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Un camion accidenté en Guinée-Bissau, des aventuriers présents par un étrange coup du destin, et un bébé, miraculeusement sauvé alors qu’il gisait sous le corps inerte de sa mère… Cette enfant, surnommée "Tic-Tac" en hommage à sa survie inespérée, grandit avec ce souvenir gravé en elle. Des années plus tard, poussée par un irrépressible besoin de comprendre ses origines et de retrouver ceux qui lui ont sauvé la vie, Tic-Tac entame une quête à travers trois continents : l’Afrique, l’Amérique du Sud et l’Europe. Une aventure où se mêlent mystères, rencontres inattendues et révélations bouleversantes.
À PROPOS DES AUTEURS
Pierre Maes, ethnologue et aventurier, et
Christine Allix, journaliste, biographe et écrivaine, partagent une quête commune : celle de la découverte de l’autre et des parcours initiatiques. Tandis que
Pierre Maes explore les cultures, animé par un idéal de partage,
Christine Allix s’intéresse aux transformations personnelles et spirituelles. Son conte, Lipuce, la luciole et le géant d’argile, incarne cette fascination pour les chemins de vie. Ensemble, leurs démarches contribuent à l’édification d’un monde meilleur.
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Seitenzahl: 198
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Pierre Maes & Christine Allix
Tic-Tac
Roman
© Lys Bleu Éditions – Pierre Maes & Christine Allix
ISBN : 979-10-422-4658-7
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Fula Mori, un village de quelques cases en torchis en pleine brousse, à quelques kilomètres de la frontière entre la Guinée-Bissau et la Guinée. Il est 10 heures du matin. Les hommes sont partis aux champs. Des enfants nus comme des vers grouillent dans une cacophonie de cris et de rires. Armées de bois compacts, deux femmes pilent le mil en cadence.
Assis sous l’immense flamboyant qui trône au milieu de la place, à même la terre rouge typique d’Afrique, trois hommes palabrent.
L’un, Diallo, est le chef du village, mais aussi douanier, flic et juge. C’est également le propriétaire du seul groupe électrogène du lieu, ce qui lui confère une autorité particulière.
Les deux autres, Bouba et Polo, deux toubabs originaires du Congo belge, ont racheté le commerce d’un Libanais qui, pour avoir essayé de truander le gouvernement avec une livraison factice de 12 500 tonnes de riz, s’est retrouvé en prison.
Au centre des débats, des camions chargés de vingt tonnes de marchandises bloqués dans le village depuis six mois et la dernière rébellion interne. Les discussions vont bon train.
Bouba, en aventurier averti, mène les négociations sous le regard attentif de son cousin.
Calot blanc sur son crâne rasé et djellaba tout aussi blanche, le chef du village écoute, impassible, les arguments de son interlocuteur. Les palabres ne font que commencer. Les deux toubabs le savent, ils peuvent durer des heures. Et ils auraient duré si un enfant affolé n’était venu interrompre brutalement cet échange.
— Un accident ! Vite, il y a eu un accident ! Un camion s’est retourné !
Aux cris de l’enfant, le chef se lève d’un bond.
— On y va tout de suite !
Puis il se tourne vers Bouba et, sans autre forme de procès, lui annonce :
— Je réquisitionne ta voiture !
Bouba n’a pas pour habitude de se laisser faire. Surtout quand il s’agit de son bon vieux Toyota !
— Toi, tu ne touches à rien ! Montez, on vous y amène !
Bouba et Polo dans la cabine, le maire et deux ou trois hommes du village à l’arrière, le pick-up prend la route. Enfin, la piste ! Une de ces bonnes vieilles pistes africaines défoncées où atteindre les 30 km/h relève de l’exploit !
Trois kilomètres et de nombreuses ornières plus tard, la troupe arrive sur place. Le spectacle fait peine à voir.
Le camion, chargé jusqu’à la gueule de poisson séché, a roulé-boulé jusqu’en bas d’un ravin. D’en haut, on ne voit plus que ses roues.
De passagers, pas de traces visuelles. Le poisson séché étant volumineux, mais pas lourd, ils doivent pourtant bien être une vingtaine quelque part sous le camion. Des gémissements sporadiques laissent espérer des survivants. Tout le monde s’active pour les sortir de là. Beaucoup sont à l’agonie, avec des jambes dans des positions jamais vues jusque-là, quand elles n’ont pas été arrachées ou sectionnées.
Le lieu, désert quelques minutes auparavant, grouille maintenant d’hommes, de femmes et d’enfants qui sortent de partout. Et qui, sans même un regard pour les blessés, fouillent la marchandise et les poches des cadavres. Celui qui n’a qu’un bras cassé a peut-être une chance de le voir réparé un jour, mais celui qui souffre d’une hémorragie interne n’a aucune chance de survie !
Pour qui connaît l’Afrique, le spectacle n’a rien d’étonnant. La survie d’abord ! Loi de la brousse. Impitoyable et inhumaine au vu d’un œil occidental. Les premiers secours ne seront dispensés que bien plus tard, en fin d’après-midi. Pour ceux qui respireront encore.
Au milieu de ce carnage général, Bouba et Polo ne savent que faire. Spectateurs d’abord impuissants, ils décident pourtant de réagir. Ils aident les villageois à remonter les cadavres sur la piste et les chargent dans le pick-up.
Cinq, dix, douze corps s’amoncellent bientôt à l’arrière du Toyota. La chemise de Polo a viré du blanc immaculé au rouge mêlé de sang et de latérite. Les deux hommes, pourtant habitués à la dure vie africaine, sont un peu sonnés. Ils s’apprêtent à s’éloigner quand Polo aperçoit, protégé par le corps d’une femme très corpulente, un bébé… Son sang ne fait qu’un tour. Il saisit le bout de viande par les pieds et lui donne deux claques sur les fesses. Le bébé se met à hurler. Peut-être a-t-il déjà compris qu’il est désormais orphelin… Polo essaye de le calmer. En vain. Une femme intervient et le lui prend des mains.
— Tu diras que moi, je récupère l’enfant ! Et que je le garde !
La femme défait son pagne, jette le gosse dans son dos, remet le pagne et fait un nœud devant. Terminé ! Le bébé a trouvé une terre d’accueil. Il ne pleure plus. Posé à même la peau de cette femme, il a retrouvé contact humain et goût de la vie. Magnifique geste d’adoption. Geste éminemment maternel.
Cette petite fille sera la dernière survivante sortie des tôles. Il est 5 heures de l’après-midi. La benne du pick-up est remplie de cadavres et de gens qui montent dessus sans se soucier de ce qu’ils ont sous les pieds. On ne voit même plus la couleur du 4x4 qui se met en branle.
Le village, quasiment désert le matin, grouille maintenant d’une foule sortie d’on ne sait où. C’est à se demander comment si peu de cases peuvent contenir tant de personnes !
À l’arrivée du convoi, une immense clameur s’élève. Le cri de la mort. Ce cri strident et puissant qui vous hérisse les poils. Bouba et Polo se figent, transcendés par la puissance du cri. Ils sont tous les deux nés en Afrique, mais c’est la première fois qu’ils l’entendent.
En quelques minutes, la nuit s’abat sur le village. Bouba se met alors en quête d’un médecin ou du moins de quelqu’un susceptible de soulager les blessés.
Dans ce pays répertorié comme l’un des plus pauvres au monde, pas moyen de trouver un professionnel digne de ce nom à des kilomètres à la ronde ! Au mieux, on se débrouille avec des traitements naturels, au pire, on meurt à la première alerte ! On l’oriente vers un homme qui, fort d’un stéthoscope craquelé et d’une paire de gants Mapa, s’est décrété infirmier.
— Hé, réveille-toi ! Y’a urgence !
L’homme n’a visiblement pas bu que de l’eau ni fumé que du tabac. Il a beaucoup de mal à émerger. Bouba le bouscule un peu.
— Tu vas te bouger, oui ?
Face au peu de réaction de son interlocuteur, Bouba abandonne. De toute façon, à cette heure, il n’y a plus grand-chose à tenter, juste à espérer que les survivants passeront la nuit.
Le lendemain matin, il prend les choses en main et secoue le supposé infirmier.
— Va chercher des médicaments, du plâtre et des bandages ! Dépêche-toi !
Il lui file un paquet de billets et l’envoie prospecter dans les villages alentour. Pas de temps à perdre si l’on veut réparer les fracassés de la veille !
Au village, la vie a repris son cours. L’accident paraît déjà oublié. S’il n’y avait les corps étendus sur la place du village, on pourrait même croire qu’il ne s’est rien passé. Les rescapés en état de marcher sont déjà repartis. Il faut prévenir les familles pour qu’elles organisent le rapatriement de leurs morts.
Bouba et Polo, dorénavant considérés comme des héros par les villageois, n’ont aucun mal à récupérer leurs camions remplis de marchandises. Mais avant de partir, ils rendent visite à la femme qui a recueilli le bébé.
La petite fille s’appelle désormais Tic-Tac. Comme le bruit de l’horloge qui égrène les secondes. Comme le bruit de la vie qui ne tient qu’à un fil. Comme le temps suspendu au regard d’un toubab qui aperçoit le pied d’un bébé sous un corps de mère.
Peut-être les familles des parents disparus entendront-elles parler de l’accident et viendront-elles récupérer l’enfant… Peut-être, et c’est le plus probable, l’enfant restera-t-il dans sa famille d’adoption…
Bouba et Polo ne le sauront jamais. C’est ce qu’ils pensent à ce moment-là, mais le destin est souvent joueur. Et comme l’a si bien dit Paul Éluard, « Il n’y a pas de hasard, que des rendez-vous »…
Le temps avait passé. Tout le monde à Fula Mori avait oublié l’accident de camion qui avait fait tant de morts. En Afrique, une tragédie en efface une autre. Tout le monde, sauf Tic-Tac et le chef Diallo.
Enfant, et jusqu’à ce qu’elle parte faire ses études à Conakry, dans la Guinée voisine, elle était souvent allée le voir pour qu’il lui raconte encore et encore comment elle avait été sauvée. Dans son village, les palabres étaient réservées aux hommes, mais Tic-Tac avait toujours défié les interdits. Combien de fois était-elle venue discuter avec le chef sous le regard d’abord désapprobateur puis résigné des hommes du village…
Aujourd’hui, Tic-Tac était une belle jeune femme, au regard fier et à l’allure altière.
Son master de droit en poche, elle avait rejoint le Rwanda et le barreau de Kigali. Dans un continent à majorité patriarcale, ce pays l’avait attirée par sa capacité de résilience et le dynamisme de ses femmes. Allez trouver un pays où plus de 60 % des députés et 40 % des chefs d’entreprise sont des femmes ! Et où l’on peut circuler en toute sécurité ! Presque inconcevable dans une Afrique partout à feu et à sang. Et puis le Rwanda connaissait un développement économique envié de tous qui lui offrait de larges perspectives !
Avant de partir, le chef Diallo lui avait fait un cadeau, une pièce de 5 centimes belges en zinc rouillé où l’on distinguait encore le fameux lion emblématique du pays.
— Prends ce talisman et ne t’en sépare jamais, lui avait-il dit. Il te protègera et te donnera le courage d’aller au bout de ta quête. Quand tu seras perdue ou simplement découragée, fais appel à lui. Il te donnera du courage.
Si cette pièce ne la quittait jamais, elle n’avait pas ressenti jusqu’à ce jour le besoin de faire appel à sa force. La vie à Kigali était douce et tranquille. Et elle avait celle, insouciante et frivole, des femmes de son âge.
Ce mardi-là, elle décida de quitter le bureau plus tôt. Le télétravail généralisé après la pandémie de coronavirus présentait quelques avantages dont celui de gérer son temps comme bon lui semblait.
La nuit passée, elle avait rêvé de l’accident qui avait coûté la vie à sa mère, et aux hommes qui l’avaient sortie du camion devenu tas de ferraille. Cette vision l’obsédait. Marcher ne pourrait que lui faire du bien. Déambuler sans but précis, se laisser guider par ses seuls pas, ses seules inspirations du moment…
Pour avoir vécu dans d’autres pays d’Afrique, Tic-Tac était toujours impressionnée par la propreté de Kigali. Pas un papier par terre, pas un trottoir hors d’état, pas une friche. Partout, des maisons soigneusement entretenues, des bâtiments en construction, une circulation dense caractéristique d’une mégalopole en plein développement économique.
Pourtant, aujourd’hui, elle avait besoin de retrouver l’Afrique de son enfance. Sans savoir pourquoi, elle se sentait appelée par la vieille ville. Elle avait envie de renouer avec le « désordre », les commerces ouverts de jour comme de nuit, les gens qui n’avaient d’autre choix que de marcher.
Et puis, elle rêvait d’un chapati Igisafuriya, un wrap version locale garni d’un ragoût de poulet aux oignons, poireaux, poivrons, céleri et tomates. Dans les restaurants du centre, on n’en trouvait plus que des versions « sublimées » à la mode occidentale. Elle, elle en voulait un qui lui rappelât les saveurs de son village.
Elle prit un bus et se retrouva dans une rue très animée. Une femme la salua d’un signe de tête. Un groupe d’où s’échappaient rires et paroles hautes la dépassa. Tic-Tac sourit et se mit en route sans but précis. Elle se sentait chez elle. Le temps, les conventions n’avaient plus prise.
Elle marcha longtemps, perdue dans ses pensées, et finit par trouver une gargote où l’on vendait des chapatis. Repue et heureuse comme une enfant à qui l’on vient d’offrir un bonbon, elle prit une rue au hasard et se laissa porter de nouveau.
Une vieille plaque oubliée au coin d’une rue la stoppa net. Ce n’était pas tant la plaque qui l’interpellait que ce qui y était inscrit. La rouille en avait mangé quelques lettres, mais elle parvint à déchiffrer « Piscine Oscar-D ». Une piscine ici ? Elle regarda tout autour d’elle. Des maisons et des immeubles à perte de vue. Des rues quadrillées à la perfection. Une propreté à faire pâlir tous les maniaques du monde. Des stades, des salles de sport, mais pas l’ombre d’une piscine !
— Ne cherche pas, elle n’existe plus depuis longtemps !
Tic-Tac sursauta et se retourna brusquement. Elle n’avait pas vu arriver l’homme qui venait de parler. Un métis trapu et costaud qui ne semblait pas tenir ses origines de la seule Afrique. Passionnée d’ethnologie, elle se demanda d’où il pouvait venir. Comme s’il avait deviné ses pensées, son interlocuteur poursuivit tranquillement :
— Mon grand-père était belge et ma grand-mère rwandaise. J’en ai gardé quelque chose dans la couleur de ma peau et dans ma morphologie, n’est-ce pas ?
Légèrement décontenancée, Tic-Tac ne laissa rien voir de son trouble.
— Mais qui est cet Oscar-D ?
— Mon grand-père, justement ! Au début des années 1900, il avait été envoyé par le gouvernement belge pour amadouer les chefs africains et les convaincre de laisser la Belgique s’approprier leurs territoires. C’est en tout cas ce que m’a raconté mon père…
— Ce devait être un homme important pour qu’on donne son nom à une piscine…
— En fait, c’est lui qui l’avait fait construire. Beaucoup parlaient de lui comme « le bon monsieur Oscar », mais les missionnaires, qu’il ne pouvait pas voir en peinture, le détestaient pour sa vanité et son franc-parler. C’était un homme puissant, un grand ami du roi Musinga qui lui avait d’ailleurs filé sa sœur en épouse. Il a fait quelques belles choses ici, dont la route de Nyanza vers Save.
— Mais il était venu seul ?
— Non, non, pas du tout. D’après mon père, quand il a su qu’il partait en Afrique, il a commencé à chercher une femme blanche en France. Il a même lancé une espèce de concours dans la région où habitait sa famille pour trouver la perle rare !
— Un concours ?
— Oui, on peut dire ça comme ça. Là-bas, c’était la misère. Quand les familles ont su qu’un militaire cherchait une femme à marier, elles se sont toutes précipitées pour présenter leurs filles ! Finalement, il a choisi une pianiste qui a accepté de partir à condition d’emporter son piano ! T’imagines, ce piano qui fait des milliers de kilomètres avant d’arriver à bon port ? Au départ, c’était gagnant-gagnant. Sa future femme descendait de générations de cloutiers, ces sbires des forgerons qui récupèrent les miettes de métal pour en faire des clous. En épousant Oscar, elle tirait le gros lot et sortait de la misère. Lui prenait la chair fraîche et l’emmenait en Afrique.
— Mais du coup, il avait deux femmes en même temps ?
— Oui et non. Il a abandonné la première après lui avoir fait cinq enfants. Au moment des guerres de clans, il a renvoyé tout ce petit monde en Belgique et en France, chez les curés et les bonnes sœurs, et il ne s’en est plus jamais occupé.
Tic-Tac n’avait jamais entendu parler de cet Oscar-D, mais le fait qu’il évoquât les origines belges du bonhomme lui fit tout de suite penser à Bouba.
— Tu peux me le décrire ?
— Je ne l’ai pas connu. Il s’est sauvé du Rwanda en 1921 après avoir échappé à une tentative d’assassinat. On ne l’a plus jamais revu. J’aimais quand mon père me parlait de lui et de sa vie, c’était comme un roman d’aventures. Pour ce qui est de l’homme, il a quand même largué sa famille…
— Justement, cette famille, c’est un peu ta famille, non ? Tu as renoué avec elle ?
— Non, jamais. Je sais que certains de leurs descendants sont revenus travailler dans le secteur. À part ça, je n’en sais guère plus.
Tic-Tac tressaillit. Tout semblait correspondre. L’origine belge, les aventuriers…
— Moi-même, je cherche deux Belges qui m’ont sauvé la vie quand j’étais tout bébé. Et ce que tu me dis d’Oscar me fait penser que c’est peut-être l’un des descendants dont tu parles. Tu n’aurais pas un contact, une adresse ?
— Non, je t’ai dit tout ce que je sais.
La jeune femme en était maintenant convaincue, le rêve de la nuit passée ne pouvait pas être une simple coïncidence. Elle devait partir à la recherche de ses sauveurs. Le moment était venu.
Sentant sur elle le regard insistant de son interlocuteur, elle fit diversion.
— Et la piscine, qu’est-elle devenue ?
— Pendant le génocide, elle a servi de fosse commune. Et après, on a construit des immeubles dessus. Je me suis battu pour préserver cette plaque parce que c’est tout ce qui me reste de mon histoire.
L’homme s’était arrêté de parler. Il observait Tic-Tac perdue dans ses pensées.
— Je vais partir en RDC ! lança-t-elle soudain sans vraiment s’adresser à lui. J’ai toujours rêvé de voir le lac Kivu !
Les jours qui suivirent, Tic-Tac organisa son départ. Elle contacta un de ses confrères avocats qui accepta de reprendre ses dossiers le temps de son absence. Ses amis tentèrent de la faire changer d’avis. Ils ne comprenaient pas qu’elle quittât une situation confortable, une ville agréable à vivre pour un pays déchiré par les guerres intestines, où les groupes armés tuaient et pillaient sans vergogne. Mais Tic-Tac resta inflexible. Elle voulait connaître Bouba et était prête à affronter tous les dangers pour cela.
Au-delà de cette quête très initiatique, sa curiosité la poussait à aller voir ce qui se passait ailleurs. Surtout en ce qui concernait les femmes dont, peut-être parce que son père n’était jamais venu la chercher après l’accident qui avait coûté la vie à sa mère, elle avait fait sa référence et son combat. Au barreau de Kigali, elle était réputée pour prendre la défense des femmes.
Durant ses études, elle s’était beaucoup intéressée à leur place dans la société africaine et aux légendes qui les entouraient. C’est ainsi qu’elle avait entendu parler pour la première fois du lac Kivu, dont on attribuait l’origine à la cyprine de la reine du pays des Mille Collines.
Cette reine, frustrée par l’absence de son mari parti à la guerre, aurait choisi un garde royal comme amant et celui-ci, anxieux, aurait tremblé et n’aurait pas réussi à la pénétrer. Son pénis tremblant, flottant contre le clitoris de la reine, lui aurait donné tant de plaisir qu’elle aurait éjaculé et donné naissance au lac Kivu, lequel devint le symbole de l’orgasme intense et de l’éjaculation féminine.
Elle décida de voyager léger. Moins elle serait chargée, moins elle se ferait remarquer. Le plus simple était de prendre le bus. Après un arrêt à Muhanga, elle atteignit enfin son but. Sous ses yeux, le lac s’étendait à des kilomètres à la ronde. Considéré comme l’un des plus dangereux au monde pour le méthane et le dioxyde de carbone qu’il contient, il paraissait étrangement calme et paisible. Contrairement à ses berges où s’agglutinaient des vendeurs de fruits et de légumes.
Elle resta une journée sur place, et la nuit tombée, observa le ballet des pirogues traditionnelles. Reliées entre elles par des filets, elles allumaient une à une leurs lampes pour attirer les poissons. Curieux spectacle que ces petits points lumineux qui semblaient danser sur l’eau au rythme du chant des pêcheurs invisibles à l’œil nu et pourtant si présents…
Elle se promit de déguster dès son réveil les tilapias sauvages, bien meilleurs que leurs congénères d’élevage, et les « sambaza matinal », sortes de sardines surnommées ainsi parce que mises en vente très tôt le matin. Mais à ce moment précis, elle avait juste envie de se reposer. Elle rejoignit la chambre bon marché qu’elle avait réussi à dégoter et s’endormit aussitôt d’un sommeil lourd et sans rêves.
Levée à l’aube, elle prit le temps de manger une assiette de poissons frits tout droit sortis des pirogues et entreprit de trouver un bateau pour rejoindre Bukavu, d’où elle pourrait prendre un avion pour Kinshasa.
Elle avait d’abord envisagé de se rendre à Goma en pensant trouver des informations sur ses bienfaiteurs, mais elle avait dû renoncer face à l’insécurité chronique.
Elle finit par dégoter un caboteur visiblement pas de la première jeunesse, mais suffisamment grand pour assurer une traversée tranquille. Certains passagers, des hommes surtout, avaient commencé à embarquer. Les autres semblaient peu pressés de s’engager sur la frêle passerelle de bois lancée du bateau vers la berge.
Quatre heures plus tard, elle était en RDC, heureuse d’avoir échappé au risque de chavirage pourtant dans la tête de tous les passagers ! Le plus difficile commençait. Dans ce qui s’apparentait à un jeu de piste, il lui fallait croire en sa chance. Et aux signes qui n’allaient pas manquer, elle en était persuadée, de l’amener vers Bouba.
Tic-Tac ne connaissait de Bukavu qu’une chose, ou plutôt qu’un homme : Denis Mukwege. Elle avait découvert son combat quand elle était encore adolescente et avait suivi son parcours avec passion.
Le docteur et gynécologue, connu comme « l’homme qui répare les femmes », militant de la première heure contre les mutilations génitales dont elles sont victimes, la fascinait.
Tic-Tac avait vibré quand il avait reçu le prix Nobel de la Paix. Aujourd’hui, elle était chez lui, dans son pays, dans sa ville. Elle se rendit à l’hôpital Panzi où il exerçait. Peu de chance qu’elle le rencontrât, ce n’était d’ailleurs pas le but de son voyage, mais c’était sa manière à elle de lui rendre hommage. À lui et à toutes ces femmes martyrisées et détruites à jamais par une arme de guerre qui ne disait pas son nom : le viol.
Tic-Tac, en optimiste invétérée, se dit qu’avec des gens comme le docteur Mukwege la cause des femmes ne pouvait qu’avancer. Car il n’était pas seul à se battre pour les femmes.
En Somalie, elle avait rencontré une femme médecin d’origine anglaise qui œuvrait en ce sens. Dans ce pays comme dans tant d’autres, les filles se retrouvaient mariées à douze ans, quand ce n’était pas à dix. Leurs maris les abusaient jusqu’à la mutilation de leur sphincter urinaire avant de les répudier purement et simplement. Rejetées par leurs époux et par leurs familles incapables de surmonter une telle honte, ces jeunes filles n’avaient alors d’autres solutions que de se réfugier dans la brousse et de se nourrir des paniers de provisions que certains, le plus souvent les mères, laissaient parfois à leur intention loin des villages.