavier-des-missions-étrangères du 7e arrondissement. Ce dernier n’avait pas très bien compris ce que son évêque attendait de lui ; il n’avait retenu qu’il serait le porte-étendard de Marie. Certes, la porte de Crimée n’était pas la plus proche de la grotte, mais de ce fait, il y avait moins de prétendants pour briguer une bonne place. Les portes à proximité étaient engorgées et il risquait de se créer des goulots d’étranglement. Il faudrait faire preuve de vélocité, mais lui, comme le père Benoît, n’était pas en mesure de piquer un sprint. Monseigneur Lapince, fin stratège, avait eu l’idée d’acheter un fauteuil roulant qu’il avait fait équiper d’une roue électrique i Fly permettant d’atteindre la vitesse de 20 km/heure, supplantant les autres fauteuils électriques dont la vitesse était plafonnée à 8 km/heure. Un de ses diacres, bricoleur, avait rajouté à l’arrière une petite plate-forme pour qu’il puisse participer à l’équipée.

6 h 55. La nervosité était à son comble. La foule piaffait comme ces chevaux attendant que s’ouvre la porte des stalles pour se lancer sur la piste. Quelques impatients commencèrent à secouer les grilles, ce que voyant Jean-Marie Gourdin, commandant la compagnie de CRS, fit descendre ses hommes. Lui aussi pressentait que ce rassemblement risquait de virer à la foire au grand n’importe quoi. Jamais à Lourdes, il n’y avait de débordements et il suffisait qu’une anarchiste apparaisse pour que tout de suite ça soit le bordel.

— Si vous avez besoin d’intervenir, veillez à ne cogner que sur les valides, intima-t-il. Pas d’embrouille avec Amnesty International et autres droitdelhommistes.

6 h 58. Les grondements montant des centaines de poitrines faisaient songer à un départ de grand prix automobile. Les gardiens inquiets se demandèrent s’ils n’allaient pas, quand ils allaient ouvrir les grilles, se faire laminer par ce troupeau de bisons énervés.

7 heures. Un plaisantin avec sa trompette sonna la charge, celle de la cavalerie américaine volant au secours de pauvres pionniers entourés de très méchants Indiens. Ce fut la ruée, la horde sauvage, où tous les coups étaient permis afin d’éliminer les concurrents, comme des spermatozoïdes se ruant à l’assaut de l’œuf à féconder : croche-pied, coups de coude, de parapluie. Les paraplégiques dans leurs fauteuils n’étaient pas en reste, rejouant la scène de la course de chars opposant Ben-Hur à Messala. Sortant des bâtons de dessous leurs plaids, on se les mettait dans les roues. Déjà trois d’entre eux avaient versé. Pas de voiture suiveuse pour changer les roues comme au Tour de France. Deux membres d’une antenne de la Croix-Rouge se portèrent à leur secours. Les trois malheureux réclamèrent à cor et à cri de poursuivre la course en brancard ou à défaut sur le dos des sauveteurs. Mais les disciples d’Henri Dunant leur conseillèrent de ramper puisqu’ils se trouvaient à moins de cent mètres de la grotte et que déjà, d’ici on apercevait le grand écran.

Monseigneur Lapince de son côté, comprit qu’il avait fait le bon choix stratégique. La porte de Crimée s’ouvrait sur l’ancienne voie du chemin de fer de la petite ceinture, une belle ligne droite parfaitement carrossée où ils filaient bon train. Au croisement, au niveau de la maison du chemin de fer, ils tourneraient à droite et ne seraient plus qu’à quelques tours de roue de la grotte. Il priait simplement que le père Benoît fût capable de tourner le volant. À l’approche du croisement, l’évêque se mit à hurler :

— Ralentissez, nom de Dieu, ralentissez !

Ils virèrent sur une roue, faillirent verser, mais Dieu, pas rancunier ou un peu sourd, redressa le fauteuil. À dix mètres de la grotte, monseigneur Lapince exhorta le père Benoît à freiner, mais le pauvre vieux n’avait pas eu le temps de lire le manuel pratique. Monseigneur Lapince comprit que s’il ne voulait pas être entraîné dans la grotte et risquer de devenir athée, n’avait pour seule solution que de sauter en marche, ce qu’il fit réussissant un superbe roulé-boulé, souvenir de son service militaire au troisième régiment de chasseurs parachutistes (aujourd’hui dissous). Il se releva juste à temps pour voir le père Benoît s’engouffrer dans la grotte culbutant les premiers arrivants. Le fauteuil se coucha lentement comme un éléphant arrivé à son cimetière. Il vit le père Benoît se relever ce qui consistait déjà un petit miracle. Il fut aidé par un grand gaillard qui n’était autre que le cardinal Mazagran et que monseigneur Lapince ne reconnut pas. Le cardinal, âgé de cinquante ans, mais grand sportif (il courait quinze kilomètres tous les jours) était arrivé dans les premiers. Il ne craignait pas d’être frappé par cette conversion à l’envers. Il n’avait jamais cru en Dieu, et s’était engagé dans cette voie pour la sécurité de l’emploi et la rémunération, cinq mille euros par mois, sans compter les avantages en nature. Il reconnut Bernadette Massabielle dont il avait découvert le portrait sur les réseaux sociaux. Il devina que la poignée d’individus qui l’entouraient devait être des anarchistes bon teint. Les journalistes pouvaient toujours la chercher. La veille avec quelques compagnons, elle s’était laissé enfermer dans le parc, avec la complicité d’un des gardiens.

Dehors à l’entrée de la grotte, une bataille rangée avait éclaté pour conquérir les dernières places disponibles. Les CRS prévenus étaient en train de mettre tout le monde d’accord à coups de matraque.

Précise comme une montre suisse, à 7 h 15, Louise Michel apparut et la paix brusquement descendit sur le parc. Impressionnés quelques-uns tombèrent à genoux et se signèrent, ce que Louise ne fut pas s’en remarquer puisqu’elle leur enjoignit de cesser leurs simagrées. Déjà les experts de la DGSI et le cardinal Mazagran essayaient de démonter le système de la supercherie. L’apparition commença par remercier Bernadette pour son efficacité à mobiliser les troupes, puis scruta la foule.

— Je vois des vendeurs d’objets de piété à mon effigie. Qu’ils aillent à Lourdes profiter de la crédulité des croyants. Je ne suis pas une divinité devant laquelle il faut se prosterner. Au contraire, je vous demande de vous redresser. Dois-je vous rappeler ce que disait La Boétie : « Les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux », ce que le Girondin Vergniaud, vil plagiaire, redira : « les grands ne sont grands que parce que nous sommes genoux : levons-nous ! »

Le père Benoît se dit que cette vierge-là ne tenait pas le même discours que l’autre, tout de blanc vêtue qui avait apparu aux petits bergers de Fatima, petits bergers qui avaient dû ingérer des champignons hallucinogènes. L’idée qui venait de lui traverser l’esprit le laissa incrédule dans toutes les acceptions du terme. Il se rendit compte que la foi l’avait quitté. Il réalisa que peut-être il avait servi de cobaye, qu’il avait été une chèvre attachée au piquet pour attirer le loup, autrement comment expliquer que l’évêque ait sauté en marche ?

— Vous ne croyez plus, c’est ça ? lui souffla le grand escogriffe qui l’avait aidé à se relever.

Le cardinal Mazagran avait perçu la transfiguration du vieux curé. Les dégâts collatéraux engendrés par l’apparition se confirmaient. Pendant ce temps, Louise Michel continuait :

— Vous, dans vos fauteuils, si vous voulez botter les fesses de ceux qui vous asservissent, qu’attendez-vous pour vous lever ? Allez. Debout, debout !

Les trois paraplégiques, qui avaient réussi à ramper jusqu’à proximité du grand écran, furent les premiers à se relever. L’un des trois, pourtant fervent catholique, cria : « Vive l’anarchie ! » Pendant que les agents de la DGSI cherchaient désespérément à trouver la faille, un à un les handicapés se levaient de leur fauteuil et effectuaient quelques pas, d’abord chancelants puis de plus en plus fermes. Les agents de la DGSI relevèrent les identités pour vérifier par la suite qu’il ne s’agissait pas de simulateurs. On douta un bref instant de ces guérisons miraculeuses. Tous ces handicapés moteurs ne pouvaient quand même pas être de faux-estropiats comme au temps de la Cour des Miracles… Et la foule friande de merveilleux se mit à y croire. Alors, on se mit à prier la Vierge rouge pour qu’elle les guérisse qui d’un psoriasis persistant, qui d’un problème de prostate, qui encore d’une sciatique ou d’un furoncle mal placé. Pendant ce temps, les miraculés de frais poussaient leurs fauteuils dans la grotte. Tous ces ex-voto rejoignirent la canne blanche de Marc Bartimée. Les anarchistes se lancèrent à la poursuite des marchands de bondieuseries. La Louise leur appartenait. Quelques-uns échappèrent à la vindicte des agités du drapeau noir et des anarcho-syndicalistes de la CNT venus de la rue des Vignoles, non par miracle, mais grâce à leur vélocité. La plupart finirent dans le lac. D’autres, qui avaient tenté de chercher refuge chez Guignol, furent impitoyablement enduits de goudron et de plumes dans la plus pure tradition westernienne. Une poignée de CRS, qui par inadvertance avaient pénétré dans la grotte, en ressortirent avec à la bouche des messages d’amour et de paix. Leurs matraques avaient rejoint la canne blanche et les fauteuils roulants. Les reporters de la télévision commentaient les évènements avec la même fougue que s’il s’agissait de la finale de la coupe du monde de foot, ou encore du mythique duel Anquetil Poulidor dans l’ascension du Puy-de-Dôme.

Le cardinal Mazagran était songeur. Il n’avait pu réussir à détecter où se trouvait le trucage et puis il avait assisté à l’apostasie du père Benoît et aux miracles, même si ceux-ci resteraient à confirmer. Mais intuitivement, il savait qu’il n’y avait pas lieu d’en douter. Dans le foutoir ambiant, personne ne s’était rendu compte que Louise Michel n’était plus à l’écran. Lui, avait entendu qu’une fois encore, elle avait donné rendez-vous pour le mercredi suivant. Avec la publicité qui allait être faite par les télévisions et les réseaux sociaux, il fallait s’attendre à la convergence de plusieurs milliers voire centaines de milliers de personnes en quête d’une guérison ou venues tout simplement pour entendre la bonne parole révolutionnaire. Il fallait qu’il rentre dare-dare au Vatican pour faire un compte rendu au pape dont la santé mentale envoyait parfois des signaux inquiétants. Son cerveau pointait de plus en plus souvent aux abonnés absents.

L’œil vitreux, monseigneur Lapince, assis par terre, vit le père Benoît qui approchait. Le curé sautillait comme ayant retrouvé une seconde jeunesse. Arrivé à sa hauteur Benoît lui lança :

— Alors, mon pote, ça t’amuse encore de croire ? Tu n’as pas entendu Louise, notre bonne vierge ; allez, lève-toi, on va aller leur botter le cul, même si je ne sais pas encore de quel cul, il s’agit.

Monseigneur Lapince se releva et, hébété, se dirigea vers la grotte.

***

Zéphirin II fit son entrée, la tiare sous le bras, le portant comme un ballon de rugby, avec l’air décidé du trois-quarts aile filant vers l’embut pour aplatir l’essai. En plus des cardinaux, Mazagran, Cromwell, Dieudonné Obongo Bésamémucho, le doyen Giovanni Pastaglia, Sa Sainteté avait convoqué Javier Fernando Ocariña de l’Opus dei et Giorgio Ossobuco, le chargé de communication du Vatican. Les cheveux du pape étaient ébouriffés comme ceux d’Einstein.

— Alors, c’est confirmé, attaqua-t-il, les guérisons ne sont pas bidon.

— À l’exception de celles de trois mauvais plaisants, acquiesça le cardinal Mazagran.

— Putain, elle est fortiche la Vierge rouge, s’extasia le pape. Nous, à Lourdes, nous avons enregistré seulement soixante-neuf guérisons miraculeuses depuis 1858, tandis que leur Vierge aux anarchistes, en accomplit une trentaine en une seule journée.

— Sans compter les guérisons moins spectaculaires, ajouta le cardinal Mazagran. D’après les informations qui nous ont été remontées par la DGSI, Louise Michel guérit également, les zonas, l’herpès, l’érésipèle et l’arthrite et autres petits bobos. Ce n’est pas tout, les cas de conversion à l’envers se confirment. J’ai assisté moi-même à l’apostasie du père Benoît qui officiait à Saint-François-Xavier-des-Missions-Étrangères. Quand il est ressorti de la grotte, il était en plus rajeuni de vingt ans. Quant à monseigneur Lapince qui l’avait utilisé comme cobaye, il a été vu entrant dans la grotte et depuis, il a disparu.

— Si en plus, l’air de la grotte remplace la cure de jouvence de l’abbé Souris, on va se faire un pognon de dingue, se réjouit le pape.

Dieudonné Obongo Bésamémucho abandonna son rôle de figurant pour faire observer très respectueusement au Saint-Père que la grotte des Buttes-Chaumont se trouvait en territoire français.