Tancarville - Elisabeth Montet - E-Book

Tancarville E-Book

Elisabeth Montet

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Beschreibung

L'ancien dirigeant d'une entreprise se suicide en sautant du pont de Tancarville, surprenant le microcosme qui l'entoure, révélant les personnalités cachées et bouleversant l'équilibre des relations. Une enquête de police est ouverte : meurtre, homicide involontaire ou acte désespéré ? Tancarville tient à la fois du roman policier et de la comédie de moeurs. Il dépeint les fils ténus qui relient les êtres avec un humour cruel qui n'est pas sans rappeler celui de la littérature britannique contemporaine.

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Veröffentlichungsjahr: 2017

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Ähnliche


Sommaire

Zélie interrogée par la police

Dans le bureau du PDG

Le secrétariat

Le commandant de police

NTIC

Dans le bureau du PDG (2)

Dans la peau d’Irène (Inès?)

Au restaurant

Dans le bureau du PDG (3)

Radio moquette

La réunion du personnel

Le petit pot après la réunion du personnel.

Téléphone avec Pia (Zélie)

Dans la chambre à coucher du commandant

Rapport d’autopsie (1)

Réunion d’enquête

Interrogatoire serré (Zélie)

Le suicide de Paul

Alessandro Baldice

Rapport d’autopsie (2)

Nathalie s’évade

NTIC (2)

Joseph Dubord et la femme de ménage

NTIC (3)

Au salon d’essayage (le commandant et Julie)

Le paradoxe de Babou

Rapport d’autopsie (3)

Dînons ensemble samedi soir

Quinze heures

Fin de soirée

Demande de résidence permanente auprès du gouvernement du Canada

Retour aux sources

SPLASH

Réunion de crise à Pankarting

SPLASH (2)

Abel Mannheim

Babou et Malika

Altercation

Extrait du journal intime de Zélie

La robe

L’enterrement

Le nouveau cimetière

La clé de l’énigme

Solitaire

Six mois plus tard

Zélie interrogée par la police

Allo bonjour. Vous êtes le commandant de police? Bonjour. Je réponds au message que vous venez de me laisser. Je suis Zélie Boyer, de la société Pankarting. Oui bonjour. Excusez-moi, je n’ai pas entendu mon téléphone sonner. J’étais dans le métro. Oui c’est bien normal. Oui je viens de l’apprendre. Excusez-moi je suis sous le choc. Non enfin oui c’est vous qui venez de me l’annoncer en fait.

Oui. Oui bien sûr. Je m’appelle Zélie Boyer-Leroux. Aujourd’hui je suis la DRH de Pankarting mais c’est très récent, avant j’étais l’assistante personnelle de Paul. C’est pour ça que vous m’appelez si vite? Je dois être dans les premiers que vous contactez. La première? Ah bon? C’est sûr que je le connaissais, autant qu’on peut connaître Paul. Quelqu’un d’exceptionnel, supérieurement intelligent, très exigeant. Et quand il était avec vous, il était totalement avec vous. Il vous faisait apparaître je dirais, d’une certaine façon, il vous permettait d’exister. C’est vrai, avec lui on avait le droit de penser par soi-même. Moi quand je suis arrivée j’étais l’employée modèle. Pas un mot de travers. Pas un mot du tout, du coup. Lui il m’a dit tu as le droit. D’être toi, de t’exprimer, et de te tromper aussi. Même si des beignets il savait vous en coller. Au sens figuré je veux dire. Les Comités de Direction avec lui! Quand il était mal luné ça virait au pugilat.

Mais si on avait un peu de courage, il finissait par vous remarquer et il vous tirait vers le haut. C’est la chance que j’ai eue. Et là comme ça, monsieur le commandant, je ne vous cacherai pas que j’ai envie de me prendre la tête et de pleurer. Et puis je me dis c’était son choix, non? C’est bête ce que je dis, monsieur le commandant. Bête et sans cœur. J’ai un peu de mal à réaliser, là tout de suite.

Paul nous répétait souvent l’histoire que racontait Staline, ou Henry Ford, ou le Dalaï-Lama, je sais plus qui, un mec du vingtième siècle. Deux jumeaux, un optimiste, un pessimiste, on enferme le pessimiste avec un tas de jouets, l’optimiste dans une cave à charbon. Au bout d’une heure le pessimiste a cassé tous ses jouets car à quoi bon et puis il lui manque précisément le jouet qui aurait changé les choses. L’optimiste est en train de déblayer la cave à charbon en disant : s’il y a tant à faire, c’est fatalement qu’on va arriver à quelque chose de formidable.

Eh bien vous voyez, monsieur, Paul c’était le jumeau optimiste.

I. Dans le bureau du PDG

L’adjointe du PDG n’est pas sûre d’elle ; elle porte encore les duvets de sa récente promotion. Elle le sait et pourrait en faire une sorte de complexe, mais a décidé que ce n’était pas important. Un jour, pense-t-elle, elle finira par coller à l’image qu’on attend d’elle, ou bien on la reconnaîtra pour sa seule compétence : on peut toujours rêver.

Elle s’est immobilisée sur le seuil du bureau de son patron et attend docilement qu’il veuille bien mettre fin à sa conversation téléphonique. Prise en flagrant délit de sous-estime de soi.

– Ben alors qu’est-ce que tu fous? Assieds-toi, aboie-t-il après avoir raccroché.

Il lui parle de la mort de Paul Chesnais. En fait il veut lui annoncer sa mort, digne et beau et héroïque, avant de se rappeler qu’on n’en est plus là.

– Tu es au courant? Bien sûr que tu es au courant! C’est ce connard de Dubord qui a eu l’appel. Va savoir pourquoi.

– Parce qu’il arrive tôt et qu’il part tard. Quelle que soit l’heure à laquelle le standard a basculé, il était à son poste.

– Oui alors figure-toi. Ça tu ne le sais peut-être pas encore.

Elle sourit, croise et décroise les jambes. Elle le sait forcément. Elle est payée pour ça.

– C’est sa mère qui a appelé. Sa pauvre mère, on ne lui connaissait personne d’autre. Et la pauvre vieille qui dit toute chevrotante à Dubord, Mon fils a attenté à ses jours, et l’autre qui hurle Oui madame, mais est-il mort? Il est bien mort? Dix fois il pose la question, avec sa voix de stentor qui résonne d’un bout à l’autre de l’open space, parce qu’il voulait être bien certain, parce que c’est un PROFESSIONNEL. Je te le dis, il y avait peut-être que Dubord et trois pelés à cette heure-là, mais la terre entière a entendu!

Elle sent un postillon la frapper droit sur le front et ostensiblement, elle l’essuie.

– On devrait réunir le personnel. Tu devrais parler au personnel.

Il se redresse comme s’il retrouvait la conscience de lui-même après quelques secondes d’absence, ce qui ne lui arrive que rarement, rendons à César, il est ordinairement tout à fait maître de ses propos et de ses gestes.

– J’y avais pensé. Oui c’est juste. Parles-en à Antoine. Qu’il organise ça vite et bien.

– Les gens en ont besoin.

– Les gens en ont besoin, nous en avons besoin, tu en as besoin, j’en ai besoin. C’est la mise en scène nécessaire. L’île sur le Pacifique.

– Comment?

– Rien. C’est Zélie qui m’a dit ça un jour. Que les réunions avec la Direction étaient comme une sorte de havre pour les collaborateurs… On retrouve le sens et on se laisse porter par le management… Comme une île pour des navigateurs qui traversent le Pacifique, tu vois. Ce genre de conneries, et en même temps… bon elle a le sens de la formule…

– Ah ah.

– Ne lève pas les sourcils comme ça.

– Je ne lève rien...

Elle a pris la ferme résolution de garder de la distance et du recul quoi qu’il arrive. La seule petitesse capable de l’atteindre ne pourrait venir que d’elle-même, non? Elle n’est pas responsable des défauts des autres? Oui? Non?

– Et toi ça va? demande-t-elle à son PDG. Après tout tu es le premier concerné.

– Le premier concerné? Qu’est-ce que tu veux dire?

– Non je veux dire… c’est ton prédécesseur. Ton ancien patron. Vous aviez une relation… ancienne.

Il tord le cou avec affectation, à la manière qu’il a de se mettre en scène, et qui amuse beaucoup son adjointe. In petto, s’entend.

– Ça peut aller.

Son visage s’était animé, et voilà qu’il se calme, s’affale contre son dossier, redevient rose pâle, laisse tomber son ton agressif.

– Et toi? ...Nathalie?

– Je ne sais pas... A-les-san-dro.

Ils se font tous deux un sourire de cinéma. Nathalie soutient le regard de son patron et se dit – déplore, regrette – constate, encore une fois, hélas – que ce type, parce qu’il n’est ni rigoureux, ni imaginatif, ni humain, contribue à l’abrutissement général des cadres de cette boîte, et au sien en particulier. Oui, Nathalie est en colère. Il nous rend con, il n’y a pas d’autre manière de dire les choses. Malgré tout, ou peut-être à cause de tout ça, Alessandro se débrouille toujours pour avoir le dernier mot :

– Ben t’as intérêt à savoir, parce qu’il est mort, il est bien MORT, hein, Dubord s’en est assuré! Allez à plus j’ai du boulot.

II. Le secrétariat

En sortant de chez Alessandro, Nathalie s’arrête dans le vaste bureau contigu qu’Irène, l’assistante de direction, partage avec Inès. Apprentie secrétaire. Sa petite main en réalité. La jeune-fille est chaque jour plus éprise de sa tutrice, comme si l’expérience acquise au cours des derniers mois ne comptait pas, et même au contraire la confirmait dans son statut de débutante. Elle développe sa version personnelle du syndrome de Stockholm et Nathalie ne peut s’empêcher d’être déçue.

Nathalie était encore DRH de Pankarting quand Inès a commencé son apprentissage, Elle a sélectionné son CV parmi les autres postulantes, lui a fait passer un entretien, puis un autre plus sélectif, l’a cornaquée dans les bureaux pour son premier jour, l’a mise en garde contre ce qu’il ne faut pas dire dans un monde d’adultes. Elle l’a encouragée à poser des questions, l’a rassurée sur son droit à l’ignorance, et même à l’erreur. Ce faisant elle lui a rappelé les principes de la transmission des savoirs et du progrès individuel, qui sont généralement ceux de la lignée humaine : qu’il est essentiel de se remettre en cause et d’être attentif. Douter et veiller, voilà le témoin qu’elle voulait lui passer dans le relais d’une génération à l’autre. Mais Nathalie n’a pas eu plus de succès avec Inès qu’avec son propre fils. Il faut croire que nul n’est prophète en son pays après tout. La petite Inès, comme effrayée par la solennité de ses propos, a couru trouver refuge sous les ailes qu’Irène a refermées sur elle.

A qui elle voue depuis une vénération dont Irène joue avec la sévérité des vieilles matrones. Inès ma belle, va me chercher ceci, descends accueillir untel, cet imbécile s’est encore perdu dans un couloir tout droit, tu vas me sortir ce tableau sous Excel, crois-tu que j’ai appris à faire des choses aussi bêtes, où est mon café? Inès voltige dans toute l’entreprise tandis qu’Irène reste immobile dans son fauteuil ergonomique.

Il faut dire à leur décharge qu’elles se ressemblent comme mère et fille : mêmes ovales, mêmes lourdes paupières tombantes sur des yeux étirés de part et d’autre du visage. Jusqu’à la teinte métisse de la peau, parfaitement uniforme, sans un grain de beauté, comme les figures de stuc des pharaonnes. Et, bien sûr, les prénoms aussi ont la même couleur, Irène et Inès, Inès et Irène, et depuis qu’Inès est arrivée tout le monde les confond, même les plus anciens. Mais précisément disent-ils, quand Irène avait vingt ans elle était pareille qu’Inès, alors en faisant ses premiers pas dans l’entreprise la jeune Inès est apparue comme la réincarnation de la vieille Irène, son double et son avatar. Sa réplique et son ombre.

Avec l’habitude qu’elle a prise bien avant Inès, et même avant qu’Irène accède au grade envié d’assistante du PDG, Nathalie s’assoit un instant pour bavarder. Elle a une préférence pour la chaise qu’utilisent les visiteurs en attendant que le chef les reçoive. C’est une petite chaise recouverte d’un vilain tissu vert, marquée par des années de café renversé et de pardessus crottés. Elle a résisté à plusieurs réaménagements du secrétariat, et à présent, parmi les meubles design et les équipements du vingt-et-unième siècle, elle a l’air vraiment miteux. Pourtant personne n’ose jamais s’en débarrasser, comme si elle avait un jour accueilli le postérieur d’un personnage illustre. Peut-être Nathalie y est-elle pour quelque chose ; il lui est arrivé d’insister deux ou trois fois pour qu’on la garde. Elle aime sa légèreté, et la facilité avec laquelle elle la saisit par le dossier et la déplace à son gré et selon l’heure ; pour vérifier l’agenda avec Irène, se poster à la porte du couloir et échanger avec ses collègues, et parfois, le soir quand le secrétariat est désert, s’asseoir devant la fenêtre et réfléchir.

Mais ce matin les deux visages du secrétariat sont fermés et silencieux, comme partout ailleurs dans les bureaux. Nathalie a souvent répété depuis des années, de façon un peu convenue, que le couloir de la direction de l’entreprise était feutré. Or sans doute n’avait-elle pas compris tout ce que recouvre cette expression. Aujourd’hui les pas et les voix parviennent étouffés comme par un paravent d’étoupe, justement, la texture et le goût du coton envahissent les bouches. Quand les langues se délieront, plus tard dans la journée, chacun avouera avoir ressenti la différence entre l’insouciance – avant – et la meurtrissure née de questions sans réponses, du souvenir tout récent de Paul Chesnais marchant sur cette moquette pas plus tard qu’hier après-midi. Et surtout, parce qu’il s’agit d’un choc en trois dimensions, profond, en forme d’entonnoir, tout le monde a glissé vers la culpabilité : pourquoi s’est-il suicidé? Je lui ai dit bonjour hier, et si je m’étais attardé pour lui parler? Aurais-je changé le cours des choses?

Il faut dire que ce matin, au fur et à mesure des arrivées, l’écho de la découverte de l’extraordinaire nouvelle s’est répercuté jusqu’au fond des couloirs et des bureaux. Comme des zébrures rouge vif dans le gris clair du silence. Vingt fois Irène et Inès ont sursauté, revivant la sidération qui les avait saisies, et ont refait en pensée le chemin du trottoir à la porte de l’entreprise, la montée par l’ascenseur, le déboutonnage de la veste, l’exhibition du badge, jusqu’à se retrouver devant celui qui vous dit : « Tu sais pas ce qui est arrivé? Chesnais s’est suicidé. ». A un moment un long rire de hyène a cloué tout le monde sur place. Un des cadres de la production, qui a perdu son père exactement comme Paul Chesnais, a piqué une crise de nerfs en plein milieu de l’open space, secoué par un hurlement qui a suivi une courbe montante avant de parvenir à son asymptote, et a fini par s’essouffler lentement. Chacun en a eu froid dans le dos. Pas juste peur, ou pitié, ou du chagrin pour lui, mais véritablement un glaçon qui vous glisse le long de la colonne.

Maintenant que la matinée avance on les voit, beaucoup plus rares que les autres jours, aller et venir au secrétariat. Ils osent à peine se servir de café, la nuque immobile ou se retournant dans un sourire d’excuse ; le bourdonnement de la machine paraît terriblement déplacé. Les bruits quotidiens sont devenus monstrueux. Nathalie trône sur sa petite chaise verte. Elle hésite à tenter, si elle le peut, de ramener un peu de sérénité. Mais n’est-ce pas trop tôt? Peut-être que les gens ont besoin de vivre une sorte de sas entre le traumatisme qu’ils viennent de subir et le retour à leurs habitudes. Et comment ferait-elle? Tous les artifices du management, du discours à la plaisanterie, sont suspects de mauvais goût aujourd’hui. Elle aussi se tait comme tout le monde, parce que parler de Paul, au passé comme il se doit, c’est l’enterrer un peu, mais parler d’autre chose à cet instant c’est l’enterrer définitivement. Et pourtant.

Pourtant le corps de Nathalie s’est densifié comme frappé par une secousse, comme si le destin venait de pousser un raz-de-marée sur sa vie ordinaire. Ce qui est le cas en fait. Et à moins d’être concerné à titre personnel, ce genre de tension a toujours quelque chose de jubilatoire. Elle a assez vécu pour le reconnaître. Quand petite fille elle surprenait des choses incroyables – le premier baiser des grandes, l’annonce d’une grossesse maternelle, la mort des grands-parents – tous ces événements à la fois triviaux et fantastiques qui vous prouvent à vous-même que vous êtes vivante et que vous grandissez dans un monde qui vous attend – qui vous inclut. Et plus tard, à l’âge adulte, les maladies, les deuils si rares, si incroyables. Les seules annonces qui la terrifient sont celles des morts d’enfants, surtout depuis qu’elle est devenue mère à son tour, elles la pétrifient de chagrin. Mais Paul Chesnais – ce quasi septuagénaire qui s’est suicidé. S’il existe une vie après la mort, il lit peut-être dans ses pensées – comme il a toujours cru le faire de son vivant – et en définitive, il est peut-être content qu’elle fasse preuve d’honnêteté intellectuelle : oui, il s’est passé quelque chose d’inouï, qui a la force du retournement de situation dans un bon film d’action.

III. Le commandant de police

Il faut imaginer la course du gars. Il est allé prendre sa bagnole dans son parking à Nanterre, l’a sortie, a tournicoté autour des tours de La Défense, a filé tout droit sur l’A14, puis l’A13, sans ciller, avec le soleil dans les yeux. C’était hier dans l’après-midi. Il a commencé à rouler sur le pont, c’est long avant de se retrouver sur l’eau. Il a arrêté son Break. Il a claqué les portières. Les a-t-il fermées à clé, tiens faudrait vérifier. Et puis il a enjambé la rambarde. J’sais pas si tu vois. Il a dû regarder en bas. La Seine à Tancarville elle débite hein c’est presque l’estuaire. Et puis il a plongé. Il est entré dans l’eau à cent dix kilomètres heure. Comme s’il percutait un mur sur une moto sans casque. Aucune chance de s’en tirer. Il a fait ça. Avec le soleil dans les yeux. Il a sauté face à la mer.

IV. NTIC

Mailto : [email protected]

From : [email protected]

Thursday May 7th, GMT 9:51

Object : Réunion du personnel Antoine,

Je sors du bureau d’Alessandro qui souhaite réunir le personnel au plus vite pour l’informer des circonstances de la mort de Paul et « crever l’abcès » comme on dit familièrement. J’imagine qu’un bon nombre de collaborateurs souhaiteront assister aux obsèques quand la date sera connue, et il faudra d’ailleurs voir ensemble si on prévoit un moyen de transport et si on ferme l’entreprise ce jour-là.

Je te remercie d’organiser cette réunion très rapidement et de me tenir au courant.

Bien à toi,

Nathalie.

Mailto :

[email protected]

From : [email protected]

Thursday May 7th, GMT 9:59

Object : RE : Réunion du personnel Nathalie,

Je ne ferai pas l’insulte à l’ancienne DRH que tu es de lui rappeler le calendrier des jours fériés ( ), et donc je sais que tu sais qu’un week-end de trois jours commence à partir de ce soir. Lundi à la reprise je pense qu’Alessandro souhaitera maintenir le Comité de Direction. The show must go on comme on dit, et concernant la réunion du personnel je n’imagine pas qu’il envisage de la préparer seul dans son coin. Il aura besoin de NOUS, sa dream team.

Ça nous ramène à mardi prochain dans le meilleur des cas, en faisant abstraction des commandes qui s’accumulent depuis la nouvelle de la mort de Paul et du flottement généralisé qu’elle a entrainé. Donc mardi. Il y a fort à parier que, Paul étant mort hier mercredi, on tienne la réunion du personnel plus ou moins en même temps que les obsèques.

Que fazem?

NLK m’ordonne d’organiser la RP. Pas possible avant mardi. M’appelle pour m’engueuler. Tiens tes gens : c’est toi mon chef.

Antoine

NLK agit sur mon ordre. RP lundi matin OK. Fais le nécessaire.

Alessandro

Mailto :

[email protected]

From : [email protected]

Thursday May 7th, GMT 10:18

Object : Bien maitwesse

Alessandro vient de me donner la clé qui ouvre tous les possibles : on peut organiser la réunion du personnel lundi à la prise de travail. Je m’y mets sur le champ.

Mailto : [email protected] ;

[email protected]

From : [email protected]

Thursday May 7th, GMT 8:13

Object : interrogatoire de police

Alessandro, Nathalie,

Pour votre information et actions éventuelles à venir, j’ai été interrogée par la police dans le cadre du décès de Paul. J’ignore si je suis la seule dans l’entreprise, mais le commandant qui m’a appelée a prétendu que j’étais « la première sur la liste ». Quelle liste? Lui avez-vous fourni nos noms et si oui dans un ordre précis, et pourquoi? Quoi qu’il en soit je pense que tout le monde risque de ne pas réagir aussi bien que moi à cette surprise d’un genre un peu spécial. Se faire interroger par les forces de l’ordre a toujours un côté désagréable et culpabilisant...

Je pense qu’il est urgent que nous nous fendions d’une communication à l’ensemble du personnel. Par mail dans un premier temps pour ne pas laisser s’installer les rumeurs et angoisses?

Cordialement,

Zélie.

Mailto : [email protected]

From : [email protected]

Thursday May 7th, GMT 10:27

Object : TR : interrogatoire de police

Antoine,

En référence à nos échanges de ce jour je te fais parvenir ce message de Zélie, qui souligne s’il en était besoin la nécessité d’organiser la réunion du personnel dès lundi matin. Dans cette perspective, merci de préparer pour Alessandro un pitch d’invitation explicitant le contexte : un décès soudain à la tête de l’entreprise, l’enquête de police qui s’ouvre et qui pourrait tous nous concerner, une réunion de tout le personnel. L’idée est d’informer sans affoler. Pas de pathos, pas de panique (je cite les mots d’Alessandro).

Nathalie.

V. Dans le bureau du PDG (2)

Ah, Nathalie. Chère Nathalie. Elle disparaît, sort de mon bureau, fessiers serrés dans son pantalon. Nathalie tu n’as plus vingt ans. Je ne sais pas ce que je vais faire de toi, qui te dis prête à tout pour cette entreprise, qui te tords les bras, et qui attends ta becquée de reconnaissance. Rien que d’y penser ça me fatigue.

Enfin pour dire le vrai, Alessandro ignore ce qu’il va faire de chacun d’eux. Paul savait s’y prendre. Ils lui mangeaient dans la main. Ils en avaient peur, mais s’approcher de lui assez près pour recevoir une caresse ou un coup de poing était considéré comme une sorte de Graal. Il y a des hommes qui parviennent à faire croire qu’ils sont grands dans leur petit écrin. Paul était de ceux-là. Un vrai comédien, avec le sens des situations et de la mise en scène. Même celle de la banalité, celle de tous les jours. Sa façon de tenir un stylo, de prendre des notes. Tête penchée sur le papier, inclinée pour prendre la meilleure lumière et que la crispation de ses lèvres frappe la rétine. « Ce que tu me dis est tellement intéressant, que tu vois, je l’écris ». Le jour où il est arrivé en Comité de Direction avec quatre heures de retard, on savait bien qu’il sortait d’une gueule de bois après une de ses saouleries du dimanche soir, mais peu importe, quand il a poussé la porte en faisant : « Oh, ils sont tous là », tout le monde a souri.

Va-t-il falloir qu’Alessandro devienne comme lui? Quelle sorte d’exercice prépare à ça? Déjà, il est assis à son bureau. Les étagères de bois brun fermées pour préserver le secret des rares dossiers (les vrais sont entassés pêle-mêle dans les placards d’Antoine) et les reliures des vénérables ouvrages qu’il n’ouvrira pas. Les bibelots : un sablier moderne, décalé, bancal, aux gros grains dorés qui luisent sous la lampe de bibliothèque. Une copie du buste de Sénèque. Pourquoi Sénèque? Parce qu’il était stoïcien? Précepteur de Néron? Il le considère, son visage d’albâtre lippu et barbu, et dans ses orbites vides la douleur du maître poussé au suicide par son propre élève. Est-ce à force de l’avoir sous le nez que Paul a conçu ses pensées morbides? Alessandro tourne Sénèque de côté. Sa nuque aux muscles saillants lui fait de l’œil. On dirait celle de son grand-père – un homme fort comme un arbre, qu’il a connu enfant, encore immense et déjà détruit par la vieillesse – à moitié déraciné – après une vie passée à trimer sur les chantiers. Gianpietro Baldice. Citoyen italien mais exclusivement germanophone jusqu’au jour où il a franchi les Alpes pour démarrer en France une nouvelle histoire familiale ; il avait grandi dans le Haut-Adige, à garder les vaches au lieu d’aller à l’école – et laquelle, d’ailleurs, toutes les classes étaient en italien? Le père d’Alessandro – Raphaël Baldice, la deuxième génération avait eu droit à des prénoms français – répétait souvent qu’il serait fier de voir que son petit-fils était devenu directeur d’entreprise. Alessandro essayait alors de retrouver en pensée l’accent rocailleux du grand-père : « Prafo mon betit, tu t’es pien tébrouillé », mais ça sonnait faux. Les rares propos de Gianpietro n’avaient jamais servi à flatter, au contraire, il aurait plutôt dénoncé, de vive voix ou dans le bleu de ses yeux, les nombreux manquements de son petit-fils.

VI. Dans la peau d’Irène (Inès?)

Maintenant on va s’en apercevoir. Qu’ils sont tous fous. Irène n’a pas peur de le penser. Elle le formule dans le secret de son esprit en termes sonnants et trébuchants. C’était sa grand-mère qui parlait des morts qui vous tirent par les chevilles et vous font glisser du sommeil à la tombe. Elle le racontait le soir à la marmaille qui grouillait chez elle, ses nombreux petits-enfants et tous les déculottés du coin, et plus ses yeux s’arrondissaient de terreur plus près ils se serraient les uns contre les autres en mélangeant leurs poux et leurs mauvaises odeurs. Cette génération-là, c’est vrai, a fini par s’éteindre. Comme quoi les prédictions se réalisent. Elle a été remplacée par des femmes modernes, qui gagnent leur argent, quittent leurs maris et choisissent leurs superstitions. Paul Chesnais, qu’il aille rôtir en enfer, ne reviendra pas la hanter.

Le vieux s’est fichu en l’air. C’est triste au fond. Il finissait par faire peine à voir, à tourner en rond dans les bureaux, les zygomatiques bloquées en demi-sourire. On le saluait de moins en moins et avec de moins en moins de révérence. Les nouveaux commençaient à ne plus très bien savoir qui il était. Et il devenait méchant. Certains parleraient d’aigreur, c’est le mot de la langue française qui décrit le mieux ce type de déchéance. Mais en fait il était juste de plus en plus odieux. L’autre jour il avait tiré l’oreille d’Inès, comme à une gosse mal élevée, parce qu’elle lui proposait du café alors que chacun sait – chacun savait, autrefois – que Paul Chesnais ne boit que du thé.

Inès, justement, où est-elle passée?

- Je m’occupe de toi d’un bout du jour à l’autre et tu bailles aux corneilles?

- Je baillais pas. Je parlais avec Nathalie.

La petite se tait. Irène n’a pas eu besoin de prononcer une parole pour qu’Inès sache qui est l’ennemie : celle qui voit quand on fait semblant de travailler, quand on s’approprie les idées des autres, qu’on est mielleuse simplement pour avoir la paix. Pas comme ce fumiste d’Alessandro Baldice, dont la voix porte jusqu’ici à travers la porte fermée, et qui s’exprime toujours à coups de deux ou trois mots vides de sens, comme dans les bandes dessinées : « Ouais. Bien sûr. Non mais c’est sûr. Enorme. Ouais. OK. Ouais. Super. On en parle, ouais. C’est dingue. Bien sûr. ». Cette voix snob et braillarde, faite pour clouer les becs à quinze lieues à la ronde et que ni l’une ni l’autre ne supporte plus. Inès soupire, lève les yeux au ciel, pointe le pouce vers le bureau du chef, remet son casque et se plonge dans le tableur du budget.

Irène lui tapote l’épaule :

- Tu crois pas qu’on a plus urgent?

Inès éteint sa musique, soulève un écouteur et la regarde de ses grands yeux où brille un peu d’or :

- Plus urgent que le budget? C’est toi qui m’as dit…

- C’est pas avec Excel qu’on va organiser la réunion du personnel. Tu te rappelles que le chef est venu me voir tout à l’heure à ce sujet?

- Il a dit qu’il fallait voir avec Antoine.

La bouche d’Irène ébauche quelque chose comme un frémissement. Son corps sec et nerveux, dont l’âge fait saillir les muscles et parchemine la peau, paraît se détendre et retrouver, à la lumière des fenêtres, une certaine grâce quand elle croise les jambes. Inès a prononcé le nom magique : Irène adore Antoine. Elle qui ne pardonne pas une mèche sortie d’un chignon lui passe toutes les excentricités, et serait même capable de travailler pour de vrai si ça pouvait lui rendre service. Et Inès aime beaucoup Antoine aussi, parce qu'il est son unique, et intarissable, source de complicité avec sa tutrice. Et que dans cette entreprise tout a été fait pour qu’Irène soit placée entre elle et le reste du monde et qu’elle, qui a tout à apprendre, n’ait accès à rien tant que la vieille ne l’a pas décidé.

- On pourra peut-être proposer un concours de billes à la place?

Elles éclatent de rire toutes les deux. L’autre jour une jeune femme du marketing est venue avec son gosse désœuvré et Antoine a passé l’après-midi à jouer aux billes avec lui. Irène a pris tous ses appels, ça va sans dire, et a si bien donné le change qu’aucune des véritables réunions auxquelles Antoine a assisté n’a jamais été traitée de manière aussi professionnelle. Irène et Paul Chesnais partageaient un amour pour Antoine qu’ils étaient seuls à ressentir à ce point, bien que ce dernier soit, tout le monde en convient, la gentillesse et l’obligeance mêmes. Tout le contraire de ses vieilles bonnes fées, qui se sont penchées sur son berceau pour des raisons très différentes. Paul l’avait recruté, juste avant de passer la main, dans une tentative de diluer l’ambiance de fin de règne qui plombait déjà l’entreprise. Paul avait un sacré tempérament, il était capable de colère et de miséricorde, mais au-delà de sa propre personne il aimait se servir des actions, et pas seulement, aussi de l’esprit de ses collaborateurs. Quand il voulait réconforter il recrutait un Antoine, quand il voulait s’assurer de la durée de sa tyrannie il promouvait Alessandro, et tout ce qu’ils allaient faire de bien, pour les siècles des siècles, trouverait ainsi son origine dans son génie des ressources humaines.

Inès devrait peut-être arrêter de parler d’Antoine à Irène. Un jour la ficelle paraîtra vraiment trop grosse. Mais ça marche si bien. Les joues d’Irène rosissent de façon si prévisible.

Tout de même il faut qu’elle fasse gaffe. Tout à l’heure Baldice est sorti comme un diable de son bureau pour poser un dossier – un dossier! – devant le nez d’Irène et lui demander de se mettre au boulot, ce qui n’était pas arrivé de mémoire de patron vivant. Et comme il s’est mis à la harceler depuis des jours au sujet d’une lettre qu’il attend, la pressant de questions auxquelles elle n’a jamais réponse puisqu’en réalité c’est Antoine qui gère le courrier, tout le monde sent bien qu’Irène est en train de perdre les pédales. Inès sait qu’il faut se méfier des gens qu’on pousse à bout : ils peuvent mordre comme les animaux blessés. Elle voit les pupilles d’Irène aller et venir, disparaître sous les clignements des paupières, fuir vers la droite. Elle l’entend se vanter que le chef est passé la voir, qu’il veut des résultats. Où est passé son flegme de reine?

- T’as qu’à t’en occuper. Appelle Antoine. Moi je dois nettoyer la messagerie d’Alessandro. Il reçoit trop de sollicitations, trop de pubs.

Ouah, se dit Inès. C’est encore plus dingue. Elle la dévisage en fronçant les sourcils.

- Quel est ce joli air étonné?

Leurs deux têtes se tournent : la voix claire et joyeuse d’Antoine l’a précédé.

- Y a rien à s’étonner, répond la vieille dont le regard chavire, mais si furtivement (il faut rendre cette justice à Irène qu’elle sait faire semblant de taire aux hommes ce que son corps leur hurle). Y a rien à s’étonner, je nettoie la messagerie d’Alessandro au peigne fin, je trie les bons mails et les mauvais, et toi surveille les lettres perso. Il attend des nouvelles.

- Ah oui, c’est vrai, la crise du courrier, maintenant, soupire Antoine en se laissant tomber sur la petite chaise verte.

VII. Au restaurant

Zélie n’aime pas attendre. Qu’on se comprenne bien : il ne s’agit pas d’impatience mal contenue. Elle ne sait pas attendre. Rêvasser, perdre du temps, elle en est capable. C’était même sa spécialité en classe. « Mademoiselle Boyer sourit aux anges », disait la prof de latin et ses camarades éclataient de rire. Un rire aigu, exempt de toute bienveillance, ils ne l’aimaient ni ne la méprisaient, ça dépendait des devoirs à copier, des mésalliances fortuites. Ils riaient et elle s’en moquait, car sa rêverie la construisait, elle lui appartenait, la faisait grandir.

Mais s’occuper avec ses pensées sur commande, au sortir d’une matinée éprouvante, dans un contexte où on attend d’elle qu’elle joue son rôle, qu’elle soit tout à fait sortie de l’adolescence, pas possible. Même pour donner le change à Anaïs qui s’est pourtant libérée pour elle, ni à Barbara qui a déjà posé son pichet de rosé glacé sur la table. Zélie reste assise, dans l’attente de la suite, chaque cellule de son corps aux aguets. Passons au chapitre suivant, enfonçons-nous dans le réconfort de la confidence. Elle allume son téléphone et tripote les applications.

Barbara arrive avec les menus.

– Comment tu vas Zélie aujourd’hui? Tu attends quelqu’un?

Zélie opine.

– Oui. Je pense que mon assistante a dû réserver pour deux.

– Ah oui sûrement. De toute façon tu sais que quand je te vois arriver, je te donne toujours la même table.

– Je sais.