Tous ceux qui tombent - Claude Houllier - E-Book

Tous ceux qui tombent E-Book

Claude Houllier

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Beschreibung

Albi, 2002 : un étrange géant bossu sauve une fillette du maniaque qui allait l’assassiner.
Lisle-sur-Tarn, 2003 : un mystérieux homme en noir apparaît à un viticulteur désespéré sur le point de se suicider.
Toulouse, 2011 : une adolescente sans histoire disparaît inexplicablement de sa chambre en résidence universitaire.
Dans ses affaires, on retrouve l’arme d’un tueur mort neuf mois plus tôt. Seul un colosse bossu se lance à sa recherche, une quête aussi impitoyable que sanglante au terme de laquelle la véritable nature de chacun sera révélée. Ange ou démon, qui est réellement ce personnage commun à ces trois affaires pourtant différentes en tous points ?


À PROPOS DE L'AUTEUR


Après une carrière en tant que professeur d’anglais, Claude Houllier se consacre désormais à l’écriture. Avec Tous ceux qui tombent, il signe son deuxième ouvrage après Une semaine d’enfer, un recueil de nouvelles paru en janvier 2022 aux éditions Le Lys Bleu.

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Seitenzahl: 344

Veröffentlichungsjahr: 2022

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Claude Houllier

Tous ceux qui tombent

Roman

© Lys Bleu Éditions – Claude Houllier

ISBN : 979-10-377-6856-8

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Pour Régine, Stéphane,

Christel, Julien et Clément,

Soleils à mon firmament…

I

Les âmes abusées

Ceux qui ont beaucoup à espérer et rien à perdre seront toujours dangereux.

Edmund Burke

Tout homme qui n’accepte pas les conditions de la vie vend son âme.

Charles Baudelaire, Les Paradis Artificiels

1

Septembre 2002

Vers une heure du matin, l’atmosphère étouffante de la nuit se rafraîchit soudain avec l’arrivée d’une bourrasque de vent soufflée des hauteurs des monts de Lacaune qui jeta une poignée argentée de gouttes de pluie aussi larges que des pièces d’un euro sur les rares noctambules traînant encore leur solitude sur les trottoirs de la ville. D’abord diffuse et hésitante, l’averse gagna rapidement en vigueur pour se muer en quelques minutes en un violent déluge d’une eau tiédasse qui charriait dans son sillage les senteurs résineuses des futaies de pins Douglas et d’épicéas mêlées aux odeurs puissantes des tanins de châtaigniers, si rébarbatifs qu’ils ont la réputation de faire fuir les araignées.

L’orage choisit d’abord de se déverser au-dessus de la cathédrale Sainte-Cécile dont il lessiva consciencieusement les flancs de briques rouges puis, lassé par l’indifférence des murs épais, il s’engouffra dans les rues piétonnes qui toutes convergeaient plein sud pour venir mourir aux abords de la place du Vigan. Là, il se déchaîna sur les massifs de pensées amoureusement entretenus qui ceignaient le kiosque à musique du square. Au contact du métal surchauffé de la charpente, l’eau se mit à grésiller, faisant naître d’impalpables volutes de vapeur qui s’évanouissaient aussitôt créées, tels des spectres maladroits incapables de mener à bien leur propre matérialisation.

Peu avant deux heures du matin, sans que le moindre éclair ne l’ait annoncé, la foudre s’abattit sur le glaive de laiton ouvragé qui transperçait le toit octogonal du kiosque et, pendant un court instant, l’intense décharge électrique éveilla dans les entrailles métalliques de l’édifice une vibration assourdie, le tintement grêle et irréel d’un gigantesque carillon désaccordé. En réponse à ce signal, la pluie redoubla de véhémence et doucha généreusement les formes dénudées de la naïade de marbre agenouillée au mitan du grand bassin voisin. Puis, sur un brusque coup de tête, l’orage vira plein ouest et enfila l’avenue Gambetta, éclaboussant les façades aux volets clos d’une jonchée de larmes irisées. Sans même daigner ralentir sa course, le déluge fondit sur l’îlot de verdure jouxtant l’hôtel particulier de l’ancienne bibliothèque municipale. Il se déversa sur les allées de buis, dévala les jardins à l’anglaise aménagés en contrebas, débarbouilla impitoyablement les cyprès chauves et les magnolias avant de se diriger vers un alignement de platanes sous lesquels la nuit se recroquevillait pour tenter d’échapper aux cataractes d’eau.

Il attendait là, immobile au cœur des ténèbres, sous l’abri dérisoire des feuilles dégoulinantes de pluie, pareil à une écaille luisante arrachée au grand corps sinueux de la nuit.

Un géant aux larges épaules dangereusement voûtées, mains enfoncées dans les poches d’une veste de cuir noir fendillé, capuche relevée, pantalon de treillis pris dans de lourdes rangers militaires aux semelles crantées. Une silhouette brutale, écho d’ordres aboyés, de combats farouches et de vies sacrifiées.

Indifférent à la violence de l’orage et au ruissellement de l’eau sur son visage impassible de mercenaire prêt à l’affrontement, son regard vrillait l’obscurité droit devant lui, fixé sur la seule fenêtre éclairée en façade d’une grosse maison qui dominait la rue Truel de Palaffre de la masse lugubre de ses deux étages. La vieille bâtisse avait connu des jours plus fastes ainsi qu’en témoignaient le crépi grêlé de lichen et le bois abrasé des contrevents – mais ce devait être bien avant l’invention de l’ampoule à incandescence et du réseau de tout-à-l’égout.

Sans transition, le colosse mit en branle son énorme carcasse, passant instantanément de l’immobilité au mouvement avec une fluidité quasi surnaturelle pour une personne dotée d’un gabarit de deuxième ligne de rugby. Et avec lui venait la promesse d’une éternité de souffrances.

Il n’avait plus une seconde à perdre.

Dos courbé, tête rentrée dans les épaules, il s’élança vers le mur bas qui ceinturait le parc et surplombait la rue. Ses avant-bras tendus de part et d’autre de son corps repoussaient le rideau de pluie et tranchaient un passage éphémère dans la chair sombre de la nuit. Sans ralentir sa course, il bondit par-dessus le muret et retomba sur le trottoir, face à la maison.

Sous les torrents d’eau, sa haute silhouette silencieuse n’était pas sans évoquer une forteresse perchée sur un éperon rocheux battu par les éléments furieux. Par bonheur, la maison était d’un accès beaucoup plus facile que son homologue moyenâgeux, seulement défendue par une clôture métallique que doublait intérieurement une haie de troènes hirsutes dans laquelle s’enchâssait un portillon aux barreaux mangés de rouille. Sa serrure n’était pas fermée à clé.

« Pas prudent du tout, ça ! » murmura le géant en ouvrant la petite barrière, « n’importe qui pourrait entrer… »

Il suivit une étroite allée gravillonnée qui vint buter sur les trois marches de pierre conduisant à la porte d’entrée. Le poussoir d’une sonnette d’extérieur saillait du mur au-dessous d’un rectangle de laiton verni que les éclairs de l’orage illuminaient par intermittence, révélant les mots gravés dans la plaque :

Docteur Daniel Jammes

Médecine générale

Consultations sur rendez-vous

du lundi au vendredi

de 9 h à 12 h

Lorsque le géant leva la tête vers le deuxième étage, ses yeux accrochèrent un fragment de ciel bleu à ses traits grossiers et cruels. Seule une faible lueur blanchâtre filtrait des volets gauchis de la fenêtre de droite.

« Toc, toc, docteur, c’est pour une urgence… » marmonna-t-il dans sa barbe de trois jours.

Le colosse entrouvrit sa veste et en tira le couteau qu’il gardait dans un fourreau de cuir fauve plaqué sur sa poitrine. L’arme était à l’image de son propriétaire : longue, glacée et mortellement dangereuse. Un entrelacs d’arabesques tourmentées courait sur la lame à double tranchant qui s’élargissait vers sa base pour former une garde dissymétrique terminée par un ergot d’acier d’aspect meurtrier.

La serrure de la porte d’entrée capitula avec un « clic » pitoyable dès qu’elle sentit le couteau fourailler dans ses entrailles mécaniques.

Arme au poing, le géant pénétra dans la maison sans un bruit. Malgré l’obscurité, il se déplaçait avec l’aisance et la sûreté de mouvement d’un danseur professionnel de tango. D’un revers de main, il fit glisser sa capuche mouillée sur le duvet de cheveux gris qui garnissait son crâne rond. Ses yeux pâles étaient deux abîmes turquoise d’une prodigieuse vacuité creusés dans un visage minéral ; ils ne reflétaient aucune émotion mais enregistraient et analysaient méthodiquement tout ce qui l’entourait – la procédure habituelle pour une mission en territoire ennemi.

Sur sa gauche, la petite salle d’attente avec sa demi-douzaine de chaises design laquées, noires, sagement rangées et une profusion de magazines soigneusement empilés sur une table basse en verre trempé. En face, ce qui devait être le cabinet de consultation du médecin, coincé entre les toilettes pour patients et un escalier de bois impeccablement ciré bordé d’une rampe en fer forgé reproduisant un motif d’inspiration florale.

« Ce brave docteur Jammes aime s’entourer de belles choses ! » pensa-t-il en posant sa ranger crottée sur la première marche. Il entama son ascension prudente vers les étages, abandonnant derrière lui l’empreinte boueuse de ses pas.

Il atteignit un étroit palier qui desservait une unique pièce de vastes dimensions dont les fenêtres étaient dissimulées derrière d’épais rideaux occultants. Une forte odeur de renfermé, mélange de vieille sueur et de graillon refroidi, planait dans l’atmosphère confinée. Près d’une table où s’élevait une pyramide de boîtes de conserve, un minuscule coin cuisine débordait d’assiettes graisseuses et de casseroles jetées pêle-mêle dans un évier crasseux. À quelques mètres de là, un lit défait vomissait oreillers, draps et édredon sur un parquet déjà jonché de sous-vêtements flétris et de chemises roulées en boule. Visiblement, l’habitant des lieux avait converti tout l’étage en un seul appartement où il mangeait, dormait et vivait tapi dans l’obscurité, à l’abri de la morsure du soleil, insensible aux remugles écœurants et à la saleté omniprésente qui formait un contraste saisissant avec la propreté presque maniaque des pièces du rez-de-chaussée.

… tu ressembles à ces sépulcres, beaux du dehors mais remplis d’ossements humains et d’ordure…

La citation vint aux lèvres du géant en même temps qu’une vague de nausée déferlait sur lui, le forçant à prendre appui sur le mur pour éviter de tomber.

« C’est l’air de cette saleté de maison, il est malsain, corrompu… » estima-t-il.

« Il empeste la peur et la souffrance ».

Pas question de s’apitoyer sur ses faiblesses : il affermit sa prise sur la poignée de son arme, se dirigea vers l’escalier et reprit sa progression silencieuse.

En bout d’étage, l’extrémité de la rampe de fer forgé accouchait d’un énorme globe de cuivre jaune pareil à un phare doré perdu dans les ombres du couloir carrelé qui étirait ses murs lépreux mangés d’humidité dans le ventre du bâtiment. Ici, la pourriture régnait en maître, sans partage et sans camouflage.

Un mot s’imposa à son esprit :

Dissimulation.

C’est dans ce décor répugnant que l’occupant de la maison s’affranchissait du masque lisse et inoffensif qu’il offrait à ses patients et laissait s’exprimer sa véritable nature, un nœud boursouflé d’humeurs vénéneuses qui gangrènent son esprit détraqué et son âme pervertie.

Sur la droite, en face de la salle de bains, se découpait une porte entrebâillée. De sa main libre, le géant poussa le battant gluant de crasse en priant pour ne pas contracter une forme foudroyante de septicémie qui, faute d’une injection massive d’antibiotiques, l’emporterait irrémédiablement dans les minutes à venir.

L’agencement tout en longueur de la pièce reproduisait à l’identique celui de l’étage inférieur. Mais ici, pas de lit souillé ou de gazinière crépie de résidus huileux. Le plafonnier avait été remplacé par une lampe scialytique rectangulaire qui inondait d’une lumière éclatante une table d’auscultation à dossier inclinable. À l’exception d’une mince fente sur le côté d’où parvenait à s’échapper une faible clarté, les fenêtres étaient là aussi avalées par les plis de lourdes tentures noires. D’un mur à l’autre, le sol était recouvert d’un revêtement plastifié piqueté de taches brunâtres. Sur le plateau d’une desserte mobile placée à l’aplomb d’un petit lavabo, un haricot médical rempli de bistouris et de pinces anatomiques côtoyait une scie chirurgicale et des écarteurs rutilants de propreté.

Tout dans cet endroit évoquait un bloc opératoire.

Ou une morgue prête pour une prochaine dissection.

Sauf que le chirurgien était introuvable.

« Mais où pouvait bien se cacher ce dégénéré ? » se demanda-t-il.

En réponse à sa question, un hurlement de terreur pure creva le plafond et fracassa le silence de la maison.

« Seigneur, je suis arrivé trop tard ! »

2

Septembre 2002

Poignard en avant, le géant se rua dans le couloir sans plus se soucier d’être entendu. Le plâtre poreux des murs galeux qui se détachait par plaques de la paroi ne révélait la présence d’aucune issue.

« Pourtant il doit bien y avoir un passage ! » ragea-t-il.

Il fit un pas en avant et distingua, noyé dans la pénombre du couloir, un large panneau lambrissé qui occupait presque toute la largeur du mur du fond. D’une main, il le fit coulisser et, dans l’espace dégagé, apparut un escalier de bois brut qui sinuait vers les combles. C’est de là que provenaient les cris.

Les miasmes qui dévalaient des marches mal équarries étaient insoutenables.

« Ça pue l’enfer son galetas ! Il devrait vraiment faire installer une VMC, le doc ! »

Après une brève montée, le colosse parvint dans le grenier. Une pièce unique – pour ne pas perdre les bonnes habitudes – sans ouverture visible, dont les murs, le sol et les plaques d’isolant fixées au plafond étaient uniformément revêtus d’une peinture rouge brique. Les relents putrides qui régnaient sous les toits ravivèrent la nausée qui lui tordait les tripes depuis son arrivée dans les étages.

« La corruption est bien le plus mortel des gaz de combat ! » philosopha-t-il sombrement.

Dans la partie mansardée de la pièce, là où le plafond incliné rejoignait presque le sol, une lampe d’ambiance nimbait d’une clarté grisâtre une silhouette décharnée agenouillée sur le plancher, tête penchée, pareille à une monstrueuse araignée affairée à dévorer quelque innommable repas.

Sans le moindre bruit, le géant s’avança vers l’homme, ce qui lui permit de découvrir la jeune fille étendue sur un mince matelas de mousse. C’était elle qui avait hurlé avant que son geôlier ne noue ses mains puissantes autour de sa gorge. Une Eurasienne aux longs cils recourbés dont la poitrine menue soulevait avec peine son T-shirt au logo de la librairie du Creuset. Les veines saillaient sur le cou de la gamine et les avant-bras musclés de son bourreau.

La lame du couteau décrivit une courbe argentée dans l’air ténu du galetas et mordit le poignet droit de l’homme qui se redressa d’un bond en comprimant sa blessure de sa main indemne.

Il était de petite taille et d’une constitution si chétive que ses épaules avachies semblaient être le prolongement direct de ses clavicules. Son visage émacié avait l’aspect cireux du miel de romarin et ses yeux d’argile cuite roulaient en tous sens dans leurs orbites à la recherche d’une issue de secours qui n’existait pas. Seuls ses bras étonnamment développés détonaient dans son physique de marathonien sous-alimenté.

« Il est moins épais qu’un coucou famélique, songea le colosse en refoulant une vague de nausée, mais c’est un coucou avec des ailes de catcheur ! »

— Docteur Daniel Jammes, je suppose ? hasarda-t-il.

— Qu’est-ce que vous me voulez, et pourquoi m’agressez-vous alors que j’essaie de soigner cette pauvre fille qui a fait un malaise vagal ?

— Et ça, demanda le géant en indiquant de son couteau les marques de strangulation qui striaient le cou de l’adolescente, tu l’as sûrement fait en lui prenant la tension ? Ses traits brutaux exsudaient le dégoût que lui inspirait le bonhomme.

— Exactement. Je suis un médecin reconnu à Albi et tous mes patients pourront vous dire que…

— Tu es un sadique et un meurtrier qui enlève des jeunes filles pour les dépecer quand il a fini de s’amuser avec elles. Tu es un immonde fils de pute, un monstre de perversité qui se cache derrière le masque rassurant d’un respectable médecin de ville. Si jusqu’ici la police ne t’a pas encore arrêté, c’est parce que tu es aussi un fils de pute extrêmement rusé qui ne laisse rien transparaître de sa véritable personnalité. Mais moi je t’ai retrouvé, j’ai senti l’odeur de charogne qui t’accompagne et te trahit. Elle me rend malade.

Le colosse fit un pas en direction du médecin. Il dut voûter encore davantage ses épaules pour éviter de heurter les panneaux isolant le plafond des combles.

— Cette tuerie doit cesser. Maintenant ! Tu ne feras plus de mal à cette enfant. Ni à aucune autre, d’ailleurs.

Pareille à une rafale de vent d’octobre qui emporte le feuillage jaune d’or d’un peuplier, une fulgurance de haine à l’état pur balaya l’expression d’innocence outragée plaquée sur le visage creux du docteur.

— Mais qu’est-ce que tu t’imagines, pauvre connard ? Au point où j’en suis, une de plus ou une de moins, ça n’a plus vraiment d’importance. J’en ai eu tellement…

Jammes étendit devant lui ses mains ouvertes en un étrange geste d’offrande. Le sang s’écoulait en un filet ininterrompu de son poignet entaillé.

— J’ai pris beaucoup de plaisir à sentir le souffle les quitter, à voir leurs faces congestionnées, à guetter l’apparition des premiers signes de cyanose…

Un rire sans joie secoua son torse souffreteux.

— Tu n’étais pas là pour les protéger. Tu n’as jamais été là. Elles étaient seules quand je les ai démembrées pour les lui offrir en sacrifice…

Le géant pointa son couteau vers la poitrine du médecin.

— Tu vois ceci. C’est un kriss, un poignard originaire de Java. À la fois arme et objet rituel, les Indonésiens lui attribuent des pouvoirs magiques. Il ne peut être prêté, vendu ou donné sans perdre sa puissance car chaque kriss répond à un seul maître. Celui-ci est très ancien : il a été fabriqué par un forgeron balinais à l’époque où l’île voisine s’appelait encore Javadvipa et on me l’a confié pour débarrasser le monde des vermines de ton espèce.

D’un mouvement souple, il plongea le kriss dans la gorge du praticien. Le tranchant de la lame sectionna la carotide et les veines jugulaires dans un jaillissement pourpre qui ajouta sa nuance plus claire au rouge brique des murs.

La nausée qui étreignait le géant s’évanouit à l’instant même où le corps sans vie de Daniel s’affaissa sur le plancher rugueux.

— Tu n’es pas le premier monstre à nourrir mon couteau de son sang. Et tu ne seras sans doute pas le dernier, conclut-il lugubrement.

Assise sur le matelas malpropre, la jeune eurasienne avait retrouvé une respiration plus régulière. Ses yeux délicatement bridés détaillaient avec perplexité le géant presque bossu qui venait d’égorger un homme devant elle.

Non, pas un homme, mais une ordure qui l’avait enlevée à la sortie du collège pour l’enfermer dans ce galetas sordide où il allait l’étrangler et la débiter en cubes de viande pour pot-au-feu.

Dans la mauvaise lueur de la petite lampe, elle distinguait les cheveux argentés du grand type qui recouvraient son crâne d’une feuille d’aluminium terni.

Il ne doit pas avoir plus de trente ans mais il paraît si âgé pourtant… peut-être à cause de son dos difforme…

Le colosse s’assura que la lame de son kriss avait absorbé le sang qu’il avait pris avant de le rengainer dans son fourreau. Puis, il s’agenouilla près de la gamine recroquevillée à ses pieds.

— Ne crains rien, petite fille, je ne te ferai aucun mal et je ne permettrai jamais que l’on t’en fasse.

L’adolescente posa une main légère sur la joue râpeuse de son sauveur. Ses yeux bruns s’abîmèrent dans le regard clair du géant.

— Tu as l’air dur, aussi dur que le silex… mais je sais que c’est faux. En dedans, tu es plus doux que le pull en cachemire que papi m’a offert à Noël.

Elle approcha son visage de celui du géant et embrassa sans hésiter les poils rêches qui hérissaient sa joue.

— Je n’ai pas peur de toi, chuchota-t-elle à son oreille, je sens bien que tu es gentil. Et puis je ne suis plus une petite fille : j’ai bientôt quatorze ans et je m’appelle Isabelle.

Le colosse se détacha délicatement de l’étreinte de la fillette et tira un portable de la poche de sa veste.

— Tu sais ce que c’est ? questionna-t-il.

— Bien sûr, mon papi a le même et il s’énerve toujours quand il l’utilise. Il dit que ça ne marche jamais quand on en a besoin, mais moi je crois surtout qu’il ne sait pas trop s’en servir.

Un sourire froissa fugacement les traits impassibles du géant.

— Sauf que ce téléphone-là, même ton grand-père serait capable de le manier. Il te suffit d’appuyer sur la touche 1 : c’est un numéro préenregistré qui te mettra en relation avec le commissariat de police. Tu leur expliqueras ce qui t’est arrivé mais, s’il te plaît, ne leur parle pas de moi. Dis-leur juste que le docteur s’est disputé avec un complice qui l’a tué avant de s’enfuir en te laissant seule avec son cadavre. D’accord ?

— Fais-moi confiance, je ne te trahirai pas.

Après un instant d’hésitation, l’adolescente ajouta :

— Dis, tu reviendras me voir ? Jure-moi que je te reverrai un jour.

Le colosse ferma les yeux et soupira longuement avant de les rouvrir.

— C’est promis, je reviendrai pour toi.

— Je t’attendrai, tu sais, aussi longtemps qu’il le faudra. Je ne t’oublierai jamais. Mais je ne connais même pas ton nom…

Le géant se redressa, enveloppant Isabelle de sa stature monumentale.

— Cal, murmura-t-il d’une voix apaisée, je m’appelle Cal.

3

Septembre 2003

L’homme laissa pesamment tomber son vaste postérieur sur le tabouret de tonnelier qui disparut, avalé par les replis mous du pantalon de velours côtelé. Ses lèvres grasses se refermèrent en un macabre simulacre de baiser sur l’acier poli des canons superposés de son fusil de chasse, le guidon de laiton éraflant sauvagement le voile fragile de son palais. Le goût vaguement douceâtre du lubrifiant qu’il utilisait pour graisser les parties métalliques de son arme envahit aussitôt sa bouche et déclencha un haut-le-cœur qui manqua le faire vomir. Il inspira profondément et s’accorda quelques secondes de répit, le temps que la nausée reflue et se dissipe.

Il se surprit à constater que le métal lisse était chaud sur sa langue – brûlant aurait sans doute été un terme plus approprié –, pareil à un organisme vivant animé d’une pulsation féroce et brutale, d’un désir presque tangible de lui voler le peu d’existence digne de ce nom qui lui restait maintenant qu’il avait tout perdu.

Je veux ta vie. C’est à ton tour maintenant !

La crosse en noyer poncé du Spartan SXL était fermement calée contre les douves noircies par l’âge d’un fût de chêne plus ventru qu’un buveur de bière. Le pouce droit de l’homme reposait fermement sur la cambrure du pontet, encore loin de la queue de détente, loin du raccourci qu’il avait choisi pour éviter l’humiliation de l’échec et de la dépossession.

Allez, vas-y, appuie, n’aie pas peur !

Il n’était pas prêt.

Pas tout à fait.

De l’extérieur de l’ancien pressoir lui parvenaient les stridulations lancinantes des derniers grillons de la saison qui s’entêtaient à narguer l’arrivée de l’automne de leurs crissements déments. L’air tiède résonnait des criaillements des vols de martinets qui tailladaient impitoyablement le bleu pervenche du ciel de la soie tranchante de leurs ailes en forme de serpe. Il n’aimait pas ces oiseaux. Ils lui rappelaient trop son père les soirs de beuverie et de violence – soit presque tous les soirs de la semaine, fêtes carillonnées et jours fériés inclus –, quand les claques et les coups de poing pleuvaient dru sur lui et sa mère au gré de la folie du vieux qui, dans son délire d’ivrogne, maudissait ces foutus volatiles dont les cris déchirants faisaient écho aux hurlements des âmes damnées que son esprit imbibé d’alcool croyait entendre.

Enfin, que cela lui plaise ou non, l’homme se dit que ce seraient vraisemblablement les ultimes sons qu’il lui serait donné de percevoir de son vivant – ce qu’il pourrait entendre de l’autre côté, et à plus forte raison ce qu’il pourrait voir là-bas, ne le concernait guère. Il aviserait quand il y serait – si tant est qu’il existe un au-delà.

Dire qu’il allait se faire sauter le crâne à cause de quelques nuages et de beaucoup de malchance… Quelle connerie la vie !

Son pouce se déplaça légèrement vers la détente.

Ça y est, petit, tu y es presque, courage…

4

Septembre 2002

Mélissa vit le jour le dernier dimanche de septembre 1992, par une de ces après-midi capricieuses où le ciel bégaye entre pluie et soleil et semble vouloir faire tourner en bourrique les promeneurs désemparés qui balancent entre parapluie et lunettes de plage. La douceur océanique qui baignait le palais de la Berbie et la galerie du cloître de la collégiale Saint Salvi ne laissait en rien présager l’arrivée des premières coulées froides de l’automne que les prévisions météo disaient imminentes. Les rues de la ville bruissaient déjà du ballet des feuilles jaunes et écarlates des érables et des tilleuls que le vent d’autan volait sans vergogne par brassées entières pour les souffler vers l’est, par-dessus le viaduc du Viaur, jusque sur les terres parcimonieuses du Ségala.

Indifférente aux sautes d’humeur du temps, Mélissa poussa son premier vagissement à la maternité de la clinique Claude Bernard après un accouchement exceptionnellement aisé.

« Un vrai jeu d’enfant ! » décréta sobrement l’obstétricien en posant un œil satisfait sur le magnifique bébé de sept livres à la peau café au lait – beaucoup de lait et très peu de café - qu’il venait de mettre au monde en un temps record digne de figurer au palmarès du livre Guinness de la médecine, catégorie Gynécologues de Formule 1.

Sa mère l’avait eue sur le tard après une idylle express avec Serge, un antillais de dix ans son cadet qui avait fait un stage de huit mois dans le Centre des Impôts de la rue du Roch où elle travaillait. Le bel ultramarin dansait la salsa avec une ferveur quasi mystique et une sensualité débordante qui, alliée à quelques verres de Ti’punch, avaient suffi à emporter les faibles défenses de la quadragénaire esseulée, ravie de succomber aux charmes exotiques de son collègue. Une fois son stage achevé, Serge avait bouclé ses valises et regagné sa Martinique natale où l’attendaient son épouse et ses trois enfants, laissant derrière lui une cohorte de danseuses désespérées de perdre leur cavalier favori et une contrôleuse principale du cadastre enceinte de deux mois. Ils se séparèrent bons amis, sans larmes ou lamentations, car ni elle ni son fugitif amant n’avait une seconde envisagé que leur liaison pût être autre chose qu’un aparté éphémère dans leurs vies respectives, un réjouissant entracte au parfum de cannelle et de rhum blanc.

Bien qu’elle fût jolie et ne manquât pas de prétendants, elle refusa toujours de se marier et se contenta de rencontres occasionnelles avec deux ou trois sex friends attitrés – elle les appelait ses amis de corps – les soirs où le désir était si lancinant qu’il en devenait souffrance. On pourrait croire qu’elle avait fait ce choix par fidélité au souvenir du seul amant qu’elle eût vraiment aimé ou parce qu’elle en avait soupé des hommes, de leurs paroles mielleuses, de leurs humeurs de vieille fille et de leur linge sale. Mais la vérité était bien plus prosaïque : dès sa sortie de maternité, il lui était apparu comme une évidence que sa fille allait suffire à remplir son existence pour les trente ou quarante années à venir bien davantage que ne le ferait n’importe quel mari ou compagnon.

Elle éleva donc seule Mélissa et n’eut jamais à s’en repentir jusqu’à cette terrible journée de mars 2011.

La fillette eut une enfance heureuse entre une mère toute à sa dévotion et un chat Havana Brown éperdu d’adoration devant sa minuscule maîtresse. Sa mère le lui avait offert pour l’anniversaire de ses trois ans et la fillette l’avait aussitôt baptisé Nutella en hommage à sa magnifique fourrure brillante, de la même couleur chocolatée que la célèbre pâte à tartiner goût noisette dont elle était particulièrement friande. Le petit animal vouait une affection sans borne à l’enfant qui le lui rendait bien et passait des heures à jouer avec lui.

Mélissa était d’une nature calme et posée qui ne cédait jamais aux emballements et aux emportements propres à la petite enfance – un trait de sa personnalité qu’elle sut conserver même dans les pires circonstances de sa vie. D’un caractère doux et facile à vivre, elle savait pourtant à l’occasion faire preuve d’une personnalité affirmée et d’un tempérament forgé dans l’acier le plus pur. Pour preuve, elle avait à peine six ans lorsqu’elle scotcha sur la porte de sa chambre une affiche qui représentait un poupard bodybuildé ressemblant trait pour trait à Arnold Schwarzenegger. Il tétait un cigare de la taille d’un canon de marine et pointait sur le visiteur un index boudiné qui émergeait d’une mitaine de cuir dangereusement cloutée. Sous le promontoire gominé de sa chevelure taillée en brosse, ses petits yeux porcins fixaient méchamment son interlocuteur tandis que de ses lèvres entrebâillées s’échappait une bulle de mise en garde où on lisait :

« Étranger

Si tu oses me réveiller

Crois-moi, ça va fumer ! »

Dès ses sept ans, les rondeurs duveteuses de la petite enfance se muèrent en courbes généreuses préfigurant l’ampleur des formes de l’adolescence et, un beau matin, sa mère réalisa que le bébé potelé qu’elle avait offert à ce monde peu de temps auparavant était devenu une splendide fillette à la frimousse de chérubin et à la peau délicatement hâlée. Parallèlement, Mélissa mûrit étonnamment vite, à tel point que sa mère avait parfois le sentiment que ce processus de maturation accélérée répondait à une urgence inconsciente, un peu comme si l’enfant était talonnée par le besoin d’accéder au statut d’adulte sans pour autant devoir attendre la sanction de l’âge.

C’est donc avec un comportement de grande personne assorti d’un goût immodéré pour les vêtements hauts en couleur que la fillette aborda sa scolarité dans le CP de l’école primaire colonel Teyssier.

Sans surprise, Mélissa manifesta très tôt une intelligence acérée qui lui permit d’apprendre à lire, écrire et compter en l’espace d’un semestre. Elle était dotée, en outre, d’une mémoire prodigieusement efficace capable de traiter et de stocker des quantités phénoménales de données. Il lui suffisait d’entendre une règle mathématique ou une date d’histoire pour qu’elle soit gravée dans son esprit aussi sûrement que les Dix Commandements l’étaient dans le marbre des Tables de la Loi. Ses instituteurs remarquèrent rapidement ses capacités hors normes et, d’un commun accord, ils l’autorisèrent à sauter le CE2 pour intégrer directement la classe supérieure où son esprit affamé de connaissances pourrait trouver une nourriture intellectuelle plus abondante.

Une autre qu’elle aurait pu succomber à l’appel des sirènes de l’orgueil, mais Mélissa resta fidèle à elle-même : modeste et raisonnable, une gamine au rire communicatif, appréciée de tous pour son indestructible gentillesse. Au fil de sa scolarité, la fillette révéla également un talent inné pour la gestion des conflits qui éclataient parfois autour des cases d’un jeu de marelle ou entre deux fiancés en instance de rupture. On venait la voir en dernier recours, lorsque le ton montait dans les aigus et que les chamailleries risquaient de dégénérer en empoignades. Alors, elle calmait, écoutait et conseillait. Et ses recommandations étaient toujours suivies.

Ses qualités de médiatrice firent beaucoup pour la paix des cours de récréation de l’école ce qui, lors d’une rencontre parents-professeurs, lui valut les félicitations de son institutrice qui la qualifia de « plus jeune Casque bleu de l’ONU en mission sur la planète ».

Sa mère en ronronna de fierté.

Personne ne pouvait s’imaginer qu’une jeune fille aussi équilibrée et réfléchie puisse être tourmentée par d’inexplicables angoisses.

Jamais elle n’en avait parlé à sa mère mais, du plus loin qu’elle s’en souvienne, Mélissa avait toujours eu le pressentiment d’un malheur imminent, une impression diffuse mais constamment présente qu’une catastrophe allait se produire. Elle était pleinement consciente qu’il ne s’agissait pas là d’une prémonition ; c’était plutôt le fantôme insaisissable d’une vision qui, telle une image rémanente, persiste même après qu’elle ait fermé les yeux.

Car ce spectre hantait ses jours mais aussi ses nuits.

Le sommeil de Mélissa était loin d’être de tout repos.

5

Septembre 2003

La fin commença pour lui par ce qu’il est communément convenu d’appeler des « caprices de la météo » ou encore des « aléas climatiques » mais que lui, Matthias, nommait plus prosaïquement « un putain de temps ».

Matthias Cardère

Il avait hérité d’un drôle de nom pour un vigneron, un nom qui évoquait davantage une espèce de chardon dégingandé colonisant les parcelles en friche que les ceps de vigne aux troncs tourmentés qui poussaient sur son domaine.

Il avait également hérité de ses parents, agriculteurs eux aussi, une grosse ferme située à proximité du village de Lisle sur Tarn, paisible bastide ensommeillée à la limite ouest des coteaux du gaillacois. Le domaine du Puech Pal devait son nom à Auguste Palès, un lointain aïeul de la famille Cardère. Dans son orgueil de gros propriétaire terrien, celui-ci avait sobrement baptisé sa propriété Puech Palès, espérant sans doute forcer la main aux géographes et faire définitivement entrer son patronyme dans le grand livre de la toponymie locale. Mais deux siècles d’une lente érosion orale avaient réduit à néant tous ses espoirs posthumes et condamné le présomptueux à l’anonymat en rognant peu à peu les deux dernières lettres de son nom. C’est là que, sur cinq ou six hectares d’un terrain graveleux idéalement exposé, Matthias cultivait l’un des plus anciens cépages locaux, le Duras, qui, selon les chroniques de l’époque médiévale, existait déjà lors de la mise en valeur du vignoble par des moines bénédictins au milieu du Xème siècle de notre ère. Les raisins charnus à la peau presque noire donnaient un vin rosé aux arômes d’épices qui titrait allègrement ses 12 degrés et vous chahutait délicieusement les papilles gustatives. La renommée du Château l’Estrelhou que Matthias produisait pourtant en quantités presque confidentielles – la qualité primant, à ses yeux, sur le volume – commençait à déborder des frontières régionales et il n’était pas rare que ses bouteilles au col élancé de première communiante se retrouvent sur les tables étoilées de grands restaurants bordelais ou parisiens.

L’avenir souriait à pleines dents au bonhomme.

Du moins jusqu’à ce qu’une incroyable série noire vint frapper de plein fouet son exploitation et expédia dans les limbes stériles de l’oubli les efforts de plusieurs générations de Cardère.

De 2001 à 2003, des mois d’août caniculaires virent le mercure des thermomètres s’envoler jusqu’à des 35 voire 38 degrés, provoquant le flétrissement prématuré sur pied de la quasi-totalité des grappes de raisin. Et comme si cela ne suffisait pas, trois orages flamboyants – un par été – déversèrent sur les vignes du canton des tonnes de grêlons durs comme la roche dont la taille variait de la rondeur tarabiscotée d’un petit pois extra fin à l’ovale délicat d’un œuf de caille à maturité. À chaque fois, les nuages noirs aux flancs crevés s’éloignèrent en laissant derrière eux une campagne ruisselante d’argile liquide et de collines détrempées jonchées d’un tapis mauve de raisins éclatés plus flétris que les testicules d’une momie égyptienne.

Les terres de Matthias ne furent pas épargnées par les dévastations.

Fin août 2001, l’orage ravagea les trois quarts de son vignoble, réduisant grappes et feuilles de vigne déjà ratatinées par la chaleur en un répugnant magma suintant et malodorant. Cette année-là, le crû Château l’Estrelhou faillit bien disparaître des casiers à bouteilles des négociants en vins et spiritueux de la région. Matthias se vit donc contraint de puiser dans ses maigres réserves pour maintenir à flot son exploitation tout en assurant le remboursement des échéances du prêt contracté quinze mois auparavant afin d’entreprendre la rénovation du corps de ferme vieillissant.

« La récolte de l’année prochaine me dédommagera largement de mes pertes de cet été », tenta-t-il de se convaincre dans un bel élan d’optimisme irraisonné.

Le printemps revint, riche de promesses et de pies jacassantes. Puis, l’été alluma sa fournaise et dessécha bon nombre de grappes sur leurs treilles. Enfin, septembre arriva avec, dans son sillage, de sombres nuées lestées d’une multitude de pépites glacées qui réduisirent en lambeaux pantelants le reste du vignoble ainsi que tous les beaux espoirs du vigneron.

Debout au milieu de ses vignes saccagées par la rage aveugle des éléments, pataugeant jusqu’à mi-bottes dans une boue rougeâtre qui imprégnait le sol, pareil à un fleuve de sang répandu sur un champ de bataille, Matthias se dit qu’il devait prendre une décision, quoi qu’elle puisse lui coûter.

Il la prit et elle lui arracha un grognement de fureur impuissante ainsi qu’une bonne partie de son cœur.

Le lendemain du désastre, Matthias endossa son meilleur costume – un ensemble noir obsidienne qu’il avait acheté dix ans plus tôt dans le magasin Armand Rémy d’Albi pour assister aux obsèques d’une de ses tantes maternelles – et demanda un rendez-vous à monsieur Cestayrol.

Le directeur de l’agence locale du Crédit Agricole était un homme d’une courtoisie onctueuse – d’aucuns diraient cauteleuse – qui arborait immanquablement des complets gris anthracite à fines rayures bleues d’une coupe irréprochable et d’une élégance toute britannique. Usant d’un langage discrètement suranné empreint d’une légère condescendance, il dirigeait ses subalternes avec ce qu’il se plaisait à appeler une « indulgente fermeté », l’indulgence allant sans partage aux jeunes femmes à la gorge généreuse qui répondaient favorablement à ses exigences charnelles – sans que le cœur y fût nécessairement mais, en temps de crise, pudeur et emploi forment un ménage bien mal assorti –, la fermeté étant réservée aux employés masculins de l’agence ainsi qu’au personnel féminin dont l’âge ou le physique n’avait aucune chance d’exciter la concupiscence de monsieur Cestayrol. En matière de plan de carrière, le digne homme était un fervent partisan de la promotion canapé et de l’avancement au charme.

— Bonjour monsieur Cardère, que puis-je faire pour vous ? demanda-t-il hypocritement, sachant déjà tout des déboires de son visiteur. Monsieur Cestayrol prenait toujours un plaisir sournois à entendre le récit des malheurs d’autrui.

— Eh bien voilà, commença Matthias en priant intérieurement pour qu’il n’ait pas à supplier ce petit con prétentieux de Cestayrol. Comme vous le savez peut-être, l’orage d’hier a détruit les quatre cinquièmes de ma récolte. Si je veux tenir jusqu’aux prochaines vendanges, j’ai besoin d’une avance de trésorerie d’au moins… cinquante mille euros pour faire la soudure.

— Cinquante mille euros ! s’exclama le banquier un peu trop théâtralement, on peut dire que vous n’y allez pas avec le dos de la cuillère, mon ami.

À cet instant, Matthias sut qu’il avait vu juste : cette gravure de mode de quatre sous n’allait pas rater une si belle occasion de jouer à Dieu le Père. S’il voulait sauver son domaine, il allait devoir mettre son orgueil dans sa poche et sa rogne par-dessus.

— Monsieur Cestayrol, vous me connaissez. Ça fait dix ans que je travaille soixante-dix heures par semaine sans prendre un seul jour de congé. Résultat : mes vignes sont les plus belles de la commune et, depuis trois ans, ma production est déjà vendue alors qu’elle est encore sur pied. L’an dernier, cette saloperie de grêle a détruit presque tout mon raisin et voilà que ça vient de recommencer. Alors si vous ne m’avancez pas de quoi attendre la prochaine récolte, je n’ai plus qu’à mettre la clé sous le paillasson et à aller piquer une tête dans un méandre du Tarn.

Dans la poche de sa veste, le poing serré de Matthias était un nœud palpitant de rage et de désespoir.

— Allons, allons, monsieur Cardère, fort heureusement nous n’en sommes pas encore arrivés à de telles extrémités, minauda Cestayrol. Je dois pouvoir vous aider. Voyons, je lis ici que nous vous avons déjà accordé un prêt il y a un peu moins de deux ans, n’est-ce pas ?

— C’est exact. Et je vous ai toujours remboursé les mensualités convenues aux dates prévues, répliqua Matthias.

— Je n’en disconviens pas, mon ami. Seulement, cette fois, la somme serait d’importance et je ne sais si je dois…

— S’il vous plaît, implora Matthias à bout de ressources.

Les supplications de ce grand gaillard endimanché qui empestait la vinasse à dix pas étaient un baume bienfaisant pour le cœur racorni de Cestayrol.

— Bien. Parce que je vous sais homme à respecter vos engagements, je vais prendre le risque de vous consentir un nouveau prêt. En contrepartie, vous allez devoir souscrire une hypothèque auprès de notre banque sur l’ensemble de vos biens meubles et immeubles. Mais que ce soit bien clair dans votre esprit, ajouta Cestayrol : si à échéance vous êtes incapable d’honorer ne serait-ce qu’une des traites qui vous seront présentées, nous, c’est-à-dire la banque que je représente, deviendrons alors légalement propriétaire de vos terres ainsi que de l’intégralité des bâtiments qui s’y trouvent.

— Je sais tout ça aussi bien que vous, soupira Matthias, mais croyez-vous que j’aie le choix ?

Une fois dûment signé et paraphé le formulaire de prêt, Cestayrol raccompagna son client jusqu’à la porte de son bureau qu’il referma soigneusement derrière lui. Aussitôt, il décrocha son téléphone et composa un numéro interne.

— Ma petite Emilie, pourriez-vous venir immédiatement dans mon bureau ? J’ai besoin de vos compétences pour un dossier pressant.

Cestayrol raccrocha et, un sourire de bienheureuse anticipation aux lèvres, commença à déboutonner son pantalon. Imaginez ce Cardère, qu’il avait toujours détesté, chassé du domaine familial lui procurait une intense excitation qui allait faire le bonheur de sa pulpeuse collaboratrice.

En sortant du bâtiment de brique rouge qui abritait les locaux du Crédit Agricole, Matthias s’arrêta et leva les yeux vers le ciel d’un bleu si laiteux qu’il en devenait éblouissant. Autour de lui retentissaient les hurlements déments des martinets qui pourchassaient interminablement leur propre ombre. C’étaient les mêmes cris stridents qui emplissaient l’air de cette journée ensoleillée, trente ans plus tôt, alors qu’il n’avait guère plus de dix ans, quand son père était tombé.

« Après la pluie vient le beau temps, murmura-t-il sourdement. Enfin, peut-être… »