Tiens, un veuf - Erwan Lostec - E-Book

Tiens, un veuf E-Book

Erwan Lostec

0,0

Beschreibung

"Tiens, un veuf", à la fois insolite et fascinant, nous plonge dans l’univers d’une croisière fluviale au Sénégal, où deux passagers trouvent la mort dans des circonstances aussi inattendues qu’étranges. L’ambiance vibrante de l’Afrique, peuplée de personnages pittoresques et décalés, se mêle à une enquête policière qui se déroule dans un cadre original entre drôlerie et mystère. Sous l’humour et la légèreté du récit, l’auteur insère subtilement des réflexions profondes sur la colonisation, l’esclavage et la vie des expatriés, sans pour autant verser dans des considérations historiques ou politiques simplistes. Cette œuvre, oscillant entre comédie et introspection, invite le lecteur à découvrir une Afrique authentique et complexe, tout en l’emmenant dans un monde d’absurde et de fantaisie.

À PROPOS DE L'AUTEUR 

Lorsque la trahison de son épouse le frappe, Erwan Lostec se trouve dévasté, pris dans un tourbillon de révolte et de douleur, son désir de destruction n’épargnant ni lui, ni elle, ni l’univers qui les entoure. Pour éviter l’abîme, il choisit la voie de l’écriture, transformant sa souffrance en un conte où l’humour sert de catharsis. Après tout, être trompé, n’est-ce pas là une comédie plutôt drôle… enfin surtout, pour les autres ?

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 288

Veröffentlichungsjahr: 2025

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.


Ähnliche


Erwan Lostec

Tiens, un veuf

Conte

© Lys Bleu Éditions – Erwan Lostec

ISBN : 979-10-422-5713-2

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L. 122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivante du Code de la propriété intellectuelle.

À elles, non, à elle.

« Excusez-moi, vous ne portez pas d’alliance, mais cela n’empêche pas d’être marié ou de vivre avec une femme. N’y voyez aucune indiscrétion. »

« Je vous en prie. Non. Je suis veuf. »

« Désolée. Mais cette joie de vivre, cet humour… Cela fait longtemps, n’est-ce pas ? »

« Oui, très longtemps. Une sorte d’éternité. Un premier novembre, jour de Toussaint, la fête des poitrines féminines. »

« Pardon ? »

« Non, rien. J’ai cette manie de déstructurer les mots puis d’opérer une reconstruction phonétique pour déboucher sur un sens nouveau qui, à mon avis, était déjà contenu dans le mot, mais caché. C’est une façon de désamorcer une agression ou un impact négatif véhiculé par le mot, sans que l’auteur en ait conscience bien sûr. »

« Avouez que vous êtes un peu bizarre. »

« De l’Hôtel de Ville ? »

« Je ne comprends rien. »

« Alors vous allez finir par m’exciter. C’est un peu comme un message subliminal, mais sans intention. Une phrase est dite pour exprimer une pensée, la traduire au mieux, mais pas exactement. Il est impossible qu’une phrase soit le reflet d’une pensée. Trop de choses interviennent comme l’éducation, un certain degré de mensonge et de politesse, l’intonation, la richesse du vocabulaire. Le petit jeu auquel je faisais allusion permet de remonter au plus près de la pensée brute. »

« Il vaudrait mieux ne pas parler alors ? »

« Pourriez-vous ne pas parler ? »

« Pardon, veuillez m’excuser. »

« Non, je ne suis pas goujat au point de vous demander de vous taire. La question est : “pourriez-vous passer un mois par exemple sans prononcer une parole ?” »

« Quand je m’excusais, je plaisantais. »

« Mmmm bien joué. Si par malheur un jour nous devions nous retrouver dans un corps à corps, je vous demanderais, au moment fatidique, d’oublier votre intelligence afin d’assurer votre plaisir, et le mien bien sûr. »

« Et pourquoi ça ? »

« En matière de sexe, rien n’est plus stimulant que la bêtise ou la naïveté, vraies ou fausses. »

« Un mois sans parler, c’est impossible. C’est comme le ni-oui ni-non. »

« Il faudrait demander à un muet mais il serait capable de ne pas nous répondre. »

« La conversation part dans tous les sens. Votre femme, elle est morte il y a combien d’années ? »

« On est le sept novembre, ça fait six jours, ou six mois, ou six ans, peu importe. »

« Vous vous moquez de moi ou d’elle, mais vous vous moquez. »

« Vous me posez des questions. Vous me forcez à parler de feue mon épouse. Je n’aime pas les hommes qui s’épanchent sur leurs ex ou leurs chers disparus. Ils cherchent à attendrir le Saint-Bernard qui sommeille en chaque femme. C’est lâche. »

« D’autres se la jouent “dur à cuire” ou “ténébreux”, c’est une autre façon de séduire. »

« Vous voulez tout savoir pour comprendre comment on fonctionne, puis, fortes de ce mode d’emploi, vous n’avez qu’une obsession, diriger l’homme. »

« Vous m’avez l’air de taille à vous défendre. »

« Mais je ne veux pas me défendre ! Me défendre de quoi d’ailleurs. Je veux vivre tranquille. Le deuil m’apporte la paix. »

« La paix des sens ? »

« Oui, par exemple. Mais pas seulement. Chaque minute s’écoule lentement dans une espèce de sérénité. Le calme. »

« Vous n’avez plus d’émotions alors, quelle tristesse. »

« Vous confondez. Vous êtes en train d’affirmer qu’un type qui regarde un tableau n’éprouve aucune émotion. Si vous préférez vous engueuler avec votre conjoint, la télé et la radio à fond, tout en parlant au téléphone, je respecte votre choix. »

« Je suis sereine, croyez-le. »

« Je n’ai rien vu venir. Et puis cessez de vous prendre pour ma sœur. »

« Ah de vieux problèmes de famille ? »

« Non, sœur-haine. Vous dites, je suis sereine, je décrypte. Vous venez de me mettre sur la défensive, j’ai l’impression que vous ne m’aimez pas. »

« Je ne vous connais pas. »

« Parce qu’il faut connaître les gens pour les aimer ! On aime d’entrée ou on n’aime jamais. On tombe en arrêt devant une femme et on l’aime pour la vie. Ceux qui s’aiment à force de vivre ensemble, par habitude, sont des désespérés. »

« De quoi est-elle morte ? »

« D’amour, bien sûr. Un alcoolique meurt de cirrhose, un fumeur d’un cancer du poumon, une amoureuse d’amour. »

« L’amour ne tue pas, sauf au cinéma. »

« L’amour de soi, si. »

« L’amour propre, quoi, le respect que l’on est en droit d’exiger. »

« Non. L’amour de soi. Ce poison, secrété par la souffrance et les traumatismes, par la connaissance et qui, petit à petit, fait de vous quelqu’un qui se croit supérieur. Vous en êtes persuadé au point que vous vous sentez protégé. C’est le but. L’armure. L’aveu d’une immense fragilité et d’une absence totale de confiance en soi. Vous vous dites que vous n’avez pas droit à l’erreur, car il est vrai que la moindre faiblesse dévoile ce que vous êtes : un être humain comme les autres, exactement ce qui vous angoisse. Alors vous passez votre existence en quête de ce que vous estimez être la perfection. Vous êtes dans la névrose. »

« La névrose n’a jamais tué personne non plus. »

« Si on l’alimente à longueur de journée, on entre dans la dictature avec son entourage. »

« Je ne vois pas le rapport. »

« Drôle d’animal. »

« Encore un de vos trucs ? »

« Oui, le rat-porc. Quand on se croit supérieur, on ne se pose jamais la question de savoir si l’on a raison ou tort. On se crée un modèle du monde où chacun possède une place attitrée, et doit y entrer de gré ou de force. Les dictateurs décident pour le peuple de l’architecture des villes, des horaires, de ce qui doit être considéré comme beau, de ce qui doit être éliminé. Celui qui n’obtempère pas porte atteinte à la supériorité. »

« Il faut alors le faire entrer dans le rang, n’est-ce pas ? »

« Oui. En essayant de briller, d’être le meilleur dans un premier temps, de chercher le compliment jusqu’à s’offusquer qu’il puisse être adressé à d’autres, de s’entourer de faire-valoir puis d’entrer en jalousie violente, comme les croisés entraient en religion. »

« Jalousie violente, vous vous emportez. »

« Je croyais que vous aimiez les émotions. Oui, violente. »

« Viol hante. Que dois-je en déduire. Vous n’envisagez pas de me violer, j’espère ? »

« On verra plus tard, calmez-vous. La jalousie est devenue l’un des instruments les plus efficaces pour consolider l’état de supériorité. »

« Faut-il encore des motifs pour l’exercer. »

« S’il n’y en a pas, ou pas assez, on en crée. On est prêt à bénir les apporteurs de motifs, à pactiser avec le diable, à trahir. »

« Je vois. Quelle est la sentence pour haute trahison ? »

« La mort. »

« Ôtez-moi d’un doute, vous ne l’avez pas tuée quand même ? »

Le bateau remonte lentement le fleuve Sénégal, pour la première fois depuis plus de 20 ans. Tous les dimanches, il quittera Saint-Louis, comme à l’époque coloniale, avec à son bord surtout des blancs expatriés et quelques touristes, et non plus des noirs chargés de paniers de poissons séchés, d’étoffes, en route pour les marchés de l’intérieur du pays. Renflouée à l’identique, l’embarcation semble retrouver ses anciennes sensations, tel un sportif après une longue convalescence. Le vaisseau fantôme, ressuscité, est à l’écoute de ses propres craquements et grincements, de son moteur, des tauds de soleil au-dessus de la terrasse du bar qui claquent mollement sous la brise fluviale, du clapotis de l’eau sur l’étrave.

À bord, les gens discutent et boivent. On pourrait les croire détendus, mais une vague inquiétude transparaît à cause de la criante incompétence de l’équipage. Ils reconnaissent tour à tour un videur de boîte de nuit, un chauffeur de l’Hôtel de la Poste licencié pour alcoolisme, un footballeur de quartier devenu entraîneur communal, et même l’agent de voyage qui leur a vendu les billets. Tous portent des costumes de facteurs donnés par la France, plus ou moins à leur taille, avec les casquettes sur lesquelles on a cousu, pour chacune différemment, le nom du bateau, Bou El Mogdad. Passé quelques bières, ce petit monde admet qu’après tout, les lendemains sont toujours incertains en Afrique, et que ni les fonds mouvants, ni les crocodiles, ni la bilharziose n’attristeront ce voyage inaugural.

Voilà deux heures qu’ils naviguent depuis le pont Faidherbe et le pilote et commandant montre une certaine assurance. Retraité de la Marine Marchande, avec sa main coupée, il avait du mal à arrondir ses fins de trimestres. L’offre de la Compagnie du Fleuve, malgré la faiblesse du salaire, a réveillé chez lui le goût du voyage et peut-être aussi celui des peaux féminines colorées. Alors, il a signé, de son nom prédestiné : Louis Affrique, avec deux f. Pour 51 ans, quel beau visage d’homme. Quelques rides d’expression contradictoires lui confèrent la possibilité d’afficher en même temps de la contrariété et de la joie, de la colère et de la sérénité, jusqu’à ce que sa phrase, au fur et à mesure qu’elle prend du sens, ordonne à ses traits de se mettre au diapason de ce qu’il dit. Quand il prend la parole, on ne sait jamais s’il va falloir pleurer ou rire, et on attend que sa gestuelle faciale nous montre la direction à suivre. Il est illusoire de chercher à l’interrompre ou à l’accélérer tant sa voix est forte et impérieuse.

C’est, sans qu’il le sache, la raison véritable du départ de sa femme. Lui parle de ses amourettes pour se rassurer, bien qu’il n’y ait plus goût depuis la fameuse scène de rupture sans explications, après 20 ans. Comprendra-t-il un jour qu’empêcher une femme de parler est la pire des amputations. C’est lui retirer sa régulation, sa longévité, son équilibre, son adéquation avec l’environnement, sa voix, son chant, sa parure et ses rets. Cette torture de ne jamais pouvoir s’exprimer, de se trouver dépouillée de son essence même avait failli la conduire au suicide. Il eut mieux fait de la battre puis de l’écouter se plaindre pour la garder. Mais il n’est pas violent. Il est grand et fort, gaillard, frisé, blond et tenace, les yeux bleus émouvants, et gentil. Gentil et seul. De retour à la barre d’un bateau, il n’envisage surtout pas de retrouver une femme. Il restera l’homme d’une seule.

Juste après la signature de son contrat, il avait appelé son unique ami, Henri Gossselin, pour lui annoncer la bonne nouvelle et clamer qu’il mettrait fin à leur amitié s’il n’était pas sur « son » bateau le 7 novembre. Mais Henry avait dû décliner, car avec sa femme Laurence, il serait en Toscane à cette date. La Toscane, symbole du romantisme à deux, évocatrice de l’art, du raffinement et de la beauté à l’italienne, était devenue entre eux un sujet de plaisanterie parfois tendre comme un baiser complice, ou acerbe comme une provocation. Henri était prêt à y organiser un week-end, mais comme il entendait souvent des couples, revenant justement de Toscane, jeter à la figure des incultes que c’était « maarveilleux ! » dans son entêtement d’anticonformiste, il repoussait l’échéance.

Suivre les directives d’un magazine de voyages, comme la plupart des petits parvenus, lui était impossible. Toujours cette paranoïa de la manipulation, de l’exploitation par les médias. Laurence n’était en quête que d’un romantisme naïf. Mais il se méfiait. Elle aurait tout aussi bien pu, sans s’en rendre compte, être influencée. Lui, idéaliste, était ému aux larmes par le visage d’enfant de sa femme après l’amour, par les airs de paysanne qu’elle se donnait en coupant du persil, par le perceptible frisson de son corps quand il passait près d’elle sans la toucher, par son odeur qu’il cherchait sous les exhalaisons du parfum, par la fureur de son regard parfois. Ces instants-là étaient toute sa Toscane, tous les tableaux et toutes les églises d’Italie. Il avait sa Madone. Pourquoi voulait-elle faire comme les autres ? Il ne comprenait pas le paradoxe entre son désir d’être différente et son empressement à imiter les snobs.

Louis Affrique fut ainsi surpris quelques jours plus tard d’être appelé par Henri, et d’apprendre qu’il était à l’aéroport, sur le point d’embarquer pour Saint-Louis-du-Sénégal, seul. À la fin de la conversation, il s’était gratté la tête avec son moignon, signe chez lui de contrariété. La voix de son ami était blanche quand il articula qu’il s’était passé quelque chose et qu’il lui raconterait.

Audrey Delange, après un silence rompu par des cris d’oiseaux venant de la rive, prend conscience de la portée de sa question. « Vous ne l’avez pas tuée quand même ». Un peu direct. Mais après tout, cet homme a l’air tellement différent.

Elle est vêtue d’un pantalon en coton blanc écru, avec une petite ceinture-ficelle du même tissu, complètement dénouée et dont les bouts pendent sur son bassin. Cette négligence attire le regard des hommes. On peut lire dans leurs pensées qu’ils se demandent si ce pantalon est en début de descente ou en fin de remontée. Son anatomique transparence leur apparaît sous forme d’un second choc excitatoire asséné à la cantonade, ridiculisant leurs fantasmes les plus inavoués.

Immanquablement, ils poussent un soupir de chien castré devant un feu de cheminée, lèvent le coude jusqu’à la dernière goutte d’alcool puis allongent le bras vers le barman pour un remplissage d’urgence de leur verre.

Ses pieds aux ongles rouges s’entrecroisent à côté d’une paire de tongs en raphia. Elle est assise sur l’un de ces fauteuils africains en bois foncé, le buste en arrière. Son rhum-citron vert est posé à côté de sa main sur le large accoudoir plat. Au niveau des épaules, les extrémités des cheveux bruns viennent tout juste effleurer une chemise noire et ample avec un minuscule jabot, qu’elle porte comme une veste.

Elle fait artiste, croit-elle. De même, elle se considère comme une jeune femme d’une beauté digne des plus grands photographes. En réalité, bientôt quinquagénaire, elle paraît quinze ans de moins. Un corps bien proportionné, une allure étudiée, elle est fière sans pouvoir le cacher de son style désuet. Elle entre sans conteste dans la catégorie des belles femmes.

En face d’elle, sans table basse pour les séparer, Henri Gosselin sort d’une longue réflexion :

« Je sais qu’elle est morte, mais je ne sais pas si c’est moi qui l’ai tuée. »

« Oh là. Vous m’avez l’air en état de choc, vous. Votre cas est inhabituel. J’ai déjà croisé la route de quelques marginaux, mais je dois dire qu’à côté de vous, leur souvenir m’apparaît terne. »

« Vous êtes médecin ? »

« Laissez ma poitrine tranquille, s’il vous plaît. Elle ne vous appartient pas. »

« Vous aimez ce jeu maintenant. Vous progressez vite. Il est vrai que j’ai très envie que vos deux seins deviennent “mes deux seins” ».

« Mais je ne suis pas médecin, je suis… »

« On s’en fout. Laissez tomber les codes socio-professionnels. On s’est rencontrés sur ce bateau, vous êtes la plus belle femme de la cargaison et je suis content de parler et de boire avec vous. Si on s’envoie à la figure nos professions et tout le bataclan, instantanément nos attitudes vont changer. »

« Restez la brune excitante. C’est déjà beaucoup. »

« Très bien, cela me va. On se met en dehors de la société. On se montre tels que nous sommes, un peu comme des animaux. »

« Pour ce faire, il faudrait que nous soyons nus. Remarquez, vous n’en êtes pas loin. »

« Vous me trouvez indécente ? »

« Vous arborez votre corps comme un petit garçon sa panoplie de Zorro. C’est la façon dont les gens vous regardent qui est indécente, pas vous. Les hommes vous prennent pour une femme facile ou une prostituée. Toutes les autres femmes à bord sont déjà vos ennemies, par jalousie ou par peur. »

« Moi, je pense que vous êtes touchante. »

« Tout chante quand vous me parlez, monsieur le séducteur. »

« C’est vrai que j’ai très envie de coucher avec vous, ou plutôt de vous prendre sur le pont, nos genoux douloureux enfoncés dans les cordages. Je viens d’énoncer une banalité, mais je sais que vous le comprenez comme un compliment à votre féminité. Je sais aussi que nous ne ferons jamais l’amour. »

« Et pourquoi cela ? »

« Parce que vous exigeriez d’être la femme que je désire le plus au monde. Vous n’acceptez que la première place, même pour quelques instants. Vous êtes une femme blanche. »

« Dois-je comprendre que cette première place est occupée ? »

« Oui, par la morte, je l’avoue. »

« Vous qui clamiez votre libération depuis son décès ! »

« Je vous l’accorde. Mais en évoquant les plaisirs de la chair, j’ai l’impression qu’elle ressuscite. »

« Que comptez-vous faire ? Continuer à vivre sans votre virilité ? »

« Oh non, je suis tellement dépendant du sexe. Non. Je la tuerai autant de fois qu’il le faut. »

« Si vous avez besoin d’une complice pour vos prochains crimes… »

« Croyez-vous que ce soit facile de passer ses journées à éviter de regarder les autres à hauteur de leurs parties génitales, de leurs fesses, de leur poitrine, de se forcer chaque seconde à garder la tête bien droite en contractant la nuque, de lutter contre une force insoupçonnable, comparable à l’attraction terrestre, et qui réduit votre vie à la taille d’une culotte . C’est une prison que peu de personnes connaissent, une ombre à votre humour, votre vie professionnelle et privée. Pas un vice mais un fardeau. Une obsession dont vous ne devenez conscient qu’une fois adulte depuis longtemps, alors que dans le regard d’autrui vous commencez à vous rendre compte que vous êtes englué dans une matière filtrante qui traduit tout ce qui vous atteint en langage sexuel. »

« N’allez pas croire, quand je dis sexuel, qu’il s’agit de sexe au sens où vous les gens normaux l’entendez, c’est-à-dire d’un désir constant de faire l’amour. Pas du tout. Je me trouve dans un élément, empêtré, comme certains dans l’argent, la poésie ou la musique. Seulement, voilà, le sexe n’est ni un art, ni un métier, ni une façon d’être. Ce n’est qu’une résistance à une animalité démesurée et un exutoire à une pulsion de possession. – Vous me parlez du mâle moyen, ni plus ni moins. »

« Peut-être, mais je ne le vis pas comme ça et je suis sûr que peu d’hommes le ressentent comme une souffrance. »

« J’admets que la perception que vous en avez peut faire une grosse différence. »

« Alors, admettez aussi que votre vision de l’homme standard est erronée, déformée par le choix subjectif de votre échantillonnage de garçons déjà en érection. Regardez au bar. »

« Comment savez-vous qu’ils sont en érection ? Ils m’ont l’air plutôt dépités. Joyeux mais dépités. »

« L’érection est dans leur tête. Donnez-moi un prénom. »

« Je vous donne le vrai : Audrey ».

Eau de raie. Tout est encore possible. Quand je vous dis que je transforme tout en sexe. La transmutation. Lève-toi et marche avec moi jusqu’au comptoir, Audrey. Je vais te transformer en or maintenant. Puis il s’éclipsa quelques instants pour parler au barman.

Le commandant n’a pas quitté la barre depuis que les amarres ont lourdement chuté au pied du quai, claquant l’eau comme il claquait, lui, jadis, les fesses des serveuses. Il aime le fleuve qui porte son bateau de façon charnelle. Depuis son carré de pilotage, à l’avant, il surplombe la cinquantaine de passagers avec le même plaisir qu’un disc-jockey observant la piste de danse, maître du bonheur de ses ouailles.

Il teste sans cesse la réactivité du bâtiment par de légers coups de barre à bâbord ou à tribord, des accélérations, des dérives calculées. Près du compas, sur une grande table, il tourne comme un soliste les pages d’un livre de cartes du fleuve, au fur et à mesure de la progression, tronçon par tronçon. Il sait que ces informations remontant à l’époque coloniale sont en partie erronées, car à chaque hivernage les bancs et les méandres changent de place. Quand il relève une variation, il l’analyse en géologue, en tire des conclusions qu’il utilise pour prévoir une éventuelle modification au prochain tronçon qui, une fois atteint, lui confirme ou non la justesse de son raisonnement. Cet indispensable jeu de l’esprit accapare toutes ses facultés de concentration. C’est pourquoi il n’a encore rien bu.

Construit en 1954 par des Hollandais pour le compte des Messageries du Sénégal, le Bou El Mogdad a enfin retrouvé le fleuve. À la grande époque, il assurait de Saint-Louis à Podor le ravitaillement en vivres, courrier et matériaux des habitants de tous les comptoirs. Il n’y avait pas de routes. Comme au bon vieux temps, sa coque blanche, sous le soleil, aveugle jusqu’à la rive les enfants qui le découvrent, heureux de revivre un peu les contes de leurs parents, depuis une mangrove ou une palmeraie.

De chaque côté de la proue, deux belles ancres noires imitent, c’est ainsi que les paysans le voient, les pinces d’un scarabée. Au beau milieu du pont avant, un mât solidement haubané soutient un bras de grue, incliné et pivotant, utilisé pour le chargement du fret. Malgré les deux étages de cabines, le Bou El Mogdad arbore la ligne d’un travailleur volontaire et inspire robustesse et sécurité.

Après le départ, les passagers ont peu à peu déserté le pont supérieur, belvédère panoramique, pour s’éparpiller vers la bibliothèque, la petite salle de projection vidéo, les deux restaurants bars, la piscine, le solarium, la boutique, ou, pour les plus courbatus, le salon de massage où règne Kumba. Nommée après la déesse du fleuve, Kumba est une Wolof trentenaire, aux formes pleines et maternelles. Son visage est sidérant de beauté, et qui la voit pour la première fois s’en trouve mal à l’aise. Ses origines terriennes ont doté ses mains d’une force insoupçonnable quand on la regarde se déplacer, lascive et nonchalante. Dans son petit cabinet, l’homme blanc pénètre la tête remplie de fantasmes et la ferme intention de se réfugier dans le corps de cette descendante d’esclave. Mais pendant sa courte hésitation devant la perfection des traits, il est pris par les épaules, allongé sur la planche, les pieds déjà attendris par la poigne de Kumba. Penaud, il se laisse alors dominer par le plaisir du massage, Don Juan de comptoir, bedonnant, ridicule et soumis. La femme noire aura accompli en un instant ce à quoi les blanches rêvent leur vie durant : commander l’homme. Quant au client, détendu, bien dans sa peau pour le prix d’une baguette de pain, après une heure de prestation, il ira se vanter auprès de ses amis des trucs qu’il a fait découvrir à la masseuse, pauvre menteur ignorant de l’excision et de l’infibulation de la pauvre femme à l’âge de 12 ans. Kumba a un enfant dont s’occupe la famille pendant la journée. Quand elle n’est pas sur le Bou El Mogdad, elle travaille dans différents hôtels de Saint-Louis, à la carte, comme masseuse de préférence ou sinon comme femme de chambre. Le père de l’enfant a disparu bien avant sa naissance, mais Kumba avec son emploi chez les blancs, peut nourrir tous ses proches.

Entre les deux coursives latérales qui longent la coque, le grand bar, qualifié d’inférieur par la Compagnie du Fleuve, contient à cet instant presque tous les passagers. Après avoir visité le bateau en entier, les plus inquisiteurs se sentent assoiffés. Les inquiets aussi s’y retrouvent, satisfaits de leur enquête sur le nombre de gilets de sauvetage, de bouées et de places dans l’unique canot bâbord arrière suspendu à ses bossoirs. Ils viennent rassurer leurs femmes, certaines lourdes et attablées depuis le départ, d’autres rafraîchies par des passages en groupe aux toilettes. Les célibataires ont encore leur valise au pied du comptoir. Henry a pris la main d’Audrey dans un geste d’affection simple immédiatement transformé en une traction plus brutale qui la catapulte au beau milieu de la pièce, en face d’Habdou, le gros barman noir à la chemise blanche et un shaker argenté dans chaque main. Henry adore ces moments d’improvisation qui se terminent souvent par des échecs honteux, mais quelquefois par des avalanches de rires rassurants comme une tétée et dont il se gave jusqu’au prochain accès de bile noire. Prendre le risque d’être détesté, de passer pour celui qui fait son intéressant ou qui se croit drôle, voilà bien une méthode d’extrémiste qui propulse l’acteur d’un instant vers l’amour tant recherché de son prochain ou les tréfonds d’un mal-être existentiel. Fatigué par son voyage depuis la France, excité et désinhibé par l’alcool, il est maintenant sourd à sa petite voix intérieure, celle de la raison : « Mesdames et messieurs… »

Il est interrompu par un certain Francis qui commande deux bouteilles de bière par quart d’heure, une pour lui et une pour son ami Loïc : « À poils, la gonzesse ! »

Sur sa moustache gauloise, la mousse n’a pas le temps de disparaître d’une gorgée à l’autre. Pour ses soixante ans, dont trente en Afrique, Francis a décidé de s’offrir cette petite croisière. Il tient un minuscule hôtel-restaurant près de Saint-Louis, dans lequel il a investi ses derniers deniers, oubliés par son ex-femme lors de l’habituelle razzia des divorces. Les clients sont rares et Francis a compris qu’il avait ouvert le rideau, avec cet établissement, sur le dernier acte de sa vie professionnelle et de sa vie tout court. Son ami Loïc est assis près de lui. Il lui prête régulièrement un peu d’argent, de moins en moins, lucide sur l’impossibilité des remboursements, mais respectueux du peu de sens de l’honneur qui subsiste chez son Francis quand il lui demande de prendre encore un peu patience. Loïc le Parisien remet à neuf une demeure dans le centre de Saint-Louis pour en faire une maison d’hôtes de grand standing, persuadé que l’ancienne capitale de l’aérospatiale est vouée à un développement comparable à celui de Marrakech. Chacun suit son rêve et s’implique sans espoir de retour. On dirait que tous ces gens sur le bateau sont au bout de la route. C’est d’ailleurs le sobriquet qui leur sert de blason, dont ils sont fiers, au même titre que des chevaliers, à la différence que leurs piteuses croisades d’une vie n’ont été qu’une succession d’échecs en tous genres, à peine cachés par le fard de l’expatriation et l’immense beauté des paysages africains. On est des « bouts de la route », se complaisent-ils à annoncer au nouvel arrivant, croyant l’impressionner. Ils signent en réalité leur appartenance à un clan de loosers.

« Vous ne croyez pas si bien dire, Monsieur », reprend Henri.

« Monsieur, monsieur ! Appelle-moi Francis et fais-nous ton sketch. »

La voix de Francis est aussi forte qu’un braiment d’âne. Elle mobilise l’attention de la salle tout entière qui pense avoir affaire à un divertissement prévu par les organisateurs ou à une annonce concernant le déroulement de la croisière.

Henri s’empare du court silence qui lui est offert :

« Vous tous, les post-coloniaux qui devez votre survie à l’Afrique, vous qui regrettez l’époque coloniale pendant laquelle l’économie était florissante grâce aux blancs, vous qui, sans l’avouer, trouvez une justification à ces périodes anciennes et troubles, vous… »

L’auditoire est secoué. Les hommes sont debout et vocifèrent des « c’est qui ce type ? » « Foutez-le à l’eau », « retourne en France ». Les femmes sont apeurées par l’irruption de la violence. Francis et Loïc en finissent leurs bières d’un trait, pour la première fois depuis bien longtemps. Le brouhaha est général. Devant ses rangées de bouteilles, Habdou est statufié, les yeux écarquillés comme des oculus. Abbas, responsable de la vente des billets pour la Compagnie, factotum à bord, au service du capitaine ou du barman, redresse quelques chaises tombées. Il est petit et souple, avec un visage de poupon malgré ses vingt-cinq ans. Soigné et délicat, sa courtoisie naturelle lui a octroyé une réputation de bon noir et d’honnête homme, comme si les délinquants étaient obligatoirement des rustres. On dit de lui que s’il avait pu faire des études, il serait devenu l’un de ces intellectuels dont le pays manque cruellement. Il est le seul à garder son calme. Il pose sur Henri le regard soutenu de l’examinateur sur un élève brillant mais qui n’a pas révisé. Audrey, quant à elle, prend la pose d’une femme admirative du culot de son homme. C’est la première fois de sa vie qu’elle se retrouve sous les projecteurs, comme sur un plateau de cinéma, et elle se prend instantanément au jeu. Enfant, sa mère lui avait suggéré de participer au théâtre de l’école pour vaincre sa timidité, mais l’idée même de jouer devant d’autres la terrorisait au point de lui faire perdre le sommeil. Elle avait trouvé une espèce de compromis dans le costume. Depuis le conseil maternel, sa tenue vestimentaire évolua vers les modes avant-gardistes, puis provocatrices, au fur et à mesure que son corps de femme se mettait en place. Aujourd’hui, d’un seul coup, Henri vient de lui faire franchir une limite personnelle à laquelle elle se heurtait depuis tant d’années. Elle regarde la salle sans angoisse, puis son metteur en scène, son libérateur. Elle ira jusqu’au bout. Elle attend qu’il lui dicte son rôle.

Henri a les bras levés, dans une tentative de retour au silence. Le bruit du mécontentement général ne lui permet toujours pas de reprendre la parole. Francis vient à son secours avec une sorte d’imitation du cri du cochon que l’on égorge.

« Laissez parler le toubab ». Le silence est immédiat.

« Puisqu’apparemment on ne peut pas causer politique avec vous sans risquer sa vie, je vais vous proposer autre chose. Je suppose que vous avez tous remarqué la belle Audrey… »

Il se tourne vers elle pour la désigner tandis qu’elle se penche en avant pour saluer. Elle a ouvert sa chemise quelques instants auparavant, si bien que son geste offre le spectacle complet de sa poitrine. Les mâles applaudissent malgré les protestations des femmes qui assènent de façon quasi audible des qualificatifs de « pute » ou de « salope », dans un vain espoir de ramener les hommes à la raison. Elles ne font qu’aviver leurs instincts labiaux et tactiles. Elles connaissent la faiblesse des messieurs devant le corps d’une femme, qui autrefois leur a permis de se faire épouser. Elles ont par la suite fermé les yeux, preuve d’intelligence, se disaient-elles résignées, devant les escapades nocturnes et alcoolisées de leurs maris avec des jeunes noires en quête de cadeaux. Après tout, elles n’étaient que des femelles, pas des vraies femmes avec de la conversation. Quelque part un peu flattées de la virilité de leurs étalons, elles se montraient ignorantes de la force d’attraction de la « femellité », cette composante charnelle de la féminité.

Il ne manquait plus que cette blanche même pas jeune pour déclencher leur furie, car devant la cruauté de la différence, qui aurait pu attarder son regard sur leurs ventres gras, leurs seins mous, leurs bras flasques et leurs visages avachis, sinon une autre femme ou un homme effaré.

Beaucoup donnèrent des coups de coude à leurs maris accompagnés de « allez, viens on s’en va », aussi futiles que des griffes de chat sur une vitre. On était sur un bateau. Les hommes se trouvaient en état de fascination. D’un accord commun et tacite, elles donnèrent le sentiment de céder, d’attendre et de subir. On sait combien ces phases sont annonciatrices de représailles terribles.

Henri est assez satisfait de la réaction des rombières.

« Merci pour elle, merci. Nous ne sommes pas payés par la Compagnie du Fleuve pour vous divertir. Je suis arrivé de France il y a quelques heures, pour un congé de veuvage en quelque sorte. J’ai rencontré Audrey sur l’embarcadère et je ne sais rien d’elle. À quelques pas de nos valises de marque, il y avait la misère africaine que vous côtoyez sans la voir. Ne prenez pas cette remarque pour une critique. Rappelez-vous simplement la première fois que vous avez mis les pieds dans ce pays, et comprenez ce que j’ai ressenti, moi, le nouveau venu. Audrey, elle, connaît l’Afrique et s’investit beaucoup par le biais de diverses associations. Nous avons décidé autour d’un verre de récolter de l’argent pour l’hôpital de Saint-Louis.

N’ayez pas peur, ce n’est pas une quête que nous organisons. C’est une vente. Une vente aux enchères. Une vente d’esclaves, comme au bon vieux temps. La vente d’Audrey, esclave sexuelle ! L’acquéreur pourra être un homme, une femme ou un couple, blanc ou noir. Le règlement se fait au comptant, en espèces ou en chèque libellé à l’ordre de l’hôpital de Saint-Louis. »

Audrey effectue alors quelques pas de danse sur la pointe des pieds avec classe et distinction, puis soudain tourne le dos au public, écarte un peu les jambes, adopte la position d’une nageuse sur son plot de départ et entame avec lenteur des mouvements très suggestifs du bassin. Aucune autre partie de son corps ne bouge. Les hommes observent un silence total. Les femmes, prêtes à hurler, se trouvent muselées tout à la fois par la densité artistique de la posture et l’incompréhension gymnique du geste. Elles, à peine capables de se faire pénétrer par leurs maris sans parler d’arthrose, sont sidérées par les facultés de déhanchement de cette Audrey qui peut alternativement décrire des cercles avec chacune de ses fesses, faire saillir ou disparaître son pubis, se toucher ou s’éloigner l’intérieur de ses cuisses. Rien à voir cependant avec une prestation thaïlandaise dans une boîte pour touristes, pas plus qu’avec un cours d’anatomie. Le corps a cédé la place à un mouvement chorégraphique insolite. Le corps a disparu. Il subsiste un maelström contre lequel les passagers résistent en s’agrippant à leurs sièges comme des sacrifiés. Audrey a perçu l’intensité de l’émotion du public et s’en repaît. Quelle étrange et envahissante sensation. Elle ne savait pas qu’elle était capable d’une telle prestation, et elle n’en contrôle pas le déroulement. Les enchaînements se font seuls, en l’absence de décision, et sont de plus en plus osés. Elle se croit nue, sans se rappeler à quel moment elle aurait pu retirer ses vêtements. Elle entend une musique venant de la rive. En réalité, c’est elle qui chantonne « si tu ne m’aimes pas, je t’aime, mais si je t’aime, prends garde à toi », dix fois plus vite que dans la Traviatta. Elle qui a cherché l’orgasme jusque dans les bras des femmes, en vain, se retrouve, grâce à l’exhibition, assujettie au mécanisme inexorable de la jouissance. Elle en apprécie chaque seconde, découvre toute la palette des vibrations inconnues. Et elle danse, et elle chante dans un tempo de diablesse. Elle entonne « Cadet Roussel a trois maisons… », avec deux bémols à la clé, prestissimo, puis, sans résister à un métronome imaginaire au maximum de sa vélocité, enchaîne avec « Meunier, tu dors, ton moulin, ton moulin bat trop vite… ». Les comptines de son enfance se succèdent. « Ton moulin bat trop fort » laisse la place à « Hickory Dee Chory Dock, the mouse ran up the clock, the clock strikes one... » que lui chantait une tante anglaise.