Un recueil de textes littéraires sur le tour de France. Huitième merveille du monde ?
Et si le Tour de France était la huitième merveille du monde ? Un monument, certes, mais vivant, mobile (ô combien), une installation — pour user du jargon esthétique contemporain — qui convoque un pays, le plus légendaire qui soit, et le met à contribution comme décor et protagoniste d’une épopée sans pareille ?
Découvrez le numéro 279 de la revue Marginales, la voix de la littérature belge dans le concert social. Sous la direction de Jacques De Decker.
EXTRAIT De
Le fauteuil par
Véronique Biefnot
Ses longs cheveux, lavés de frais, lui descendent à la taille, plus bas peut-être, difficile à dire tant qu’elle est assise.
Les mains aux doigts entrecroisés sagement posées sur les genoux, elle est parfaitement immobile. Seuls ses deux pouces, infatigablement, se caressent, se contournent, se tournent autour, rotation constante, tranquille.
Est-ce une prière ? Une façon de mesurer le temps qui passe en fractions de seconde, en quarts de tour de pouce ? Est-ce un moyen de vérifier si la vie s’écoule toujours à travers ses veines bleues, noueuses, affleurant la peau si fine ? Sans doute juste une habitude, une manie, un rassurant chapelet intime égrainé calmement.
Ses yeux gris-bleu, clairs, presque délavés, presque transparents, clignotent rapidement, papillons affolés à la clarté d’une flamme.
La lumière la fatigue, alors, elle baisse les paupières.
Elle dort ?
Non, je crois qu’elle se concentre, qu’elle visualise mentalement les heures qui vont suivre, je crois qu’elle s’y prépare.
Là, elle est assise, bien droite, sur une chaise de cuisine en bois blanc, le dos légèrement décalé du dossier. C’est ainsi qu’elle doit se tenir, bien sage, quand sa fille tresse sa longue chevelure immaculée. La natte obtenue est si fine qu’une fois entortillée avec une application impatiente, elle ne forme plus qu’un tout petit chignon blanc, douloureux, piqueté d’épingles, juché haut sur le sommet du crâne pour ne pas se décoiffer dans son sommeil, et qui y restera, vaille que vaille, jusqu’au prochain shampoing.
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Jacques De Decker
Et si le Tour de France était la huitième merveille du monde ? Un monument, certes, mais vivant, mobile (ô combien), une installation — pour user du jargon esthétique contemporain — qui convoque un pays, le plus légendaire qui soit, et le met à contribution comme décor et protagoniste d’une épopée sans pareille ? Il y a des tours dans d’autres contrées, souvent inspirés de ce prototype, comme il y a des Académies, des Comédies sur le modèle hexagonal, mais il n’y a qu’un Tour, que l’on a traduit dans d’autres langues, qui est devenu Giro, Vuelta, Ronde, mais qu’il suffit de nommer pour qu’on sache qu’il ne peut être que de France, d’une France conquérante, qui passe les frontières, enjambe les mers, annexera peut-être un jour d’autres continents, des planètes pourquoi pas, en demeurant pour autant le Tour, à savoir une promenade pédalante par les routes de France et de Navarre.
Il est peu d’événements qui s’inscrivent dans nos mémoires comme autant de repères de nos vies très personnelles. Que faisiez-vous lors de l’attentat de Dallas, de la chute du Mur, de l’effondrement des tours (dans la version féminine du mot, bien sûr) ? Nous le savons tous : je perdais un amour, je déménageais, j’étais à l’hôpital. Avec le Tour, le souvenir doit se doter d’un millésime : cette année-là, j’obtenais mon diplôme, celle-là, j’enterrais un ami, cette autre encore je me retrouvais papa. Les Tours sont comme des crus, ils marquent nos âges, même si l’on feint de ne pas s’y intéresser.
Il est même des cas où le Tour peut occulter, pour certains, un événement qui fait basculer notre vision de l’univers. C’est ainsi que la victoire d’Eddy Merckx, en 1969, a, aux yeux de bien de Belges (comme l’a mémorablement illustré le spectacle Belgavox, que Patrick Roegiers tira de la coïncidence), davantage importé que les premiers pas de l’homme sur la Lune. Il faut dire que comme Tintin avait arpenté le sable lunaire avant Armstrong, le Belge ne pouvait avoir, devant les images en noir et blanc des bibendums casqués, qu’une impression de déjà-vu. Tandis qu’Eddy sur la plus haute marche du podium, c’était du jamais vu, et la réparation d’une injustice subie depuis les victoires des frères Maes, avant la guerre, autant dire dans la préhistoire. En d’autres termes, le Tour a beau se dérouler principalement en France, il est en fait un événement belge, qui fascine autant au nord qu’au sud du pays. D’ailleurs, ses participants noir-jaune-rouge ont pour la plupart des noms en « Van », les Wallons, tout francophones qu’ils soient, se retrouvant, comme si souvent, bien que brillants, minoritaires.
Merckx étant, une fois encore, le produit métissé par excellence, pratiquant les deux langues et les dotant d’une même mélodie qui lui est propre, une diction bien à lui, modérément précipitée, hachée à sa manière, ponctuée de haltes phatiques (« Écoutez, euh… ») reconnaissables entre toutes. Baron, docteur honoris causa (pourquoi les deux universités bruxelloises ne l’ont-elles pas honoré ensemble ?), et même, consécration suprême, désignant de son vivant une station de métro, on peut compter sur lui, il en donna d’ailleurs quelques signes avant-coureurs (le contraire eût étonné de sa part), pour mettre fin, si le péril s’aggravait encore, à toute tendance fatale au délitement du pays. Le merckxisme, idéologie salutaire du Belge ?
Il ne doit pas cela seulement à son talent, mais à sa monture. Le vélo est au Belge ce que le cheval est au cow-boy. Les frères Dardenne l’ont bien compris, dont les personnages ont abandonné le scooter pour la petite reine. le Gamin au vélo est le deuxième film majeur à se doter d’une bicyclette comme emblème. Il y eut le Voleur de bicyclette, où l’engin était surtout, au pays de la Fiat miniature et de l’imminente Vespa, signe de dénuement au lendemain de la tourmente et de la défaite. Il y a maintenant, filant au bord de l’eau sous un soleil éclatant, le couple héroïque de la jeune femme combattante et de son protégé. Rien d’étonnant à ce que ces images aient valu à leurs concepteurs, une fois de plus, les lauriers cannois : il n’est rien de plus tonique, par nos temps inquiets et désenchantés, que ce tandem qui va même, signe supplémentaire de sa gémellité, jusqu’à faire l’échange, belle illustration de l’égalité des sexes, de ses vélocipèdes.
Pour ce qui est des lettres belges, le cycle y fit sa joueuse entrée dans le roman Une paix royale, ce livre fondateur qui valut à Pierre Mertens des démêlés notoires avec la famille Cobourg-Gotha. Au point que la lecture du livre en fut tronquée. Certes, la figure de Léopold III y occupait une place centrale, mais la bicyclette y est au moins aussi présente. Car quel incident biographique avait conduit l’écrivain — qui aime à rappeler qu’il fut coureur cycliste amateur — à traiter du sujet ? Une chute de vélo, consécutive à une collision avec une voiture occupée par le prince héritier ! Du coup, ce heurt avec le représentant de la monarchie constitutionnelle le conduisit à se pencher sur d’autres personnages titrés, les rois de la montagne, voire un empereur d’Herentals, bref les champions de ce qu’il est plaisant en l’occurrence de dénommer la petite reine. C’est pourquoi l’on ne pouvait ouvrir ce numéro sans y faire figurer, à titre d’épigraphe, un extrait d’un livre aussi étroitement inscrit dans le thème choisi, ce que Pierre nous a autorisé très amicalement à faire.
Et si les sportifs étaient devenus les héros de notre temps ? Les militaires paraissant suspects plus souvent qu’à leur tour, les politiques ayant depuis longtemps chu de leur piédestal, les savants n’étant plus de grands pionniers inspirés mais au mieux des chefs d’équipe, les artistes ne déplaçant les foules qu’à condition de s’être soumis aux goûts du public et non de l’avoir précédé, il reste les virtuoses des stades, des courts et des piscines. Mais avant tout peut-être ceux que Charles Plisnier, comme notre chère Viviane Ayguesparse nous le confiait récemment, appelait « les géants de la route ».
Certes, le sport cycliste n’échappe pas aux leurres et aux trafics qui empestent notre monde de la spéculation omniprésente, et des vainqueurs du Tour ont dû être découronnés parce qu’ils avaient eu recours à des excitants nocifs et trompeurs, conduite que l’on ne reproche pas aux stars du rock, de la politique et même de l’écriture. De quels chefs-d’œuvre aurions-nous dû nous priver sans paradis artificiels ? Les coureurs, même dopés, surtout dopés, ne se brûlent pas moins que les autres. Ils accélèrent leur trépas pour quelques secondes au classement général. Ce ne sont pas des tricheurs, ce sont des martyrs. Et le Tour est comme un grand cirque où les gladiateurs s’affrontent. Et ils le font sur le plus écologique des véhicules, sur le plus démocratique aussi, celui que les Chinois abandonnent en masse et qui envahit de plus en plus nos villes, renversement de conjoncture oblige. Car ce n’est pas que le vélo revienne en force, c’est qu’il est éternel, la plus élémentaire conquête de l’homme, la meilleure idée depuis l’invention de la roue.
Jacques De Decker
Pierre Mertens
Avant de me lancer dans l’écriture d’Une paix royale, un roman où j’évoque au moins autant les rois de la petite reine que ceux qui régnèrent sur la nation, il m’arriva de rencontrer certains d’entre eux que, dans l’enfance, j’avais particulièrement admirés. Plus tard, ils parurent avoir apprécié le livre, et participèrent même à son lancement au nord du pays et aux Pays-Bas alors que, dans sa version française, il était déjà poursuivi en justice.
Évoquant Baudouin qui était mort quelque temps pus tôt, je me rappelai Rik Van Looy — l’Empereur d’Herentals, le Tigre campinois, le Barbare —, me disant : « Il aimait bien les coureurs cyclistes. Je crois que nous lui rappelions que son pays existait… Il serait idiot de le couper en deux. Non ? Tu m’imagines champion du monde au nom des Flandres seulement ? Pourquoi pas de la Campine ? Ou de mon patelin ? Ou de ma femme et moi ? Autant casser en deux nos vélos aussi ! Une roue de chaque côté de la frontière linguistique… »
P. M.
Je me demandais, quand je voyais passer ces hommes ensauvagés par le rythme de la course, endoloris, abrutis, exaspérés par elle, mis hors d’eux par l’intensité de ses exigences, s’ils trouvaient, dans les moments d’accalmie, le temps de se parler de leurs histoires d’amour et de leurs drames de famille… Qui aura jamais une oreille pour ces conciliabules de chevaliers avec des voyous, ces complots de truands entraînant des seigneurs dans leur chute, ces apartés de manants avec de grands bourgeois ? Que se passe-t-il dans la tête du Fou Pédalant, de l’Aigle de Tolède, du Pieux de Bologne, du Blaireau, du Pédaleur de Charme, du Gitan, du Voleur de Vent, de l’Envoleur de Roues, du Rayonnant de Maastricht, du Doyen de Dieu, du Défoncé de Naissance, de Formule 1 sur Deux Roues, de Faux-Cul de Génie, de Stan Laurel Ockers, de l’Avaleur de Cols, de l’Ennemi des Montres, du Mangeur de Chronos, du Guidon d’Or III, du Pédalier Trempé, du Dérailleur des Autres, De Mister Course-en-Tête, de Lanterne Rouge d’Avance, de Vélo-sur-l’Épaule, de Périnée d’Acier, d’Hémorroïdes de Plomb, de Mord-Son-Guidon, de Brise-Son-Cadre, d’Arrache-Tripes-et-Boyaux-à-la-Mode-de-Caen, du Frisé des Apennins, du Rocher de Brighton, du Gentleman en Équilibre Instable, de Trompe-sa-Femme-avec-la-Mort, du Funambule des Basses-Alpes, du Giromancien, de Cinquante-Fois-Treize, de Cœur Fou, de Cervelle de Pigeon, Mollets de Cigale, Cuisses de Kangourou, Pharmacopée Ambulante, Os de Porcelaine, Buste-de-Momie, Coupeur de Vent, Mange-les-Mouches, Tendre Tueur, le Zigzagueur Chatoyant, J’abats-bien-les-chevaux ou Le Charles Quint des Kermesses ?
Oui, donc : qui sait quels orages désirés ou tant redoutés traversent la tronche de tous ces gens-là, d’une tempe à l’autre ?
Et puis aussi celle du Cosmonaute de Breeduyn, de l’Extravagant de Torre Molinos, du Régicide de Saint-Ouen, du Superman d’Erembodegem, du Magicien de Villacoublay, du Vieux de Rotterdam, du Suceur de Roues de Glasgow ? Et n’oublions pas l’Aigle Noir, Gino-le-Mariolâtre, Fausto-le-Diabolique, Je-pense-donc-je-roule, le Prédateur d’Adliswil, l’Étoile Filante des Abruzzes, Cinquante-et-une-fois-seize, l’Ordinateur de la Vallée du Pô, l’Ange de la Montagne, le Taille-Crayon de l’Aubisque, le Baroudeur de Valence, Chair-à-Biclo, Fesses-Quatre-Étoiles, le Colosse de Moortebeek-Centre, le Géant de Sarcelles, Cuisses-de-Fourmi, l’Albatros de Berchem-Anvers… ! Ne rêvent-ils pas tous de la boue ôtée comme un masque, d’urine immaculée, de cocaïne invisible pour les yeux, de chloroforme inodore pour les gencives, d’hormones de volcan non répertoriées pour testicules de bronze ?
Tous, oui, même l’Horloge Parlante de Bâle, l’Emphytéote de la Voiture-Balai, l’Infernal du Nord, le Seigneur des Six-Jours, Urine-de-Cadmium ou le Niveleur des Pavés des Flandres…
« Et puis, me dit Pierrot Lenoir, le masseur, l’expérience à la plupart n’apprend rien ; tous, à chaque course, redeviennent vierges. Vous savez ce que disait Confizius ? Que l’expérience est “une lanterne qu’on s’accroche dans le dos et qui n’éclaire que le chemin parcouru”. À croire qu’il avait fait dix fois le tour de Canton ou qu’il avait gravi en danseuse la muraille de Chine ! »
Extraits d’Une paix royale, Paris, éditions du Seuil, « Fiction & Cie », 1995.
Véronique Biefnot
Pour papa
Ses longs cheveux, lavés de frais, lui descendent à la taille, plus bas peut-être, difficile à dire tant qu’elle est assise.
Les mains aux doigts entrecroisés sagement posées sur les genoux, elle est parfaitement immobile. Seuls ses deux pouces, infatigablement, se caressent, se contournent, se tournent autour, rotation constante, tranquille.
Est-ce une prière ? Une façon de mesurer le temps qui passe en fractions de seconde, en quarts de tour de pouce ? Est-ce un moyen de vérifier si la vie s’écoule toujours à travers ses veines bleues, noueuses, affleurant la peau si fine ? Sans doute juste une habitude, une manie, un rassurant chapelet intime égrainé calmement.
Ses yeux gris-bleu, clairs, presque délavés, presque transparents, clignotent rapidement, papillons affolés à la clarté d’une flamme.
La lumière la fatigue, alors, elle baisse les paupières.
Elle dort ?
Non, je crois qu’elle se concentre, qu’elle visualise mentalement les heures qui vont suivre, je crois qu’elle s’y prépare.
Là, elle est assise, bien droite, sur une chaise de cuisine en bois blanc, le dos légèrement décalé du dossier. C’est ainsi qu’elle doit se tenir, bien sage, quand sa fille tresse sa longue chevelure immaculée. La natte obtenue est si fine qu’une fois entortillée avec une application impatiente, elle ne forme plus qu’un tout petit chignon blanc, douloureux, piqueté d’épingles, juché haut sur le sommet du crâne pour ne pas se décoiffer dans son sommeil, et qui y restera, vaille que vaille, jusqu’au prochain shampoing.
Habituellement, le grand bain, c’est le samedi.
On n’est pas samedi, mais c’est un jour particulier et Céline veut se faire jolie pour lui… Il en a besoin, elle l’a senti hier quand il a flanché, légèrement, dans cette longue étape qui ralliait Saint-Étienne à Grenoble. Bernard Thévenet avait fini par gagner et c’est Joop Zoetemelk qui avait mis le maillot jaune !
Elle n’en avait pas dormi de la nuit.
Donc, impeccablement coiffée, pas un cheveu hors de la petite tomate tressée, tiraillante, vêtue d’une nouvelle robe, pareillement fleurie de gris et de noir que la précédente, mais neuve et repassée, elle est prête.
Elle retirera son tablier tout à l’heure, quand elle aura fini d’écosser les petits pois (les légumes, c’est la seule tâche qu’on lui confie encore, alors elle s’y accroche).
Elle remercie sa fille, Mariette, ma grand-mère, en la vouvoyant.
Moi aussi elle me vouvoie.
J’ai toujours vu dans ce vouvoiement des aînés comme une marque de tendresse, de respect même, pour nous, les enfants ; d’autres y voient de la froideur, de la distance, du désintérêt, peut-être… Pas moi.
Moi, j’aime bien.
À l’heure de la retraite (oh, une toute petite retraite d’ouvriers) mes grands-parents quittent leur vieille et inconfortable maison de ville pour une petite villa de plain-pied avec une salle de bains et un salon.
C’est nouveau. Tout est nouveau.
J’avais connu, avant, la pièce qui était tout à la fois cuisine-buanderie-salle-de-bains, où la baignoire en zinc, recouverte d’une plaque de mélaminé gris servait, en dehors du jour du grand bain, de plan de travail pour étaler la chapelure des croquettes de pommes de terre ou couper, petit, les frites croustillantes qu’on passerait deux fois dans le saindoux. Le w.-c., pudiquement caché derrière sa porte trouée d’un cœur, se trouvait, lui, dehors, à l’entrée du jardin.
Là, en 1971, on a une pièce entière consacrée uniquement à la baignoire et à l’évier !
Une autre pièce, toute petite il est vrai, est bien au chaud dans la maison pour y faire son « trilili » comme dit ma grand-mère.
Une révolution.
Pour eux, pas pour moi… Moi je connais, chez mes parents, le confort d’une maison de cité avec salle d’eau et toilettes incorporées !
Parfois, dans la villa de mes grands-parents, si nouvelle, aux larges baies vitrées, il m’arrive de regretter l’ancienne cuisine où, après avoir mangé (des tartines, le soir, souvent) on nettoyait soigneusement la nappe en plastique, on écartait les chaises de la table et, religieusement, on regardait la télévision. Elle était toute petite, en noir et blanc, et les chaises étaient dures, mais on pouvait voir Johnny Weissmuller s’époumoner sous une lune en carton-pâte et batailler sous l’eau avec des crocodiles à la robotique balbutiante.
Personne ne disait mot et on ne s’endormait pas (rapport aux chaises) pas de coupures publicitaires ni d’enregistrement simultané… la communion dans la vision.
Il me semblait alors que le roulement suggestif des pectoraux, des dorsaux et autres abdominaux au-dessus de la jupette en peau de chamois du héros arrachait de langoureux soupirs à la gent féminine présente autour de la table, le regard perdu vers ce pays de cocagne et de testostérone où des bellâtres bodybuildés affrontaient d’affreuses bestioles pour les beaux yeux énamourés d’une Jane volontiers défaillante. Enfin… c’était surtout ma grand-mère et mon arrière-grand-mère… Moi, je suis là, c’est samedi, j’ai le droit de regarder, j’aime bien, surtout Chita, la guenon. Les pectoraux, ça ne m’émeut pas tellement.
Je m’égare. Je pars en roue libre. Retour en 1971.
Maintenant, on est dans la nouvelle maison, avec la cuisine-qui-ne-sert-qu’à-ça et la salle à manger, et même le salon avec de vrais fauteuils. On appelle ça le « living-room », c’est bien, ça fait moderne, ça va avec le reste.
Mes parents, en plus d’une aide substantielle lors de la construction de la villa, ont offert les fauteuils en cuir. Noirs, individuels, légèrement balançants, confortables, disposés en arc de cercle autour du nouveau dieu du foyer : la télévision en couleur !
Eddy Merckx s’est fait rétamer hier à l’étape de Grenoble et mon arrière-grand-mère, Céline, 90 ans au compteur, n’en a pas dormi de la nuit.
Il faut qu’elle agisse.
La retransmission va bientôt commencer.
Le chignon ça va, la robe, ça va.
Il faut maintenant qu’elle s’asseye dans son fauteuil à elle, celui qui est presque face à l’écran du téléviseur, le premier à gauche quand on franchit la porte.
Hier, elle n’y était pas au début de l’étape. Elle s’en est voulu, c’était trop tard, il a perdu.
Il ne fallait pas que ça se reproduise.
Bien calée au fond du siège, les pieds forcément détachés du sol (elle n’est plus très grande), Céline, trente-huit minutes avant la retransmission en direct de l’étape, fixe obstinément l’écran.
L’autre est là, toujours, à lui grignoter les mollets, ce bel hidalgo, ce nouveau venu hispanique, ce Luis Ocaña dont elle se refuse à dire le nom. Elle l’appelle « l’Espagnol » et elle ne l’aime pas, lui qui talonne son idole.
Mon arrière-grand-mère est tombée en amour pour Eddy Merckx en 1969.
Cette année-là, à moins de 25 ans, le prognathe louvaniste a remporté le Tour de France avec panache lors de sa toute première participation. Il a gagné tous les classements et le cœur de Céline.
Est-ce parce que cette année-là fut sacrée « année érotique » par un certain Gainsbourg dont mes grands-parents n’apprécient pas les frasques mais que j’écouterais, moi, avec délectation, quelques années plus tard ? Est-ce à cause des gros plans complaisants, interminables sur les mollets et les cuisses musculeuses de notre héros national ? Est-ce à cause du caractère patriotique de cet engagement que Céline, pourtant peu encline aux manifestations chauvines, soutient avec un tel enthousiasme les efforts transpirants de notre digne représentant ?
Je ne le saurai jamais.
En 1970, c’est le sacre du prince : Eddy Merckx remporte le Tour en grand vainqueur, huit étapes gagnées, dont deux « contre-la-montre », le maillot jaune soudé à ses épaules pendant dix-huit jours !
Du jamais vu !
Quel bonheur pour Céline, ce Tour de France en 1970.
Évidemment, il y a cet épisode effrayant où Eddy, épuisé, vainqueur à l’arraché de la quatorzième étape, celle du mont Ventoux, s’est effondré à l’arrivée, victime d’un léger malaise.
Céline, prête à bondir vers l’écran, les doigts crispés sur les accoudoirs de son fauteuil, suit, anxieuse, le ballet du masque à oxygène sur le visage marqué de son protégé.
Après, tout va bien.
Il gagne à nouveau et toujours.
Normal, il est le plus grand, le plus fort… Et puis elle, Céline, pour le soutenir, ne quitte pas son fauteuil, les yeux fixés durant des heures sur le roulement hypnotique du pédalier.
Dans ce siège fétiche, gris-gris de cuir et de métal, elle est certaine de le protéger, lui, son chevalier solaire sur sa monture d’aluminium. Elle espère, fidèle au poste, attentive, lui éviter la crampe éliminatoire, la baisse de moral, la fatigue sournoise, voire la chute mortelle.
Mon grand-père, Fernand, assis dans un autre fauteuil, le sien, le troisième à gauche par rapport à l’écran, tente en vain de la distraire en lisant sa gazette à voix haute :
— Eddy Merckx : 1,83 m pour 73 kg. Fréquence cardiaque : 36 au repos, 162 à l’effort, 68 en récupération après trente secondes. Capacité pulmonaire : 7,11 litres.
Ça explique tout ! conclut-il.
On peut être fervent supporter et rester pragmatique…
— Non ! marmonne Céline, sans quitter l’écran des yeux. C’est le plus courageux, il va plus loin, c’est tout !
Mais je crois que personne ne l’entend.
En réalité, personne ne peut se faire entendre dans ce salon : la surdité feinte ou réelle de mon aïeule obligeant à pousser le volume sonore au maximum, les commentaires tonitruants d’Arsène Vaillant ne laissent guère de place à la conversation.
Je reprends, faut changer de braquet.
Céline est contrariée.
Nous sommes le 10 juillet 1971, je viens d’avoir 10 ans, depuis deux jours, l’Espagnol a pu endosser le costume canari, ça ne peut plus durer !
Elle se concentre, ramassée dans son fauteuil, crispée, en totale connexion avec son champion et, au lendemain de sa défaite face à Ocaña à Orcières-Merlette, Eddy lance, rageur, une échappée à tombeau ouvert.
Les commentateurs survoltés se déchaînent (différemment selon que l’on se branche sur une chaîne belge ou française). L’hélicoptère envoie quelques images aériennes du serpent humain qui oscille, rythmé, tanguant, parfaitement synchronisé… et de cet homme, seul devant, dont le dos balance avec vigueur dès qu’une montée se fait plus âpre. Il n’a plus rien d’humain, lui qui distance aussi implacablement ses adversaires.
Céline, le souffle court, les doigts blanchis par l’effort, malaxant les pauvres accoudoirs, semble suspendue aux déhanchements athlétiques de la silhouette solitaire, résolument en tête.
Les cameramans, juchés sur des motos, prennent le relais et filment au plus près les roulements des mécaniques humaines et vélocipédiques.
Mon arrière-grand-mère frôle l’apoplexie quand, dans un suprême élan, avec une déconcertante facilité, Eddy, en danseuse, laisse les autres sur place, semble survoler la route, Hermès ailé, messager des dieux, il franchit, les bras levés, un sourire furtif au coin des lèvres, la ligne d’arrivée avec plus de deux heures d’avance sur l’horaire !
Hourra !
Céline bondit de son siège et entame, sur ses jambes maigres, arquées, mais encore vives, une petite danse de la joie qui tournicote autour de la table basse. Elle ressemble alors à un vieil Indien lançant ses imprécations aux éléments. Est-ce dû à la peau ridée, au nez long, busqué, aux oreilles, démesurément grandes, qui descendent le long des joues ? Oui, elle a quelque chose d’un vieux sachem, la sagesse en moins, peut-être… Quoique…
Il paraît que les oreilles et le nez continuent toujours de pousser, j’aurai son profil plus tard ? Je ne suis pas sûre d’arriver jusque-là pour le voir, je ne suis pas sûre de vouloir enfiler autant d’années sur mon collier de vie, je ne suis pas sûre de le pouvoir. Si c’est pour tourner ainsi, nonagénaire alerte, autour d’une table de salon, le bas de la robe grise battant en cadence le coton épais des bas plissés gris, je veux bien… même avec le long nez et les grandes oreilles, je veux bien.
Enfin, honnêtement, ce jour-là, je m’en moque un peu, j’ai 10 ans depuis trente-cinq jours et la vieillesse me semble si lointaine.
Il va le gagner, bien sûr, Merckx, ce Tour de France, en 1971.
Et bien sûr, le voisin dira que c’est à cause de la chute d’Ocaña dans le col de Mente.
On s’en fout, on s’en bat l’œil, il a gagné, on est content !
Ma grand-mère Mariette peut retourner dans sa cuisine, mon grand-père Fernand dans son jardin et mon arrière-grand-mère Céline peut remettre son tablier et écosser les petits pois.
Moi, sur la balançoire, je regarde le vol concentrique des hirondelles. Le temps suspendu, lent, pas pour longtemps.
Là, j’ai 14 ans.
Mon grand-père est mort depuis six mois, trop de tabac gris entre les doigts qu’on roule… Finies les ballades à vélo derrière lui, à rester bien alignée sur sa roue, finies les escapades au bord du ruisseau pour voir les truites argentées et les tritons gluants, finies les pièces de théâtre en dialecte, lues à mon chevet quand la fièvre me prenait, finis les extraits d’opérette entonnés joyeusement à la fin des repas en duo avec ma tante Flora, disparus le Pays du sourire et Tu m’as donné ton cœur… Il s’est tu mon grand-père.
Ma grand-mère le suit, trois mois plus tard, sans qu’on puisse vraiment savoir si son cœur a simplement lâché ou si elle a un peu précipité les choses. Détricotée sa vie simple aux menus plaisirs de couturière, elle n’aura pas eu le temps de tout m’apprendre : le point de surjet et la manche raglan, la coupe en biais et le point de bourdon… Dévidée, la bobine… En allée ma bobonne.
La famille, K.-O. debout.
Céline attend.
Elle attend qu’elle veuille bien d’elle, cette dame qui vient la visiter parfois et dont elle me parle, mais que je ne vois pas. Elle me la décrit, brune, immobile, assise dans un coin de la chambre vide et lui parle parfois.
Je ne la vois pas.
Je fais comme si.
Je regarde les yeux de Céline, plus grisés, plus opaques, plus vides, déjà presque partis, mais qui semblent lancer vers moi, celle qui reste, celle qui a du temps devant elle, les longs filets impalpables, soyeux, de la vie qui s’écoule d’elle à moi.
Le plus beau des dons, tacite, muet, le passage du flambeau, le droit, le bonheur de vivre dans la continuité de ce qui a été et de ce qui sera.
Être le passeur de vie, le relais, le témoin.
J’en ai conscience pleinement, de manière très aiguë ce jour-là.
Nous sommes en juillet 1975, une chaleur accablante terrasse l’Europe, il y a dix jours, on a fêté ses 94 ans avec la joie obligatoire et triste des familles endeuillées où la vie suit son cours.
Le départ de ce 62e Tour de France a été donné depuis Charleroi cette année-là, le 26 juin.
Alignant cinq victoires sur cinq participations, Eddy Merckx espère bien remporter celui-ci et battre ainsi le record de Jacques Anquetil.
J’allume le petit téléviseur qu’on a transporté dans la chambre de Céline.
Elle n’a plus envie de se lever.
C’est de son lit qu’elle verra Eddy perdre cette première étape.
Alors, les jours suivants, elle s’efforcera d’aller s’asseoir dignement, l’encourager, le protéger.
Elle ne se sent plus très efficace, même droite, stoïque dans le fauteuil amené près de son lit, elle ne peut plus conjurer le sort et Eddy perd, s’accroche à la deuxième place, émaillant son parcours de quelques coups d’éclat.
Puis vient cette fatale quatorzième étape, le 12 juillet, elle relie Aurillac au Puy-de-Dôme et, alors que Merckx porte à nouveau le maillot jaune depuis dix jours, un spectateur, chauvin sans doute, le frappe violemment au foie dans la dernière ligne droite.
C’est un géant qui s’effondre.
Céline est là, muette, atterrée. Elle n’a rien vu venir, elle n’a rien pu faire.
Celui qui domine le cyclisme mondial depuis si longtemps, le seul à avoir porté le maillot jaune en course pendant 96 jours, ne s’en relèvera pas.
Bien sûr, il terminera la course, il sera deuxième, concédant 2 minutes 47 secondes à Bernard Thévenet.
Bien sûr certains diront qu’il aurait pu gagner cette fois encore.
Ce sera son dernier Tour.
Pas de demi-mesure avec les idoles, c’est l’éblouissement sinon rien.
Elle le sent bien, Céline, elle repose doucement la tête en arrière.
Elle aurait bien aimé encore un peu le soutenir, voler avec lui, une fois encore vers la victoire.
Elle n’est pas certaine d’en avoir la force.
La dame, patiente, silencieuse, l’attend depuis le départ de Mariette, sa fille, celle qui n’a pas vécu un seul jour sans elle, celle qui l’avait emportée, elle, la maman si tôt veuve, dans son léger bagage de jeune mariée, jamais séparées elles deux, pas un seul jour jusqu’à…