Tel un battement d’ailes… - Jean Carmassi - E-Book

Tel un battement d’ailes… E-Book

Jean Carmassi

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Beschreibung

Charles Müntzers, professeur de philosophie, voit sa vie basculer lorsqu’il croise furtivement une femme qui ressemble étrangement à son amour de jeunesse. Obsédé par cette rencontre, il se lance dans une quête pour la retrouver, une quête qui le pousse à une profonde réflexion sur l’amour et l’avenir de la société. Dans un monde où la liberté de pensée est de plus en plus menacée, il se bat pour préserver les valeurs essentielles de l’humanité. Ce roman dystopique nous entraîne des années 1994 aux inquiétantes failles de 2051, dans un combat fascinant pour la liberté de conscience.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Jean Carmassi a mené une carrière épanouissante dans la mécanique de précision, tout en se consacrant à l’écriture en parallèle. Après avoir franchi le pas vers l’édition avec trois ouvrages, il se dédie désormais à l’écriture de récits futuristes, imprégnés de réflexions philosophiques sur l’existence. Dans ses œuvres, l’humanisme, l’amitié et l’amour occupent une place centrale, guidant ses explorations sur l’avenir de l’humanité.Jean Carmassi a mené une carrière épanouissante dans la mécanique de précision, tout en se consacrant à l’écriture en parallèle. Après avoir franchi le pas vers l’édition avec trois ouvrages, il se dédie désormais à l’écriture de récits futuristes, imprégnés de réflexions philosophiques sur l’existence. Dans ses œuvres, l’humanisme, l’amitié et l’amour occupent une place centrale, guidant ses explorations sur l’avenir de l’humanité.

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Seitenzahl: 596

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Ähnliche


Jean Carmassi

Tel un battement d’ailes…

Roman

© Lys Bleu Éditions – Jean Carmassi

ISBN : 979-10-422-7193-0

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À ma muse… à mes amis de Sète

Du même auteur

Le vieil homme et l’enfant de la forêt, sous le pseudonyme de Baptiste Barelti, Éditions Chapitre.com ;

Bienvenue à Leer, Tome 1, Genèse Utopia, L’Harmattan, Collection Les miroirs du réel ;

Bienvenue à Leer, Tome 2, Le revers du réel, L’Harmattan, Collection Les miroirs du réel.

Avertissement

Ce récit est une fiction qui s’inspire parfois de faits réels. La réalité et l’imaginaire n’ont pas de frontières étanches, et toute fiction résulte du traitement d’impressions ressenties et infléchies dans la trame narrative qui les fait revivre d’une autre façon. Toute situation tirée de ce roman ressemblant à un fait vécu par un tiers est, par conséquent, fortuite et n’engage en aucun cas la responsabilité de l’auteur.

Prologue

La vie n’a qu’un sens : une ligne qui va de la naissance à la mort, le reste n’est que broderie.

Andrée Maillet

Un éclair…

Un organisme ovoïde à la fois translucide et lumineux ondule avec grâce dans une cavité d’un rouge intense.

Des clameurs océaniques puissantes font frémir le petit être en formation. Un courant marin le charrie avec frénésie et l’entraîne parmi des figures pourpres tourbillonnantes qui se font et se défont tel un ballet hypnotique. Des cris aigus et des gémissements résonnent autour de lui jusqu’à faire vibrer sa chair naissante.

Et tandis qu’il ressent un désir ardent de vivre, une information alarmante s’incruste dans son cerveau en élaboration. La peur de quitter cette existence embryonnaire le hante. Naître ou ne pas être, tel est le dilemme redoutable qu’il ressent au cœur de ses atomes, cet instinct ancestral, il le partage avec tous les êtres vivants.

Cependant, il se laisse tranquillement bercer par le ressac, en sécurité dans le liquide coloré et calme de ce ventre maternel amical. Mais ceci est de courte durée, car l’espace se comprime soudain autour de lui. Une force irrésistible veut l’arracher à cet univers douillet. Il perçoit bientôt un passage étroit devant lui, comme une porte vers l’inconnu. Des forces de compression le saisissent. Des succions s’intensifient et l’aspirent inexorablement hors de cet endroit rassurant. Un tiraillement douloureux traverse son petit corps.

Une lumière blanche scintille au bout du tunnel. Il émerge bientôt dans un univers étranger où l’accueille un air glacial chargé d’odeurs inconnues. Des bruits assourdissants mêlés à des éclats de lumière aveuglants lui parviennent. Des silhouettes floues au visage masqué s’agitent autour de lui. Des machines émettent des bips réguliers sous une forme de mélodie chaotique. Des voix humaines pressées et inquiètes s’élèvent dans ce monde nouveau et troublant.

Soudain tout se déchire en lui. L’effroi l’effleure alors que la vie entre douloureusement dans son cœur. La naissance est souffrance, mais aussi éveil. Il expulse son premier cri dans un souffle – un hurlement primal : « Ouinnn ! » La magie opère.

Une promesse de vie et de liberté est inscrite dans ce cri.

Il respire.

Il EST.

Tel un battement d’ailes…

L’université

Et par le pouvoir d’un mot je suis né pour te connaître Liberté.

Paul Éluard

— La régression hypnotique s’est bien déroulée. Vous avez remonté le temps jusqu’à votre période prénatale et revécu l’instant de votre naissance. Nous sommes dans la nuit du 20 au 21 juillet 1969. Nous allons à présent abréagir sur les événements traumatisants et gommer les affects négatifs. Survolez votre enfance jusqu’à ce jour du 8 juin 1977. Vous avez maintenant huit ans. Vivez cet événement traumatique d’une façon détachée. Décrivez-moi ce qui se passe !
— Papa vient de mourir. Tout le monde pleure.
— Traduisez ce que vous ressentez.
— J’ai peur. J’ai mal au cœur. J’ai la tête vide. Je me sens comme au milieu d’une forêt inconnue et ne retrouve pas mon chemin. Je panique.
— Est-ce que votre maman est à côté de vous ?
— Je suis assis sur ses genoux. Elle sanglote et son corps est secoué de spasmes. La chambre où Papa est allongé est sombre. Tout le monde chuchote autour du corps. Ils parlent du crabe. C’est le nom qu’ils donnent à la maladie qui l’a tué.
— Restez calme. Éloignez-vous de cet instant pénible et projetez-vous un an plus tard. Que faites-vous ?
— Je parle à Papa.
— C’est impossible, il s’est passé un an depuis son départ.
— Puisque je vous dis que je lui parle ! Il répond dans ma tête. Il n’y a que moi qui l’entends.
— Je vois. Et de quoi lui parlez-vous ?
— Je lui pose des questions.
— Que lui demandez-vous ?
— Où se trouve-t-il ? Il me répond qu’il est partout. Qu’il est aussi dans mon cœur. Il me dit qu’il n’est plus vivant, mais que la vie continue. Je ne comprends pas bien ce qu’il veut me dire.
— Curieuse réponse, en effet ! Comment cela se passe-t-il à l’école ?
— Pas trop bien. Les copains se moquent de moi. Ils disent que je suis un rêveur.
— Quelle est votre réponse à cela ?
— Je leur dis qu’ils ont tort de s’arrêter à leur seule vision du monde. Je ne sais pas pourquoi je réponds ça. C’est Papa qui me souffle la réponse.
— À la même époque, vous avez fait une étrange rencontre. Racontez-moi !
— J’ai croisé un vieux monsieur qui m’a dit de passer au tamis de mon esprit les pensées qu’on aimerait m’imposer. Là aussi, je n’ai pas tout compris. Les grandes personnes sont compliquées !
— Avez-vous revu cet homme ?
— Une seule fois.
— Éloignez-vous de cette période et projetez-vous le 20 novembre 1989. Vous avez vingt ans. Qu’arrive-t-il ?
— Paul vient de se suicider.
— Qui est Paul ?
— Mon petit frère. Il venait d’avoir quinze ans.
— Pourquoi a-t-il fait ça ?
— Paul était secret. Il parlait peu.
— Qu’est-ce qui l’a poussé à cet acte désespéré ?
— Je ne sais pas. J’étais trop occupé par mes études. Et puis je passais beaucoup de temps avec Virginie. Paul a pris des cachets et de l’alcool, puis il s’est endormi. Les secours sont arrivés trop tard. Il ne s’est pas réveillé. C’est un drame que personne n’a su empêcher.
— Qui est Virginie ?
— C’est mon amie. Je suis amoureux d’elle.
— Et elle, est-elle amoureuse de vous ?
— Je crois que oui. Ses yeux scintillent quand elle me parle.
— Retenez ce sentiment agréable et servez-vous-en comme un bouclier contre tout ce qui vous semblera pénible. Nous sommes le 8 mars 1993. Que se passe-t-il, ce jour-là ? Restez calme !
— Maman est morte.
— Que lui est-il arrivé ?
— Une longue maladie. Comme mon père. Un cancer. Elle a beaucoup souffert. Je suis seul.
— Et Virginie ?
— Elle est retournée en Bretagne. Je broie du noir.
— Imaginez cette période douloureuse comme un passage vers un avenir meilleur. Projetez-vous l’année suivante, en 1994. Soyez apaisé. Faites-moi part de votre vie à partir de cette année-charnière. Je serai toujours présent à côté de vous pour vous soutenir si nécessaire. Quel est votre nom ?

***

Je m’appelle Charles Müntzers et nous sommes le 13 mars 1994. Je vis à Sète, une petite ville portuaire de l’Hérault. J’ai toujours aimé cette terre enclavée entre mer et étang. La ville doit son nom à la colline que les Sétois identifient à une montagne. Les anciens la nommaient Sigyn puis Session et Sibiu. Ces noms s’accordent avec le phonème pré-indo-européen set signifiant montagne. Sète ressemble à une île. C’est la Venise en Languedoc. Les Sétois parlent de la petite Venise. Seule une petite bande de sable clair cernée d’une route goudronnée et d’une voie ferrée la relie au continent via Agde. D’un côté, la Méditerranée, de l’autre l’étang de Thau. J’ai posé mon premier regard sur le monde à partir de cet emplacement géographique privilégié.

Il y a quatre ans, j’ai soutenu ma thèse, Paul Valéry, poète et penseur en son temps, reçue avec mention honorable à l’université Paul Valéry à Montpellier. N’ayant pas hérité du sens pratique de ma mère, je me sens un peu gauche malgré mon succès. Rien n’est plus crucial pour moi que de transmettre, c’est ce qui me sauve. J’aime l’enseignement et y voue mon existence. C’est aussi ce qui me pousse à écrire… Je suis entré en philosophie comme on entre dans les ordres. C’est mon sacerdoce depuis septembre 1991.

***

— Remontez le temps de trois ans et décrivez-moi votre entrée à l’université !

***

Un courrier administratif inattendu me convie à l’université Paul Valéry. Si cet entretien se conclut avec succès, ce moment sera sans doute un point de basculement essentiel pour moi. Je me trouve dans le train qui me propulse à grande vitesse vers le chef-lieu du département de l’Hérault, me laissant griser par le défilement du paysage. Le regard en abîme, j’essaie de réaliser le vide dans mon esprit, ce qui n’est pas aisé avec la tension qui s’empare de moi. Loin de trouver la paix du mental, je suis assailli par mes souvenirs de jeunesse. Albert Chafary, un instituteur qui avait repéré mon sens de l’abstraction, m’orienta vers la philosophie. Je lui dois une reconnaissance éternelle, même si je le prenais à l’époque pour un rustre. S’étant rendu compte de ma précocité intellectuelle et de mon ennui en classe, il convoqua ma mère pour la convaincre de me placer dans une école spécialisée. Vint plus tard l’enseignement supérieur à l’université Paul Valéry, où j’espérais un jour enseigner.

Comme le train entre en gare et que je ne porte jamais de montre-bracelet, je réclame l’heure à ma voisine de compartiment. « Il est sept heures trente », m’informe-t-elle d’une voix à l’accent méridional qui chante le soleil et la mer. Je lui souris par courtoisie. Le rendez-vous a été fixé à neuf heures. Il me reste une heure et demie pour m’y rendre. Le train s’immobilise. Galant par nature, je cède le pas à ma voisine et me faufile à sa suite dans l’allée du wagon. Les quais sont bondés, comme toujours.

Je dois jouer des coudes dans la foule pour sortir et sauter dans le bus qui dessert le quartier universitaire, route de Mende. La faculté apparaît derrière une enfilade d’immeubles. Revoir l’établissement fait battre mon cœur. Je tire parti du temps qui me reste pour errer à travers le campus où j’ai appris avec tant d’enthousiasme. Des souvenirs surgissent de ma vie d’étudiant et dilatent mes sentiments. Je me souviens de cette époque avec délectation : ma professeure de philosophie entretenant avec moi une grande complicité ; mon idylle avec Virginie Lecourt alors que nous préparions ensemble notre licence ; mon premier essai primé sur l’amour et la raison. Tout ce vécu me revient avec force et vigueur. Encore ému par ces réminiscences quand je me présente devant le DRH, un échange suit, décomplexé, lorsqu’il me pose de but en blanc cette question pour moi primordiale :

— Dans quel but voulez-vous enseigner la philosophie ?

Je le regarde dans les yeux et lui réponds du tac au tac :

— Objective vis-à-vis de la tradition, de la modernité et de tout préjugé, la philosophie permet de se former une conscience critique.
— Esprit critique, vous voulez dire, me corrige de DRH.
— Je préfère le mot conscience, qui interagit avec le monde.
— Hum ! Développez !
— Science d’avec, la conscience se définit selon deux modalités, voire trois. Une dichotomie s’établit entre la conscience représentative du monde et la conscience morale. La conscience morale oscille entre la responsabilité et la culpabilité. Il existe par conséquent une conscience théorique et une conscience pratique. La conscience est d’abord connaissance de soi, puis de l’autre. Elle débouche enfin sur la perception de l’univers. Une exigence morale résulte de ce cheminement spirituel.

Vêtu d’un jean sombre et d’une chemise colorée, le nez chaussé de lunettes rondes, des yeux gris perçants, le DRH arbore une mimique douteuse et me fixe longuement avant de m’interroger à nouveau :

— Comment être sûr de la fiabilité de cette exigence morale ?
— Selon Kant, Nietzsche et Heidegger, la conscience de soi est une représentation subjective. Ce qui conduit à remettre en doute le cogito.
— Hum ! Et pour dissiper ce doute ?
— Il nous reste la phénoménologie transcendantale de Husserl. Dans son étude sur l’intentionnalité, ce philosophe attribue à la conscience la propriété fondamentale d’être présence à soi et à l’autre.
— Comment la conscience se représente-t-elle le monde et en devient-elle critique ?
— La conscience ne fait pas que se représenter le monde ; elle ouvre une césure en lui et le transforme.
— Intéressant ! Précisez votre pensée.
— Depuis Husserl et les philosophes qui ont suivi, on attribue une polarisation duale à la conscience. Il est devenu probant depuis qu’elle modifie le sens de l’objet qu’elle atteint par sa visée.
— Si je saisis bien votre propos, la conscience transforme le monde, est-ce cela ?
— Permettez-moi d’illustrer cette idée. Lorsque j’observe un lever de soleil, mon attention se focalise sur cet événement et une émotion peut en naître. Pour que le lever de soleil se révèle à ma conscience, je dois le détacher du reste de l’univers. Le monde qui m’environne devient alors flou par rapport au lever de soleil qui, lui, devient l’objet actif de mon attention. Par cet acte cognitif, mon regard devient agissant, tandis que mes autres sensations s’estompent. Cet instant de transcendance peut m’ouvrir à la compréhension du rôle du soleil dans la régulation des saisons, de son influence sur la germination et de beaucoup d’autres aspects. Mais une telle prise de conscience implique toujours de l’émotion.

Le DRH redevient un moment silencieux. Et je crains d’avoir foiré mon entretien quand il me dit, sur un ton de scepticisme :

— Monsieur Müntzers, pour éblouissante que soit votre démonstration, allez-vous enseigner ceci à de jeunes étudiants ?
— Pas de cette manière, j’en conviens. Je suis parti du postulat que la philosophie permettait de se former une conscience critique. Vous m’avez repris en mettant l’accent sur l’esprit critique. Et je vous ai répondu que la conscience interagissait sur le monde phénoménal. Vous m’avez alors interrogé sur le rôle de la conscience dans sa représentation du monde et nous en sommes arrivés, naturellement, à la phénoménologie transcendantale de Husserl.
— Que vous outrepassiez un peu, il me semble. Que prévoyez-vous d’enseigner à nos étudiants, finalement ?
— On nous rebat sans cesse les oreilles sur le fait que la jeunesse manque d’esprit critique. Cependant, tout est fait pour l’abêtir. Dans une société mondialisée et interconnectée comme la nôtre, il est essentiel de développer un esprit critique solide, et cela nécessite une compréhension claire des enjeux religieux, politiques et économiques. C’est seulement en nous informant solidement et en vérifiant l’origine de l’information que nous pouvons naviguer de manière éclairée dans le monde complexe qui nous entoure. La philosophie nous permet non seulement de vivre libres, mais elle met aussi notre conscience à contribution pour concevoir la société dans laquelle nous voulons vivre. Pour vous répondre précisément, je veux leur enseigner ce qu’est la conscience et comment elle peut changer le monde.
— Voilà qui est plus clair et me rassure ! Connaissez-vous la raison pour laquelle j’ai fait appel à vous ?
— Pas vraiment…
— Une professeure ne tarit pas d’éloges sur vous.
— Jane Mascaris, je présume.
— Exactement ! Vous la remplacerez à la rentrée prochaine. Madame Mascaris part à la retraite. Vous pouvez la rejoindre à présent. Elle vous attend dans la salle des profs.

Voyant que mon plus grand rêve se réalise, je reste sans voix.

Je retrouve Jane Mascaris et l’émotion me fait battre le sang aux tempes. N’ayant pas vieilli d’une ride, la soixantaine radieuse, elle en paraît cinquante. Nous nous empoignons chaleureusement.

— Que t’avais-je prédit, Charles ?
— Qu’un jour, j’enseignerai à mon tour.
— Et ce jour est arrivé.
— Grâce à vous.
— Non, c’est grâce à toi. Tu as travaillé dur pour en arriver là.
— Celui qui cherche la vérité n’aspire pas au repos, mais le travail ne fait pas toujours tout. Il y a aussi la chance, le destin. Si vous ne m’aviez pas recommandé…
— Je reconnais là ton intégrité et ta modestie. Je sais ce qui te motive. L’esprit de Sophia t’habite.
— Là, vous me flattez !
— La fausse modestie, c’est l’orgueil qui revêt son costume de carnaval ! Dis-moi plutôt ce que tu deviens. As-tu gardé contact avec ton amie ?
— Virginie est remontée à Brest. Mais nous avons gardé un lien épistolaire.
— Vous alliez si bien ensemble !
— Sa présence me manque.

Attendrie, l’enseignante pose ses deux mains sur mes épaules et plonge son regard compatissant dans le mien. Aucun mot n’est nécessaire. Nous nous comprenons et cela suffit. Elle m’entoure de ses bras comme une mère étreint affectueusement son enfant et me dit :

— Si tu dois la revoir, Charles, cela se fera inévitablement. En attendant, utilise positivement ta mélancolie. Transcende-la. N’oublie pas ce que je t’ai appris sur la transformation des énergies.

Elle me transmet ensuite ses procédés pédagogiques qu’elle a su roder au cours de sa longue carrière d’enseignante et me communique quelques combines parmi celles qui ont bien fonctionné pour elle.

***

— Vous avez une connexion très forte avec votre professeure de philosophie. Et je vois que vous lui êtes beaucoup redevable. Revenons à notre point de départ, au 13 mars 1994, quand vous avez fait cette rencontre étrange qui a bouleversé toute votre vie.

Mirage foudroyant

Ce n’est pas parce que les nuages se rencontrent que l’éclair jaillit, c’est afin que l’éclair jaillisse que les nuages se rencontrent.

Proverbe étrusque

C’est un jour de dimanche par beau temps. Le soleil répand ses premières ondes chaleureuses. Après le froid de l’hiver, la douceur fortifiante qui annonce le renouveau. Je chéris l’ambiance un peu folle qui règne sur l’esplanade les dimanches matin. C’est le jour du marché aux puces. Les gens n’ont pas de meilleure occupation que d’y flâner dans l’espoir de chiner l’objet rare. En ce qui me concerne, c’est ma passion pour les livres qui m’y amène. L’œil aux aguets, je me laisse guider vers les ouvrages qui jonchent le sol, dissimulés dans le désordre.

Des bouquins, il n’y a qu’à se baisser pour les cueillir. Découvrir un auteur est pour moi une célébration. Chaque artiste est relié au mystère du monde. Chacun le façonne suivant sa propre sensibilité. Je ne suis pas croyant, remettant en question l’existence d’un dieu anthropomorphique. Si on représente Dieu semblable à l’homme, c’est parce que nous l’avons créé à notre image et non l’inverse. Par contre, je crois en l’amour, qui donne à la vie son intelligence. Malgré mon approche philosophique et agnostique, je possède une âme poétique.

Fouillant parmi les étalages, un chahut, comme il s’en trouve parfois dans les villes du sud, m’attire tout à coup. Les cheveux bruns en broussaille et le teint cuivré, un Tsigane ne tarit pas d’éloges pour une bicyclette toute rouillée ; l’auteur de ce tapage mouline des bras en s’égosillant :

— Approchez, mesdames et messieurs ! Venez admirer le vélo de Fernandel, l’authentique vélo de Fernandel !

Incrédule quant à la valeur du lot qu’il vante, mais bien persuadé qu’il l’aura vendu avant midi, je passe mon chemin et m’engage dans l’allée centrale. C’est alors que mon âme vacille. Un fait inattendu bouscule ma tranquillité. Je reste stupéfait devant la fille à l’allure prodigieuse qui me fixe avec des yeux turquoise. Je me sens ligoté à son regard océanique. Avec ma mâchoire figée d’un paralytique, je ne peux rien articuler, ne serait-ce qu’un début de conversation… Me statufiant devant cette prodigieuse beauté toute souriante, je me minéralise. Une longue chevelure brune flotte sur ses menues épaules et se répand en cascade de boucles d’ébène le long de son dos cambré. Un être surnaturel. Ses vêtements me le donnent aussi à penser : une robe légère en tissu bigarré lui tombe aux chevilles, un gilet brodé de coton blanc l’enserre à la taille, un turban céruléen fait ressortir ses yeux. Autre détail, des voiles bleus transparents flottent sous ses bras. À l’aube du troisième millénaire, on ne s’habille pas ainsi. Il se dégage de cette créature une atmosphère stupéfiante, hors normes. Elle semble sortie d’un conte de fées. Sa présence est décalée du monde. Et tandis qu’elle me fixe de son regard mystérieux, un profond vertige m’étourdit. Ses lèvres affichent un sourire retenu. Il me semble que l’apparente douceur qui l’habite dissimule une incroyable force, une inaltérable densité. Le bleu de ses yeux est un océan dans lequel je m’abîme. Une lumière moirée s’en échappe et m’envoûte.

— Charles ! j’entends dans mon dos.

Des rouages que je ne contrôle plus font alors agir mon corps, qui s’oriente instinctivement vers la voix qui m’interpelle. C’est mon ami Antoine Douai. Comme tous les dimanches matin, il accomplit son petit tour aux puces. Antoine est d’origine italienne, il a les cheveux très noirs et la trentaine sportive. Il porte un survêtement bleu. Il me sourit en me tendant sa main. Je me contente de la lui serrer en retournant illico à mon apparition d’un instant. Mais… Pfft ! Envolée ! La féminité incarnée s’est volatilisée entre deux clignements de paupières. Je me sens soudain seul. J’étais pourtant sur le point de découvrir une vérité nue, insoumise, infrangible. Je prends mon ami pour témoin, qui me fixe d’un œil curieux en me répondant :

— Je n’ai rien remarqué.
— Elle se tenait devant le stand du Rom.
— Tu as dû rêver.

Des phosphènes de cette apparition sont pourtant imprimés sur mes rétines… Je n’ai rien inventé. Laissant Antoine en plan, je pars à sa recherche. Je parcours tous les rangs matérialisés par les emplacements des vendeurs pour me rendre finalement à cette évidence : elle s’est évanouie dans la foule. Qui est-elle ? Quel étrange pouvoir détient-elle sur moi ? Des milliers de pensées brouillonnes perturbent ma lucidité. Je croise Antoine qui me serine.

— Tu as certainement rêvé.
— Je t’assure qu’elle se tenait devant le stand du gitan. Elle me souriait…
— Bien sûr ! Tu devrais passer à autre chose. Oublie Virginie.
— C’était peut-être elle, teinte en brune…

Je repars vers mes pénates, les pieds lourds, le cerveau endolori et le cœur gros. Depuis Virginie, je cherche la femme idéale. Pactiser avec l’amour est pour moi une affaire sérieuse. Je ne suis pas homme à me perdre en conquête futile, à brasser et embrasser quantité de compagnes et n’en retenir aucune. Virginie suivait, comme moi, un cursus littéraire et philosophique. Elle m’a ouvert ses bras à l’aube de ses dix-neuf ans, j’en avais deux de moins. C’est elle qui m’a initié au mystère de l’amour. Elle m’a révélé la dimension du cœur, m’a appris que l’amour n’était pas rationnel et que la complexité humaine ne se démêlait pas à l’aune de la raison pure. Ce sont ses mots. Cela se passait dans l’Aude, où nous nous retrouvions pour les vacances. Elle m’y avait donné rendez-vous. Je n’aurais jamais osé. Elle m’avait écrit une lettre dans laquelle elle me demandait de la rejoindre au carrefour des quatre fontaines, près du bois de Lausé, entre Rennes-les-Bains et Quillan. Dommage que cela n’ait pas fonctionné entre nous. Nous aurions été si loin ensemble !

Je suis sûr que c’était elle, aux puces. Elle a les mêmes yeux bleus, le même regard, la même silhouette. Mais elle est plus grande, plus affirmée, plus femme que dans mon souvenir d’étudiant. Grandit-on après vingt ans ? Virginie m’a quitté pour poursuivre ses études en Bretagne, dans sa région natale. Elle devait y préparer une thèse. Est-elle de retour à Sète ? Elle avait tout juste vingt ans lors de son départ. Si c’est vraiment elle, elle en compte vingt-sept aujourd’hui. La femme que je viens de voir est brune. Virginie est blonde. Elle ne s’est pas teinte tout de même ! Ce n’est pas son style. Et puis, ces vêtements… Non, ce ne peut pas être Virginie !

Tentant de me remettre de la confusion dans laquelle m’a plongée cette apparition, je reprends l’écriture de mon journal.

***

— Soyez apaisé, tranquille, détendu. Que s’est-il passé après cette rencontre ? Était-ce Virginie, finalement ? L’avez-vous revue ?

Antoine

La vie est folle, n’est-ce pas ? C’est pour ça qu’elle est passionnante.

Boris Cyrulnik

Je tiens mon journal très tôt ce matin, le soleil n’est pas encore levé. Je n’ai reçu à ce jour aucun signe me donnant l’espoir de retrouver l’inconnue des puces. Nul n’en a entendu parler.

Sachant que Virginie Lecourt a déménagé dernièrement et ayant tapé son nom dans l’annuaire inversé du Minitel, j’ai obtenu il y a quelques jours sa nouvelle adresse et son numéro de téléphone. Je lui ai ensuite écrit, mais mon courrier est toujours demeuré sans réponse. Une question tourne en boucle dans mon esprit : « Virginie, es-tu la fille des puces ? » Devant mon doute, j’ai décidé de nommer mon apparition. Le nom d’Apsara m’est venu d’emblée. Suivant mon penchant pour l’orientalisme contracté auprès de Virginie, ce nom de déesse s’est imposé à moi. Parangon de la beauté féminine, Apsara est une nymphe céleste de la mythologie hindoue. Virginie avait orienté ses études autour des mythes et des croyances de la vallée de l’Indus. C’est elle qui un jour me parla d’Apsara, fille de Sattva. D’après la légende, elle émerge des eaux pour séduire les hommes. Ces derniers deviennent fous s’ils la repoussent. Mais celui qui l’épouse ou accepte de devenir son amant gagne l’immortalité. Cette déesse est souvent représentée comme une danseuse ou une musicienne.

Mes amis croient que j’ai halluciné. Selon eux, j’aurais tout imaginé. J’essaie de me montrer complaisant. Je me dois d’être raisonnable. Mais que vient faire la raison dans un tel contexte ? Qu’y a-t-il de raisonnable à tomber amoureux d’une apparition ? Antoine est sans nul doute le seul à ne pas nier tout à fait qu’il se soit vraiment passé quelque chose. Il me connaît. Il sait que je suis imaginatif, mais pas au point de me laisser berner par les apparences. Beaucoup de mes relations m’ont classé dans la catégorie des fadas, c’est bien là le langage familier des Méditerranéens. Les plus modérés me prennent pour un fantaisiste, mais la plupart me tournent le dos. Je suis soudainement devenu quelqu’un de suspect. Que me reproche-t-on au juste ? D’avoir une approche différente envers la réalité ? D’afficher impudiquement de la fantaisie dans une société où seule compte la fonction ? Cela me fait penser au débat récurrent autour de l’utilité de la philosophie. À quoi bon la littérature dans ce cas ! Ce qui échappe à l’utile n’a-t-il plus lieu d’être ? N’a-t-on plus le droit de rêver, de créer ? En tant que professeur de philosophie, je refuse cet état de fait.

***

— Cette expérience a le grand mérite de vous positionner face à la vie et face à la société. Parlez-moi de vos activités quotidiennes pendant cette crise existentielle ?

***

Je consacre mon temps à reproduire au fusain le visage de cette fille qui m’a bouleversé. Ma corbeille est pleine de tentatives avortées. J’y parviens tout de même avec beaucoup de persévérance. Son sourire, qui est gravé à jamais dans ma mémoire, surgit enfin intact sur le papier. C’est presque celui de Mona Lisa de Leonardo Da Vinci. Un sourire bouddhique, énigmatique. Il exprime la mélancolie liée au mystère de la vie et de l’amour. À mesure que ses yeux apparaissent sous mes traits de crayon, le regard qui s’en échappe se charge d’une grande générosité. Une bonté qui s’ouvre au monde et l’englobe. Une chaleur d’âme émane de ce regard. Quelle que soit son identité, Virginie teinte en brune ou bien une parfaite inconnue, les yeux de cette femme m’ont repéré dans la multitude, m’ont détaché de la diversité du monde. Associé à son sourire, son regard me captive.

Il fait beau ce matin. Et ce plein de soleil me redonne du baume au cœur. Après ces jours d’immobilité, je décide de bouger enfin. Je jette mon blouson par-dessus l’épaule et, mon portrait au fusain sous le bras, je sors questionner les gens du quartier de l’esplanade. Quelques Sétois taquinent la pétanque et s’asticotent sur la valeur d’un point. Et comme toujours, cela se passe jovialement. Je décide de tenter ma chance auprès des boulistes oisifs assis au pied des platanes, qui attendent un désistement pour jouer. Aucun ne reconnaît la fille que j’ai croquée. Je me rends alors chez le marchand de tielles sétoises et discute, mon esquisse à l’appui, avec les clients. Personne n’a aperçu Apsara. Je quitte les vieux quartiers de la ville en descendant par le boulevard Montmorency et je longe le canal jusqu’au Virla. Ce bar doit son nom au pont Virla tout proche. Tout en racontant mon histoire aux habitués du café, je leur présente mon dessin d’une main tremblante. Ces derniers me galèjent, comme on dit dans le Midi, sans vouloir trop me blesser.

— Elle est mignonnette, convient un consommateur.
— Peuchère ! Il s’est entiché, le pauuuvre, ironise un deuxième.
— Sers un pauc anamorat, dit un troisième en patois.

Je sors du bar un peu frustré et regagne mon appartement.

***

— Revivre ce traumatisme vous libère des émotions négatives accumulées à cette époque-là. Restez tranquille et décrivez ce qui se passe ensuite.

***

Je ne fréquente plus personne pendant un mois, à part à l’université. Mes amis les plus fidèles m’évitent – peut-être par respect pour mon chagrin… Je me confine. Cela me permet d’épuiser ma peine entre mes cours et mes obligations. Durant ce temps de réclusion volontaire, je doute. La lecture, si chère à mes yeux, ne parvient plus à me distraire. Manquant de concentration, je me perds entre les lignes. Je me tourne vers l’Orient et prends refuge dans les trois joyaux. Je médite. Au cours de mes contemplations, il m’arrive de maudire Apsara. Comme si la nymphe céleste était responsable de mon aveuglement ! Je finis par admettre que ce n’était qu’une illusion. Une messagère de mon propre néant. Une projection hypnotique. Un songe-creux. Je reste plusieurs semaines dans une sorte de torpeur, me nourrissant peu et mal. Je bois du café et de l’alcool en quantité. Je fume du tabac et de l’herbe, notant d’une écriture fébrile tout ce qui touche de près ou de loin à Apsara : témoignages, réflexions, souvenirs et songes. Parallèlement à cela, des réminiscences littéraires et des conseils de ma professeure Jane Mascaris me confortent dans ma démarche. Je me sers de mon trouble pour écrire, et je noircis des pages jusqu’à faire pâlir mes nuits. Je fais de ma vie une œuvre alchimique.

Après m’être laissé aller à cette dérive de l’âme, une étincelle d’espoir consume sous les cendres, prête, comme le phénix, à reprendre son envol. Vais-je revoir la première femme de ma vie ? Car ma raison me pousse inéluctablement à penser que ce ne pouvait être que Virginie.

J’en suis là de mes tergiversations lorsqu’on frappe à ma porte. C’est mon ami Antoine Douai qui vient prendre de mes nouvelles.

— Bonjour, Charles, comment vas-tu ? Il y avait longtemps…
— Je vais bien.
— Nous descendons pêcher dans l’arrière-pays, Lucie et moi, veux-tu te joindre à nous ?
— Je ne serai pas un cadeau… Je ne veux pas vous ennuyer.
— Viens camper avec nous, ça te changera les idées.
— Quelles idées ?
— Arrête de faire l’idiot, Charles. Je te parle de ton idée fixe.
— Récurrente… Une idée ne peut pas être fixe.
— Ne te cache pas derrière les mots. Oublie cette fille.
— Si tu l’avais vu, tu réagirais autrement.
— Peut-être…
— Elle est apparue comme une étoile dans mon firmament. Apsara a déchiré un voile…
— Apsara ?

Je montre à Antoine mon portrait au fusain, lui disant :

— Peut-on inventer un tel visage ?
— Est-ce le portrait de Virginie ?
— C’est possible.

Antoine fait la moue et ajoute :

— Ou une illusion.
— Me prends-tu pour un fou ?
— Non. Mais pour la partie de pêche, c’est oui ou m… ?

Sa proposition est pleine de bon sens. Heureusement qu’Antoine est là pour me soutenir. C’est un ami précieux. Il ne m’a jamais lâché. Mais pour ce qui est de me changer les idées, c’est une autre affaire ! Les idées sont des colocataires dans nos cerveaux. Et Apsara en est une qui n’est pas prête à me fausser compagnie. Je fais signe à Antoine que je suis d’accord.

— Bon, je passerai te prendre vers huit heures, tranche-t-il, la main sur la poignée de la porte.
— Je serai prêt. Tu es un vrai ami, Antoine. N’oublie pas de remercier Lucie.

***

— Décrivez comment s’est déroulée cette sortie champêtre !

Au cœur de la nature

C’est dans le fait d’être soi-même de la façon la plus décisive que prend racine notre amour le plus pur pour la nature.

André Breton

Ce samedi 21 mai 1994, nous sommes en chemin pour la sortie de pêche gentiment proposée par Antoine. Mon ami glisse un disque dans le lecteur de CD-ROM. L’album psychédélique à succès du groupe anglais Pink Floyd et le défilement du paysage me grisent. La traduction française du titre Wish you were here me ramène à mon idée récurrente : j’aimerais que tu sois là. Apsara, n’as-tu pas fini de jouer avec mes sentiments ? La pluie n’est pas tombée cet automne, pas plus que cet hiver, et la garrigue est restée sèche de la vague de chaleur de l’été dernier. Antoine pilote son véhicule avec une grande souplesse. Ses yeux marron laissent échapper un regard grave quand il m’interroge sur le changement du climat :

— Que penses-tu des alertes scientifiques sur le réchauffement climatique ?
— Plusieurs modèles se contredisent. Je ne sais quoi penser. Nous serons peut-être fixés d’ici à vingt ans.
— Ou bien, il sera trop tard si on ne fait rien, s’indigne derrière moi Lucie Grange. Depuis que nous avons mis les moyens, la couche d’ozone se reconstitue peu à peu, pourquoi tarder pour le dérèglement du climat ?

Je l’observe dans le miroir du pare-soleil, assise à l’arrière du véhicule, qui soutient mon regard en me souriant. Lucie incarne le type nordique, avec des cheveux cuivrés et un visage parsemé d’éphélides. Ses yeux, d’un vert anis, sont dessinés en amande. Je lui réponds nonchalamment :

— C’est sans doute un problème d’ordre économique.

Un silence s’installe, que j’interromps d’une déclaration lapidaire.

— Le temps est un grand seigneur !

Antoine baisse le volume et fronce les sourcils.

— Pourquoi dis-tu cela ?
— Cette sécheresse me fait penser au désert. Les espaces désertiques, le ciel étoilé, l’horizon sur la mer, toute distance étire le regard. Ce qui me fait songer à ce ver de Pascal poétisant en observant la Voie lactée : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie ».
— Le cheminement de ta pensée est curieux, Charles. Pascal était écartelé entre ses croyances religieuses, sa condition humaine et la science. Toi, tu es athée, rétorque Lucie.

Je l’observe dans la glace et la trouve magnifique, avec son regard perdu dans ses pensées.

— Je suis agnostique, Lucie. Je ne crois pas aux religions du livre, mais le temps soulève en moi des questions métaphysiques.
— Lesquelles ? dit-elle, intéressée.
— L’espace et le temps nous posent des limites angoissantes. Pour y pallier, nous avons inventé l’exploration. Nous voyageons à présent d’un continent à l’autre en quelques heures et nous communiquons instantanément via nos téléphones. Tout s’accélère et le temps se réduit comme une peau de chagrin. Mais cette accélération, ne trouvez-vous pas qu’elle a tendance à disloquer nos vies ?
— Nous gagnons en durée et cela nous libère, contrecarre Antoine.
— Les économistes pensent le temps en termes de croissance, de rentabilité et de profit, mais si on y regarde de près, ce temps-là épuise nos vies. Nous vivons dans un monde de stress.
— Où veux-tu en venir ? tranche Lucie.

Une graine de philo vient de germer sur notre trajet. Antoine apprécie nos discussions qui prennent souvent naissance à partir d’un rien et débouchent sur tout, le principal pour nous étant de libérer la pensée. J’aime sa manière d’argumenter, que je ne me prive pas d’encourager. Lucie est plus pragmatique, mais y ajoute parfois son petit grain de sel. Antoine ne tarde pas à se lancer là où je l’attendais, la relativité d’Einstein, son dada favori :

— D’après le paradoxe des jumeaux de Langevin, qui imagine un jumeau à bord d’une fusée lancée à une vitesse proche de celle de la lumière pendant que l’autre reste sur la Terre, le temps ne s’écoule pas de la même manière. Le sédentaire aura vieilli davantage que son frère nomade à son retour. Le temps est relatif.

Je n’en espérais pas tant d’Antoine que j’observe piloter, ses gestes ne trahissant pas l’effort de sa pensée. Son esprit semble dissocié de son corps occupé à la conduite du véhicule.

Prenant le temps de réfléchir à sa démonstration, je réplique :

— Dans ce cas précis, l’écart temporel des jumeaux de Langevin se résout par une formule mathématique incluant le temps.
— Un espace pseudo-euclidien à quatre dimensions conduisant à la singularité, répond Antoine en hochant du chef.
— Celle qui se produit au centre d’un trou noir ?
— Ou qui ouvre sur un raccourci spatio-temporel reliant un trou noir à un trou blanc ; un couloir par lequel nous pourrions voyager à une vitesse supérieure à celle de la lumière.
— Ces théories bousculent la vision simpliste que nous avons de l’univers, dis-je après un moment de réflexion. Une question se pose cependant : pourquoi notre obsolescence dans un espace-temps flexible ?
— À cause du deuxième principe de la thermodynamique, précise Antoine. Selon la théorie de l’entropie, tout phénomène est assujetti à l’énergie dépensée pour son mouvement. Par conséquent, aucun phénomène ne peut durer éternellement. Tout est voué à la dislocation. Le mouvement perpétuel est un fantasme.
— « Ô temps, suspend ton vol, et vous, heures propices, suspendez votre cours – laissez-nous savourer les rapides délices – des plus beaux de nos jours ! »

Lucie réagit à ce vers de Lamartine que je n’ai pas pu m’empêcher de placer :

— Si nous vivons dans l’instant, le temps n’a plus de prise. C’est là où tu veux en venir ?
— Bingo ! D’où le poème de Ronsard : « Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie. »

Le titre final de l’album psychédélique instille dans l’habitacle une ambiance qui ouvre en nous les portes de la perception.

— Je te sens hors-sol, Charles, me confie Lucie.
— Nous sommes de tels déserts !

Antoine fronce les sourcils et riposte d’un air réprobateur :

— Et que se passe-t-il après l’avoir traversé, ce désert ?

Je rétorque en souriant :

— Ce qui compte, c’est le cheminement.

Lucie me fixe dans le miroir, répliquant :

— Tu es bizarre… Tu me fais peur, Charles.
— Pourquoi ?
— Depuis que tu as vu cette fille, tu te perds.

Ayant anticipé que mon histoire reviendrait sur le tapis, je m’en sors avec une pirouette.

— Pour Boris Vian, l’humour est la politesse du désespoir.
— Oublie ! insiste Lucie.
— Qui, Boris Vian ?
— Non, idiot ! Cette brève apparition que tu nommes Apsara.

Je m’esclaffe avant de répondre :

— Est-ce ma faute si une entité cosmique s’est échappée d’un trou de ver pour m’apparaître aux puces ?

Antoine intervient :

— Oublie-la, Charles. Tu nous fais suer !
— L’oubli, c’est pour les indécis.
— Ce mirage pourrait te tourner l’esprit, insiste Lucie.
— Arrête de le materner ! Il est assez grand pour savoir ce qu’il a à faire. Tu es sotte d’insister !

Antoine devient rustre tout à coup. Pourquoi agit-il de cette façon envers Lucie ? Quel machiste, quand il s’y met ! Agacé par l’attitude de mon ami, je m’adresse à Lucie sur un ton conciliant :

— Je comprends ta crainte, mais sois rassurée, je n’ai pas un tempérament suicidaire. J’ai déjà été servi sur ce chapitre.
— Je n’osais pas prononcer le mot, dit-elle. Tu as déjà été servi… C’est-à-dire ?
— Mon petit frère Paul est passé à l’acte.
— Ton petit frère ! s’alarme-t-elle, des trémolos saccadant sa voix.
— Cinq ans se sont écoulés, mais ce drame m’obsède depuis.
— Qu’est-ce qui a motivé son acte ? me sonde Antoine.
— Personne ne le sait. Vague à l’âme. Spleen. Comment le saurais-je ? Paul était secret.
— Quel âge avait-il ? s’informe Lucie.
— Quinze ans. Si seulement il s’était confié à moi. On ne communique pas assez. Si seulement j’avais su interpréter ses silences. J’étais trop absorbé par mes études… Et puis, il y avait Virginie.
— Ne te reproche pas cela, Charles, intervient Lucie, l’entourage n’est pas toujours apte à percevoir cette détresse-là.

Lucie est psychologue et très sensible. Je la sens frémir derrière moi. Connaissant mon passé, elle sait que la perte de mon père en bas âge m’a fait souffrir. Et il est clair que les décès de mon frère cadet et de celui de ma mère n’ont rien arrangé à l’affaire. Ces événements ont eu probablement un impact sur ma façon d’aborder l’existence, et Lucie en a conscience et s’en inquiète. Elle ajoute :

— Promets-moi de ne pas nourrir de telles idées.
— Peut-on jamais affirmer qu’on en est à l’abri ?

Lucie se cabre. Sa cousine Aria s’est jetée du haut de la corniche à Sète. Elles avaient le même âge quand cela s’est produit. Peu avant ce drame, elles étaient inséparables. Lucie en a gardé un très mauvais souvenir. Elle ne comprend toujours pas pourquoi Aria en est arrivée à cette extrémité-là. Du coup, je regrette que la conversation se soit orientée sur ce terrain. Ce n’était pas volontaire de ma part. Qu’on le veuille ou non, les discussions suivent leurs propres règles et nous poussent dans des retranchements qu’on n’avait pas prévus. Après ces trois drames qui m’ont laissé orphelin, j’ai développé une certaine résilience vis-à-vis de la mort. Sachant qu’elle gagne du terrain chaque jour sur nous, et conscient que je vivrai en couple avec elle jusqu’à mon dernier souffle, je lui donne la main pour l’amadouer. Je lui reconnais, en quelque sorte, sa raison d’être. Je l’apprivoise comme on le fait d’un animal, je la devance pour lui ôter un peu son caractère despotique. C’est peut-être ma manière d’aimer la vie et d’en profiter à chaque instant.

Antoine connaît l’ambiguïté de ma personnalité. Nous avons toujours eu une grande complicité. Ce qui nous permet d’aborder tous les sujets sans tabou ni préjugé. J’apprécie Antoine sur le plan intellectuel. Dommage que son côté misogyne noircisse un peu le tableau. Lucie l’accompagne depuis quelque temps. Cela ne paraît pas sérieux entre eux. Surtout de la part d’Antoine. Contrairement à moi, il se sert des femmes comme des objets et enchaîne les conquêtes. Lucie n’en est pas dupe. Elle reste avec lui par défaut, pour ne pas être seule. Dans le couple les tensions dominent, souvent aggravées par le machisme d’Antoine. Je m’en désole souvent. J’ai une sainte horreur de l’irrespect de l’autre. Tous deux gardent cependant l’intelligence et la délicatesse de ne pas trop s’invectiver devant moi. Antoine résidait chez ses parents avant de fréquenter Lucie. Il a fini par occuper son appartement. Antoine est un assisté chronique. Il a tendance à profiter des autres et du système. Il vit grâce aux allocations de chômage et sollicite fréquemment son entourage. Je ne peux lui refuser mon obole quand il la réclame.

La lecture de l’album est maintenant close et Antoine éteint le CD-ROM. Rétrogradant, il aborde une petite route arborée. Nous arrivons bientôt à Saint-Jean-de-Fos, près d’Aniane. On peut apercevoir de notre position le pont du diable qui relie les rives de l’Hérault – une construction romane classée monument historique. Lucie exhume pour nous une fable liée à l’édifice. Depuis qu’elle a intégré une troupe théâtrale, elle se fait narratrice à ses heures. Elle nous raconte cette histoire par laquelle la construction du pont, empêchée par les manigances du diable, aboutit grâce à un marché conclu entre lui et Saint Guilhem. Lucie se montre si pétillante et met tellement de vie dans son récit, que je m’extasie devant son jeu. Admirer l’autre dans ce qu’il a de plus sincère, c’est accepter sa part de mystère. L’art est le langage de l’âme. Je l’encourage vivement à continuer sur cette voie :

— C’est une très belle légende, Lucie. Quel talent d’oratrice ! Continue le théâtre, tu es faite pour ça.

Antoine désapprouve et se contente de hausser les épaules. Un rictus d’ironie déforme son visage. Agacé une fois de plus par sa réaction, j’insiste :

— Ne la trouves-tu pas talentueuse ?
— Je pense qu’elle serait plus utile ailleurs.
— Jouer au théâtre m’enrichit beaucoup, riposte Lucie. J’utilise mon temps de loisir pour dire des contes aux enfants à la MJC de l’Île de Thau.

Lançant un regard de reproche à Antoine, j’encourage Lucie.

— La transmission est ce qui est le plus profond en matière d’engagement.
— Les jeunes sont tellement réceptifs aux histoires !
— Œuvrer au développement de l’imaginaire des enfants, c’est d’utilité publique ! Agis d’après tes convictions et ne t’occupe pas de la critique facile de ceux qui œuvrent peu. Je t’assure, tu as un vrai talent.

Une fois arrivés sur le site, nous pêchons la truite à la mouche, en pratiquant la nymphe au fil. Nous marchons pieds nus dans l’eau le long de l’Hérault, attentifs à nos lignes et concentrés à ne pas créer de remous dans nos mouvements en nous déplaçant. Antoine lance sa ligne selon une courbe bien étudiée. Le plomb fend la surface de l’eau d’une manière oblique en produisant une faible résonance à l’impact. Lorsque j’envoie la ligne à mon tour, le plomb percute l’eau tel un projectile, avec un grand plouf à l’arrivée. Mon affaire se solde par la fuite du poisson.

Antoine est un pro de la pêche, doublé d’un excellent initiateur. Je tombe en admiration devant la facilité déconcertante avec laquelle il pratique son art. Il semble sentir la présence de la truite avant de viser l’endroit où il jette sa mouche. L’eau est tellement claire que l’on voit la proie attirée par l’appât et s’y laisser prendre. À partir de là, Antoine procède par des gestes sûrs et précis devant lesquels la truite n’a plus aucune porte de sortie. Il ramène sa ligne jusqu’à lui, détache l’hameçon avec un dégorgeoir, met le poisson dans sa musette accrochée à sa ceinture et réitère la même action avec succès. Quand la taille de la truite est inférieure à la dimension réglementaire, il lui redonne sa liberté en prenant soin de ne pas la blesser quand il lui ôte l’hameçon. Nous ne sommes pas venus ici pour saccager la nature. Il a récupéré trois belles pièces pour le dîner et a relâché les autres. J’ai réussi tant bien que mal à sortir quelques poissons de l’eau, mais ils étaient trop petits pour la consommation. Comparé à Antoine, je ne suis qu’un piètre pêcheur devant l’Éternel !

Pendant ce temps, Lucie était assise en tailleur au pied d’un arbre à lire et prendre des notes. Je l’ai souvent vue griffonner dans un carnet, me demandant si elle n’écrit pas en secret.

En soirée, Antoine creuse un trou et assemble des pierres en arc de cercle pour y allumer un feu avec des brindilles et des morceaux de bois trouvés sur place. Il fait ensuite griller les truites sur un bon lit de braises. Le poisson cuit à point a un goût fort et épicé. Succulent.

Antoine incarne l’aventurier modèle. Je suis persuadé qu’il pourrait vivre des jours sans manquer de rien. Capturer du gibier avec des collets, attraper des écrevisses à la main ou bien cueillir des asperges sauvages, rien de tout cela n’est inconnu pour lui.

Quand on a fini de manger, on sirote du café noir sous la voûte étoilée.

— Le temps pourrait se gâter demain, prédit Antoine.
— À quoi vois-tu cela ? dis-je avec curiosité.
— Observe la canopée, le marin se lève. C’est le vent qui apporte la pluie.
— On ne croirait pas, avec la clarté du ciel, doute Lucie.

Elle lève le doigt vers la nuit dégagée où les étoiles scintillent. Antoine lui fait observer que la cime des arbres se plie légèrement et il ajoute sèchement :

— Je te dis qu’il va pleuvoir demain, tu n’es pas obligée de me croire. Tu t’en rendras compte par toi-même.

Lucie ignore le rabrouement de son compagnon et se tourne vers moi pour me demander de but en blanc :

— Penses-tu toujours à elle ?

Sa voix émet des trémolos de stress ou de gêne, peut-être des deux.

— J’y pense moins en votre compagnie, mais hier, j’ai encore rêvé d’elle. Un rêve étrange…
— Raconte-moi, si ce n’est pas trop indiscret ?
— Laisse Charles à ses rêves et ne remue pas le couteau dans la plaie, objecte Antoine.
— Pas de souci, dis-je.
— Soit !
— Apsara tendait sa main vers moi et je m’empressais de saisir. Elle m’entraînait avec une aisance déconcertante sur la pente abrupte qui sillonne le mont Saint-Clair. On dépassait le Musée main dans la main, comme un couple profondément amoureux. Ces voiles bleus et transparents battaient au vent. Je n’éprouvais aucune difficulté à grimper avec elle la pente escarpée. Du seul fait que ma main fût en contact avec la sienne suffisait à m’octroyer une étrange légèreté. Nous gravissions le chemin avec beaucoup d’allégresse, glissant sur le sol comme si nous étions en lévitation. Elle m’entraînait ainsi vers un terrain vague. Je pouvais voir par-dessus la végétation une casemate datant de la guerre 39-45. Me suppliant du regard, Apsara m’indiquait de sa main libre l’entrée du fortin.

Antoine m’arrête dans mon récit et s’exclame :

— C’est le repaire d’Aristote, que tu nous décris là !
— Aristote ? Je n’en connais qu’un, le philosophe de l’Antiquité.
— Mais non, je te parle du clodo. On l’appelle ainsi parce qu’il déclame des vers en occitan en marchant. On le voit de temps en temps au jardin des Pierres Blanches. Je voulais t’en parler depuis un moment, il a vécu la même situation que toi.
— Comment ?
— Une rencontre analogue à la tienne.

Lucie interroge son ami du regard, intriguée.

— Tu ne m’en avais jamais parlé.
— C’est un vieil ermite un peu particulier.

Devant ce rebondissement inattendu et conscient de ce qu’il peut apporter à mon enquête, je propose au couple :

— Allons l’interroger. Ce rêve n’est peut-être pas anodin.
— Je suis déjà allé le voir, Charles. Je voulais entendre de sa bouche ce qu’on raconte sur lui, mais je n’ai rien compris à ce qu’il disait. Cet homme ne s’exprime qu’en patois.
— Que sais-tu de son histoire ?
— Une femme lui a retourné la tête. Un coup de foudre. Il l’a aperçue une seule fois, puis il ne l’a jamais revue. Il vit seul depuis. Je n’ai pas pu obtenir d’autres informations.
— Ma mère parlait couramment occitan. Elle me l’a transmis avant de quitter ce monde. Allons voir cet homme, je saurais lui tirer les vers du nez.

Lucie me sourit et s’exclame :

— Toi, tu n’abandonnes jamais, hein !

Elle me caresse le visage. Gêné vis-à-vis d’Antoine, je lui écarte doucement sa main. Je sens les larmes me venir quand je lui cite André Breton : « L’imaginaire est ce qui tend à devenir réel. »

Prétextant qu’il est tard, Antoine rompt ce moment de compassion. Il est sans doute jaloux de notre complicité. Notre conversation en reste là et le couple se replie dans sa guitoune. Quant à moi, le besoin de marcher au clair de lune me prend. Je traîne longtemps sous la voûte étoilée et je me perds dans une rêverie dont les idées alimenteront mon prochain cours de philo. De retour à ma canadienne, je reprends mon journal avant de dormir.

Je suis heureux d’avoir vécu ce séjour bucolique avec mes amis. Ils m’ont allégé par leur joie de vivre. J’éprouve plus que de la tendresse pour Lucie. Une sorte de gaieté naturelle émane d’elle, qui m’attire indubitablement. Si elle ne sortait pas avec Antoine. Si Virginie ne me rappelait pas à son souvenir. Si, si, si…

Durant ces deux jours sublimes, nous nous sommes libérés des contraintes que nous impose la société. La nature rythmait notre vécu. Le mauvais temps nous obligea à écourter le séjour. Comme l’avait prédit Antoine la veille, la pluie se mit à battre en rafales tandis que nous revenions d’une promenade matinale. Il fallut tout plier sous les précipitations. Il ne pleut pas souvent dans le Midi, mais quand c’est le cas, il tombe des cordes. Cette expression montre bien avec quelle intensité les traits d’eau s’abattent parfois sur les Provençaux.

Le retour dans la grisaille fut plus monotone qu’à l’aller. Seul le roulis du véhicule se faisait entendre. Quand Lucie ouvrait la bouche, c’était pour évoquer l’avenir des millions de sans-emploi en Europe et des sans-abri qui en résultent. Puis elle changeait de sujet, me demandant comment remédier aux plaies qui suppurent en Bosnie-Herzégovine. Mélancolique, elle enchaînait sur les massacres ethniques au Rwanda. Lucie est tellement sensible que je n’osais pas lui répondre précisément. Tout juste lui disais-je que j’étais conscient de la violence dont l’homme est capable par ignorance du capital d’empathie qu’il porte en lui. Lui disant cela, je pensais aux femmes battues et aux enfants innocents martyrisés. Je me sens toujours impuissant devant un tel constat.

Les bonnes nouvelles côtoyant parfois les mauvaises, nous évoquâmes les premières élections multiraciales en Afrique du Sud. Nommé à la fonction de la présidence, Nelson Mandela y apporterait certainement de l’humanisme. Boris Eltsine convenant avec Guntis Ulmanis d’un retrait des troupes russes en Lituanie après deux ans de négociations, si cette décision aboutissait, cela irait dans le bon sens. La souscription de l’extension de l’autonomie palestinienne pour toute la Cisjordanie décidée par les chefs politiques Yasser Arafat et Yitzhak Rabin nous paraissait également positive. Nous espérions que l’année 1994 et les prochaines préparent une paix mondiale durable pour célébrer le millénaire suivant.

Quand nous en eûmes assez de démêler l’actualité, le silence reprit ses droits. J’en profitais pour méditer sur un livre que j’avais commencé à écrire et que j’intitulerai probablement : « Folies humaines ». Cet essai s’étoffe par petits ruissellements, il me reste tant à réfléchir, à dévoiler, à expliquer. Les informations qu’il me faut vérifier me prennent beaucoup de temps. Depuis que j’ai cru revoir Virginie, je peine à me concentrer sur l’écriture avec lucidité. Pour preuve, la corbeille sous mon bureau se remplit de pages raturées.

Alors que nous approchions de Sète, ayant saisi les lignes de mon prochain enseignement, je songeais à mes étudiants. Il s’articulerait autour de la liberté. Comme s’il devinait ma pensée, Antoine me demanda si mes jeunes se comportaient bien cette année.

— Ils sont impliqués, passionnés, intéressés. Et toi, toujours rien côté emploi ?
— Je postule sur Béziers. J’aurais préféré Montpellier, c’est là où j’ai appris mon boulot, mais c’est bouché.
— On nous ressasse pourtant que l’informatique, c’est l’avenir.
— Je suis trop diplômé pour les postes vacants.

J’aperçus Lucie dans le miroir du pare-soleil arborer une moue de dédain envers lui. Ayant cligné de l’œil après s’être rendu compte que je l’avais prise sur le fait, elle me demanda :

— Sur quoi travailles-tu, en ce moment ?
— Sur la démagogie conduisant les peuples vers leur embrigadement. Tout système cachant des failles, j’essaie de les démasquer.
— La manipulation mentale ? Vaste programme ! Je te retrouve enfin, mon cher Philosophe ! se réjouit Antoine.
— Rends-toi compte, le Front national a fait douze pour cent aux dernières législatives. C’est dingue ! Je ne te parle pas de la montée des extrêmes à l’échelle européenne, je ne pus m’empêcher de répondre.
— Les gens ne voulant plus se contenter des miettes qu’on leur cède votent les extrêmes pour essayer autre chose, me répondit Antoine.

Je rétorquai, quant à moi, qu’ils sont sensibles au chant des sirènes. Déçus de la politique des partis traditionnels, les électeurs tombent dans le piège. Les populistes déforment la réalité et promettent des avantages qu’ils ne tiendront pas. Mais comme je ne voulais pas m’appesantir davantage sur la politique, me tournant vers Lucie, je lui demandai :

— Tu es en fin de droits, me semble-t-il ?
— Je compte décrocher une formation.
— Dans quel domaine ?

Lucie pouffa de rire avant de me répondre :

— On ne veut pas de moi dans les hôpitaux, alors je me suis inscrite pour un CES en collectivité.

Antoine ajouta avec son cynisme habituel :

— C’est très en vogue dans ce monde carnavalesque ! Un pansement pour camoufler la fissure béante de notre modèle social !

Lucie haussa les épaules. Comme nous arrivions à Sète, je l’observai dans le miroir me narguer gentiment avant de me dire :

— Alors, tu la regrettes notre petite sortie ?

Ses grands yeux d’anis me troublant quand son regard s’appuya sur le mien, je lui répondis d’une voix mal assurée :

— C’était un réel bonheur. Qu’avons-nous de plus précieux que l’amitié ?
— Nous devrions partir plus souvent.
— D’accord pour ça.

***

— Vous semblez bien gérer la disparition de vos proches. Est-ce une façade, ou une façon de refouler vos sentiments ? Comment vous êtes-vous senti après cette escapade champêtre avec vos amis ? Donnez-moi un aperçu de votre cours sur la liberté.

Cours de philo

La liberté n’exclut pas la nécessité d’agir, bien au contraire, elle la pose.

Spinoza

Comme toujours avant mes cours, je fais un petit tour du campus avant de me rendre à l’amphithéâtre. Lorsque j’entre dans la tribune, je salue la jeunesse déjà rassemblée en arc de cercle.

— Bonjour, renchérissent-ils en chœur.

Rassemblant sur le pupitre mes feuillets dactylographiés, je commence à lire un texte de Spinoza avant de poser la question qui ouvrira le thème de l’enseignement du jour.

— Qui peut m’expliquer ce qu’est la liberté ?

Une étudiante brune rehaussée d’un chignon et vêtue d’une minijupe assortie d’un chemisier décolleté prend la parole. Quelques garçons pouffent lourdement en critiquant sa tenue vestimentaire. Je dois forcer la voix pour rétablir le calme.

— Ma liberté est de pouvoir m’habiller comme je veux sans être harcelée par des garçons sous emprise de testostérone, dit-elle péremptoirement.
—