Toutes les larmes de l’Escaut - Jean Delquignies - E-Book

Toutes les larmes de l’Escaut E-Book

Jean Delquignies

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Beschreibung

Quel est le secret de ce grimoire, mystérieusement arrivé dans la boutique de livres rares de Marco ? Quel est le lien avec Die Glocke, l’invention nazie censée permettre les voyages dans le temps ? Et que veulent ces dangereux Argentins, menés par une femme médium et un homme à la moitié du visage fondu ? En découvrant le secret du grimoire, Marco, sa fille et leurs alliés vont plonger dans des mystères qui vont bien au-delà de leur époque, au risque de réveiller la pire abomination du passé…

À PROPOS DE L'AUTEUR

Jean Delquignies se partage tôt entre la plume, la radio et la musique. Après une carrière dans la communication, il crée une maison d’édition dans le champ social. Il est aujourd’hui scénariste pour les plateformes, la télévision et le cinéma et à nouveau sur les routes pour jouer du pub-rock dans des bars bondés… "Toutes les larmes de l’Escaut" est son premier roman.

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Seitenzahl: 441

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Jean Delquignies

Toutes les larmes de l’Escaut

Roman

© Lys Bleu Éditions – Jean Delquignies

ISBN : 979-10-422-5041-6

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Whoever controls the past controls the future ;

whoever controls the present controls the past.

George Orwell

I

Udo Kirchner, directeur de l’une des plus anciennes et respectables maisons de retraite de Görlitz, près de la frontière séparant l’Allemagne et la Pologne, avait de la bouteille. Depuis vingt-deux ans qu’il était là, il en avait géré des cas difficiles : des familles déchirées, des parents résignés ou désabusés, des enfants indifférents et ennuyés par la détresse de celle ou celui qu’ils allaient abandonner là, la colère pour certains arrivants qui se vengeraient par des stratagèmes ingénieux et mesquins, en se rabattant faute de mieux sur un personnel en sous-effectif, fatigué, mais toujours vibrant de compassion.

Mais aujourd’hui, le tableau qu’il avait devant les yeux le divertissait pour une fois, tout autant qu’il l’intriguait : il y avait là, face à lui, cinq zozos à moustache dans leur costume aux couleurs criardes qu’on ne voyait plus depuis longtemps que sur les murs des bâtiments publics construits avant la chute du mur. Des roses « macédoine de légumes », des verts « école primaire » et un jaune « albumine » somptueux. Caché derrière un sourire qu’il s’efforçait de rendre aussi affable que niais, le directeur opta pour une approche prudente de l’arnaque. Surtout qu’entre les moustachus et lui était posée une magnifique liasse de dix mille euros.

— Donc, dites-moi si j’ai bien compris, Monsieur…

Pas le moindre début d’une esquisse d’une intention de donner son nom de la part de Monsieur « vert école primaire » qui lui faisait face.

— … Vous souhaiteriez examiner le torse de nos résidents mâles nés entre 1915 et 1930, c’est bien ça… Bon, la bonne nouvelle, c’est que nous n’en avons pas beaucoup dans cette tranche d’âge et que la moitié est à peine consciente. Donc, ils ne devraient pas faire d’histoire, ah ah ah.

Le directeur riait seul, mais cela ne le dérangeait pas. Au contraire, cela confortait même son statut d’abruti inoffensif aux yeux de ses hôtes.

Il articulait lentement en montrant ses registres, s’accompagnant de gestes comme s’il montrait un livre d’images à des enfants.

Monsieur rose « macédoine de légumes » acquiesça.

— Mais ce qui risque d’être un peu plus compliqué…, dit-il en adoptant une mine contrariée. Il fit une pause ; ses interlocuteurs semblaient totalement imperméables à la notion de complications. Soudain, il lui apparut que ces gens pourraient être dangereux. Il se dit qu’il valait mieux jouer la carte de la bonne volonté.

Bonne, mais quand même un peu vénale.

Il sortit le règlement de l’établissement d’un tiroir de son bureau, un imposant classeur d’une bonne quinzaine de centimètres d’épaisseur.

— Vous voyez ça ? dit-il en passant son doigt sous les deux mots « Règlement » et « Intérieur », en même temps qu’il les prononçait lentement et distinctement.

— Règlement ! Rules. Duty. Forbidden, Verboten…

En se maudissant pour n’avoir pas écouté son père qui lui conseillait de choisir l’espagnol en langues, il ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil furtif à la liasse de billets sur le bureau. Elle devait embaumer le billet neuf, tout juste créé par miracle par la banque, fraîchement pondu par un coffre-fort, chaud, lisse et brillant. Juste pour lui. Il reniflait les vacances au soleil, l’exotisme, la vie facile.

Peut-être en profiterait-il pour emmener cette petite aide-soignante en stage qui semblait avoir un cul sublime sous son uniforme terne et qui, toujours, lui faisait son joli sourire, dès qu’elle le croisait dans les couloirs.

Scheiße, il ne fallait pas qu’il commence à l’imaginer dans une petite robe de soirée noire près du corps, tous les deux à flamber au casino après un repas fin, savouré sur une terrasse bercée par l’air doux de la mer, non plus qu’il l’imagine en bikini au bord de la piscine ou nue dans son lit, le clair de lune léchant ses courbes juvéniles… Il se reprit, pensa plutôt à son ex-femme dont la commissure des lèvres n’avait cessé de s’affaisser jusqu’à leur séparation haineuse. Enfin, c’était la dernière fois qu’il avait eu le déplaisir de le constater. Elle n’en verrait jamais la couleur, de ce bel argent liquide, sagement rangé devant lui.

— Règlement intérieur, ici ? Comprendo1 ? Non, possible…

Il leur dit ces derniers mots, avec un sourire contrarié, secouant la tête de droite à gauche et tournant doucement les mains, signifiant : « qu’est-ce qu’on peut y faire avec cette paperasserie bureaucratique de merde ? » Il espérait que ces gestes soient une sorte de code international pour insinuer :

— Mais bon, il y a toujours moyen de s’arranger…

Sa démonstration sembla déclencher une réaction chez ses interlocuteurs. S’ensuivit un court palabre qui déboucha sur une seconde liasse, venant s’aligner parfaitement à côté de la première.

— OK, OK ! Bueno, perfecto : no more rules, señores ! Règlement ? Basta !

Et il rangea son classeur, claqua joyeusement son tiroir et appela sa secrétaire dans l’interphone : « Allez me chercher cinq blouses taille L, Mademoiselle, je vous prie ; nous avons l’inspection d’une délégation étrangère. »

Il leur expliqua patiemment comment les choses allaient se dérouler : ils allaient enfiler les blouses et inspecter les résidents comme s’ils étaient des docteurs. Pendant que ses invités s’habillaient avec un air cérémonieux qui le rassura, il passa la tête par la porte entrebâillée pour demander à sa secrétaire de réunir tous les patients sélectionnés dans le petit salon de lecture. C’était une pièce perdue au fond d’un couloir, dont les rayonnages contenaient encore quelques brochures de délégués médicaux.

Il arriva avec un air bonhomme, suivi de ses cinq moustachus, qu’il avait d’abord pris pour des Turcs. Maintenant, il était quasi certain qu’ils n’étaient pas Turcs ; dans son imaginaire, cette langue chaloupée, douce et chantante devait forcément être espagnole, portugaise ou italienne. Des pays superbes avec une culture raffinée, des pays dans lesquels il se voyait emmener sa petite stagiaire si réservée, si fragile. Il serait doux et galant. Il lui montrerait à elle son meilleur jour. Meilleur qu’aujourd’hui encore. Un meilleur qu’il inventerait pour elle.

Les cinq hommes suivaient de près le directeur, leurs costumes colorés et leurs boots pointues dépassant des blouses, comme des taches qu’on n’arrive pas à faire disparaître ; leur air s’était assombri, sans que leur hôte ne l’ait remarqué, tout à sa prochaine lune de miel méditerranéenne. Pénétrant plein d’entrain dans le petit salon avec sa suite bariolée et poilue, il expliqua aux vieillards que ces médecins espagnols – il avait opté pour l’Espagne finalement – les visitaient pour proposer un sérum anti-âge encore au stade de prototype et qu’ils avaient besoin de mesurer leur masse musculaire et le degré d’hydratation de leur épiderme pour savoir qui ferait partie du protocole d’essai, encadré par le ministère de la Santé allemand, associé à son homologue ibérique.

Le désir inspire. Vingt mille euros aussi.

Pour les pauvres vieux qui étaient encore capables de comprendre quelque chose, ça ne se tenait pas trop mal. Pour les infirmières aussi, semblait-il. L’une d’elles aida les plus invalides à ôter les vêtements qui recouvraient les torses amaigris, flasques et d’un blanc diaphane. D’autres tinrent à se déshabiller seuls. Parmi ces derniers, un vieillard méfiant et réticent, enlevant avec méfiance son t-shirt, laissa apparaître d’étranges tatouages sur sa poitrine et ses épaules.

Les médecins espagnols s’animèrent en échangeant des commentaires enthousiastes, d’un air fiévreux qui contrastait avec tout ce qu’ils avaient pu laisser paraître jusqu’alors.

Le directeur de la maison de retraite eut soudain un mauvais pressentiment, avec dans le bas du dos un picotement désagréable. Il sourit en remerciant tout le monde et expliqua que la présence de tatouages chez les personnes âgées donnait des indications précieuses sur l’hydratation de la peau mature.

Il dut écourter ses explications ; les moustachus emmenaient de force Émile, ce vieux mineur qui n’avait jamais posé problème à la maison de retraite ; d’ailleurs, il était venu s’inscrire seul et de son plein gré dans l’établissement à peu près à l’époque où Udo était arrivé en poste et semblait s’y plaire depuis.

Deux Espagnols traînaient Émile chacun par un bras, tandis que les trois autres surveillaient tous les angles, avec les mouvements de tête inquiets des rapaces. Le directeur courut à leur suite, tour à tour les appelant ou se retournant pour s’excuser auprès du petit groupe des vieux torses nus et des deux infirmières, qui s’étaient massés dans l’encadrement de la porte du petit salon pour mieux voir la tournure quelque peu préoccupante que prenait cette pseudo visite de délégation médicale.

Il pressa le pas en essayant de ne pas courir pour ne pas inquiéter son personnel et rattrapa les étrangers, presque arrivés à la porte qui donnait sur le parking de derrière, là où ils avaient laissé leur camionnette de location.

La porte s’ouvrit au moment où Udo allait poser sa main sur l’épaule de Monsieur costume jaune « albumine » ; il eut juste le temps d’apercevoir au-dehors une berline noire aux vitres fumées garée à côté de la camionnette des moustachus, quand s’abattit sur sa mâchoire un coup de poing qui lui fit perdre l’équilibre. Deux autres faux docteurs se penchèrent sur lui, avec un air sadique qui lui fit regretter de les avoir reçus et surtout de les avoir arnaqués. Un troisième, derrière lui, le saisit par les cheveux et lui tordit la tête pour offrir sa gorge vulnérable, tandis que celui qui lui faisait face agrippait sous sa blouse un objet dont Udo vit briller l’éclat froid de l’acier. Adieu, terrasse surplombant la Méditerranée, adieu, petite robe noire moulante et cambrure au clair de lune. Il était évident que ces types étaient dangereux et qu’ils enlevaient purement et simplement ce pauvre Émile. Il s’était mis en travers de leur plan et la douleur qu’il ressentait à la mâchoire serait peut-être sa dernière sensation de vivant.

C’est alors qu’une voix de femme parvint de la berline noire, sèche et autoritaire :

— Diskretion, erinnerst du dich? Lass ihn gehen2 !

Les moustachus se radoucirent en une fraction de seconde, remirent Udo debout, défroissant et ajustant son costume en souriant.

L’un d’eux se tourna vers le petit tas humain effrayé tout au bout du couloir et déclara d’un ton suave :

— Der Boden ist hier rutschig. Ihr Direktor wäre fast gefallen... Danke für ihre Zusammenarbeit. Wir führen Prüfungen durch und kommen zurück, damit Sie die Protokolldokumente unterschreiben3.

Ils parlaient allemand !

Pendant ce temps, un autre avait récupéré toutes les blouses de ses complices et les posait bien empilées sur l’avant-bras du directeur qui n’avait pas bougé et n’avait que cette phrase qui tournait inlassablement dans sa tête : ils parlent allemand !

La porte se ferma sur le cortège qui descendait les marches de l’escalier et avant que le majordome automatique ne la claque, il crut entendre distinctement cette dernière phrase :

— Also, Émile, Sie dachten, Sie könnten Ihrer Mission entkommen? Führe uns4.

Les vitres de cette porte d’entrée, comme toutes celles de l’établissement et des fenêtres, avaient été recouvertes d’un voile plastique réfléchissant, empêchant les curieux de l’extérieur d’apercevoir les résidents à l’intérieur, tout en n’empêchant pas ceux-ci de se perdre en longues contemplations devant la beauté du parc entourant le bâtiment.

Udo reprit ses esprits en un instant avec la fougue fébrile des gens qui viennent d’échapper à une mort certaine et qui sont bien décidés à ne plus rien laisser de côté. Il sortit en tremblant son portable de sa poche et prit des photos de tout ce qu’il put, caché par le film qui le rendait invisible derrière la vitre : les hommes en train de faire monter Émile à l’arrière du camion de location, la berline noire, les numéros de plaque et même une bonne partie du visage de la femme qui avait parlé, ainsi que sa main gantée de noir, lorsqu’elle fit tomber la cendre de sa cigarette sur le gravier. Il sentit une présence angoissante à côté d’elle, dans la voiture nimbée de pénombre et remercia sa bonne étoile : rien qu’en regardant cette silhouette sombre non identifiable, il avait la certitude que sa véritable chance avait été là, dans le fait que cet inconnu ne se soit pas manifesté. Parce qu’alors, il n’y aurait peut-être plus eu de témoins vivants et encore moins de photos pour les identifier.

Les deux véhicules s’éloignèrent par le chemin forestier du parc et Udo Kirchner se retourna et courut vers son bureau.

— Tout va bien, tout est terminé. Je vais rappeler ces messieurs pour refixer un rendez-vous et leur envoyer les documents à signer pour la prise en charge d’Émile, en attendant son retour. Quelle fougue, hein, le tempérament espagnol ? Allez, allez, maintenant, on retourne dans le salon ; Mesdames, rhabillez les patients, on reprend les activités comme d’habitude.

Il s’engouffra dans son bureau, ferma à clé, vérifia que les deux liasses étaient toujours dans le tiroir qu’il avait préalablement fermé à double tour et prit son câble USB pour charger les photos de son téléphone sur l’ordinateur. Il se les envoya à deux adresses mail différentes ainsi qu’à son frère, un ancien militaire reconverti dans la sécurité, en lui disant de les planquer dans un endroit sûr. Il voulait avoir une monnaie d’échange au cas où ces types reviendraient et ne seraient pas aussi bien disposés qu’aujourd’hui.

Une fois ces précautions prises, il prit cinq minutes pour revoir toutes les photos qu’il avait faites à la volée. Il avait intérêt à comprendre vite ce qui venait de se passer. Il y avait une bonne vingtaine de clichés potables, sur lesquels il avait le visage de trois moustachus parfaitement reconnaissables, plusieurs de la femme dans la voiture et d’Émile montant dans la camionnette. Sur l’une de ces dernières, on voyait parfaitement bien – il remercia silencieusement son fils qui l’avait harcelé jusqu’à ce qu’il achète la nouvelle génération d’un téléphone qui prenait des photos superbes grâce à un capteur de vingt mégapixels – les tatouages qui avaient déclenché l’hystérie des kidnappeurs. On y voyait notamment un dessin ovale au milieu duquel une épée trônait, et dont le bout de la lame s’enfonçait dans ce qui ressemblait vaguement à un ruban formant une boucle, ou quelque chose du genre. Tout autour, le long de l’ovale, une écriture – encore une fois vaguement – runique semblait composer deux mots, chacun d’un côté et de l’autre de l’épée. Il agrandit encore le cliché à la limite du flou, prit un crayon et se mit à déchiffrer méthodiquement chaque lettre, retranscrivant l’ensemble sur son agenda. Une fois ce travail terminé, il lut à haute voix. Son sang se glaça, comme si ces deux mots lui avaient jeté un sort : DEUTSCHES AHNENERBE.

II

L’appellation complète était « Deutsches Ahnenerbe, Studiengesellschaft für Geistesurgeschichte », que l’on peut traduire par « héritage des ancêtres germaniques, société pour l’étude des idées premières ».

Heinrich Himmler, celui qui allait devenir l’un des hauts dignitaires nazis, l’avait créé en 1935. La mission de cette étrange « société » était de trouver tous les éléments historiques, génétiques, archéologiques, anthropologiques et même climatiques qui pourraient donner une légitimité aux origines germaniques – et donc au Reich – telles que rêvées par Adolf Hitler. Cet institut de recherche, dirigé par Himmler en personne, puisera largement dans les grandes énigmes ésotériques qui excitent l’imagination depuis toujours l’imagination des hommes, mais expérimentera également des innovations d’avant-garde qui étaient censées donner à l’armée nazie une suprématie militaire totale et sans équivalent.

Udo Kirchner n’avait pas entendu parler de cet emblème et de cet institut de mort depuis bien longtemps, depuis ses études, lorsqu’il s’engueulait avec ses amis étudiants sur l’héritage empoisonné laissé par les nazis ; certains voulaient oublier et passer à autre chose, alors que d’autres prétendaient que les thèses nauséabondes du nazionalsocialismus étaient toujours de vigueur à travers le monde et expliquaient bien des prises de positions politiques encore aujourd’hui.

Et qu’il ne fallait jamais oublier.

Udo était de ceux-là.

Tout aux souvenirs de ses jeunes années, il laissa son regard vagabonder sur la photo du torse d’Émile. Un autre tatouage attira son attention : une sorte de roue dont des éclairs sortaient du moyeu vers la circonférence. Il en compta douze et son esprit fit immédiatement la connexion. Il avait devant les yeux le soleil noir nazi, formé de douze runes ou trois svastikas, sur le torse d’un vieux mineur qui avait dix-sept ans en 1945, le seul patient qui s’était présenté à la maison de retraite de son plein gré, sans famille, et que cette femme, tout à l’heure, avait appelé par son prénom.

Elle devait avoir, quoi, dans les trente-cinq ans ? Les moustachus, un peu plus ? Quant à la silhouette de ténèbres, impossible de la décrire et encore moins de supposer quoi que ce soit à son égard.

Ces gens avaient reconnu Émile. Se cachait-il d’eux ? Ils parlaient allemand. OK, mais avec un drôle d’accent. Pas celui de Dresde ni ceux de Munich, de Hanovre, de Berlin ou même de Cologne…

Essaie de ne pas être trop con, Udo. Réfléchis. Si ces gens recherchaient aujourd’hui un nazi de l’Ahnenerbe qui avait dix-sept ans à la fin de guerre, c’est qu’ils avaient besoin de lui aujourd’hui précisément ; « Conduis-nous », avait-elle ordonné à Émile.

Ils étaient partis ensemble à cet endroit, quel qu’il soit. Ensuite, ils allaient soit le tuer après avoir obtenu ce qu’il voulait, soit il faisait partie de la bande maintenant.

Non ! C’est ça ! Il les attendait. Pour les guider.

Allaient-ils revenir à la maison de retraite ensuite ?

Udo se souvint de l’éclat de l’acier sous la blouse.

Combien de personnes avaient vu leur visage ? Deux infirmières, sept patients, lui et deux personnes à l’accueil. Feraient-ils dans le détail s’ils revenaient, à tuer seulement celles et ceux qui pouvaient les reconnaître ? Bien sûr que non ! Ils allaient balancer des bombes incendiaires de nuit par les fenêtres et tirer sur tout être humain qui essaierait de s’échapper du brasier. Classique, l’une des méthodes de nettoyage des assassins de masse…

Réfléchis Udo, si tu appelles les flics, que peut-il se passer ? Un : ces nazis sont isolés et la Polizei les traque et les coince.

Meilleur scénario.

Mais bon…

Deux : ces gens ont des ramifications comme toujours un peu partout, des contacts infiltrés dans tous les milieux, qui les renseignent et leur servent de base technique… Mais oui, c’est plus réaliste, ça : comment savaient-ils qu’Émile était là, avec ses tatouages nazis dont personne n’a jamais vu la couleur avant aujourd’hui ?

Donc, quelqu’un savait depuis longtemps et les a renseignés.

Pas bon, ça.

Kirchner scruta la forêt par la fenêtre pour tenter de voir un véhicule ou des silhouettes postées près du chemin forestier. Mais l’ombre des arbres restait d’un calme insondable, gardant jalousement ses secrets. Il ouvrit son tiroir, regarda les deux liasses de billets. Il les huma pour vérifier l’odeur, la bonne odeur de billets tout droit sortis de la matrice magique, la fabrique de réalité. Il les remit à leur place en soupirant.

Il ne pouvait pas se sauver maintenant, en laissant ses pensionnaires griller dans leur sommeil. Non. Il découvrit qu’il en était totalement incapable. Il allait demander à son frère de lui trouver des gars sûrs, des anciens militaires comme lui… Des types solides et affûtés qui monteraient la garde de nuit pendant quelque temps. Bien sûr, cela ferait diminuer l’épaisseur d’une liasse, mais il en resterait toujours bien assez pour son escapade au soleil avec sa stagiaire. Avec lassitude, il fut obligé de reconnaître qu’il lui serait d’ailleurs impossible de montrer le meilleur de lui-même à une adorable jeune fille, tout en sachant qu’il laissait ses petits vieux et ses salariés, seuls face à une bande de moustachus nazis… Il décida donc d’appeler son frère, mais pas avant d’avoir demandé à sa secrétaire par l’interphone de convoquer – comment s’appelait-elle, déjà la stagiaire qui était arrivée au printemps ? Hanne ? – Très bien, demandez-lui de se présenter dans mon bureau dans quinze minutes.

Udo Kirchner avait bien le droit de s’offrir une petite récompense pour être incapable d’être un salaud à cent pour cent. Et s’il voulait emmener Hanne au bord de la Méditerranée avant la fin de l’été, il avait intérêt à ne pas perdre de temps pour la séduire.

III

Les moustachus ouvraient la route avec leur camionnette, la berline suivant dans la poussière d’un été trop sec.

Ils avaient quitté rapidement les derniers faubourgs de Görlitz pour se diriger vers Ludwigsdorf à trois kilomètres de là. Ils roulaient maintenant dans une vallée aux pentes douces et boisées, parfois clairsemées de bâtiments en ruines, de silos vermoulus, de baraquements gagnés par la mousse et le lierre, et en son milieu une voie ferrée recouverte d’herbes à bien des endroits, qui séparait autrefois le versant industriel de celui des habitations et des bureaux, dont une maison de maître grise, austère.

Il y eut une dernière grille cadenassée. Deux hommes firent sauter le cadenas, ouvrirent grand les battants de la grille et les refermèrent derrière la berline noire. Ils continuèrent quelques centaines de mètres pour s’arrêter à l’orée d’une vaste étendue sauvage qui semblait autrefois avoir été un site industriel. Bientôt, après de longs hangars dont il ne restait que les murs, la route déboucha sur une vaste étendue goudronnée et devant eux, un cercle de béton reposant sur dix piliers, à une dizaine de mètres du sol.

La camionnette stoppa et trois moustachus en descendirent, ostensiblement armés cette fois. Plus question de discrétion. S’il y avait des squatteurs ou des junkies venus se défoncer dans les bâtiments de l’autre côté de la voie ferrée, il fallait leur faire peur.

Maintenant.

Les trois faux espagnols partirent en reconnaissance.

Un quatrième amena Émile pour le faire monter à l’arrière de la voiture noire, face aux deux autres occupants.

On lui avait mis une veste de survêtement trop grande, mais il tremblait en regardant tour à tour ses deux interlocuteurs. Enfin, il ne faisait que jeter des coups d’œil craintifs à la silhouette à sa droite qui restait dans l’ombre.

La femme parla en premier.

— Un grand destin ne peut pas mourir. Il attend les êtres d’exception qui le méritent, pour renaître à nouveau. Toi, mon frère, tu as juré et tu as tenu parole, tu t’es préparé à ce jour… Et aujourd’hui, enfin, ce destin est enfin là, devant toi.

En prononçant ces derniers mots, cette femme se retourna vers son voisin avec une expression d’idolâtrie totale.

Émile osa poser les yeux sur l’homme dans la pénombre. Il portait une sorte d’uniforme noir, un pantalon de cavalerie surmontant de hautes bottes ajustées et une veste serrée par une large ceinture en cuir noir. Les insignes à sa poitrine, même s’ils étaient dans l’obscurité, se détachaient sur le tissu en prenant la lumière. Mais le visage de cet homme n’était pas normal et une partie semblait effacée grossièrement, comme si des enfants avaient à moitié détruit le visage d’un bonhomme de pâte à modeler.

La femme continua et Émile reporta son regard sur elle. Elle était mince et très blanche de peau, comme si elle avait toujours fui le soleil. Elle aussi, ne portait que du noir, des vêtements ajustés qui moulaient un corps parfait, élancé et féminin, dans son début de trentaine environ. Sa mâchoire était volontaire, son nez fin et racé et ses yeux perçants. De longs cheveux blonds coulaient jusqu’à ses hanches. Elle portait une bague dont Émile reconnut la tête de mort, pour l’avoir vue portée à maintes reprises par les hauts gradés SS.

— Je suis le lien qui relie le temps des trahisons et des défaites, les temps sombres qui tuèrent nos magnifiques espoirs et le temps d’aujourd’hui, celui du renouveau et du rêve relevé. J’ai senti les forces primordiales m’appeler à cette mission sacrée et c’est moi qui ai guidé nos puissants amis… Elle posa sa main sur la cuisse de l’homme en noir « Jusqu’à toi, Émile Winieswki, ou devrais-je plutôt dire Hans Stallermann ? »

Émile frissonna un peu plus encore.

Personne ne l’avait appelé par ce nom depuis soixante-quatorze longues années. Toutes les personnes qui l’avaient connu sous ce patronyme étaient mortes depuis longtemps.

— Comment pouvez-vous savoir ça ? Quelqu’un m’a dénoncé ?

— Tu n’écoutes pas, vieil homme.

La voix qui venait de prononcer ces mots était horrible, métallique, accompagnée d’un sifflement ou d’un râle selon les syllabes, épelées avec difficulté. Émile sentit ses poils se dresser sur ses bras et ses derniers cheveux sur son crâne. Tout son être se raidit en pensant que le pire était à venir et qu’il aurait peut-être dû laisser les anciens rêves du Reich le plus loin possible derrière lui, dans les cendres, les ruines, le sang et les pleurs. La jeune femme reprit comme si de rien n’était.

— Je suis médium, mon petit Hans. Une grande médium. Et mon talent m’a amenée d’abord vers ce cher Parzifal. Elle se tourna affectueusement vers l’homme en uniforme « et sa force vitale m’a conduite jusqu’à toi. »

Elle le regarda un petit moment avant de reprendre :

— Et maintenant, c’est à toi de nous emmener là où tout peut recommencer… Le Reich a besoin de La Cloche5, Émile.

Et cette fois-ci, elle posa sa main sur le genou du vieil homme.

— La Cloche ? Mais je ne sais pas où elle est ! Je ne sais même pas si elle est encore en Allemagne… J’avais entendu dire… Qu’elle avait été envoyée en Amérique, dans un village nommé Kecksburg... En 1965… Le vieil homme paniquait et avait du mal à respirer.

— Tsss Tsss Tsss… La jeune femme mit son index sur la bouche.

— Pas besoin de parler, cher représentant du grand âge ; ta force vitale va tout me raconter, tout ce qui s’est passé, tout ce qui se passe aujourd’hui et ce qui va se passer dans l’avenir…

Alors qu’Émile écarquillait les yeux de stupeur en se disant que ce ne serait sûrement pas une illuminée qui allait permettre la renaissance de son vieux rêve, la jeune femme s’avança sur son siège et mit la main sur son cœur. Dans la seconde, Émile ne fut plus à proprement parler de ce monde.

La femme avait la tête baissée et parlait d’une voix plus grave et plus lente :

— Je vois la fin des expérimentations, ici même. De nombreux morts. Ils ne comprennent pas comment la faire fonctionner. Il leur manque un élément clé. La Cloche tue tout autour d’elle. Les silos s’écroulent, la centrale thermique s’effondre. Tant de morts. Peu de scientifiques en réchappent, ceux-là ne nous intéressent pas. Comme toi, petit garçon de dix-sept ans, ils n’en savent pas assez ou sont morts. Pas plus que cette Cloche qui n’est qu’une chimère de plus, sur notre route de gloire… Mais je vois… Je vois les temps présents et leurs promesses ! Je sais où se trouve la force nécessaire pour faire renaître notre rêve, mon cher Émile. Ton sacrifice ne sera pas vain. Laisse-moi voir plus loin encore dans l’avenir… Oui, c’est bien, je commence à voir des visages… Non, Non ! Ne t’éteins pas maintenant, je sens la vision arriver, Non !

Mais Émile, qui était comme tenu en vie jusqu’alors par cette main sur son cœur, n’en finissait plus de s’affaisser. Il semblait se vider de sa toute dernière étincelle de vie sous l’effort qui lui était imposé, ce qui lui restait de sa pauvre vie, soigneusement épargnée tout au long des décennies pour vivre enfin ce grand moment : son lambeau de vie absorbé, sans ménagement pour son dévouement, par cette femme étrange et indifférente. Il pencha sur le côté, recroquevillé comme pour s’allonger un moment sur la banquette et reprendre des forces, mais il était déjà trop tard. Ce pauvre cœur qui l’avait égaré ne battait plus. Elle l’attrapa au vol par le col et fit glisser le corps décharné sur le sol, à l’extérieur de la voiture.

Pendant qu’elle achevait de repousser les jambes du mort en dehors de l’habitacle, elle s’adressa au chauffeur :

— Soldat, ouvre le GPS de la voiture ! J’ai tout juste eu le temps de voir, mais il doit y avoir une ville en France qui porte le nom de Bouchain. Trouve-moi ça !

Elle referma la portière.

Tous les autres hommes étaient remontés dans les véhicules. Le cortège reprit sa route. Un moustachu avait pris soin de planter dans le creux du bras d’Émile l’aiguille trouvée dans un baraquement et qui avait servi à faire un shoot à un junkie.

Ainsi disparut le vieil homme qui dédia toute sa vie à la folie d’un gamin inculte de dix-sept ans.

IV

Depuis combien de temps les nuits de Marco étaient-elles devenues des rumeurs lointaines qu’il enviait aux vivants ? Il lui semblait flotter au-dessus du sommeil, ce sommeil qui enveloppait chaque nuit la maison et tout – du tic-tac du réveil, des bruits de tuyauterie, du vent dans les volets, du craquement des boiseries, jusqu’aux voitures qui déchiraient l’horizon de la nuit – l’acceptait dans cette communauté de veille étrange et hors du temps qu’est la nuit blanche.

Il pouvait raisonnablement estimer à dix-huit mois auparavant sa disparition en lui-même, le moment où il avait commencé à devenir obsédé par ce grimoire, à n’en plus dormir. En le découvrant, il avait cru percer le mystère qui entourait l’incroyable richesse du patrimoine historique de Bouchain, comme un souffle vital qui reliait tous celles et ceux qui avaient vécu et vivaient ici, au-delà du temps. Il se souvenait comme il avait fanfaronné auprès de sa femme, en lui affirmant avoir compris pourquoi il tant d’événements exceptionnels jalonnaient l’histoire de Bouchain.

Mais il avait vite déchanté.

Il n’y comprenait rien et tout lui échappait, à mesure qu’il entrait dans le grimoire. Les premières nuits, il les passa devant l’ordinateur, à chercher des sources d’informations qui recouperaient les incroyables découvertes qu’il croyait avoir faites dans ce livre sorti de nulle part. Mais rien ne lui permit de mieux cerner ce qu’il tenait entre les mains.

Les pages intérieures étaient rédigées à la main dans une belle écriture, qui, par certains détails, rappelait à Marco les écritures italiennes cursives des XVe et XVIe siècles, surtout celle que l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert nommait « coulée ».

On pouvait scinder le contenu en deux parties distinctes ; d’un côté, une sorte de chronique d’autres temps – une campagne de guerre romaine, le moyen-âge, la Renaissance, l’empire napoléonien et les deux guerres mondiales du vingtième siècle – de l’autre, des retranscriptions de conversations, sans signification pour lui, sur le deuil, l’art, le poids du destin ou l’espoir d’une vie réussie.

Régulièrement, des pages de schémas, de croquis et de plans venaient s’intercaler, sans titre ni indications qui permettent d’en identifier l’utilité ou la provenance ; il semblait être question d’émanations, de rayonnements ou d’ondes, d’une sphère d’influence, de pulsations… Des notes, qui semblaient provenir de périodes différentes, se chevauchaient tout autour des dessins. Certaines étaient même rageusement barrées pour laisser place aux suivantes, ce qui donna l’impression à Marco qu’au moins une personne, avant lui, avait tenté de percer le mystère de cet étrange livre.

Il avait photocopié certaines pages où apparaissaient les images les plus intrigantes pour les montrer à un ami ingénieur ; celui-ci ne lui fut d’aucune aide, à part pour lui certifier qu’il ne reconnaissait rien d’électrique, ni d’hydraulique, ni de mécanique, ni de chimique, peut-être éventuellement ondulatoire… Il n’avait pas exploré la piste plus loin. Il sentait que ces éléments avaient besoin d’être assemblés selon une logique qui lui échappait totalement.

À partir de cette vague intuition, il occupa ses nuits à essayer de trouver un lien qui l’autoriserait à entrer dans le grimoire. Depuis dix-huit mois, il se couchait chaque soir et restait sur le dos, fixant le plafond, à se remémorer tout ce qui s’était passé depuis qu’il avait découvert ce livre étrange dans l’un des cartons de livres anciens qu’il déballait, juste avant l’ouverture de sa boutique de livres rares et anciens.

Porté par plusieurs articles bienveillants dans la presse locale, il avait eu quelques visites et des coups de fil de Bouchinois qui avaient hérité de la bibliothèque de leurs aïeux. Parmi eux, deux collections de livres vraiment précieux lui permirent d’établir définitivement son nom auprès des commissaires-priseurs de France, et même pour certains, d’Europe. La qualité des ouvrages et la traçabilité irréprochable des legs lui ouvrirent des portes qu’il avait tant espéré franchir depuis que son grand-père lui avait offert son premier livre de collection pour ses dix-huit ans, un Jules Verne de 1868, imprimé chez Jules Bonaventure et relié par Lenègre, « Les voyages et aventures du capitaine Hatteras ».

Cette bonne fortune lui assura une trésorerie confortable, une notoriété et une sérénité dont il aurait pu profiter s’il n’y avait eu le grimoire. Heureusement, sa femme, Carole et surtout sa fille Laurette avaient pris le relais à la boutique qui ne fonctionnait désormais plus que sur rendez-vous. Laurette y recevait les clients après ses cours, souvent en terminant ses devoirs au bureau pendant que les acheteurs inspectaient les livres qu’ils convoitaient. Elle était rapidement devenue experte, comme savent le devenir parfois les enfants qui ont baigné dans la passion débordante de leurs parents depuis leur naissance. Des bouquins « rares et précieux », il y en avait partout chez eux, depuis toujours. Elle avait appris à aimer le grain du papier sous les doigts, les caractères d’imprimerie, les gravures, à en humer l’odeur, à reconnaître les détails qui donnent sa valeur à un livre : les enluminures, les dos à nerf richement illustrés, les cartonnages Hertzel ou plats spéciaux, les éditions spéciales particulièrement recherchées… Elle en savait assez en tout cas pour ne pas se laisser berner et du haut de ses seize ans, traitait d’égal à égal avec certaines maisons prestigieuses de ventes aux enchères.

Les clients raffolaient de cette gamine adorable et autoritaire, toujours prévenante et parfois brutale, avec qui ils pouvaient discuter d’Henri d’Orleans, duc d’Aumale, de l’édition interdite des Diaboliques de Barbey d’Aurevilly, ou du fameux « Cuisinier royal et bourgeois » de Massialot ; nul doute que Laurette devait les changer des vieux bouquinistes bougons…

Comme toutes les nuits, Marco finissait par se lever.

Il se croisait souvent la nuit, au hasard d’une vitre, reflet flou d’un quarantenaire, grand, encore assez mince – enfin, les hommes ont toujours tendance à se surévaluer, contrairement aux femmes – encore capable de supporter ces nuits blanches sans trop de conséquences. Certes, il avait souvent un air chiffonné le matin et ses yeux bleus, dont avait hérité sa fille, disparaissaient parfois dans son visage, brouillé comme un lit défait. Quand on le regardait évoluer en temps normal, ce qui frappait, c’était sa mobilité : il se tournait avec vivacité vers ses interlocuteurs, se penchait vers eux, réagissait avec tout le haut du corps à leurs propos, comme s’il était enthousiasmé par chaque personne qu’il rencontrait, et ravi de la voir. Ce qui était souvent vrai et donnait de l’importance à chacune et chacun d’entre eux.

Seul au cœur de ses nuits, il allait souvent prendre l’ordinateur pour s’installer dans la cuisine avec ses notes et le grimoire, et laisser filer les heures jusqu’au petit matin.

Il sentait alors la maison s’éveiller ; sa femme Carole se levait en premier, lui déposait un baiser sur le front en passant et se préparait un café en le regardant avec tendresse et inquiétude. Puis arrivait la forme fantomatique de Laurette qui, au mieux, grommelait dans un effort surhumain d’interaction relationnelle. Elle n’était pas du matin.

Ensuite, les deux s’évanouissaient dans un tourbillon de douches, d’apparitions à divers stades de leur habillement, de reproches (Quoi, tu n’as pas fait une lessive de noir), d’appels (Dépêche-toi, j’ai un rendez-vous, on va être en retard), de cris (Hors de question que tu mettes ça Laurette, on est en novembre ! Va me chercher un pull tout de suite ! Et un qui couvre le nombril).

Ces moments étaient pour lui une rare respiration, un soulagement ; à nouveau, il était dans la vie.

Mais lorsque la nuit faisait du sur place et que le web ne lui livrait aucune piste intéressante, il s’habillait sans bruit et partait rejoindre son ami l’Indien.

L’Indien ne dormait jamais.

Il l’avait croisé de nombreuses fois sur des brocantes à cinq heures du matin, une lampe de poche frontale à écumer les coffres de voiture de vendeurs qui n’avaient même pas encore eu le temps de déballer leurs affaires et qui pestaient contre ce type sans gêne, mais toujours aimable. Ce qu’il achetait était toujours surprenant, mais dénotait un goût et une culture aussi étendue qu’atypique. Il traquait surtout les disques, presque exclusivement des vinyles, mais des livres également, des films, des bibelots, des objets improbables, des peintures de tous les styles, du pompier à l’art brut. Un jour, il l’avait vu acheter un lot de quatre-vingts raquettes de tennis anciennes, juste parce qu’il voulait s’en faire un mur chromatique, en fonction de la couleur des manches.

Il le repéra à des salons d’antiquité, des foires aux livres et ils finirent par se retrouver côte à côte, à chercher dans les bacs des mêmes stands. Ils échangèrent quelques mots, suffisamment pour se reconnaître les fois suivantes et commencèrent une longue conversation sur l’art et l’histoire qui reprenait à chaque rencontre, là où ils l’avaient laissée. Marco était fasciné par ce type, qui cherchait le contenu sans se soucier du contenant, ce dont lui était totalement incapable.

L’Indien ne se définissait pas comme un collectionneur, mais un curieux ; peu importait l’apparence de l’objet du moment qu’il pouvait encore assurer sa fonction. Écouter un disque, lire un livre, regarder un DVD…

Pendant leurs nuits blanches partagées, l’Indien jouait à un jeu : il se tenait dans le salon devant son mur de vinyles – , il devait en avoir six mille ; en tout cas, il s’était arrêté de compter à ce stade –, dans deux grandes étagères séparées par le petit meuble années 50 qui abritait l’ampli et la platine disque. Il demandait à Marco resté dans la cuisine « À gauche ou à droite ? » « En haut, au milieu ou en bas » « Casiers de 1 à 4 ? » Suivant les réponses de son invité, il choisissait un vinyle, le brossait précieusement pour supprimer l’électricité statique, vérifiait la propreté de la cellule et enfin, prenait le bras pour le placer délicatement à l’entrée du sillon noir. Ses disques craquaient parfois horriblement, mais lui s’en souciait peu, il n’entendait que la musique. Son intérieur était un bric-à-brac de curiosités dans lequel il avait réussi à insuffler une cohérence, en télescopant avec une grâce désinvolte les époques et les styles, en simulant de fausses accumulations qui étaient de véritables mises en scène. Dès sa première visite, Marco repensa à ce que les Américains mâles mariés commencent à se construire chez eux à partir d’un certain âge et qu’ils appellent leur refuge, « my den ». Que ce soit un bout de grenier, une pièce du sous-sol, la chambre au-dessus du garage ou un abri de jardin réaménagé, c’est la pièce privée qui leur rappelle celui qu’ils furent avant le mariage, avant les enfants, avant les prêts et les heures sup, les deux voitures et les feuilles d’impôt. Un endroit pur et sans attaches, comme la cabine d’un bateau au beau milieu de l’océan. De quoi se faire une petite ivresse de traversée en solitaire avant qu’on vous appelle pour manger.

Chez l’Indien, on avait l’impression d’être dans le ranch d’un dandy, rustique et sophistiqué, témoignant d’une recherche sauvage d’harmonie, comme perdu au fond d’une forêt, alors que sa petite maison était la dernière habitation avant l’écluse, la campagne et le terrain d’Airsoft de l’Amicale Laïque de Caudry, au bout de la longue route qui longeait l’Escaut, au Pont Malin. Chaque nuit, lorsqu’il arrivait chez l’Indien, Marco garait sa voiture dans le jardin, regardait un moment l’intérieur de la maison toujours éclairé et goûtait quelques instants par anticipation le plaisir de retrouver celui qui était devenu son ami.

Il ne frappait pas, poussait juste la porte comme on rentre chez soi. Et il y avait toujours la voix de l’Indien qui venait de quelque part pour dire : « Écoute ça ! » Et il lui lisait un passage du roman dans lequel il était plongé, abaissait le bras de la platine disque sur un vinyle ou lui racontait une histoire dont il avait le secret, incroyable, mais toujours vraie : « la vie a bien plus d’imagination que nous », disait-il souvent.

Marco aimait ces moments, le regard perdu sur le flot de l’Escaut, noir et insondable devant la fenêtre du salon où, calé dans un vieux fauteuil club à l’assise abyssale ou encore à la vieille table de la cuisine, il se laissait aller à un relâchement qui donnait à ses insomnies des allures de veille d’enfance, lorsque l’on est convié à une fête qui n’est pas de notre âge et que l’on rentre dans le secret à notre tour, entouré de sourires complices.

Leurs deux esprits se stimulaient mutuellement et, dans cette reconnaissance insolite, ils se trouvaient, étonnés et heureux, autant qu’ils mettaient à l’épreuve leur présence au monde, excités comme des ados. Marco sentait lorsqu’il avait accroché l’Indien, lorsque celui-ci s’arrêtait et venait s’asseoir en face de lui, tenant son mug de café à deux mains, ses yeux ne le quittant plus.

Ce fut le cas avec Toxophilus, un livre écrit en 1544 par Roger Ascham. Premier véritable traité sur l’art de l’archerie, la noblesse du geste et la connaissance des premiers archers, il était également révolutionnaire pour avoir été rédigé en langue anglaise et non en latin ; Ascham pensait qu’il faut « parler comme le peuple et penser comme un sage, voilà ce qu’est le style » (to speak as common people do, to think as wise men do is style) et donc, être accessible au plus grand nombre. C’est ainsi qu’il voyait l’enseignement du tir à l’arc, profitable aux plus humbles sujets comme aux grands du Royaume, qu’il décrivait un par un, dans ce qui fut également considéré comme un essai sociologique passionnant de l’époque. Paradoxalement, cette modernité linguistique arrivait déjà trop tard ; en cette fin du règne de Henri VIII, toutes les grandes armées d’Europe adoptaient les armes à feu, au détriment de l’arc. Ascham était-il conscient de cette disparition inéluctable ? Tout livre n’est-il pas une tentative vouée à l’échec pour combattre l’oubli ? … Marco finit son histoire en précisant qu’à travers le monde d’aujourd’hui, des passionnés du tir à l’arc continuent à acheter ce livre, toujours réédité, jamais épuisé.

Cette nuit-là, il fit le même effet à l’Indien qui vint s’asseoir, les deux mains autour de son mug et ne le quitta du regard que pour le poser sur le livre extraordinaire qui était devant lui.

Marco avait amené le grimoire avec lui.

V

C’est attendrissant, un bœuf Highland.

Cette masse, paisible sous ses longues mèches de poils qui lui donnent un air adolescent, ses yeux, ourlés de longs cils, et ses cornes élancées, recourbées vers le ciel, le faisant ressembler à un animal d’un autre âge, rescapé de temps oubliés… Celui-ci, en particulier, est une bête magnifique.

Son éleveur polonais, Waclau, est un passionné qui bichonne son troupeau, nourri à l’herbe, au foin et à l’ensilage, soigné à l’homéopathie, égrenant des jours tranquilles dans des pâturages soigneusement choisis. C’est que la viande du Highland, avec moins de dix pour cent de gras seulement, plaît autant aux connaisseurs qu’aux programmes de santé gouvernementaux à travers le monde entier ; même la « fondation canadienne des maladies du cœur » recommande sa viande…

Rien de plus naturel, donc, que l’animal tourne la tête au son d’un moteur, rare dans ces prairies, accessibles seulement par un petit chemin perdu, bien loin des routes.

Un fourgon de location avance en cahotant péniblement sur les cailloux, les mottes et la terre creusée par endroits.

Il dépasse enfin la grille de l’enclos, puis manœuvre en marche arrière, alors que deux hommes ont sauté de la cabine pour lui ouvrir le passage. Le bœuf, méfiant, décide de prendre quelque distance avec l’événement.

Tous les hommes sont descendus du camion maintenant.

Ils sont cinq, portant des costumes croisés dans des tons pastel et des bottes à bout pointu.

Ils encerclent l’animal, qui écarquille les yeux sous ses longues mèches ; il a bien senti que l’attitude de ces hommes n’a rien de bienveillant et secoue soudain son indolence dans un galop maladroit. Il a presque contourné ses poursuivants et va atteindre la clôture ouverte lorsqu’un sifflement fend l’air et que ses pattes avant sont soudain immobilisées, le faisant chuter lourdement sur le flanc. Les inconnus font cercle autour de lui et sans un mot, agrippent ses longues cornes, l’obligeant à présenter sa gorge, vulnérable.

Alors, un inconnu s’approche. Il ne ressemble pas aux autres. Il est entièrement vêtu de noir. Et la dernière image que saisira l’œil du bœuf sera celle de cet homme, qui ne semble avoir qu’une moitié de visage, brandissant une longue machette.

VI

Marco raconta toute l’histoire à son ami, sans rien lui cacher ; comment cet objet étrange était arrivé entre ses mains, les recherches qu’il avait déjà faites, les pistes explorées, les doutes, les impasses, l’intuition qu’il lui manquait la clé pour découvrir un message important. Il était persuadé depuis longtemps qu’on ne lui avait pas donné ce livre par hasard. Mais le but de ce geste lui restait désespérément obscur.

Un fois qu’il eut fini face à l’Indien, leur silence sembla durer une éternité. Alors, Marco tendit le lourd objet à l’Indien qui le prit avec solennité.

Il commença à l’inspecter, à étudier les schémas et dessins, à en lire des passages, il parut faire des liens entre certaines pages, puis se ravisa, compara les comptes-rendus de conversations, feuilleta encore une fois, au hasard, le contenu puis dit simplement :

— Tu as pensé à l’éventualité que ce ne soit pas simplement un grimoire ?

Marco écarquilla les yeux. Il n’était pas sûr de comprendre le sens de cette phrase. L’Indien sentit qu’une précision était nécessaire :

— Ce que je veux dire, c’est qu’on dirait plus un carnet de notes ou un travail de recherche collectif à la rigueur, qu’un véritable livre. Si on vérifie, on va trouver quoi : de l’encre d’imprimerie, celle d’un porte-plume, ou encore d’un stylo à plume ou à bille, ou tout ça mélangé ? On dirait que tu as été désigné comme nouvel héritier d’une très ancienne lignée…

Marco se sentit un peu stupide. Il n’avait jamais vu les choses sous cet angle.

— Et si ce… « livre »… t’a été donné dans un but précis, alors jouer les rats de bibliothèque n’est pas ce que l’on attend de toi, mon ami.

L’Indien voulait atténuer l’effet qu’avait fait sa précédente question. Mais Marco en était maintenant persuadé que le mystère n’était pas seulement le contenu de ce grimoire, mais ce que quelqu’un voulait qu’il en fasse…

Ils continuèrent à envisager de nombreuses hypothèses, qui, toutes, tournaient autour de la transmission du secret qui lui avait été confié. Les reflets roses de l’aube sur le canal vinrent les surprendre et lorsque Marco quitta son ami, quelque chose avait changé.

Il avait une nouvelle piste.

Un nouvel espoir. Un nouvel élan.

Il revint chez lui le plus silencieusement possible, fatigué et ravi, dans une sorte de rêverie d’anticipation à propos de toutes les nouvelles possibilités qui s’offraient désormais à lui. Il se coucha tout habillé à côté de Carole qui entamait sa dernière demi-heure de sommeil, fixa le plafond comme d’habitude, pensa aux encres du grimoire et, pour la première fois depuis presque deux ans, sombra dans un sommeil profond.

Laurette avait entendu son père rentrer.

Elle avait prévu de se lever tôt pour passer ce week-end du 15 août chez Éva, à Valenciennes et allait y retrouver Judith ; ces deux copines d’enfance étaient les seules qu’elle pouvait véritablement appeler ses amies. Elles n’étaient jamais allées dans la même école, mais leurs parents étant eux-mêmes inséparables depuis la maternelle, la connexion de leurs filles s’était créée naturellement tout de suite. Elles partageaient tout depuis toujours et s’entendaient comme par télépathie. Aujourd’hui, Laurette irait à vélo jusqu’à la gare de Bouchain, à travers la lumière rose du petit matin puis, prendrait le TER. Raison pour laquelle elle s’était levée aussi tôt. Les parents les rejoindraient ensuite pour l’apéro du vendredi soir ; les retrouvailles pour l’apéro – une fois par mois au moins en hiver – devenaient hebdomadaires l’été, avec toujours autant de plaisir.

En descendant dans la cuisine ce matin-là, Laurette fut surprise de ne pas voir pour une fois son père se rougir les yeux devant son écran d’ordinateur. Elle se fit une tartine tout en jetant un œil au grand livre recouvert de cuir et ses deux magnifiques fermetures en chien de fusil, abandonné là avec le trousseau de clés paternel. Était-ce une nouvelle curiosité à rentrer dans le catalogue du magasin ? Après sa dernière bouchée, elle s’essuya soigneusement les mains et ouvrit le livre, le parcourut rapidement et distraitement, sans trop avoir envie de faire des efforts de compréhension un jour de vacances. Elle sentit soudain une sensation inconnue monter en elle, comme une pulsation sourde qui viendrait de profondeurs encore inconnues pour elle. Son mouvement de panique fit claquer les fermetures en métal lorsqu’elle referma le livre avec violence ; elle voulait arrêter cette vague intérieure avant qu’elle ne la submerge. Pourtant, sans trop savoir pourquoi, elle enfourna le grimoire dans son sac à dos et sortit prendre son vélo.

Il était déjà l’heure de rejoindre la gare.

Elle allait se laisser porter par son vélo en roue libre, entraînée par la pente de la rue Piérard jusqu’au pont, laissant son visage caressé par la promesse d’une belle journée ; air doux et soleil déjà chaud, lumière dorée. Elle avait calculé que la fin de son élan l’obligerait à se remettre à pédaler rue César Crombe, environ à la hauteur du croisement avec la rue Desbrosses (elle avait déjà réussi à maintenir son élan jusqu’à la Place des 3 Frères Vitoux). Elle aurait gagné ainsi plus de la moitié du trajet jusqu’à la gare, sans effort, ce qui confortait sa mollesse adolescente dès qu’il s’agissait de faire travailler le moindre muscle.

Dans le train express régional TER qui l’emmenait à Valenciennes, Laurette partageait son wagon avec quelques personnes aux mines chiffonnées et à la silhouette fatiguée, rasées de près ou soigneusement maquillées, qui s’étaient levées au moins une heure plus tôt pour se préparer à affronter une journée de travail. Elles reviendraient ce soir, inversées, tenue chiffonnée et visage fatigué, recrachées par le monde professionnel après avoir été mâchonnées toute la journée comme un chewing-gum dont le goût s’est évaporé depuis longtemps.