Territoire Oublié Non Identifié - Serge-René Fuchet - E-Book

Territoire Oublié Non Identifié E-Book

Serge-René Fuchet

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Territoire Oublié Non Identifié est le récit d’une rencontre entre deux personnages. Ces derniers se retrouvent à l’aéroport Charles de Gaulle pour un voyage sous les tropiques, avec pour toile de fond cette société française bouleversée par les attentats de novembre 2015 à Paris et de l’été 2016 sur la Côte d’Azur. D’abord ordinaire et caractérisée par une escale et une rencontre en Inde, cette escapade se métamorphose en robinsonnade… pour finalement aborder les rives plus science-fictionnelles, voire fantastiques, d’une île sans nom qui ne semble avoir jamais existé, en tout cas, sur une carte géographique : une sorte de TONI.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Serge-René Fuchet a produit un essai littéraire intitulé Le Genre romanesque moderne, paru en 2018 aux Éditions Collections de Mémoires. Il en tirera dans les années qui suivent l’irrésistible envie d’écrire un roman, qui finit par se concrétiser.

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Veröffentlichungsjahr: 2022

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Serge-René Fuchet

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Territoire Oublié Non Identifié

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Serge-René Fuchet

ISBN : 979-10-377-6571-0

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

Préface

 

 

 

« Je m’appelle Samuel. Je vis en banlieue parisienne, dans le sud-est de la région Ile-de-France. Mon studio se situe à Évry, dans l’Essonne, pas très loin de la place de l’Agora, là où il y a le centre commercial Évry 2. J’y vais souvent, dans cette aire marchande, un peu après midi quand j’ai terminé mon job à mi-temps. Nous sommes en 2013, deux trois jours après l’avènement du Printemps. Je me souviens encore de cette vidéo que j’ai regardée il y a deux ans, quand j’étais en première année de DEUG à l’Université. On y voyait un colonel espagnol s’exprimer à la télé avant une tentative de putsch… » Ainsi se présente dès la première page le personnage principal autour duquel ne cesse de se développer une intrigue d’abord classique puis nourrie de rebondissements inattendus.

Le protagoniste, directeur dans le domaine de l’aéronautique, occupe le devant de la scène dans deux chapitres qui suivent. Une sorte de quotidienneté caractérise de cette manière la vie de quelques personnages un peu stéréotypés en une sorte de satire parodique de la société française de ce siècle, un peu monotone et pas forcément intéressante. Et puis tout d’un coup, c’est le drame social qui surgit par le truchement des attentats de novembre 2015 que le personnage principal vit en direct. Et ensuite, il y a ce voyage qui lui fait traverser la France pour lui faire vivre la tuerie de Nice… Il en réchappera comme beaucoup de quidams, mais comme beaucoup de Français sa mémoire en sera marquée à vie.

Toutefois, il trouve sa contrepartie dans cette rencontre avec un oncle lointain à l’aéroport Charles de Gaulle qui l’a invité pour un voyage d’exception vers les tropiques. D’abord ordinaire et caractérisé par une escale et une rencontre en Inde, ce dernier se métamorphose en robinsonnade… pour devenir une aventure humaine hors du commun qui se révèle prétexte à dépayser le lectorat dans l’hyper-sensorialité de cet entrelacs des possibles où postures et paysages se croisent à la rencontre de personnages venus d’une autre époque, comme un écho au titre du roman. Loin à ce stade de la narration d’être ancré dans le réel d’une société contemporaine – comme au début – ce roman déroute, surprend et fascine.

 

Ludwig Jünger, Avril 2022

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Toute ressemblance d’un personnage dans ce roman avec un particulier, une personne physique serait purement fortuite. N’y sont citées par ailleurs que des célébrités.

 

 

 

 

 

Chapitre I

Place de l’Agora

 

 

 

Je m’appelle Samuel. Je vis en banlieue parisienne, dans le sud-est de la région Ile-de-France. Mon studio se situe à Évry, dans l’Essonne, pas très loin de la place de l’Agora, là où il y a le centre commercial Évry 2. J’y vais souvent, dans cette aire marchande, un peu après midi quand j’ai terminé mon job à mi-temps. Nous sommes en 2013, deux trois jours après l’avènement du printemps. Je me souviens encore de cette vidéo que j’ai regardée il y a deux ans, quand j’étais en première année de DEUG à l’Université. On y voyait un colonel espagnol s’exprimer à la télé avant une tentative de putsch et il faisait notamment remarquer que les amandiers fleurissent au printemps. Pour la petite histoire, il faut savoir qu’il s’agissait d’Antonio Tejero Molina (né en 1932, à Alhaurín el Grande,province de Malaga). C’était un ancien colonel de la Garde civileespagnole, nostalgique du régime franquiste. Il fut un des principaux organisateurs de la tentative de coup d’Étatdu 23février1981, connue en Espagne sous le nom de 23-F.

 

Bon. Mais pour revenir à mon époque, je me rapproche du centre commercial, deux jours après l’avènement du printemps 2013. Sur cette place de l’Agora, juste un peu avant l’entrée, il y a un restaurant turc sur la gauche. Parfois, j’y déjeune. J’ai l’habitude d’y manger un kebab, « avec de la harissa s’il vous plaît », dis-je toujours au chef turc qui me sert. Il faut dire qu’avec cette sauce pimentée, c’est tellement délicieux. Bon, voilà ; je viens de franchir la porte d’entrée vitrée d’Évry 2. En bas à droite, porte battante de droite, le verre est plus ou moins brisé, en tout cas il a été fragmenté… il est très abîmé. Franchement, cela ne donne pas une bonne impression. On ne se sent plus trop en sécurité. Maintenant, je déambule dans l’allée. Sur la gauche, j’y vois une boutique qui s’appelle « Maisons du Monde ». Cela me remémore une publicité que j’ai vue récemment à la télévision. On y disait : « Vous avez le droit d’aimer les gangsters… »

 

Me voici alors après avoir tourné à gauche au pied d’un gigantesque escalier roulant qui conduit au premier étage de ce centre commercial. Je l’emprunte puis reprends ma déambulation dans les allées de la galerie marchande. Je flâne avec nonchalance. J’observe les devantures, les vitrines ; j’avance beaucoup plus lentement. Tout d’un coup, je tombe sur la Fnac. Tiens, ça tombe bien… j’aime bien aller à la Fnac. Bon alors je pousse la porte d’entrée, me fais contrôler par un vigile puis me dirige vers le rayon « livres, BD, Ebooks, papeterie ». Je cherche sans chercher. Et alors me voici devant une pile d’exemplaires du roman de Michel Houellebecq qui a reçu le prix Goncourt en 2010… Vous savez : La carte et le territoire. Quand il a reçu ce fameux prix, ayant plusieurs fois échoué à remporter ce prix pour lequel il avait déjà été pressenti, Michel Houellebecq a déclaré : « [Maintenant que j’ai le Goncourt], on ne se demandera pas si je vais avoir le Goncourt ou non la prochaine fois, ce sera moins de pression, plus de liberté, même si j’ai toujours été assez libre ».

 

C’est vrai qu’il y en a des livres dans ce rayon de la Fnac. Je sonde les étagères. Tout d’un coup, je tombe sur un bestseller canadien datant de 2009 : Too Much Happiness. Il a été traduit en français cette année, c’est-à-dire en 2013sous le titre Trop de bonheur (L’Olivier). Alice Munro est née à Wingham, petite ville du comté de Huron, sur la rive sud-est du lac Hurondans l’Ontario. Son père dirigeait un élevage (de renards ou de visons), sa mère était institutrice. Elle publie sa première nouvelle en 1950, alors qu’elle est étudiante à l’University of Western Ontarioet gagne sa vie en travaillant comme serveuse ou bibliothécaire. Elle quitte l’université en 1951 pour épouser James Munro et s’installer avec lui à Vancouver, en Colombie-Britannique. Le couple tient une librairie à Victoriaà partir de 1963 et a quatre filles (dont la deuxième meurt à sa naissance).

 

C’est en 1968 qu’elle publie son premier recueil de nouvelles, La Danse des ombres heureuses, qui obtient le prix du Gouverneur général, la plus haute distinction littéraire canadienne. Suit Lives of Girls and Women (son unique roman) en 1971. Divorcée en 1972, Alice Munro repart pour l’Ontario où elle épouse en 1976 le géographe Gerald Fremlin, mort en avril 2013, et vit depuis à Clinton, non loin de sa ville natale. Elle se fait alors connaître d’un large public grâce à la publication de ses nouvelles dans des magazines comme The New Yorkeret The Atlantic Monthly.Je sais que son style littéraire a souvent été comparé à celui d’Anton Tchekhovpour sa profondeur, son art de la description et sa manière de mettre l’intrigue au second plan afin de privilégier l’étude psychologique des personnages.

 

Ce que j’aime bien dans Too Much Happiness, c’est la notion. En effet, à force de voir le verre à moitié vide, notre récit de la réalité sombre dans un certain négativisme, susceptible de brider notre propension au bonheur. Méthode originale, la psychologie narrative propose de réorienter notre discours intérieur, et d’opter pour des interprétations favorables. Après le cours d’avant-hier à 14 h, j’avais très certainement dans la tête les clés d’un nouvel art de vivre avec le psychologue Yves-Alexandre Thalmann. Ce médecin a d’abord étudié les sciences naturelles à l’Université de Fribourg. Il obtient un doctorat en physique des particules en 1997. Il réalise bien vite que sa formation ne lui est d’aucune utilité pour affronter les difficultés relationnelles qu’il rencontre. C’est alors qu’il s’intéresse au domaine de la communication, qui devient rapidement une passion. Ce cheminement l’amène à étudier en France, en Belgique, puis au Québec, où il passe plus d’une année. Au bénéfice d’une licence en psychologie obtenue en 2000 à l’Université de Fribourg, il exerce actuellement en Suisse Romande comme formateur et conférencier dans le domaine des compétences interpersonnelles. Auteur de plusieurs ouvrages, il enseigne également la psychologie.

 

 

Le coup de fil d’un ami, une réflexion de l’être aimé, un voyage annulé, et voilà notre cerveau, qui se met à trier, ordonner, classer, regrouper… D’après le psychologue Yves-Alexandre Thalmann, « cet agencement des événements de notre vie prend la forme d’un ensemble d’histoires que nous nous racontons et qui habillent le monde dans lequel nous vivons ». La question se pose alors : et si, en définitive, le bonheur résultait de la façon dont nous nous racontons nos histoires ?

 

Cette pratique repose sur une prise de conscience, soit celle que le monde tel que je le pense n’est pas tel que je le vis. Le travestissement de la réalité est incessant. Il y a d’un côté la réalité des faits et de l’autre, l’idée que je m’en fais, soit ma représentation, comme nous l’a dit avant-hier notre professeur à propos de la pensée d’Yves-Alexandre Thalmann. Avec notre cerveau, nous passons notre temps à organiser les liens de cause à effet de façon que ça prenne une signification à nos yeux. On se raconte des histoires, en interprétant ! Or, selon le psychologue, « la manière dont nous appréhendons les choses détermine davantage notre qualité de vie que les événements eux-mêmes ». À ce titre, nos représentations mentales ont donc la capacité de nous procurer une vie plus agréable.

 

Le choix de porter notre attention sur le verre à moitié plein, plutôt qu’à moitié vide, nous appartient ! La psychologie narrative ne repose pas tant sur le déni d’une forme de réalité « dite négative », mais bien sur notre décision de choisir une version qui peut contribuer à notre épanouissement. Alors pourquoi choisissons-nous telle trame plutôt qu’une autre ? Du point de vue des thérapies cognitives, penser négatif demande moins d’effort, cela est plus « automatique ». Par exemple, quand on se réveille en pleine nuit, avec des difficultés à se rendormir, les pensées qui nous traversent sont davantage teintées d’anxiété que de joie... « Certains faisceaux d’indices montrent que si on ne dirige pas consciemment notre attention, le mental est porté vers de l’anxiété », soutient Yves-Alexandre Thalmann.

 

A contrario, quand on est tout entier focalisé dans une activité, les pensées anxieuses sont comme mises à l’écart. Comme l’affirme le professeur de psychologie américano-hongrois Mihaly Csikszentmihaly, dont le prof nous a parlé avant-hier, il faut comprendre que notre capacité à vivre mieux dépend de notre engagement total dans une activité sans en être distrait. Focaliser son attention, c’est la clé, à commencer par nos pensées. En mettant de la conscience dans le choix de nos pensées, il est possible alors d’apprendre à scénariser nos histoires à notre avantage.

 

Découvrir que nous pourrions être davantage épanouis en modifiant notre regard sur les choses est un premier pas. Mais concrètement comment faut-il s’y prendre pour transformer nos interprétations ?

 

Nous sommes traversés par un certain nombre de pensées automatiques, c’est-à-dire que nous n’avons pas volontairement choisies. Par exemple, face à un événement du type « Mon chef ne m’a pas adressé la parole », vous pouvez être traversé par l’idée qu’il vous en veut, que vous avez dû faire une bourde ! La psychologie narrative propose ainsi la pratique des pensées alternatives. Il s’agit alors d’une autre façon de donner du sens aux événements, tout aussi plausible que les pensées automatiques, mais choisies pour leur connotation optimiste. Et notre professeur de donner un exemple : « Il a peut-être mal dormi. Il est peut-être contrarié ! » Appliqué régulièrement, cet adage permet de rôder de nouvelles habitudes de pensées.

 

Il y a une multitude de versions possibles prenant appui sur les mêmes faits. Certains points de vue débouchent sur des émotions tristes alors que d’autres contribuent à nous rendre joyeux. Ce que nous choisissons comme point de comparaison est crucial pour notre bonheur... Une étude réalisée sur les podiums olympiques a montré que les médaillés de bronze semblaient plus heureux que les médaillés d’argent. Pourquoi ? Les deuxièmes se comparent aux premiers et sont déçus, alors que les troisièmes sont contents d’être sur le podium... Comparer ce que nous vivons à un idéal illusoire, autour du « si seulement », ou à d’autres qui réussissent mieux que nous est un moyen éprouvé pour éroder notre bonheur. Essayons plutôt de comparer à notre avantage.

 

Après toutes ces pensées vagabondes compilées et synthétisées par ma voix intérieure, je feuillette cet ouvrage d’Alice Munro. Too Much Happiness s’avère être un recueil de nouvelles superbes écrites par un des auteurs les plus chéris et admirés du Canada, à savoir la gagnante de « l’Homme 2009 Booker Prix International ». Dans la première nouvelle, une jeune femme et une mère éprouvent la douleur insupportable de perdre trois enfants de la manière la plus surprenante. Dans une autre, une jeune femme, à la suite d’une séduction inhabituelle et humiliante, réagit avec tact et intelligence, d’une manière excellente. D’autres nouvelles vont me faire découvrir « les séquelles profondes » d’un mariage, la cruauté non soupçonnée d’enfants… On peut y lire aussi comment le visage défiguré d’un garçon fournit plus de bonnes choses dans sa vie que le mauvais sort. Et dans la longue nouvelle au titre éponyme, le lecteur chevronné que je suis va accompagner au XIXe siècle Sophia Kovalevsky, émigrée russe, et un mathématicien dans un voyage d’hiver en Allemagne.

 

 

 

 

 

Chapitre II

Monotonie

 

 

 

« Allo ? Al… Euh ! Monsieur Werther ?

— Oui, bonjour ! Je vous téléphone bien sûr à propos de notre projet.

— Bien ! Vous êtes intéressé, n’est-ce pas ?

— Oh ! Vous savez…

— Comment ? Vous n’avez pas…

— Écoutez, je suis désolé : ma réponse est non.

— Ah bon !

— Certains membres du Conseil d’Administration ont examiné le projet. Ils s’y refusent. Quant à moi, je suis peu enthousiasmé. Vous savez… le coût est élevé…

— Certainement… mais nos deux sociétés avaient étudié la question sérieusement. Notre avion, avec ses ailes aérodynamiques, ses moyens techniques d’une haute fiabilité, est révolutionnaire. Ne percevez-vous point l’intérêt qu’il va susciter dans le monde entier du fait de son avancée technologique, l’enthousiasme que…

— Je sais… Je sais tout cela. Mais ceci ne dépend pas entièrement de nous. Mon Conseil d’Administration – et c’est une vérité d’ordre général – est surtout influencé par les milieux…

— … financiers… c’est cela ; je comprends.

— Exactement : la plupart des établissements bancaires auxquels j’ai demandé des crédits pour le lancement de l’affaire cherchent des moyens de diversion. Et sans nous dire ouvertement ce qu’ils pensent, ils nous le font entrevoir. Bref, ils s’y refusent catégoriquement. C’est risqué, vous comprenez. Et en ces temps de crise… rappelez-vous la crise financière mondiale de 2008 : cela risque de recommencer d’ici quelques années… Vous comprenez notre point de vue, Monsieur Léviglois ?

— Je comprends. Je suis déçu, c’est tout. Bon, que ceci ne trouble pas notre collaboration !

— Mais nullement ! Et puis de toute manière nous…

— Oui… nous y perdrions beaucoup.

— C’est cela même ! Allez ! Au plaisir, cher ami !

— Vous de même ! »

 

Léviglois fuma avec un rien d’amertume sa dernière cigarette. C’était bien regrettable, en effet. Le Président Directeur Général de l’Aerogaltic plaçait tant d’espoir dans ce projet… Un marché entier pouvait s’offrir à eux : des industriels, des compagnies aériennes, des milliardaires peut-être. Ces heurts, ces déceptions participaient de la vie du chef d’entreprise qu’il était. Il fallait louvoyer tant bien que mal dans cette jungle d’intérêts personnels, de rêves jaloux et ambitieux qui vous étreignent et se resserrent sur vous tel un étau au fur et à mesure que vous gravissez les échelons de la hiérarchie. Et vous vous sentez seul, seul surtout. Il se replongea avec lassitude dans le foisonnement d’épais dossiers qui rompaient sans parcimonie la monotonie brunâtre de la table vernie. Une voix lente au timbre agréable interrompit son geste : elle rompait également la monotonie.

 

« Monsieur Léviglois ? » : c’était sa secrétaire. Le tapotement horripilant de la machine à écrire avait cessé sa litanie. Un rayon de soleil vint zébrer le rideau couleur saumon qui voilait de haut en bas la large fenêtre encastrée dans le mur de gauche. « J’ai un message important pour vous : un télégramme du Japon.

— Ah ! Je ne puis m’en occuper aujourd’hui. Veuillez dire à mon Adjoint de s’acquitter de cette tâche. Il s’agit d’une commande pour l’un de nos derniers modèles. »

 

 

Mademoiselle Thomas aimait bien son patron, avec sa coupe de cheveux bruns en brosse qui mettait en valeur son front haut, au-dessus de ses yeux noirs et perçants. Il donnait toujours une explication à telle ou telle lettre et elle éprouvait un réel plaisir à être quelqu’un dans cette entreprise de deux mille salariés. Ce PDG de l’Aerogaltic, Jacques Léviglois, avait beaucoup de travail : en ce sens, il était l’exact contraire d’un fonctionnaire des services sociaux, par exemple. Ainsi, il lui était sans cesse nécessaire de répondre à tel ou tel appel téléphonique, d’entretenir un pénible, mais obligatoire dialogue social avec des délégués syndicaux souvent mal éduqués et étroits d’esprit. Il lui fallait aussi souvent travailler avec le Directeur Administratif et Financier de cette entreprise.

 

Mademoiselle Thomas, qui était déjà à son service depuis plus de cinq ans, connaissait son âge bien sûr (assez jeune, environ trente-cinq ans), mais savait aussi qu’il était célibataire : peut-être justement parce que son travail ne lui laissait que peu de loisirs. Et à cet égard, le côtoyant tous les jours ouvrés, elle éprouvait une certaine affection pour lui… Néanmoins, dans le cours de la trentaine, on traverse un cap décisif de la vie ; c’est pourquoi elle redoutait les moments où il était de mauvaise humeur. Ces jours-là, il avait dû licencier ou perdre un client. Elle se prit à admirer suivant une vue panoramique le jardin et les espaces verts qui entouraient ce bloc de béton principal : cela la faisait rêver, à certaines heures de la journée ; elle repensait alors au Parc Monceau, dans le VIIIe arrondissement de Paris, pas très loin du quartier où elle habitait quand elle faisait ses études.

 

Soudain, Jacques Léviglois l’interpella, la faisant tout d’un coup sortir de son rêve éveillé : « Mademoiselle ! Veuillez dactylographier cette lettre. Mais… Vous êtes toute pâle ! Vous n’allez pas très bien en ce moment…

— Oh ! Le mauvais cap de mes vingt-neuf ans est passé… Vous savez peut-être que j’ai perdu mon grand-père récemment…

— Je vous prie de m’excuser, Mademoiselle. Je ne savais pas : vous auriez dû m’en parler quoique je ne souhaite pas m’ingérer dans la vie privée d’autrui… mais je vous aurais donné moins de travail !

— Oh ! La vie a du bon et du mauvais. La mort est une étape de la vie, l’ultime pour certains, celle qui précède la résurrection pour d’autres. Pour la plupart, c’est une fatalité…

— Il n’y a pas de fatalité, Mademoiselle. Bon, pour cette lettre, si…

— Monsieur le Président Directeur Général, veuillez dicter votre texte !

— Bien… Alors… bon, je vous laisserai le soin de l’en-tête : Monsieur le Secrétaire d’État, j’ai reçu avec plaisir votre invitation pour le déjeuner du mardi de la rentrée prochaine, soit dans septante jours. J’y serai bien entendu présent, comme mes collègues de l’Aéronautique, j’espère. Je vous en remercie. Veuillez croire en mon dévouement. Veuillez agréer l’expression de ma considération respectueuse. Signé : Monsieur Jacques Léviglois, PDG de l’Areogaltic. Hum ! Voilà, je signe. Bien, c’est tout ?

— C’est tout. »

 

Ils reprirent leur travail. Lui continua de signer ; quant à elle, elle s’échappa avec une grâce proprement féminine vers son bureau particulier, attenant au bureau directorial. Il s’installa dans la profondeur agréable et envoûtante de son fauteuil de cuir noir. Il réservait généralement ce genre de siège aux clients avec lesquels il avait un entretien. Ainsi, toute agressivité naturelle disparaissait pour faire place à ce que l’on appelle la cordialité. Sa main se leva un court instant des piles de dossiers administratifs pour aller retenir un éternuement. Il regarda au-dehors, par la large baie vitrée qui donnait sur des bâtiments uniformément gris, aux toits faits de tôle ondulée : les ateliers. Une sirène retentit soudain. Probablement les pompiers. Un témoin oculaire aurait alors pu discerner une petite larme sur ce visage déjà creusé de deux rides un peu austères. Puis le calme revint. Comme l’écrivait Guillaume Apollinaire, « Viennela nuit, sonne l’heure. Les jours s’en vont, je demeure. » Le téléphone intérieur s’agita et tel un nourrisson apaisé, se laissa toucher sans murmure.

 

« Allo ?

— Ici le standard. Monsieur le directeur, deux délégués syndicaux veulent vous parler.

— Ah ! Bien. Qu’ils entrent ! »

Quelques instants plus tard, le portier grincheux de l’immeuble directorial leur ouvrait la porte vénérable. Deux têtes brunies apparurent dans l’encadrement. On ne savait trop si leurs visages étaient hâlés par la fumée des ateliers ou quelques rayons de soleil bien placés.

 

« Bonjour, Monsieur le Directeur !

— Prenez donc place, Messieurs. Je sais pourquoi vous êtes venus. C’est au sujet des augmentations, n’est-ce pas ? Je suis navré. Vous avez certainement pris connaissance de ma note d’information : les augmentations de salaire seront retardées de trois mois. Je prends conscience de ce que cela représente pour vous, mais je ne veux pas provoquer un quelconque déficit ; d’ailleurs, mon DAF s’y opposerait : il en va de l’entreprise… Une organisation telle que la nôtre – fut-elle importante – n’a rien à voir avec un État comme la France qui lui demeure pour l’instant en mesure de supporter une dette publique colossale : 2 500 milliards d’Euros soient près de 80 000 euros par ménage !

— Nous comprenons, Monsieur le Directeur. Toutefois, nous devons prendre en compte les exigences de certains de nos adhérents. C’est pourquoi nous déposons un préavis de grève pour une journée, dans trois semaines.

— Bon, c’est votre droit ! Manifestez donc, mais tranquillement. Que l’occupation des locaux n’empêche pas de travailler celles et ceux de nos collègues qui le veulent. Sinon, je serai intransigeant. Tout débordement ou tout incident provoqués par qui que ce soit d’entre vous seront sanctionnés. Ce serait regrettable pour l’entreprise… et pour vous. » Il acheva par un soupir. Les deux délégués prirent congé. N’avait-il pas été un peu rude ? Non, il devait être ferme. Il ne tenait pas à être la proie d’un conflit social.

 

Il poursuivit son travail. L’entreprise perdit peu à peu de son activité. À la sonnerie stridente répondaient en écho, de ci de là, les soupirs ou les éternels « fini journée ! » Puis tels des insectes attirés par l’extérieur, les employés de l’Aérogaltic s’agglutinaient devant la grille comme si celle-là recelait quelque charme mystique. Les locaux s’emplirent de la torpeur du silence ; Jacques Léviglois se leva. Le soleil ne tarderait pas à se coucher, puis à disparaître au firmament. Il prit sa mallette grisâtre puis sortit. Il descendit avec agilité les marches de l’escalier de marbre et leurs inévitables mégots de cigarettes, puis traversa les différents couloirs du rez-de-chaussée, répondant aux salutations de quelques rares employés demeurant encore, et enfin se lâcha à l’air libre.

 

Il s’installa dans son véhicule spacieux et confortable à souhait, puis mit en route le transistor : des gestes habituels, presque mécaniques… Des parasites perturbaient la recherche de la fréquence. Tout en conduisant d’une main, il fit tourner le bouton. La voix habituelle du speaker se fit entendre : « Bonsoir. Les titres du journal. Les vacances, c’est pour bientôt ! Le conflit de la sidérurgie prend de l’ampleur. Le Président des États-Unis d’Amérique a expliqué sa politique économique. Un coup d’État, le sixième en deux ans, a eu lieu en Afrique. L’équipe de rugby de Nouvelle… » Il appuya sur la touche d’arrêt et pressa son pied sur l’accélérateur. La voiture à l’allure prestigieuse se perdit dans le dédale des rues anonymes, bordées de maisons anonymes habitées par des anonymes.

 

 

 

 

 

Chapitre III

Un point sur la carte

 

 

 

L’aube naissante souleva un pan de la robe nocturne. Une chouette hulula. Un premier rayon de soleil s’immisça avec timidité, sembla hésiter quelques secondes puis persista. C’était la fin de l’automne. Les jours se faisaient plus courts. Ils arrivaient plus tard ; ils repartaient plus tôt. Personne n’était encore dans la rue, sinon quelque veilleur de nuit ou médecin qui revenait d’un labeur nocturne ou d’une visite médicale imprévue. Les grands pavillons se blottissaient encore à l’abri des allées de cyprès et de mélèzes aux troncs biscornus. En retrait, derrière un bloc d’arbres géants, une propriété plus majestueuse que les autres semblait s’éveiller avant toute la ville. Un énorme Saint-Bernard était assoupi à quelques mètres de la grille en fer forgé ; il aboya doucement puis s’approcha de la bâtisse. Son maître n’allait pas tarder à s’éveiller… Il lui donnerait un os à moelle et de l’eau fraîche.

 

Il se dressa brusquement sur son séant. Il sortait d’un rêve étrange dont il n’avait même pas le moindre souvenir. Il s’étira pour atteindre le réveil, sur la commode en bois d’ébène. Tiens ! Il avait oublié de le remonter. Il se leva lentement : que lui importait l’heure ? Il tira tout de même machinalement sa monte en or de son gousset. Il lut l’heure, la relut. Il n’était que quatre heures ; il était en avance. Une odeur de terre mouillée effleura ses narines lorsqu’il ouvrit la baie vitrée du séjour. Il avait dû pleuvoir. Pourtant, il n’avait rien entendu. Il enfila sa chemise rayée, caressa la large cicatrice que lui avait donnée en souvenir un match de rugby particulièrement féroce et serra son nœud de cravate. Il descendit l’escalier, traversa le corridor et aboutit à une vaste pièce décorée d’authentiques tableaux (réceptions obligent). Il ouvrit la porte fermée d’un double verrou, caressa son chien, lui servit un copieux repas et dit, comme pour troubler le silence : « Tiens, mon brave, mange ! Moi, je n’ai pas encore faim. Je vais aller m’asseoir. »

 

Il négligea avec ostentation le fauteuil Louis XIII pour aller s’affaisser sur un canapé Régence. Alors, lentement, il alluma une cigarette et sembla prendre plaisir à regarder la fumée apparaître. Puis il tira une première bouffée avec volupté. Il s’abandonnait quelquefois à cette rare détente. Aidé par le calme qui baignait un tel havre de paix, il repensa au mois de vacances qu’il prendrait. Rêveusement, presque avec béatitude, il s’étira puis écrasa brusquement le mégot encore incandescent dans le cendrier. Il ouvrit un tiroir et après une rapide recherche en sortit une carte géographique. Le bleu qui s’y étendait devait être un océan. Et, se montrant du doigt à lui-même un point perdu dans la monotonie bleuâtre, il rangea le précieux document, happa un croissant, tapa amicalement sa bête puis verrouilla la porte blindée avec un soin avare.

 

 

Monsieur le Président Directeur Général de l’Aerogaltic mit le moteur en marche et se plut à conduire son élégante voiture de sport dans les allées encore désertes de ce quartier résidentiel dont les demeures dormaient encore. Un rayon de soleil traversa le pare-brise et vint caresser ses joues. Le soleil… il n’y en avait plus pour longtemps : il allait bientôt être en vacances. Les feuilles mortes de l’automne finissant craquaient sous les roues de la voiture tandis que des pigeons s’éparpillaient à leur approche. Le majestueux véhicule fit son entrée dans la cour réservée à la direction et, mallette au poing, une silhouette habituelle, énergique, en sortit : celle d’une trentaine alerte et svelte. Il salua le concierge, parcourut l’allée bordée de gazon et parvint avec prestance à son bureau.

 

« Bonjour Mademoiselle Thomas. Déjà là ? Alors, beaucoup de dossiers aujourd’hui ?

— Bonjour, Monsieur le Directeur ! Pas tellement, une quinzaine…

— Ah ! Si ce n’est que cela…

— Euh… Votre adjoint voudrait vous voir dans une heure : c’est pour les Japonais ; l’affaire deviendrait intéressante.

— Très bien ! Ce sera dans une demi-heure ! Excusez-moi, on téléphone. Allo ? Oui… Ah ! Hum… C’est vrai ? Vous avez les fonds ? Vous leur avez fait changer d’avis ? Quelle aubaine ! Je suis vraiment content. Vous voyez : rien n’est jamais perdu et… oui, c’est cela, nous nous retrouverons donc à la rentrée prochaine ! Comment ? Si j’y serai ? Bien sûr ! Allez, au plaisir ! C’est cela, vous de même ! »

 

Et Jacques Léviglois de se tourner vers sa secrétaire : « Bonne nouvelle : l’avion décollera un jour ! Les Japonais s’intéressent à nous. Pourtant, cette palinodie est bizarre… Enfin, ce n’est pas le plus important. Mais ne soyons pas trop victorieux ! On ne sait jamais quelle est l’embûche qui se trouve à l’affût, au bout du chemin ! N’est-ce pas, Mademoiselle Thomas ? Tiens… elle a dû se rendre dans son bureau pour y dactylographier les lettres que je lui ai demandées…

— Vous m’avez appelée, Monsieur le Directeur ?

— Euh ! Non… enfin, oui. Faites donc venir Monsieur Dérubert : nous allons reprendre le travail sur le marché japonais.

— Bien, Monsieur le Directeur. »

 

Léviglois attendit son Adjoint avec nervosité : toujours en retard, ce Dérubert ! Mais c’était un fidèle collaborateur ; il possédait un esprit de synthèse remarquable. Après un interminable quart d’heure, le visage froid aux tempes grisonnantes de Robert Dérubert apparut ; son expression était presque glaciale. Il laissa échapper une esquisse de sourire pour excuser son retard puis s’assit, impavide, sur un fauteuil. La voix du Directeur était sèche : « Alors, monsieur Dérubert ! Est-ce que vous nous ouvrez un nouveau marché ou pas ?

— J’ai donc reçu un e-mail d’une compagnie japonaise. Elle est intéressée par l’achat de huit appareils de notre tout dernier modèle.

— Oui, le Phénix…

— C’est cela même.

— Parfait, c’est plus rentable pour nous. Devrons-nous négocier ?

— Oui, dans un mois et demi nous serons à Tokyo. Mais il y a une ombre.

— Comme toujours.

— Oui. En effet, une société anglo-américaine a été contactée.

— Bien. Donc, ce sera eux ou nous. D’accord ; développez dès maintenant les procédures en vue d’une éventuelle fabrication. Contactez nos sous-traitants.

— Très bien, au revoir.

— Euh ? Dérubert ? Vous savez que je ne pars en vacances qu’en 2016 pour plus de deux mois.

— Oui, je sais.

— Parfait. J’ai confiance en vous.

— Serait-il indiscret…

— De me demander où je vais ? Mais non, voyons ! J’aurai rendez-vous à Calcutta avec un vieil ami d’enfance. Nous nous connaissons depuis l’école maternelle ! De là-bas, nous partirons pour l’île de Kiribati, en plein cœur du Pacifique.

— Mais autour, ce sont des atolls perdus !

— Oui, c’est pour cette raison que je désire m’y rendre. J’aime la solitude. J’aime les mouettes. J’aime la mer… surtout la mer.

— Je vous comprends. Moi, c’est plutôt la montagne. »

 

C’était la première fois que son Adjoint se laissait aller à des confidences. Il semblait plus serein ces temps-ci. Peut-être s’était-il réconcilié avec Paméla, une ancienne camarade de « Centrale » dont il était tombé éperdument amoureux. Il mit un terme à ses pensées pour poser une ultime question à son collaborateur : « Quelque chose de particulier à ajouter ?

— Oui… il y aura une grève vendredi.

— Je suis au courant. Je ferai assurer l’Ordre par le service de sécurité. Et si besoin est…

— Il n’y aura pas de “si besoin est”. Montrez-vous le moins possible. Je ne veux pas de heurts : sachez que les revendications de ces employés sont légitimes.

— Bien… Bien ! »

 

Dérubert dit ces « Biens » comme à regret. Il connaissait la réputation de dur de son adjoint. Certains se plaisaient même à le surnommer « le matraqueur ». Mais c’était un remarquable collaborateur… et cetera, et cetera. Lorsqu’il entendit la porte de bois massif se refermer, il s’attaqua avec résolution à la dernière pile de dossiers de la mi-décembre 2014. Il savait déjà qu’il y en aurait encore beaucoup comme celles-là, sans discontinuité, pendant un an et demi… jusqu’à l’été 2016. Après, ce serait l’évasion, le départ pour l’inconnu. Qu’allait-il faire dans le Pacifique sud alors que sa Bretagne natale l’attendait ? Cela avait commencé par une lubie, un rêve étrange...

 

 

 

 

 

Chapitre IV

10, Rue Nicolas-Appert

 

 

 

7 janvier 2015 à 9 h, dans le onzième arrondissement de Paris : les portes de l’immeuble où est implanté le magazine