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« Quand on a tout perdu, quand on n'a plus d'espoir, la vie est un opprobre et la mort un devoir. » À tout juste dix-huit ans, Louise est sur le point de commettre l'irréparable, cette citation de Voltaire résonnant avec gravité dans son esprit tourmenté. Brisée par un passé qu'elle peine à surmonter, assoiffée d'un amour qui lui semble inaccessible, elle se croit coupable des drames qui ont ravagé son existence. À l’âge de neuf ans, elle a été victime d'un viol, un événement dévastateur qui a réduit en miettes la sérénité de sa vie et celle de sa famille. Alors qu'elle s'apprête à basculer dans l'abîme, le destin s'en mêle. Louise ne mourra pas. Sa rencontre avec Marie, une femme résolue à l'accompagner, deviendra le point de départ d'un long et difficile apprentissage pour réapprendre l'existence. Entre douleur, résilience et espoir, Louise parviendra-t-elle à se libérer de son passé et à trouver la force de se reconstruire ?
À PROPOS DE L'AUTRICE
Diplômée d’une école de cinéma en mise en scène et scénario,
Claire Castelar débute sa carrière dans l’audiovisuel tout en poursuivant sa passion première : l’écriture. De Nice à Paris, en passant par Toulouse, elle explore un large éventail de métiers – assistante de comédienne, assistante de production, lectrice de scénarios, vidéaste, correctrice – et s’implique activement dans des projets artistiques associatifs. Aujourd’hui journaliste en Savoie, elle nourrit de nouvelles ambitions : développer des portraits documentaires en vidéo et donner vie à son deuxième roman.
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Seitenzahl: 274
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Claire Castelar
Tant qu’il y a la vie
Roman
© Lys Bleu Éditions – Claire Castelar
ISBN : 979-10-422-6161-0
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À tous ceux qui un jour ont pardonné.
Quand on a tout perdu, quand on n’a plus d’espoir, la vie est un opprobre et la mort un devoir.
Cette phrase résonnait sans cesse dans ma tête. Elle se cognait brutalement contre les parois de mon âme, envahissait mon esprit avec rage et obsession. Je venais d’avoir dix-huit ans et je voulais mourir. Ou du moins, je ne voulais plus vivre.
Assise sur le grand tapis noir au milieu de ma chambre, sombre pièce aux senteurs de solitude et de désespoir, je tenais, posé sur mes genoux endoloris par des coups de phalanges quotidiens, l’album photos de mon enfance, les yeux plongés dans ce recueil de début de vie heureux. Je tournais une à une les pages déjà trop jaunies, ne tardant pas à émettre du fond de ma gorge serrée des gémissements saccadés et suffocants de larmes. J’agonisais de regrets, ceux d’un temps échappé, d’une époque que j’aurais voulu ne jamais oublier, d’une insouciance que je n’aurais jamais voulu quitter. Je pleurais mon enfance, ce paysage d’amour, cet horizon de tendresse et de rires, ce ciel ensoleillé qui s’assombrit subitement l’année de mes neuf ans.
Un orage destructeur était alors entré dans ma vie.
Neuf années venaient de s’écouler, et je n’avais jamais retrouvé la joie de vivre, le bonheur d’aimer, le bonheur tout court. Un homme m’avait violée, salie, tachée à coup de sang d’encre sur mon sang froid, il m’avait pénétrée, s’était introduit par effraction dans les profondeurs de mon être, avait torturé mon petit corps d’enfant, cassé mon intérieur, vandalisé mon cœur.
Je revécus soudainement ce moment de terreur et les conséquences qu’il avait eues sur ma vie, sur celle de mon père qui en voulant punir le monstre finirait lui-même ses jours en prison.
Je devais disparaître au plus vite.
Je me rendis dans la salle de bain, m’emparai d’une trousse de toilette aussi rouge que ma colère et l’ouvris d’un geste décidé. À l’intérieur, des dizaines de boîtes de médicaments, de tailles et de formes différentes, semblaient prêtes à m’aider pour le grand voyage vers l’ultime guérison. Je les fixai longuement, perdue dans mes pensées brouillées d’incertitude qui se transformèrent peu à peu en un bouquet piquant de certitudes. C’était le moment de partir. Mon cœur se mit à battre de plus en plus fort, tremblant d’impatience de s’envoler dans le néant et surtout l’oubli. Il était temps de dire adieu à l’existence. Je me tournai vers le miroir, confrontant une dernière fois mon regard à la réalité de son être dépourvu d’envie de continuer. Mes yeux fixaient le reflet déformé de ce moi gâché, déstabilisés par un face-à-face qui deviendrait bientôt mortel. Je leur autorisai un court répit en les laissant se fermer, puis les rouvris subitement en dirigeant mes mains vers la bouteille que j’avais remplie d’eau jusqu’au débordement. Je déchirai une à une les boîtes de médicaments qui glissèrent dans ma main moite et humide puis m’empressai d’engloutir plusieurs gorgées de cachets euphorisantes, telle une boulimique dévorant sa nourriture avec une effrayante voracité. Essoufflée par la rapidité de ces gestes incontrôlés, je repris le chemin de ma chambre, dans une course effrénée de murmures spasmodiques. Ballottée entre suffocations et gémissements, dans un duel impitoyable, j’expulsai compulsivement d’innombrables « pardonnez-moi » sur des notes de chant funèbre, et m’écroulai, inerte, sur le lit encore imprégné des odeurs de mon enfance.
J’ouvris les yeux.
Une lumière blanche apparut, inondant la chambre dans laquelle mon voyage avait déjà pris fin. Pourtant très affaiblie, je compris aussitôt. J’avais échoué, j’avais raté mon envol, j’étais vivante. Je tournai lentement la tête et ressentis une douleur terrible à l’intérieur de mon crâne. J’avais mal, mais peut-être était-ce seulement parce que je vivais encore.
Un homme en blouse blanche parlait à voix basse, tourné vers ma mère. Les yeux rivés sur mon corps qui s’éveillait peu à peu, elle interrompit le médecin et s’approcha demoi.
— Louise… murmura-t-elle d’une voix douce et fragile dont j’avais depuis longtemps oublié l’émouvante mélodie.
Elle me sourit, mais seule une lueur de tristesse se dégageait de ses yeux. J’attendis qu’elle me prenne la main ou m’embrasse. Elle resta inerte, les bras ballants de maladresse.
L’homme s’approcha à son tour.
— Bonjour, Louise. Je suis le médecin responsable du service des jeunes qui, comme toi, ont tenté de mettre fin à leurs jours… Nous allons te garder une nuit en observation, puis si tout va bien, demain tu seras libre de rentrer chez toi. Mais je souhaiterais que l’on parle tous les deux, seul àseul.
Je bouillis de lassitude à l’intérieur de mon corps affaibli. Je ne voulais pas parler, et encore moins me confier à un inconnu qui m’oublierait aussi vite qu’il m’avait connue et qui ne me comprendrait en rien, parce qu’il n’était pas moi et parce qu’il aimait vivre lui, c’était, à n’en douter, un passionné de l’existence. Cela se lisait sur son visage qu’il ne partageait pas le même sentiment que moi envers le monde, envers la vie et surtout envers la mort. Je lui aurais sauté au cou et arraché les yeux pour qu’il ne me regarde plus, ce soi-disant prophète des guérisseurs d’âme. Mais j’étais épuisée, sans force, alors je restai muette et immobile, tentant en vain d’esquisser un sourire à ma mère. Même si mon moteur existentiel était alimenté par une haine vrombissante envers elle, avoir soudainement conscience de sa souffrance face à la mienne me fit encore plus mal que mon mal de vivre. On dit qu’une mère ressent instinctivement la détresse de son enfant, eh bien, je pense qu’un enfant ressent tout autant instinctivement la détresse de sa mère. Dès qu’elle comprit qu’on avait violé son enfant,son regardjusqu’alorslumineux s’était brusquement tamisé et avait même fini par s’éteindre. Trois jours plus tard, lorsqu’il apprit ce qui s’était passé, mon père, perdant tout contrôle de la réalité et toute notion d’humanité, mit fin à deux vies, sans compter les nôtres. Son départ en prison fut le déclencheur de nos emprisonnements respectifs. Ma mère s’enferma dans une bulle increvable. L’idée que j’avais besoin d’elle, de ses bras et de ses mots panseurs de maux lui avait échappé en même temps que mon père. Je dus apprendre à essayer de guérir toute seule, avec l’aide occasionnelle de mademoiselle Chopin, une pédopsychiatre à la voix si douce qu’elle m’intimidait plus qu’elle ne m’apaisait.
Petite fille vive et vivante, je m’étais soudainement emmitouflée dans une passivité et un mutisme qui jusqu’alors m’avaient toujours été étrangers. Tout se passait désormais à l’intérieur de mon être. Le monde extérieur n’ayant plus de sens, je créai mon propre monde, mes propres règles, mon propre univers sans adultes. Je n’aimais plus les adultes, ils étaient devenus pour moi sources d’insécurité et de danger. Je m’inventai deux amis à qui je pouvais me confier. Et ces confidents vivant dans l’abri de mon âme devinrent terrestres et palpables grâce à deux poupées de chiffon que mes parents m’avaient offertes lors d’un de mes premiers Noëls et à qui je n’avais jamais donné de prénom. Ces deux poupées représentaient un petit garçon aux cheveux roux et une petite fille à la chevelure blond doré que je baptisai Antonin et Capucine. Ces frère et sœur avaient été abandonnés par leurs parents pour des raisons que j’ignorais, et j’avais été choisie pour les adopter. Antonin était vêtu d’une salopette verte aux motifs écossais et d’une chemisette en coton, rayée blanche et bleu ciel, Capucine, elle, portait une jupette aux mêmes motifs que la salopette de son frère, assortie d’un tricot de peau couleur crème en laine côtelée. Ils me souriaient toujours, sans trêve. Le soir, dans mon lit, je les berçais, les câlinais, et chacun de leurs sourires gagnait alors en éclat. Les voir heureux, apaisés, m’apaisait moi-même et me rendait une infime part de bien-être. J’aurais tellement aimé qu’ils soient de vrais êtres humains et qu’ils accompagnent chaque pas que j’étais contrainte de faire dans l’existence.
Refermer une blessure d’enfance est parfois plus douloureux que la lente cicatrisation d’une plaie béante. J’avais neuf ans, je n’étais encore qu’une enfant et n’étais déjà plus sûre de réussir à aimer à nouveau. J’aimais mes parents, Capucine et Antonin. C’était tout. Jene voulais plus d’autres amours, je ne voulais plus m’attacher, je voulais rester déliée et protégée. Protégée des autres et du risque d’être à nouveauabandonnée.
J’avais commencé ma vie dans l’insouciance, je finirais de grandir dans l’insécurité et la peur constante. J’aurais pu être heureuse, j’aurais seulement pu car l’histoire du bonheur s’arrêtait là. Je vécus du jour au lendemain sans mon père, aux côtés d’une mère effacée et dépressive, emprisonnée dans une culpabilité obsédante, celle de ne pas avoir su protéger sa fille, ajoutée à celle, telle une multiplication sans division possible, d’être tombée amoureuse d’un homme capable de tuer, et pire encore, d’assassiner deux enfances. Sans s’en rendre compte, elle s’était éloignée de moi, dans une fuite de la réalité que lui rappelait mon corps, et s’était peu à peu murée dans un silence beaucoup trop bruyant pour la petite fille quej’étais.
Dès le lendemain après-midi, j’eus l’autorisation de me lever de ce fichu lit d’hôpital, et j’allais bientôt avoir celle de sortir, à condition cependant que j’accepte d’être suivie par un psychiatre. Bercée par les derniers rêves qu’il me restait, rêves de liberté, liberté de vie ou plutôt liberté de fin de vie, peu importait ce qu’on voulait m’imposer, tant que j’avais la liberté de choisir. Il fallait que je joue le jeu, qu’on me croie motivée à guérir sans que personne se doute que j’allais repasser à l’acte et que cette fois-ci, je ne me louperais pas. J’acceptai donc ce pacte que me proposait de façon imposantele « prophète » et « guérisseur d’âmes blessées entre la vie et la mort ».
Toutes les deux unies par un sentiment d’échec, l’une perdue dans la peur de la mort, l’autre égarée dans sa peur de la vie, ma mère et moi rentrâmes à la maison, séparées par le gouffre invisible de nos solitudes respectives. Elle n’osait pas s’approcher de moi, je ne voulais pas me rapprocher d’elle. La communication était bel et bien rompue, le lien filial cassé et corrompu. Nous étions deux êtres en errance sur deux chemins distincts bordant un même fossé de chagrin.
Mais soudainement possédée par la volonté d’essayer de m’aider avant que je ne lui échappe une énième fois, et peut-être même pour toujours, ma mère abandonna son silence et vint s’asseoir sur mon lit où j’avais trouvé refuge aussitôt le pas de la porte franchi. Allongée et recroquevillée sur ce moi-même déchiqueté, mon corps faussement recousu à l’intérieur était statique pendant que mes pensées décousues vagabondaient vers des milliers d’ailleurs. Elle s’assit tout près de moi, tentant maladroitement d’arborer une posture et un regard bienveillants. Des sanglots de désespoir se déversèrent sur mes joues creusées par le manque viscéral de caresses maternelles. Mes blessures habitaient mon corps et mon âme dans toute leur profondeur, elle le savait et ne savait que dire.
— Louise,parle-moi.
Le regard balayant mon corps poussiéreux de mal-être, je devinai sa réelle souffrance face à la mienne contre laquelle elle ne savait lutter.
— Je n’ai rien à dire,m’excusai-je dans un murmure d’épuisement.
— Je vais tout faire pour rattraper le temps perdu, je te le promets.
Rattraper le temps perdu. S’il y avait bien une phrase maladroite et irréaliste, car irréalisable, c’était celle-ci. Ma mère sortait enfin de son mutisme pour m’annoncer qu’elle allait tenter d’agir dans l’impossible. Car malgré l’expression bien connue qui cherchera toujours à me contredire, il est évident que tout n’est pas possible. On ne rattrape pas ce qui n’est plus. On compense, on fait avec ou sans, on fait le choix de se souvenir ou d’oublier, plein de perspectives, de postures s’offrent à nos existences mal abreuvées mais on ne garnira jamais ce qui n’est plus, on ne peut intervenir que dans ce qui est et sera. Il n’est pas trop tard pour interagir avec nos lendemains, remplir nos quotidiens pour éviter les vides à venir, mais le temps déjà perdu ne sera jamais retrouvé.
Mes larmes s’entremêlèrent à des gestes et des tremblements incontrôlés. Je sentis la folie s’emparer de mon être, j’étais en pleine démence existentielle. Toutes les images de ma vie défilèrent et se figèrent sadiquement sur les deux cauchemars qui m’avaient brisée jusqu’à déchirer mes tripes. Je suffoquai, la bile jaillissant contre mon gré était retenue par ma langue crispée, tout en moi n’était qu’amertume, acidité, corrosion. J’aurais voulu me dissoudre.
Après avoir épuisé toutes mes réserves d’énergie pas vraiment renouvelable, je fermai les yeux, laissant se relâcher une à une les contractions qui avaient forcé ma force à se crisper.
Un frisson me traversa. La main de ma mère semblait caresser timidement mon bras dans un effleurement de peau que je perçus comme un ballet de tendresse. Je gardai les yeux fermés pour ne pas interrompre ce moment de grâce qui n’était peut-être que rêve, et m’endormis peu à peu, bercée par un enchaînement harmonieux de notes inconnues, le cœur valsant au passé, le corps au présent, l’âme au futur.
Ses doigts effleurèrent une dernière fois mon bras tiédi par leur étonnante douceur, puis elle se leva et descendit d’un pas rapide mais discret dans le salon avant de s’effondrer sur le canapé, abandonnant ses résistances, rendant leur liberté aux sanglots qu’elle s’était efforcée de garder prisonniers dans son secret intérieur, depuis le matin même, lorsque sa fille, qu’elle avait retrouvée la veille inanimée sur son lit de détresse, s’était réveillée sur un lit d’hôpital, le teint de peau habillé de la même blancheur que les draps qui la recouvraient.
Le lendemain, à la tombée du jour proche de la chute des miens, je m’apprêtais à me rendre au premier rendez-vous convenu avec le psychiatre de l’hôpital. Le front appuyé contre la vitre aussi glacée que les parois de mes pensées, je fixai l’horizon sans perspective que m’offrait la fenêtre de ma chambre et continuai à pleurer intérieurement, ressentant le besoin écrasant de redevenir la petite fille pleine de vie que j’avais été durant presque neuf ans. Je voulais retrouver le sourire, insouciant, solidement ancré à mes lèvres avant ce jour où l’aigle noir était venu se poser sur mon bras puis entre mes cuisses apeurées.
Mon enfance heureuse était désormais enterrée dans le cimetière de mes souvenirs précieux, et elle ne ressusciterait jamais car j’en étais persuadée, les miracles n’existent pas.
Ma décision était prise. J’irais au rendez-vous comme prévu, m’assiérais face à cet homme pour lequel j’éprouvais déjà un sentiment de pitié parce qu’il croirait détenir tout contrôle face à l’adolescente naïve et fragile que je représentais alors qu’en réalité il ne serait maître de rien ou de si peu de choses. Je lui sourirais probablement, feignant de me confier à lui avec honnêteté, de répondre à ses questions tout en inventant des réponses adaptées à sa confiance en moi, je lui dirais que j’étais prête à toutes les volontés et tous les sacrifices pour parvenir à guérir de ce virus psychologique que l’on appelle le mal de vivre, et que tout cela serait possible en partie grâce sa bienveillance et son grand professionnalisme. Il ne se douterait pas un instant que mon projet était de simuler chacun de mes propos à travers un discours bien rodé sur ma fausse volonté de m’en sortir. Je jubilais mais mon rire intérieur se transforma rapidement en un sourire amer. J’aurais tant voulu prévenir ma mère de ma décision, prendre le risque de la reprendre dans mes bras, redécouvrir l’odeur protectrice de sa peau lorsqu’elle était maternelle et réapprendre à l’aimer une dernière fois. Pourtant, je ne ferais rien de tout cela, je ne voulais pas que son instinct de mère se réveille de son si long sommeil pour vouloir subitement me sauver et me faire interner. Je n’étais pas folle, j’avais perdu la raison mais seulement celle de vivre.
Le hall et les couloirs de l’hôpital sentaient la mort non désirée, une odeur déstabilisante qui me fit prendre conscience du sens contradictoire et interchangeable des notions de vie et de mort, dans leur unité comme dans leur ensemble. Certains voulaient vivre et pourtant mouraient, d’autres vivaient mais choisissaient de mourir. Certains mouraient à petit feu tout en brûlant d’envie de vivre, d’autres flambaient d’un désir de mort parce que leur vie semblait réduite en cendres.
La mort autant que la vie ne dépendaient pas toujours de la volonté des êtres. Chacun pouvait choisir ou rejeter l’une comme l’autre sans pour autant pouvoir agir en maître de l’une ni de l’autre.
En ce lieu mortifère, espace-temps où je me devais de survivre, la vie empestait la mort, je ne percevais aucun effluve de vie et pourtant c’était ici même qu’on m’avait fait la promesse de m’aider à m’accrocher à elle et à ne plus vouloir la quitter. Tout me parut soudain absurde. On envisageait de me redonner le goût de l’existence dans un lieu que je trouvais encore plus morbide que mon envie de mourir.
Le psychiatre, docteur Kermann, dont le strabisme divergeant l’empêchait de me regarder droit dans les yeux malgré toute la volonté qu’il semblait vouloir y mettre, s’évertua à gagner ma confiance dès l’instant où nous étions assis dans un premier face-à-face que je considérais plus justement comme un duel. Il commença par me demander comment j’allais, puis me posa ce que l’on appelle communément des questions de routine, concernant mon âge, ma situation familiale, mes études. Il enchaîna sans trêve avec des questions qui m’obligeaient à me recentrer sur moi dans une confrontation avec mes ressentis. Qu’aimais-je faire ou ne pas faire, quels étaient mes rapports avec les autres, est-ce que j’avais des peurs, des angoisses, qu’est-ce qui me rassurait ? Il finit par me poser la question tant redoutée : pourquoi avais-je voulu mourir ?
Rien dans son attitude ne laissait soupçonner une once d’indifférence ou de malveillance. Pourtant, je ne pouvais m’empêcher de le haïr car il était un frein à mes élans de course-poursuite avec la mort.
Je ne doutais pas du fait qu’il voulait sincèrement m’apporter son aide mais c’était bien là le problème, je ne voulais pas qu’une main détendue me tende la main, je n’avais en aucun cas besoin de cet homme pour découvrir le bonheur au bout d’un chemin qui n’existait pas. Je me forçais cependant à l’écouter parler, feignant de m’intéresser à ses propos et d’être captivée par le sens caché ou non de ses mots. Après avoir répondu à chacune de ses premières questions, sans trop de difficulté à manipuler les ficelles de mes émotions car j’évoquais la réalité de ma vie tout en exprimant sincèrement le tréfonds de mes pensées, il me fallait répondre à la toute dernière, en ne laissant échapper aucun signe de faiblesse ni de désinvolture qui lui permettraient de comprendre que j’allais retenter ma chance d’attenter à mes jours.
Je m’efforçai d’habiller mon comportement d’une aisance et d’une assurance suffisamment fiables pour masquer la fragilité et la détresse dont mon âme était vêtue. Je lui confiai ainsi sans tricherie les raisons de mon mal-être, le viol subi au crépuscule de mes huit ans, le sentiment de culpabilité ingérable d’avoir conduit mon père au crime puis en prison, d’avoir emmuré ma mère dans une carapace apathique, et le sentiment d’être un poids trop lourd à porter dans un monde bien trop léger dans sa façon de fonctionner. Puis d’un naturel aucunement suspect, j’avouai avoir conscience de la gravité et l’immaturité de mon geste et qu’il était hors de question que je renouvelle cet acte. Car l’existence était certes dure, injuste, mais elle avait malgré tout un sens, et il fallait forcément tomber au plus bas pour n’avoir d’autre choix et d’autre envie que de remonter au plus haut.Jem’exprimaisavectantdematuritéetdeluciditéque chacun de mes propos semblait criant de vérité.
Une couleur emplie d’optimisme ne tarda pas à égayer l’obscurité de l’œil déviant. Confiant, influencé par les paroles d’un être fragile dont l’unique force était de dissimuler ses faiblesses, le guérisseur d’âmes m’invita à accepter son écoute et son aide durant le temps nécessaire, afin de rendre intacte ma joie de vivre qui s’était égarée sur le chemin épineux d’une vie douloureuse, et sur lequel résonnait sans fin l’écho lointain d’un désespoir trop proche. Si j’acceptais de lui rendre ces visites régulières, il était convaincu qu’il pouvait me laisser sortir sans réel danger, avec cependant des risques de rechute mais qu’il pourrait déceler sans naïveté, tant il était persuadé de connaître mieux qu’elles-mêmes les âmes perdues dans le tourbillon de leur corps tremblotant. Près de trente années d’expérience, et tellement peu d’échecs.
Ayant compris son cheminement, avec plus de lucidité envers lui que lui envers moi, j’acceptai sans hésitation, laissant échapper de mes yeux ténébreux une lueur d’espoir et de quête de l’acceptation de soi. C’est ainsi que se conclut cette première rencontre, lui heureux de m’avoir mise en confiance, moi si heureuse d’avoir piégé la sienne.
Le soir même, sorte de rituel obsessionnel compulsif que j’exécutais quotidiennement, j’allai me ressourcer sur la plage, refuge où je pouvais librement respirer, sans asphyxie, et souffler jusqu’à l’asphyxie. Assise face à la mer, je contemplais le large et aperçus, au loin, mes souvenirs d’enfance. Je revis mes sourires, ceux de mon père, ceux de ma mère. Je revis notre sourire commun, celui par lequel nous étions liés dans une insouciance que je croyais indestructible. L’idée de détester la vie avant même d’être devenue une adulte me rongeait jusqu’à la moelle.
Je continuais à fixer le large qui me donnait l’impression de se rapprocher pour venir me chercher. Je ressentis l’envie de me lever, de courir et m’élancer vers lui pour plonger à sa rencontre. Replonger dans l’avant et oublier tout le reste.
Je me levai, longeai le bord de mer, les pieds alourdis par l’eau glacée, caressésparleclapotisdesvaguesetle sablemouillé. J’avançais, n’osant plus m’arrêter, pour ressentir le vivant encore un peu avant de lui faire enfin mes adieux. Je marchais lentement, d’un pas lourd et léger à la fois, laissant couler mes larmes de plus en plus chaudes dans un mélange de tristesse et de joie. La tristesse de ne pas me sentir en vie et la joie de ressentir la vie, à ce moment-là, à cet instant précis que je voulais immortaliser au fin fond de ma conscience qui le savait mortel.
Je retournai à la maison. Ma mère était assise dans la cuisine, le regard plongé dans un vide absolu. Elle fumait une cigarette, portant à ses lèvres un énième verre de vin rouge, au vu du peu de quantité restante à l’intérieur de la bouteille posée sur latable.
Elle leva les yeux vers moi, scrutant mon visage, mon corps tout entier comme pour se convaincre que j’étais bel et bien là, pas encore échappée de cette vie qu’elle n’aimait pas plus qu’elle ne semblait m’aimer.
Sans émotion ni attendrissement dans sa voix devenue depuis longtemps cassante, elle me demanda si ma balade avait été agréable. J’acquiesçai d’un mouvement de tête, m’emparant d’un verre dans le placard pour me servir le reste de vin, et m’installai à l’autre bout de la table. Les yeux rivés sur nos verres telles deux boules de cristal hypnotisantes, nous n’avions ni l’une ni l’autre la force de laisser nos regards se croiser.
Depuis l’emprisonnement de mon père, elle n’arrivait plus à communiquer avec moi. Elle avait perdu l’usage de la parole, comme ces gens qui subitement s’enferment dans un mutisme incompréhensible à la suite d’un gros choc psychologique. Me concernant c’était l’inverse : plutôt que de rester muette, je m’étais mise à hurler. Et son incapacité à réagir faisait naître dans mes tripes une rage de plus en plusdestructrice.
Me décidant enfin à la regarder, j’allumai une cigarette et recrachai ma première bouffée dans un souffle dysharmonieux de lassitude.
— T’as fait quoi pendant que j’étaissortie ?
— Rien.
— Et tu comptes faire quoi cesoir ?
— Rien.
Rien. Ce mot comme un écho de ce que notre relation était devenue. Rien. Rien à dire. Rien à faire. Rien à espérer. Rien à comprendre. Rien. Absolument rien. Ne voyant aucune issue positive à cette situation qui me tenait en otage depuis toutes ces années, j’étais plus que déterminée à m’échapper de cette vie sans vie.
— OK, bon, je vais monter dans ma chambre alors. Bonne soirée avec ton rien.
Je me levai dans un mouvement de colère abrupt qui renversa la chaise.
Arrivée en haut de l’escalier, j’entendis ma mère la ramasser et fondre en larmes.
« Va te faire foutre », lui lançai-je d’une voix dont je ne pus savoir si elle était arrivée jusqu’à elle.
Recroquevillée sur mon lit, désespérément seule, et parce que ma mère n’en était plus capable, je me pris dans mes propres bras. Capucine et Antonin ne quittaient jamais mon lit, mais je l’avais depuis longtemps compris : ils n’existaient qu’à travers moi, je ne pouvais donc pas exister à travers eux.
Après une longue et écrasante étreinte avec moi-même, j’aurais pu broyer chacun de mes membres tant j’eus besoin de serrer fort, je penchai ma tête sous le lit pour attraper le carton dans lequel étaient rangées la centaine de lettres que mon père m’avait écrites depuis notre séparation.
Les premières années, elles étaient minutieusement classées par ordre chronologique, mais au fur et à mesure du temps, à force d’en prendre une au hasard pour la relire, d’en attraper certaines compulsivement avant de les jeter en boule lorsque la colère prenait le dessus sur la peine, elles étaient désormais entremêlées dans le désordre de mes émotions.
Je renversai le carton après en avoir ôté le couvercle abîmé par le poids des années et du manque. Des dizaines de lettres se déversèrent sur mon lit, telle une cascade de papier froissé. Je me sentis un peu moins seule, car toutes ces feuilles étaient pleines de lui qui avait tout perdu à cause de moi.
Le héros invincible de mon enfance était subitement devenu un meurtrier. Il avait tué le violeur de sa fille, tel un père foudroyé par la naissance d’une folie haineuse, mais il avait aussi tué un enfant, tel un homme foudroyé par une folie qui ferait naître la haine de tous.
Il faisait désormais partie de ces gens qui, après avoir été perçus comme des êtres humains parmi tant d’autres, étaient du jour au lendemain considérés comme des monstres déshumanisés. Il avait, en un coup de fusil, basculé dans un sombre avenir, entraînant avec lui de nombreuses victimes, deux directes et plusieurs collatérales. Il avait commis l’irréparable, et condamné des innocents à l’inévitable tentative de réparation pour pouvoir survivre. Il me répétait qu’il était l’unique coupable de toute cette horreur, mais le plus grand coupable, bien avant lui, c’était ce putain de moi. Je me sentais plus responsable encore que mon agresseur. Si je n’avais pas existé, cet homme ne m’aurait jamais violée. Mon père ne l’aurait jamais tué. Tous seraient vivants, sans moi.
J’aurais voulu arracher mes tripes, me décharner à coups de morsures, j’aurais voulu déchiqueter mon vagin pour le rendre impénétrable, j’aurais voulu disparaître tant je me détestais et haïssais ce corps criminel.
Le plus gros travail avec ma psy, jusqu’à l’âge de l’émancipation, fut d’essayer d’apprendre à me débarrasser du sentiment de culpabilité obsessionnel qui rythmait chacune des respirations de mon existence. Elle faisait de son mieux pour m’aider à expulser toutes les idées fausses injustement ancrées dans ma tête. Je n’étais soi-disant pas responsable du viol que j’avais subi, ni du geste fou de mon père, et encore moins de la mort de l’enfant. J’avais voulu lui faire confiance en faisant mon possible pour intégrer cette vérité, celle à laquelle elle espérait me mener, mais je n’étais jamais parvenue à la délivrance qu’était censée m’apporter la déculpabilisation qui se figea à l’état de tentative.
Je fixai toutes ces lettres dont j’avais envie de déclamer le contenu devant des foules entières, pour que les gens se rendent compte de l’humanité qui habitait mon père, de l’amour incommensurable qu’il portait en lui et dont il voulait m’inonder. J’aurais voulu qu’ils entrent en lui pour comprendre sa douleur tordante de regrets et qu’ils lui pardonnent.
De temps à autre, je ressentais le besoin d’imaginer qu’elles auraient été nos trois vies unies dans la même vie si ce 21 juin 2000 n’avait jamais existé. Je n’aurais certainement pas été sous l’emprise de toutes ces pulsions morbides qui gâchaient chacune des secondes de chaque minute de chaque heure de chacun de mes jours. L’étincelle de vie et d’amour dans les yeux de ma mère ne se serait jamais éteinte. Mon père serait à nos côtés, fier de veiller sur nous et libre d’être libre.
Je piochai une lettre au hasard.
24 décembre 2003
Ma fille, une nouvelle soirée de Noël que je ne passe pas à tes côtés. J’espère que cette année encore, tu auras gardé l’envie de décorer le sapin. Même si illuminer la maison était notre activité favorite, toi et moi. Je me souviens de maman qui avait chaque fois la même délicatesse de nous laisser vivre cet émerveillement commun en se retirant jusqu’à ce que nous lui criions de revenir dans le salon les yeux fermés et qu’elle se joigne à notre enchantement.
J’aimerais tant que ce rituel soit perpétué même sans moi. Je voudrais que vous restiez unies, surtout, même si c’est sans le même émerveillement.
Comme chaque année, nous avons droit à un menu spécial « réveillon », un peu plus élaboré que d’habitude, ce qui n’est pas difficile. Après le repas, une chorale s’est proposée de venir chanter pour nous. Ce sont des bénévoles qui se libèrent de cette soirée pourtant si particulière pour nous offrir un moment de féerie, car paraît-il que nous y avons droit aussi. J’ai du mal à croire que je le mérite, mais je suis touché qu’une poignée de personnes en ce monde nous considèrent encore comme des êtres humains, quoi que nous ayons fait. J’en ai les larmes aux yeux, et pour une fois depuis bien longtemps ce ne sont pas des larmes de tristesse.
Je t’aime, de tout mon cœur, et je te souhaite de trouver la paix qu’il te manque et qui te manque.
Je n’avais pas relu cette lettre depuis le matin où je l’avais reçue, trois jours après ce réveillon que j’avais passé dans ma chambre, pendant que ma mère hurlait de douleur parce que j’avais poignardé son âme à coups de « passer cette soirée seule avec toi est bien pire que de devoir la passer sans papa ». J’avais douze ans, Noël n’était plus une fête depuis bien longtemps, et la cohabitation avec celle qui aurait dû réfléchir avant de me donner la vie était devenue insupportable. Je lui en voulais d’avoir raturé plusieurs traits sur l’existence de mon père, d’avoir effacé ses souvenirs de nous à la gomme indélébile. Elle n’acceptait pas que je parle de lui, elle voulait l’oublier avec la même intensité qu’était mon besoin de ne jamais l’oublier.
Je m’en voulus terriblement d’avoir cessé mes visites depuis toutes ces années, mais je me sentais incapable de retourner le voir. Je n’avais plus la force d’affronter la réalité de ce qu’était une prison, je craignais de croiser son regard imprégné de culpabilité, je refusais de concrétiser le fait qu’il soit enfermé, et mon inconscient voulait certainement ne plus se rappeler qu’il avait du sang d’enfant de la tête aux pieds. Je ne voulais pas de confrontation avec ses mains assassines. Le sentir physiquement était au-dessus de mes capacités, mais je respirais toujours avec tendresse et émotion ces lettres qu’il m’écrivait de ses mains protectrices, caressant chaque mot de toute son humanité et son amour.
J’eus envie d’en lire plein, de dévorer ces milliers de mots qu’il avait extraits de ses tripes. J’attrapai une lettre après l’autre. Certaines dataient de mon enfance, période durant laquelle j’allais lui rendre visite un mercredi par mois. Il s’agissait là de courriers qu’il m’envoyait pour mes anniversaires, pour me féliciter d’un bon bulletin scolaire et d’un passage en classe supérieure, ou pour me faire un simple câlin qui resterait à jamais gravé sur le papier coloré. D’autres dataient de mon début d’adolescence, elles étaient plus occasionnelles mais chacune d’elles aurait pu être une nouvelle philosophique.