Terre est sauvée - Tome 1 - Patrick Rodembourg - E-Book

Terre est sauvée - Tome 1 E-Book

Patrick Rodembourg

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Beschreibung

2032. Solange Guernaud, brillante avocate de 28 ans, partage son quotidien entre l’effervescence des tribunaux et ses errances introspectives. Sa vision du monde vacille lorsqu’une technologie révolutionnaire, baptisée Evasio et portée par un mystérieux fondateur surnommé Grise, fait irruption dans le paysage français. Fascinée, troublée, Solange s’engouffre malgré elle dans une spirale où se mêlent illusions, aspirations et renoncements. À travers les pérégrinations de Solange et le destin de Grise, ce roman plonge au cœur d’une réflexion universelle : faut-il embrasser le progrès technique sans réserve ou préserver l’essence même du caractère humain, aussi imparfait soit-il ? Et quand viendra l’heure du choix, quel en sera le prix ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Animé par une soif de réflexion, Patrick Rodembourg s’est tourné vers l’écriture pour exprimer ses pensées sur les enjeux contemporains. Entre anticipation et engagement, "Terre est sauvée – Tome I – Rem", son premier roman, invite le lecteur à questionner le monde d’aujourd’hui pour mieux appréhender celui de demain.


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Seitenzahl: 382

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Patrick Rodembourg

Terre est sauvée

Tome I

Rem

Roman

© Lys Bleu Éditions – Patrick Rodembourg

ISBN : 979-10-422-6415-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À mon fidèle relecteur pour sa rigueur.

À mon épouse pour sa patience.

À mon petit frère pour son dessin,

qui illustre parfaitement ce tome.

Avis au lecteur

Le plus inquiétant ne serait pas de considérer ce récit comme faisable, mais souhaitable.

Prologue

L’épiphanie

2019

Tiens ! le pont de la Tortière n’a pas encore été dépassé que mon esprit, horrifié par le vide, se cogne déjà contre la seconde question existentielle. Pourtant, ce n’est habituellement qu’après avoir admiré la Trémissinière, depuis la berge opposée, que je me sens disposé à m’attaquer au mur infranchissable des interrogations de ce genre.

Hum ! mauvais présage que cette précipitation. À coup sûr, elle est le signe de l’arrivée imminente de l’humeur des mauvais jours. Moi qui espérais secrètement retrouver un semblant de tranquillité d’âme, en renouant le lien avec la terre de mes ancêtres… Non, inutile de résister, le mal est fait. Cette mauvaise humeur a pris l’ascendant et crie victoire face à toute ma personne qu’elle vient de conquérir. Ce n’est donc pas aujourd’hui que je trouverai la réponse à cette satanée seconde question. Soit ! S’il en sera ainsi tout du long de cette balade, alors ne faisons pas dans la demi-mesure : laissez-moi plonger dans les pensées cyniques aux propos entiers. De temps à autre, cela a du bon de se laisser aller intérieurement…

Le coupable idéal de cette situation fatigante est tout trouvé : cette maudite chaleur. Ah ! insaisissable souveraine des températures torrides, tu nous obliges à endurer tes étreintes suffocantes propices à la torpeur, favorables aux partisans du moindre effort. Ta présence s’affirme constamment en s’immisçant dans les ouvertures délaissées par l’enveloppe charnelle si frêle. Sous ton joug, aucune alternative ne nous est offerte dans la cadence du quotidien. Là où ton antithèse sibérienne qu’est le froid sait consentir au voisinage, si ce n’est à la complémentarité avec notre fragilité. Ainsi recherchons-nous des parades pour te fuir, des inventivités de l’Homme aux offrandes de la Terre.

Me voici, longeant l’Erdre au travers de chemins ombragés. Combien de fois ai-je répété cette marche, si lassante dans son caractère infructueux ? Combien de fois cette même démarche réflexive, à chercher avec frénésie la réponse à ladite interrogation pressante : le comment de notre existence. Nous connaissons toutes et tous sa teneur, tant son universalité ne saurait être désavouée. Il est vrai que sa grande sœur interrogative, le pourquoi de notre passage ici-bas, suscite davantage les passions. Assurément, elle ne peut être éludée avant de se confronter à sa cadette. Toutefois, je n’arrive pas à comprendre la ferveur de ces débats : la réponse au pourquoi est pourtant si évidente. De nos jours, naguère et jadis, nombreux sont ceux qui l’ont comprise et ont su la mettre pleinement en œuvre à tout moment de leur vie. Mais les contemporains se sont détournés de ce constat limpide, fuyant la rigueur qu’elle exige. À la place, ils barbotent dans le futile et les distractions aliénantes, tant exister de la sorte est si plus confortable. « Cher ami, installez-vous à votre aise et réfléchissez-y franchement deux minutes : à quoi bon ces pénibles réflexions et la poursuite sans fin de l’entendement ? Allons, profitez ! Cessez ces chimères sans lendemain radieux, saisissez le premier fruit défendu à portée de main, et goûtez au plus petit plaisir dont vous pouvez vous octroyer le droit. Profitez mon vieux, profitez tant qu’il en est encore temps… » Voici l’écho que les murs corrompus colportent à nos oreilles dévoyées, de l’aube au crépuscule. M’étonnerait même pas qu’ils arrivent prochainement à atteindre nos songes, soyez-en certain.

Dans cette situation, notre compréhension ne dispose plus que d’une seule finalité. Les rares contestations se contentent des points de détail et rien n’est réellement mis en cause. Le subversif n’est plus : l’innovation l’a remplacé. Les renversements idéologiques ont rendu les armes : place à « l’amélioration » d’un unique raisonnement. Avec cette impossibilité de s’entendre dès la première étape du pourquoi, quel intérêt, dès lors, de s’aventurer à la suivante, au comment ? Malgré tout, voilà cinq ans révolus que je m’évertue à cette tâche vertigineuse. Aussi noble soit cette ambition, quelle prétention de ma part ! Moi, âme vagabonde parmi tant d’autres, de quelle manière pourrais-je contribuer en faveur de cet édifice salutaire, à la première pierre indéfiniment repoussée ?

Et pourtant, quand bien même la décadence de notre époque, il me semble percevoir au lointain de la brise un murmure. Ses propos sont intelligibles, mais mes esgourdes ignares ne savent pas de quelle manière les comprendre. Indéniables et manifestes sont les merveilles que ses vérités ont bâties. Seulement, ma vue perdure enveloppée dans le voile des illusions. Nullement cherche-t-il à m’esquiver : c’est moi qui n’arrive pas à le rejoindre. Je le sens, je le sais, il est là, tout près de moi, m’entourant. Il ne me manque que la syllabe de départ pour que la grande révélation du comment me soit apportée. Cette dernière n’a pas forcément besoin de se détacher nettement : il suffirait d’un signal, d’une apparition retenant brièvement mon attention, et tout ce qui était destiné à se produire aurait lieu. Au milieu d’une foule innombrable d’anonymes, je saurai déceler le plus furtif de ses indices. Si proche, si loin de ma révélation…

Eh bien ! perdu dans mes considérations, je n’ai même pas remarqué que je me trouve déjà devant l’escalier du pont de la Jonelière, à mi-parcours de ma marche. Au sommet de cette structure plus élevée que ses sœurs environnantes, je parviens au zénith de tout voyage : cet instant magique où l’agitation excitante des premiers jours s’est assagie en une euphorie commune. Celle permettant aux aventureux chanceux de ne pas avoir à l’esprit le mélancolique chemin du retour. Dans ce qui s’apparente à un apogée, je me dis souvent que c’est à cette occasion rêvée que cette révélation foudroierait mes rétines de ses lois fondamentales. En surplombant l’affluent du royal fleuve français, comment ne pas l’estimer de la sorte ? À croire que je m’enfonce dans une obstination risible : jamais il n’en fut ainsi, aujourd’hui encore. Sous le soleil de plomb, je ne ressens rien, pas les moindres prémices de frémissement. Je n’arrive pas à me l’expliquer. Qu’ai-je fait pour mériter cette non-réponse des plus frustrantes ? L’incapacité à entrevoir la route menant à l’horizon éclairée ? Quels peuvent bien être mes préjudices justifiant une telle entrave ? Nommez-moi ces crimes, que je plaide coupable en première instance pour réparer au plus vite mes torts.

Devant cette situation, un être sensé conclurait avec humilité qu’il s’est fourvoyé dès le commencement ; qu’il est encore possible de reconnaître son erreur avant de tomber dans la folie ; qu’en agissant de cette façon, il en ressortirait grandi. Ces gens-là ne sont que des lâches, incapables de faire face à l’adversité et preuve de persévérance. Je refuse de croire à la futilité de mes pensées : leur sens utile au plus grand nombre n’est qu’à venir, j’en suis convaincu. Et si l’aurore de l’illumination n’est pas pour demain, alors je prendrai mon mal en patience, dans la longue nuit de l’expectative. J’accepterai tout rôle qui me sera attribué, du plus secondaire au plus central.

Je descends du pont en changeant de rive. Poursuivant le tracé de ma boucle, je me rapproche inéluctablement de mon retour dans les excès de la ville. Celle-ci ne fait pas exception à la règle. Le monde est de sortie en cette fin d’août et de cette décennie 2010 qui ne restera pas dans les annales de l’Histoire. Des amoureux qui se bécotent sur les bancs publics aux familles de plus en plus recomposées ; des jeunes boutonneux s’autoproclamant rois du monde ; des paisibles retraités observant, un brin de regret au coin des lèvres, cette fougue qu’ils n’ont plus : l’ensemble des classes sociales et situation personnelle se sont réunies cette après-midi pour reformer, le temps d’une canicule, l’unité nationale. Accordons à la fournaise la vertu de mettre une population sur un même pied d’égalité, peu importe si l’infime minorité au pouvoir le restera davantage face au grand peuple. De toute façon, l’unité se limite ici à un soi-disant, s’arrêtant au stade des mots. Dans les faits, le moindre recoin d’ombres est farouchement défendu, tel un molosse et son os ; l’île de Versailles croule sous un troupeau de passage ; sièges et tables ne sont pas laissés à ceux qui en auraient le plus besoin. Tout ceci est désolant. Ma récente misanthropie m’empêche toute intervention et me fait fuir du regard ces scènes déplorables. Effectivement, mon instinct ne s’était pas trompé : il n’y avait rien à espérer aujourd’hui.

Une centaine de mètres me sépare encore de mon placard mansardé, qui supplie au ciel nantais une trêve faite de fraîcheur et de pluie. Inconsciemment, mes jambes ont décidé de me faire faire la grande boucle. Je me retrouve donc au-dessus du canal Saint-Félix, avec vue imprenable sur les quais. Depuis cette loge en hauteur, le spectacle décrit se joue dans une ferveur collégiale. Une volonté sûrement de proposer une belle représentation, allez savoir… Je ne peux le supporter plus longtemps : finissons cette mascarade au plus vite. Pour ce faire, je redescends prestement jusqu’à la Préfecture, dépassant au passage le vieux banc vieillissant qui m’a souvent été donné de profiter.

Brusquement, le cerveau ordonne à mon corps de s’arrêter. Immobilisé, un fulgurant message nerveux m’avertit qu’un nouvel élément s’est introduit dans ce tableau tant de fois observé. Faisant demi-tour sur moi-même, je me retrouve à gauche de mon vieux banc. Devant moi, de profil, se trouve une jeune femme au physique ordinaire. Son apparence discrète ne devrait attirer l’attention de personne, elle-même ne cherche pas à la capter. Et pourtant, m’en voilà fasciné, sans être en mesure de pouvoir l’expliquer. L’incompréhension grandit en moi, accompagnée d’une exaltation naissante. Alors, du recoin le plus reculé et enfoui de mon être, se fait entendre ce qui jusque-là n’avait jamais su surgir : le murmure.

Les quelques enjambées qui nous séparent, tout comme nos points de vue aux lignes de fuite opposées, me permettent de l’observer sans risquer de la troubler. Chaque étude que je lui consacre renforce ce feu intérieur à vitesse affolante. Je remonte progressivement une bonne piste menant à une vérité encore étrangère. Mes pupilles remarquent d’abord sa position en tailleur. Les tympans tambourinent avec fracas et la flamme devient une délicieuse brûlure. Viennent ensuite ses bras ballants, les mains abandonnées dans le vide. Le chuchotement se change en de vifs appels incompréhensibles ; je me laisse entraîner dans ces vagues déferlantes de sensations, sans y opposer résistance. Enfin, je surprends ce visage aux yeux levés vers le ciel, les paupières closes et les oreilles recluses dans la musique solitaire. Ah ce regard, ce regard ! Comment arrive-t-il à manifester cette palette d’expressions, pourtant auréolées d’une effarante indifférence ? Envoûtant, ce regard m’envoûte… Mes raisonnements bégaient autour d’une ardeur hurlant ce qu’elle a toujours voulu me confier, mais je n’arrive pas à traduire son langage. Mon état mental est similaire à celui du liseur se rapprochant du fin mot de l’histoire. Elle est là, oh oui, ce ne peut être qu’elle. Il n’y a plus qu’à tourner l’avant-dernière page, et tout se saura. Mais les mains du lecteur ne sont pas miennes… Allons, tourne-toi ! Tourne-toi et révèle-moi sa véritable signification !

La fille ouvre ses yeux larmoyants. Alors tout prend forme dans mon esprit ; ma fièvre délirante se transforme en une formidable plénitude ; la troupe vociférante, elle, en un chœur mélodieux au chant désormais connu. Enfin, enfin… tout devient clair. L’errance longue de trop d’années sur une mer d’huile à la brume épaisse prend fin. Le souffle de l’heureuse fortune me propulse sur l’océan effréné de la destinée, les voiles tournées en direction d’un cap bien défini. Mes mains en tremblent. Oui, il ne peut en être autrement. Devant moi se trouve la résolution à toutes mes interrogations, le signe que je devais déceler. La voie du comment.

Je ne suis finalement pas surpris par sa forme, mais admets ne pas avoir anticipé une entreprise d’une telle envergure. Du temps, il me faudra beaucoup de temps… mais cela n’est pas inquiétant : il est évident que le moment venu pour mettre en œuvre cette voie n’est pas encore de ce jour.

Néanmoins, il n’y a pas un instant à perdre, hâtons-nous ! Pour que la concordance soit parfaite, il me faut bûcher dès aujourd’hui. Long reste encore le chemin à parcourir pour parvenir à la ligne d’arrivée nécessaire. L’ère des préparatifs a sonné. Pieds impatients et pensées en ébullition me pressent de rentrer au plus vite dans mon antre. Mais ma reconnaissance l’emporte et me fait retourner vers ma bienfaitrice qui, au loin, se trouve en partance. A-t-elle seulement conscience qu’elle vient de nous accorder la clé décisive pour notre devenir ? Ange gardien charitable, je ne connais pas ton nom, encore moins ta vie. Cependant, sache, qui que tu sois, qu’à la veille de cette mise en œuvre, je te ferai savoir ma gratitude à ton égard. Je t’en fais le serment.

Les derniers pas qui me retiennent de la résidence se déroulent dans une allégresse magnétique. Fascinante que l’humeur humaine, qui peut passer d’un extrême à un autre, en si peu de temps, en si peu de choses ! Il y a moins d’une petite heure, je m’enlisais à nouveau dans l’incertitude familière. Maintenant, je détiens le savoir de ma finalité. La sérénité est totale dans le bien-fondé de ces desseins, peu importe leurs implications : il faut bien que quelqu’un le fasse. Bien que m’avançant au large de perspectives ignorées, il me semble rejoindre les terres où j’aurais dû toujours demeurer. Je me sens léger, telle une colombe prenant son envol un matin de printemps. Une colombe… mais oui ! Voilà mon rôle dans cette intrigue : une colombe grise apportant le rameau crucial à ses contemporains. Que Grise soit mon nouveau nom ! Ô humanité moderne des jours languissants aux cœurs anxieux, réjouissez-vous ! Voici qu’est né en ce jour l’être porteur du germe qui démontrera l’étendue de ta véritable nature !

Première partie

Solange

I

2032

Sans surprise, sa montre lui indiqua 8 h 15. Son avance confortable lui permit de terminer sa marche en bordant l’Ourcq. Autant s’y rendre maintenant : à cette heure-ci, Pantin et ses environs n’étaient pas encore de sortie. Les rares cours d’eau de la petite couronne demeuraient libres d’assaut et pouvaient à nouveau être admirés par les beaux yeux de leurs habitants. Solange ne se priva pas de cette ouverture et en profita pour les derniers mètres la menant à son bureau.

Difficile de ne pas remarquer la bâtisse de ses heures professionnelles qui ne se voulait pas discrète : les Grands Moulins de Pantin. Bien sûr, les moulins d’Abel Leblanc n’avaient aujourd’hui pour existence que le nom. Un anachronisme au mieux, lointain souvenir pour les doyens de cette décennie. Comme toute vieille carcasse pierreuse, deux solutions s’étaient offertes à elle lorsque sa fonction originelle avait cessé : un rasage total ou une défiguration moderne. Dans ce dilemme, la plus vilaine des perspectives n’était pas forcément celle que l’on croyait. Fort heureusement, les Grands Moulins faisaient partie des rares cas où la défiguration s’était limitée à quelques retouches respectueuses de son passé. Et ce, quelles que fussent les compétences de ses nouveaux occupants, si lointaines des premiers.

Son badge passé, les portes automatiques s’ouvrirent devant Solange. D’un pas décidé, elle traversa l’espace central encore dépeuplé, salua respectueusement l’équipe ménagère croisant sa route et monta les escaliers jusqu’au troisième étage. Au palier, elle tourna à droite et parcourut une vingtaine de mètres avant de trouver son bureau sur sa gauche. Celui-ci n’avait rien de singulièrement attrayant : similaire à ses voisins, petit et étroit – tout juste de quoi accueillir un client –, il ne proposait même pas de vue extérieure agréable. Il était pourtant la fierté de son occupante. Il fut sa seule exigence lorsque le cabinet Wassel l’avait recrutée trois ans plus tôt. Hors de question pour elle de se perdre dans le brouhaha des open-spaces et autres variantes ridicules à ses yeux, peu importe si les bureaux étaient désormais réservés aux seniors du groupe. Surpris par cette demande insistante par ce jeune profil prometteur d’alors 25 ans, la chasseuse de tête sut négocier avec le recruteur pour satisfaire cette demande.

Solange s’installa dans son siège et se permit de brièvement fermer les yeux, savourant le calme régnant et ce semblant de maîtrise de son temps. Son maigre plaisir n’eut et ne pouvait avoir qu’un temps : les dossiers de ses clients l’attendaient. Ainsi débuta sa matinée, avec pour seul réconfort et soutien des parfums orientaux, avalés à grandes gorgées.

Plongée dans ses piles et ses pensées, Solange ne remarqua pas les Moulins prendre progressivement vie, se remuer par le grouillement de ses êtres drapant les murs d’un fond sonore inintelligible. Audition du 19 : dossier Stackel. Défense prête. Probabilité de la perte de la garde : minime. Argumentation classique pour dossier commun. Connaissance forte du dossier, mais relecture complète nécessaire cet après-midi. Peaufinage de la plaidoirie demain matin. Rappeler Stackel jeudi matin pour les préparatifs. Rencontre avec Madame Cenrot demain midi. 12 h 55, encore cinq minutes. Dossier encore peu clair : premier contact peu éclairant. Caractère paraissant peu stable. Fort probable que les torts soient partagés. Autre paire de manches : patience et diplomatie. S’assurer que ça n’interfère pas trop avec le 19, quitte à repousser son démarrage de quelques jours. 12 h 58 : on y est presque. Ne reste plus qu’à…

— Solange ?

Elle sursauta tout en reconnaissant la voix.

— Excuse-moi, je ne voulais pas te faire peur. Comme tu ne répondais pas, je me suis permis d’ouvrir la porte.

— Bonjour Maxime. C’est moi, j’étais trop absorbée par mes dossiers.

— Il n’y a pas de mal. Partante pour aller prendre l’air et déjeuner ensemble ? La carte du Bistro vient de changer, c’est moi qui régale.

— Oh désolé Maxime, j’ai rapporté mes restes de la veille…

— Je vois… une prochaine fois alors ! Fais en sorte que tu n’aies pas de gamelle mardi prochain : deal ?

— Je n’oublierai pas.

Maxime s’offrit un dernier regard croisé avant de repartir d’un air des plus bienveillants. Solange, elle, s’offrit un frisson des plus sincères.

Se contentant de quelques bouchées, la jeune femme de 28 ans passa son après-midi le nez dans ses relectures et ne s’aperçut pas du défilé des heures. Seule la lumière frêle du ciel d’octobre sut la faire sortir de ses méandres et l’informer de la soirée qui s’annonçait. Agacée, elle tourna machinalement sa tête vers son poignet gauche. Rassurée de l’heure, elle rangea ses affaires et quitta son bureau.

Un temps doux et venteux accueillit mademoiselle Guernaud à la sortie des Moulins. Sans traîner, elle s’avança jusqu’aux abords du canal et entama son chemin retour habituel, remontant le cours d’eau en direction de l’est. Le climat clément vit les rives se grouiller de sportifs en tout genre ; les terrasses se peupler d’actifs aisés, et les commerces aux prix déraisonnables s’animer, des Grands Moulins aux Marchés Généraux. Une occupation des lieux par une population allochtone, expulsant aussi inconsciemment qu’inéluctablement les autochtones. Ce processus cynique n’avait pour effet que de cache-misère. La paupérisation s’agglutinait autour d’un centre retardant bon an mal an l’échéance de sa bulle préservée. Une communautarisation monétaire qui n’aurait qu’un temps, avant la fusion de ces deux entités en un marasme généralisé.

Observant partiellement ce phénomène, Solange n’en tira aucun orgueil : elle en faisait partie, même à petite échelle. Mais alors quoi, se disait-elle ? Aurait-elle dû se refuser d’acheter à proximité de son lieu de travail ? À forcément s’installer dans les zones défavorisées en guise de première étape obligatoire ? Les autochtones d’aujourd’hui n’étaient-ils pas les migrants d’hier ? Solange se refusait à rougir de ses premières réussites professionnelles, elle ne les devait à personne d’autre qu’à elle-même.

Quinze minutes lui suffirent pour rejoindre son appartement de rive gauche. Usant le pont Delizy, elle tourna à droite rue Victor Hugo et s’arrêta devant le numéro 56. Scrutant les balcons de cette façade aux briques beiges typiques de la ville, Solange ne vit pas Madame Hartot arroser ses pétunias à sa fenêtre, sa voisine du troisième âge avec qui elle avait sympathisé. Déjà l’heure de son feuilleton sûrement. 19 h 45. Elle sourit : elle allait pouvoir avoir sa soirée.

Une demi-heure passée la maigre collation et la toilette vespérale, Solange s’installa confortablement dans le fauteuil de son salon. Elle inspira un bon coup en fermant les yeux. À leur ouverture jaillit un regard débordant d’excitation : sa première réalisation était terminée pour aujourd’hui, l’heure était à la seconde.

II

Leur première rencontre remontait à la rentrée scolaire en huitième. Présente depuis la petite section dans cet établissement de taille humaine, Solange fut surprise de découvrir une tête inconnue débarquer dans sa classe de CM1, en cette année 2014. À l’annonce par l’institutrice de cette nouvelle élève, Solange fut encore plus étonnée par l’attitude de celle-ci : l’indifférence régnait sur son visage, le regard fixé vers l’horizon. Intriguée par ce comportement, elle l’observa au loin rester dans son coin pendant la récréation, manger seule à la cantine et s’appliquer silencieusement pendant les cours. Si ses camarades de classe la placèrent d’office dans la case des « bizarres à éviter », Solange ne put supporter cette situation. Avec toute l’insouciante certitude propre à cet âge-là, Solange se persuada qu’elle se devait d’essayer au moins un échange avec elle.

Afin de ne pas la faire fuir, elle profita qu’elle fût assise sur un des bancs de la cour pour s’approcher d’elle par-derrière. À deux mètres de la solitaire, prenant soudainement peur, Solange reprit son courage à deux mains en l’appelant d’une voix hésitante :

— Bon… Bonjour Alice.

À ces mots, la jeune fille sursauta de tout son corps, prise au dépourvu d’entendre son prénom ne pas sortir de la bouche de la maîtresse ou du directeur de l’école. La stupéfaction fut encore plus forte en se retournant pour apercevoir une élève de sa classe.

— Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-elle d’un ton froid sur la défensive.

— Pardon, je ne voulais pas t’effrayer ! Eh ben… je voulais savoir ce que tu faisais.

— Je lis, ça ne se voit pas ?

Solange regretta de ne pas avoir préparé une accroche plus convaincante, apercevant le livre sur les genoux d’Alice. Un silence gênant s’installa, Solange ne savait pas comment relancer une discussion avec une quasi-inconnue. Elle fut sauvée par un fait curieux du roman d’Alice : celle-ci avait beau l’avoir refermé, les pages n’étaient pas unies, séparées en deux tas. Piquée de curiosité, elle s’en rapprocha lentement.

— Bah alors, qu’est-ce qu’il a ton… ?

— N’y touche pas ! ordonna Alice en s’emparant brusquement du bouquin de ses deux mains. Malheureusement pour elle, son mouvement non maîtrisé produisit l’effet opposé de ce qu’elle espérait : son téléphone portable glissa des pages et tomba par terre, au vu et au su de tous.

— Oh non !

— Un téléphone portable ? Mais c’est interdit pour les enfants au primaire ! s’exclama Solange.

— Oui, je suis une rebelle, et alors ? En plus d’être une élève modèle, t’es une cafteuse ? répondit Alice, tout en remettant l’objet interdit dans sa cachette.

— Tout va bien les filles ?

Les deux personnes en question se retournèrent : intriguée par leurs exclamations, Madame Ansert, leur maîtresse, était venue à leur rencontre.

— Eh bien ?

— Rien Madame Ansert, affirma Alice d’une voix basse insincère.

— Et ces cris alors ?

— C’est moi Madame Ansert : j’ai cru avoir perdu mon cahier de textes et j’ai paniqué, mais Alice m’a vite rassurée en remarquant qu’il était au fond de mon cartable.

— Hum, je vois, conclut la professeure avant de retourner sous le préau. Elle toléra ce mensonge évident, trop soulagée de voir Alice enfin ne plus être seule.

La regardant s’éloigner, Solange resta figée de longues secondes : sans réfléchir ni hésiter, elle venait de mentir éhontément pour la première fois à sa maîtresse. Elle ne sut sur l’instant se l’expliquer et n’en parla pas à ses parents.

Cet incident ne changea pas le caractère d’Alice, si ce n’est qu’elle répondait désormais à chaque salutation matinale de Solange par un bref bonjour. Il fallut attendre l’anniversaire de Solange, deux semaines plus tard, pour qu’elle reçût une première marque de sympathie de la part d’Alice.

Invitant toute la classe pour fêter ses 10 ans, elle ne sut si Alice allait venir, ayant pris son carton d’invitation sans confirmer sa présence. Pour finir, elle arriva dix minutes après tout le monde. Imperturbable dans sa monotonie, la célébrée du jour la surprit fredonner tout de même « Joyeux anniversaire » juste avant que les flammes des bougies ne fussent soufflées. À la fin des festivités, Alice attendit d’être la dernière à saluer l’hôtesse pour enfin lui donner son cadeau, au niveau de la porte d’entrée. Elle ne laissa pas l’occasion à Solange de l’ouvrir devant elle et repartit d’un pas pressé dans la voiture de sa mère, celle-ci attendrie par la scène qu’elle venait de voir.

Une fois dans sa chambre, Solange vit sur le papier cadeau une petite carte à son attention. La retournant, elle lut le mot suivant : « Tu n’es peut-être pas une cafteuse, mais en tout cas une bonne menteuse. » Arrachant l’emballage, elle trouva un cahier de textes neuf. À sa vue, elle eut un rire franc. Aussitôt, une idée lui vint en tête.

Huit jours plus tard, elle retrouva Alice sur le même banc et lui tendit un paquet un peu plus épais que le sien.

— C’est quoi ? Pas mon anniversaire aujourd’hui.

— Pas grave, ouvre.

Alice lut d’abord une carte où il était écrit « Pour la rebelle ». Déballant le présent, elle découvrit un livre quelconque, étonnamment léger. Elle feuilleta les premières pages puis comprit : un livre coffre-fort. Instinctivement, elle pouffa et offrit à Solange un premier aspect jovial, rapidement repris par ce regard empli de tristesse et de regret. Cette dernière perçut qu’il y avait là un frein la rongeant de l’intérieur. Que derrière cette soi-disant vague à l’âme, se cachait un évènement relevant du drame ; que tant que cette histoire ne serait pas acceptée par Alice, elle ne la connaîtrait pas véritablement. Par respect, elle recula et la laissa tranquille.

À partir de ce moment-ci, les semaines qui suivirent virent les deux filles se rapprocher et nouer un début d’amitié. Les échanges demeuraient rares et courts, mais Solange constatait la confiance à son égard grandir chez son amie. Elle aimait passer du temps avec elle, quitte à être considérée dorénavant comme « l’amie de la bizarre ». Elle pourtant si craintive d’habitude par le regard des autres, voilà qu’elle se surprenait à moins s’en préoccuper à ses côtés. Voilà justement ce qu’elle aimait entre autres chez Alice : elle n’en avait que faire de ce regard. Mieux, elle n’hésitait pas à lui répondre avec franchise dès la première importunité de la part de cet être aux yeux multiples. Incapable de cela, Solange éprouva pour la première fois la fascination pour ce qu’elle n’était pas, pour ce qu’elle aimerait être plus souvent dans les moments opportuns.

L’ouverture eut lieu fin octobre, durant les vacances de la Toussaint. Toutes deux restées à Brest, Solange lui proposa une balade au phare de Portzic, son terrain de jeu favori depuis toujours. Ravie que sa fille se fît une amie, la mère d’Alice accepta même de les laisser seules, sur la demande insistante de son enfant.

Un vent puissant accompagné d’une bruine couvait à Brest. De par les forts coefficients de marée, les vagues se brisaient majestueusement sur les jetées du port de commerce, proposant ainsi un spectacle à couper le souffle. Protégées par leurs vareuses, cirés et bottes, Solange et Alice s’amusèrent de ce déchaînement de la nature. Partant du pont de Recouvrance, elles rejoignirent leur destination en traversant la base navale, les Quatre Pompes, puis le village des pêcheurs. Une heure et demie plus tard, elles arrivèrent à destination et s’installèrent sur un banc solidement ancré sur la falaise. De cette vue, les mots n’avaient plus lieu d’être : le ballet de Gaïa les surpassait tous. Absorbée par les galbes de la danseuse dont elle ne pourrait jamais se lasser, Solange ne remarqua même pas les hésitations d’Alice à se lancer. Un dernier long coup d’œil à celle-ci lui apporta la dose de confiance nécessaire pour se confier. Oui, elle ne me jugera pas.

— Solange ?

— Oui ?

— On t’a déjà parlé des fausses couches ?

Alors Alice se lança sans discontinuité, son attention fixée sur la pointe des Espagnols. Chronologiquement, elle n’omit aucun détail : ses années à Rennes, la quiétude du foyer, le chat pépère, la famille proche à proximité l’entourant d’amour ; ses premiers pas à l’école, la difficulté à se faire des copains et copines malgré sa bonne volonté, le mutisme devant les parents pour ne pas les inquiéter, le souhait exprimé d’être grande sœur ; l’annonce de la grossesse, le terme prévu pour début juin, la joie imprégnant toute la famille ; sa fascination devant le ventre de sa mère, l’émerveillement en sentant les pieds de son futur petit frère taper la voie ventrale, le bonheur jaillissant des yeux de son père devant cette scène, la hâte d’Alice de voir le bébé arriver ; le 5 avril, la peur sur le visage de sa mère et les premiers saignements, le départ en catastrophe au CHU, l’attente interminable dans la salle d’attente pour Alice et son père ; l’arrivée du médecin-urgentiste, le regard d’une personne n’osant avouer la vérité, le cri paternel déchirant, son incompréhension totale ; le retour pesant à la maison, le silence les semaines suivantes, les vagues explications de son père, le mutisme de sa mère ; les difficultés à l’école, le sentiment de culpabilité, le refus violent de compassion des autres, le repli sur soi ; la décision début juin de quitter Rennes pour un nouveau départ, l’incompréhension de la famille proche, les disputes résultantes, le choix de Brest ; l’arrivée ici début août.

Le caractère récent de cette histoire tragique empêcha Alice de garder sa monotonie. L’émotion prit le dessus à la mention du 5 avril. À la fois effrayée par la tournure de la narration, mais fière d’une telle marque de confiance, Solange ne sut quoi dire et le vent redevint la seule intonation environnante. Ni Solange ni Alice n’osèrent se regarder.

— Désolé Solange, je ne sais pas ce qui m’a pris. Je ne sais pas pourquoi je t’ai raconté tout cela.

À ces mots, Solange n’hésita pas et posa sa paume gauche sur le revers droit d’Alice.

— Parce que c’est ce que font deux amies : elles se confient l’une à l’autre.

À ces mots, Alice la regarda et lui sourit sincèrement.

Leur amitié ne fit que se renforcer les années suivantes. Une véritable complicité naissait. Solange demeurait éblouie par le répondant et la verve d’Alice, et celle-ci respectait sa nature à ne pas juger les gens, ainsi que son art dans les arrangements et compromis. Alice retrouva goût aux plaisirs du quotidien et s’épanouissait dans ce coin de France. Ainsi, le début de l’adolescence leur sembla moins pénible. La vie plus simple, loin du tumulte de la ville.

Puis vint le second drame, et tout s’ébranla.

23 juin 2019, neuf jours avant les épreuves du brevet. Plongée dans ses révisions, Solange n’avait qu’une pluie chaude de début d’été pour l’accompagner dans sa soirée studieuse. Vingt-deux heures trente allaient s’afficher sur l’horloge, lorsqu’elle reçut un message d’Alice qui la déconcerta : Je suis en bas de chez toi, ouvre s’il te plaît. Ne pouvant vérifier depuis sa fenêtre, elle descendit les escaliers prestement et s’approcha du hall, dubitative sur la véracité des propos de sa complice qui, dans la farce, n’en était pas à son premier coup d’essai.

Ouvrant la porte d’entrée, Solange regretta aussitôt que ce ne fût pas le cas. Alice se trouvait bien devant elle, mais dans un état pitoyable. Ce n’était pas que la pluie qui lui donnait cet aspect : son regard exprimait une détresse que Solange n’avait encore jamais vue chez elle.

— Alice ? murmura-t-elle.

— So, Solange… balbutia-t-elle, au bord des larmes. Tout ceci va te paraître ridicule, mais est-ce que je peux passer la nuit ici ?

Face à une telle situation, Solange considéra que le plus urgent était de mettre son amie à l’abri. Les réponses à ses incompréhensions viendraient après. La scrutant rapidement, elle fut soulagée de ne remarquer aucune blessure physique. Elle se mit sur le côté pour la laisser entrer.

Malgré toute leur précaution, les bruits du hall réveillèrent Marine, la mère de Solange, qui les croisa au rebord des escaliers.

— Alice ? demanda-t-elle d’un ton protecteur, tout aussi surprise que sa fille. Que fais-tu là à une telle heure ?

— C’est moi Maman, je lui ai demandé de l’aide pour réviser le…

— Inutile de me couvrir Solange, reprit Alice d’un sang-froid tiré de ses dernières forces. Bonsoir Madame Guernaud, auriez-vous la gentillesse de prévenir mes parents que je suis ici ? Je vous promets de rentrer chez moi demain matin sans vous déranger. Merci de leur préciser qu’il est inutile de venir me chercher maintenant.

Décelant la détermination d’Alice et son état inusuel, Marine ne rajouta pas d’huile sur le feu et repartit dans sa chambre chercher son téléphone. Sans traîner, les deux adolescentes montèrent. Dès que la porte de sa chambre fut fermée, après lui avoir passé une serviette, Solange ne put s’empêcher de vouloir obtenir des explications à toute cette scène :

— Que se passe-t-il ? D’où viens-tu pour être aussi trempée ?

— De chez moi…

— Quoi ? Mais c’est à plus de sept kilomètres d’ici à pied ! Et sous ce temps…

Exténuée, Alice se laissa tomber, s’adossa contre le lit et se réfugia sous la serviette, la tête contre ses jambes repliées sur elle-même. Ses pleurs reprirent de plus belle.

Plusieurs minutes passèrent. Seuls les sanglots d’Alice se firent entendre. Solange jugea inapproprié de la relancer au milieu de sa plainte. Elle attendit qu’elle retirât la serviette de sa tête et à sécher ses larmes.

— Alice ?

Celle-ci la regarda. Son air avait muté pour atteindre un entre-deux de sentiments aussi multiples que contradictoires.

— Papa et Maman m’ont annoncé qu’ils vont divorcer.

La stupeur fut totale, tant et si bien que Solange crut avoir mal entendu. Quoique l’élocution claire, elle ne sut sur l’instant intégrer les implications de cette phrase. Celle-ci lui parut erronée, impossible puisque contraire à la réalité des faits.

— Tes… tes parents ? susurra-t-elle. Mais, comment est-ce possible ? Eux qui paraissent si soudés dans…

— « Paraissent »… « Paraissent », répéta l’effondrée d’un cynisme grinçant.

Les pensées d’Alice se lisaient dans son regard encore couvert par ses boucles brunes mouillées. Elle bouillonnait intérieurement. Un trop-plein était sur le point de se déchaîner, sans savoir depuis quand cette accumulation datait. L’heure n’était plus aux pleurs, mais à la colère.

— Tu as trouvé le bon verbe Solange, à plus d’un titre : paraître. J’ai été la première à tomber dans le panneau. Comment j’ai pu être si naïve ? Hein ? Accepter l’idée qu’ils avaient surmonté l’épreuve ? Pire, que ce drame avait renforcé leur couple ? Ça ne résout rien, cela casse une part de soi pour toujours… Mais non, j’y ai cru, aveuglée par tous ces non-dits, ces secrets cachés aux siens afin de préserver une harmonie factice. Comment ont-ils osé m’enfermer dans cette bulle ? Penser qu’une épée de Damoclès serait plus facile à encaisser qu’une vérité calmement expliquée ? Je ne suis plus une enfant depuis longtemps, j’étais prête à l’entendre ! Et dîner ensemble juste après la déclaration comme si de rien n’était, alors qu’un éléphant visible et connu de tous se trouve au milieu de la pièce ? Ah ! elle est belle l’image de la famille parfaite, unie plus que jamais malgré les épreuves.

Alice s’était levée durant ce début de tirade, prête à s’arracher les cheveux de rage. Elle ne regardait même plus Solange, à genoux sur l’épais tapis. Les fureurs fusaient dans sa tête, s’écharpant entre elles pour pouvoir être exprimées par leur propriétaire. D’un geste lent et grave, elle posa son front contre la fenêtre sur laquelle s’écrasait la pluie.

— En y pensant, moi aussi j’ai contribué à cette illusion, en prétendant que tout allait bien à l’école, alors que… Heureusement que tu es rapidement venu me voir, autrement il serait devenu difficile de le leur cacher. Ce poids de la terrible responsabilité… Ô Solange ! qu’est-ce qu’il m’a pris d’avoir exprimé ce souhait-là ? Maman avait déjà quarante et un ans, j’aurais dû comprendre les risques que ça impliquait ! C’était leur décision après tout de n’avoir qu’un enfant, de quel droit je pouvais leur dire quoi que ce soit ? Mais non, il a fallu que j’ouvre une nouvelle fois ma bouche ! Et ils m’ont écoutée, ils ont voulu me faire plaisir… Tu sais quoi Solange ? Depuis ce 5 avril 2014, j’ai la sensation d’être une meurtrière, complice de la mort prématurée de mon petit frère !

— Ne dis pas de telles choses ! lui lança Solange en la prenant dans ses bras.

Alice demeura impassible et ne réagit pas aux affirmations de son amie cherchant à la rassurer. Rien à faire. Solange savait qu’elle devait agir vite, ou bien Alice allait redevenir la petite fille de dix ans, terrée dans la prison du silence aux barreaux de la culpabilité. Mais comment lui faire comprendre qu’elle n’était en aucun cas fautive ? Dans la précipitation et ce qu’elle savait de cette triste histoire, une intuition la poussa à prendre la direction suivante.

— Alice, quand as-tu demandé à tes parents d’être grande sœur ?

— Quoi ? Pourquoi cette question ? demanda une Alice encore perdue dans son chagrin.

— Réponds-moi, c’est tout.

— Euh, difficile de se rappeler la date précise. Je n’oublierai jamais cependant la date de l’annonce, puisque c’était le jour de mes dix ans : 9 novembre 2013. Je n’oublierai encore moins la manière dont ils m’ont partagé la nouvelle, le ventre de Maman noué d’un emballage cadeau, Papa ajoutant d’un ton hilare : « Nous avons répondu à ton formidable caprice ma princesse ! » Tiens, maintenant que j’y repense, je m’étais même dit à moi-même…

Alice ne conclut pas sa phrase, le regard hébété et les yeux écarquillés. Solange comprit alors son pressentiment, ce qu’Alice était en train de saisir.

— Je m’étais même dit à moi-même…

— Alice, si je me souviens bien, tu m’avais dit que tes parents t’avaient fait part d’un terme prévu pour le 8 juin ?

— Oui…

— Et ?

Ne sachant plus où donner de la tête, Alice compléta par le fragment de souvenir qui venait de resurgir, le chaînon manquant à la déduction de Solange.

— Ne voulant pas les embêter avec une telle question incongrue, je m’étais même dit à moi-même qu’ils avaient drôlement fait vite, trois semaines après ma demande.

— Alice, acheva Solange d’une voix tendre et protectrice, ta mère était déjà enceinte depuis plus d’un mois le soir de ton souhait exprimé.

Devant une telle révélation, Alice s’effondra dans les bras de sa meilleure amie. Solange ne pouvait comprendre la libération totale ressentie en Alice. Les chaînes de cinq longues années de remords injustifiés venaient de lui être ôtées. Cet éclaircissement lui apporta l’élément dernier à son deuil, elle pouvait enfin passer pleinement à autre chose ; dire adieu sans pour autant oublier. Elle lui en serait à jamais reconnaissante.

— Ce n’est donc pas de ma faute…

— Non Alice, jamais tu n’as été responsable de quoi que ce soit.

— Ce n’est donc pas de ma faute… répéta Alice d’un ton moins épris.

— Non Alice.

— Mais celle de mes parents.

Solange se libéra de l’étreinte d’Alice, perplexe devant cette affirmation. Alors elle le remarqua tout de suite : l’état colérique initial de son amie avait repris le dessus sur elle.

— Oui, et alors ?

— Mais alors Solange, c’est que ce sont des putains d’irresponsables ! Quelle personne sensée prendrait un tel risque ? Ils n’avaient qu’à le faire avant ! Et le tourner sous forme de cadeau pour moi : quel mensonge !

— Alice, tu sais bien qu’ils voulaient te faire plaisir…

— Et me partager la part du risque, de la responsabilité ! Pourquoi alors ne m’ont-ils rien dit sur ce point ?

— Comment pouvaient-ils le savoir si tu ne leur avais jamais fait part de…

— C’était à eux de le voir ! Des parents qui connaissent vraiment leur enfant savent quand il leur cache des choses ! Je les déteste, je les déteste !

Ces cris furent la dernière énergie qu’il restait à Alice pour ce soir. Une fatigue soudaine et pressante l’envahit.

— Je ne veux plus en parler ce soir, Solange. Dormons, s’il te plaît.

Solange eut la délicatesse de ne pas prolonger la discussion. Couchant dans le même lit, Solange entendit les pleurs silencieux de son amie, complétés de derniers mots avant qu’un sommeil par défaut ne cessât cette lourde peine.

— Les adultes ne savent pas le mal qu’ils peuvent causer à des enfants. Tout n’est que paraître. Jamais je ne serai ainsi, jamais.

III

Les jours suivants la soirée du 23 juin, Solange crut que le fond avait été atteint, que démarrait à présent pour elle un rôle de soutien pour aider au mieux Alice à remonter la pente. Mais elle ne savait pas encore ‒ comment aurait-elle pu le prévoir ? ‒ que ce qu’elle eut espéré comme point culminant n’avait été que l’avant-propos d’un engrenage irrémédiable, menant au déchirement familial.

Le premier de ces rouages eut pour doux nom celui de divorce. Dès le début du processus, la bonne intelligence n’eut jamais l’occasion de faire loi. Le spectacle offert fut tout autre et tourna au pathétique, ce pathétique que seuls deux êtres abrutis par la bêtise pussent proposer. Cris, discordes, usure et lassitude furent le quotidien d’Alice tout au long de son lycée. Trois longues années contre lesquelles deux parents responsables auraient réglé l’affaire en une poignée de mois. Rien ne fut omis pour leur fille adorée : aucun des moindres détails ne lui fut épargné, puisque tout lui fut joué devant elle. Une spectatrice menottée à un siège inconfortable, condamnée à suivre cette pièce au trop grand nombre d’actes.

« Condamnée » : l’était-elle vraiment ? Si oui, comment expliquer cette espèce d’indifférence lors de sa narration des derniers faits ? Ce cynisme en abordant la posture de ses parents ? Ce qui s’apparentait à des applaudissements pour encourager les comédiens à rester sur scène ? Pourquoi alors ce besoin de se confier régulièrement ? Tels furent les questionnements que se posa Solange pendant leurs échanges. Elle estima d’abord la chose comme une façon pour son amie de se protéger. Ces rires devaient être forcément jaunes, la carapace se fendrait bien avec le temps. Mais ce dernier contredit fortement ses convictions. Ce qu’elle avait cru pour personnage persistait si bien qu’elle ne savait désormais lui donner sa nature originelle. Qui était finalement la véritable Alice ? Y en avait-il plusieurs ? Le choc l’avait-elle plongée dans une personnalité nouvelle ? Par considération, ces interrogations n’acquirent jamais l’état d’expression.

En parallèle, quelques mois après les débuts de cette triste affaire, Solange ressentit dans ses silences autre chose que des incompréhensions, de paradoxalement entraînant : un intérêt fort envers le divorce ; sa procédure juridique, les acteurs impliqués dans son fonctionnement. Cette curiosité dépassait l’envie initiale de saisir les fondements pour être la meilleure écoute possible pour Alice. Face à ce drame et ses injustices, une force aussi soudaine que vive la poussa à s’intéresser à ce milieu, à éplucher les manuels de droit dans un souci d’instruction. De ce grand mal sortit un bien. À près de seize ans, Solange comprit que naissait en elle une passion désintéressée qui relevait de la vocation. Elle se promit que plus jamais personne n’aurait à souffrir d’une telle situation. Oui, je deviendrai avocate.