Toyotomi Hideyoshi - Charles-Pierre Serain - E-Book

Toyotomi Hideyoshi E-Book

Charles-Pierre Serain

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Beschreibung

Un récit biographique sur l'un des hommes forts du Japon médiéval, acteur de l'unification du pays.

Quand Oda Nobunaga, disparaît dans les flammes du temple Honôji, ce jeune général issu du rang, rêve de poursuivre l’unification du Japon que son maître avait initié depuis des années. Mais la succession est loin d’être assurée, le pays est toujours miné par plus de cent ans de guerres civiles et d’appétits féroces de pouvoir des grandes familles de guerriers.
Mais celui que son maître appelait le « Singe » sait manier aussi bien la ruse, la diplomatie que les arts de la guerre. Soudoyant les uns, convainquant les autres, écrasant les récalcitrants, il parvient à juguler l’une après l’autre toutes les provinces encore indépendantes du pays.
Parfois encore étranger au monde des Samourais dont il n’est pas issu, Toyotomi Hideyoshi va faire peu à peu sa place au sein de cet univers où les combats, les ambitions, les trahisons et les retournements d’alliance sont légions. Jamais vaincu, toujours vainqueur, il imposera sa vision et ses méthodes aux plus puissants seigneurs du Japon.
Mais le « Singe » reste néanmoins un homme fragile, tiraillé entre son but ultime et les souffrances qu’il doit infliger pour y parvenir. Il aura besoin de l’appui de ses soutiens, d’un grand amour à ses côtés pour affronter son dernier combat au crépuscule de sa vie et laisser derrière lui un héritage précieux pour le Japon de l’époque Sengoku.

Découvrez dans plus attendre ce récit épique qui relate tout un pan fort méconnu de l'histoire japonaise.

EXTRAIT

Des pas pressés sur les parquets de bois résonnaient à travers tout l’étage inférieur du château. Rapides, nerveux, les pieds nus tambourinaient à intervalle régulier, créant une sorte de rythme effréné auquel vinrent s’adjoindre peu à peu d’autres pas dont la cadence semblait vouloir se fixer sur le tempo principal sans pouvoir y arriver.
— Dépêchez-vous, dépêchez-vous !
Le petit homme qui venait de prononcer ces mots apparut au fond du couloir principal. Vêtu d’un kimono clair, il tenait dans sa main gauche un éventail noir avec lequel il battait frénétiquement la mesure sur sa jambe, comme pour indiquer l’état d’excitation dans lequel il se trouvait. Son visage ne montrait pourtant aucun signe d’énervement, mais au contraire une sorte de joie intérieure qui le faisait jubiler.
Derrière lui, plusieurs serviteurs du château, cuisiniers, lingères, ménagères, essayaient tant bien que mal de suivre le rythme rapide de ses pas, certains avec visiblement un peu de mal, tant celui-ci était élevé… La doyenne des dames de compagnie semblait proche de l’apoplexie, mais elle n’aurait cédé sa place au premier rang pour rien au monde.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Ce roman biographique est très intéressant à lire pour celles et ceux qui s'intéressent à l'histoire du Japon, tout comme celles et ceux qui s'intéressent aux hommes d'exception conquérant le pouvoir. - Seijoliver, Babelio

À PROPOS DE L'AUTEUR

Charles-Pierre Serain se passionne depuis trente-cinq ans pour l’étude du Japon médiéval. Il a créé en 2001 le premier site Internet en français sur les samouraïs, récompensé par plusieurs prix, et une communauté de plus de 3 000 membres sur les réseaux sociaux. Il a publié en 2012 un ouvrage sur les guerriers du monde. Depuis plusieurs années, il travaille à une trilogie consacrée aux trois unificateurs du Japon. Après Oda Nobunaga en 2013, Toyotomi Hideyoshi est le deuxième volume.
Un dernier ouvrage sur Tokugawa Ieyasu est en cours d’écriture.

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Toyotomi Hideyoshi

Le rêve du Singe

Pour Louis Frédéric (1923-1996),

spécialiste français de l’Asie dont les écrits m’ont inspiré, 

guidé et aidé à découvrir l’univers des guerriers du Japon.

Charles-Pierre Serain

Contexte historique

1557 : le Japon est ravagé par les guerres meurtrières que se livrent les seigneurs de guerre pour accéder au pouvoir suprême. La conquête de Kyôto, la capitale impériale, reste l’objectif militaire de plusieurs grands clans, sans qu’aucun puisse emporter la décision sur ses adversaires. Le pays est ravagé depuis presque un siècle par des combats qui ont causé la mort de milliers de guerriers et la destruction de nombreuses richesses dans tout le pays.

Parmi tous ces prétendants, un petit seigneur local émerge des combats. Oda Nobunaga n’a pas la puissance de ses adversaires, mais un génie militaire qui manque aux autres chefs de guerre. Bataille après bataille, il parvient peu à peu à s’imposer dans une partie du Japon, répandant une rivière de feu sur ses ennemis.

Sa rencontre fortuite avec un simple paysan va pourtant changer sa destinée. Celui qu’il surnomme « le Singe » va se révéler un homme hors du commun. Rusé, fin politique, organisateur né, le simple campagnard se transforme rapidement en un conseiller avisé, puis en guerrier d’exception.

Au-delà de toutes les conventions strictes de la caste des samouraïs, le petit paysan et le seigneur de guerre vont développer une véritable amitié et partager leur rêve de pacifier et d’unifier un Japon en proie aux guerres et aux massacres.

Toyotomi Hideyoshi, « le Singe », achèvera ainsi à la mort de son maître ce qu’Oda Nobunaga avait commencé. Mais, quand les combats seront terminés, le plus important restera à faire pour le nouveau maître du Japon : gagner la paix !

Le temps de l’éveil (1557-1561)

Province d’Owari – 12 septembre 1557

Le soleil de la fin de l’été inondait les rizières de la province d’Owari. La chaleur humide de ce début d’automne rendait parfois l’air difficile à respirer et la faune était comme saisie de torpeur. Pourtant, perché sur un cerisier, un oiseau surveillait les allées et venues sur le chemin étroit, encadré d’arbustes et de buissons entrelacés. Son attention était captée par les bruits, les odeurs et les mouvements de la nature autour de lui. Mais, tout à coup, il se figea devant un nouveau spectacle. Surgissant des buissons, un homme de petite taille venait d’apparaître au pied de son arbre et semblait s’agiter nerveusement. Après s’être assuré qu’il était seul, l’homme se laissa tomber sur ses fesses et ferma les yeux, comme pour se reposer. Puis, regardant autour de lui, il découvrit l’oiseau sur sa branche.

— Bonjour monsieur l’oiseau !

L’individu esquissa un sourire étonnant. Son visage était à la fois humain et presque animal. L’oiseau eut un mouvement de surprise, mais continua à le regarder.

— Sais-tu, l’oiseau, que je vais à présent jouer mon destin à cet endroit même ? Moi qui ne suis rien qu’un simple paysan, je vais tenter ma chance et essayer de prendre ma place dans ce monde si turbulent. Si je réussis, je ne serai plus jamais l’objet des moqueries stupides que j’entends depuis des années. On verra bien qui est le plus malin ! Qu’en penses-tu, oiseau ?

Le petit homme observait avec bonhomie le moineau perché sur sa branche. Ses couleurs étaient peu habituelles avec son plumage gris foncé et son ventre argenté finement marbré. Son corps était fin et agile. Mais ce qui retenait l’attention de l’individu, c’était le regard aigu, perçant de l’oiseau, comme s’il était capable de comprendre ce qu’il lui disait. Ce petit animal lui plaisait beaucoup.

— Porte-moi chance l’oiseau, j’en ai besoin. Ce que je vais faire est osé, comme tout ce qui change l’ordre des choses. Si je n’y parviens pas, ma vie s’en trouvera obscurcie, et même finie. Je ne peux pas échouer, mon avenir en dépend. Souhaite-moi la réussite, l’oiseau, j’ai vraiment besoin de ton aide !

Le petit volatile semblait de plus en plus intéressé par ce petit homme à l’allure étonnante, voire un peu grotesque, au-dessous de lui. Il semblait charmé par la bonne humeur et la simplicité qui se dégageaient de lui, comme s’ils se connaissaient depuis longtemps et qu’une amitié les liait déjà. Mais le moineau n’eut pas le temps d’observer plus longtemps son interlocuteur. Des bruits de sabots, au loin, semblaient provenir du chemin et se rapprochaient rapidement. Des cris se mêlèrent au tumulte des chevaux et l’ensemble prit des allures de menace galopante.

— Ça y est… le moment est arrivé. Mon destin est en marche !

Levant la tête vers le cerisier, le petit homme sourit une dernière fois à l’oiseau.

— Va-t’en l’oiseau, ce qui arrive est une sorte d’ouragan et tu es bien trop petit pour y résister. Moi-même, j’ai peur d’être emporté par ce que je vois à présent.

À quelques centaines de mètres, un nuage de poussière annonçait un groupe de chevaux lancés au galop se rapprochant à grande vitesse. En plissant les yeux, le petit homme commençait à distinguer la silhouette du cavalier de tête, suivi par quatre autres hommes. Les cris des cavaliers, à présent parfaitement audibles, stimulaient les montures, qui avançaient pourtant à vive allure.

Quand la distance fut suffisante, le petit homme écarquilla les yeux. Il reconnaissait à présent les vêtements et la stature du cavalier de tête. L’allure déterminée et vigoureuse de cet homme ne laissait aucune place au doute. Il avait lancé sa monture à la limite de ses possibilités et distançait déjà les autres cavaliers d’une bonne cinquantaine de mètres. Son regard tendu vers la route semblait embrasser tout ce qui se trouvait autour de lui.

Tokichirô sut à ce moment qu’il allait jouer sa vie et changer son destin à jamais. Ce qu’il allait faire était extrêmement dangereux et pouvait lui être fatal si le cavalier ne le voyait pas assez tôt. Rassemblant son courage, il se positionna au milieu de la route, sur la trajectoire directe du cheval et, dans un moment de quasi-terreur, il s’accroupit, mit les bras en avant et attendit la mort avec angoisse.

Le sol se mit alors à trembler avec beaucoup plus de violence sous lui et les cris du cavalier et le hennissement du cheval devinrent tout à coup si proches de ses oreilles qu’ils lui semblèrent envahir tout son univers dans un accès de fureur et de bruit. Tokichirô comprit tout à coup qu’il avait perdu et que le cheval allait l’écraser sous ses sabots dans une douleur insupportable. Il serra les poings et ferma les yeux dans l’attente de la mort.

À ce moment précis, la terre cessa de trembler et le bruit disparut. Pensant être passé dans l’au-delà, Tokichirô tenta d’ouvrir les yeux et ne vit que de la poussière qui se dissipait peu à peu. Deux sabots d’un cheval se trouvaient devant lui. Mais il n’eut pas le loisir de les observer plus longtemps, car une voix violente s’abattit sur lui comme le tonnerre.

— Abruti ! Triple idiot ! Que fais-tu en travers de mon chemin ? Veux-tu mourir bêtement comme un stupide paysan que tu es ? Sais-tu à qui tu as barré la route ?

— Oui Seigneur, je ne le sais que trop bien, mon insolence est impardonnable, mais c’était la seule façon d’attirer votre attention.

Le cavalier regarda avec surprise et mépris cette tache sombre et mouvante au milieu de la route, qui avait interrompu son exercice préféré et qui lui faisait perdre son avance sur ses hommes. D’ailleurs, ceux-ci arrivaient maintenant à son niveau dans un nouveau nuage de poussière, surpris de voir leur maître arrêté en pleine course.

— Seigneur, que se passe-t-il ? Êtes-vous blessé ?

Déjà, les quatre jeunes hommes avaient dégainé leur sabre et, en quelques instants, entourèrent leur chef. En manœuvrant, l’un d’entre eux manqua d’écraser l’homme toujours prosterné sur le sol.

— Attention, tu vas écraser cette bouse que j’ai dû éviter !

Le jeune chef se mit à rire fortement et, regardant ses hommes, leur montra Tokichirô, à présent totalement recouvert de poussière, qui n’osait plus bouger, cerné par les sabots des cinq chevaux qui piaffaient autour de lui.

— Alors, qui es-tu donc pour me barrer la route ? J’espère pour toi que tu as une bonne raison, sinon mon sabre va avoir sa dose habituelle de sang et nous pourrons jouer à la balle avec ta tête… Parle, vite, je n’ai pas de temps à perdre !

Tokichirô comprit que le moment crucial était arrivé, celui du quitte ou double. Dans quelques secondes, il aurait réussi ou bien serait déjà un cadavre. Lentement, il releva la tête et regarda au-dessus de lui. Le cavalier qui se tenait sur son cheval était jeune et son regard presque effrayant, comme si une sourde colère le tenait constamment en alerte. Il était vêtu de façon étrange pour un jeune seigneur. Son kimono très simple ne recouvrait qu’une partie de son corps, dévoilant une musculature puissante. Ses cheveux longs, au lieu d’être soigneusement disposés en chonmage1, étaient simplement retenus par une corde à l’arrière de sa tête, évoquant plus un rônin2 qu’un noble. Devant l’allure presque terrifiante du cavalier, Tokichirô lui adressa spontanément un grand sourire pour tenter de l’amadouer.

— Ah ! quelle tête bizarre ! Regardez ce bougre ! C’est incroyable, il n’est pas humain, on dirait un singe qui sourit !

Habitué à ce genre de moqueries, Tokichirô ne montra aucune mauvaise humeur et, au contraire, continua de sourire aux cavaliers, comme si, à présent, le point de non-retour était atteint et que plus rien ne pouvait l’arrêter dans son projet. Cela eut pour effet de déclencher encore plus de rires parmi les cavaliers, qui oublièrent du coup leur colère d’avoir été stoppés dans leur course.

— Oui Seigneur, il est vraiment drôle ce bonhomme. Bien plus que les paysans que l’on voit d’habitude. Même s’il est sale et qu’il pue comme eux, au moins il provoque la bonne humeur.

Le jeune seigneur le regardait à présent avec intérêt. Son regard sévère avait disparu et un air amusé parcourait son visage. Le changement était radical.

— Bon, que veux-tu, monsieur le Singe ? Tu as une requête ? Ton voisin t’embête et tu veux que j’intervienne en ta faveur ou bien un de mes hommes a des visées sur ta femme ? Dans ce deuxième cas, il est possible que je me joigne à la compétition. Vas-y, parle !

Encouragé par la bonne humeur qui s’installait peu à peu, Tokichirô se réjouit de voir qu’une fois de plus son sourire bizarre lui attirait les bonnes grâces des gens qu’il rencontrait. Il sentit tout à coup que son projet se présentait bien et qu’il sortirait probablement vivant de cette affaire, quelle qu’en soit l’issue.

— Seigneur Oda, je ne suis qu’un simple ashigaru3 et, à vos yeux, je n’existe même pas. J’ai pourtant servi plusieurs années le seigneur Matsushita, lui-même vassal du seigneur Imagawa. Celui-ci m’a confié de nombreuses missions, mais je rêve de gloire et d’aventures et j’ai entendu dire que vous étiez promis à un grand avenir. C’est pourquoi je souhaiterais tellement vous servir et faire partie de votre armée. Je ne demande pas grand-chose, un toit me suffirait et je mange peu. Vous auriez un soldat expérimenté et solide qui ne vous coûterait presque rien. Veuillez accepter ma requête, je vous en prie !

Oda Nobunaga regarda l’homme qui se présentait à ses pieds. Il avait déjà vu tellement de paysans au bord de la famine lui demander un poste qu’il ne fut pas surpris de cette requête. Les années où les récoltes de riz étaient mauvaises, c’étaient des hordes de prétendants qu’il fallait ainsi repousser. Mais là, il sentit qu’il y avait quelque chose de différent. Alors qu’il avait d’abord pensé sabrer celui qui avait failli le faire chuter de cheval, il était à présent étonné par la façon dont ce petit bonhomme avait retourné la situation à son avantage. Son sourire était communicatif et il n’avait montré aucune rancune malgré les insultes. Finalement, ce petit homme-singe lui plaisait bien.

— Tu veux me servir, mais tu as déjà quitté ton premier maître. Tu vas sûrement recommencer avec moi. Tu parles d’une recrue !

Les autres cavaliers se mirent à rire à leur tour en entendant la réplique de leur maître. Ils aimaient tous le ton direct et le côté très pragmatique de Nobunaga, si différent des autres seigneurs japonais qui faisaient de longues phrases pour masquer le plus souvent leur manque d’action. Eux aussi trouvaient le petit homme assez drôle avec sa mimique simiesque.

— Seigneur Oda, je n’ai pas quitté mon maître, je n’aurais jamais osé le faire. C’est lui qui, me connaissant, m’a conseillé de vous rejoindre sachant que je vivrais plus d’aventures à vos côtés que dans le clan Imagawa. Il sait que, sans action, je ne tiens pas en place !

La réponse plut au jeune Nobunaga. Le clan voisin était effectivement un peu mou et désuet à son avis. Imagawa Yoshimoto, qui le gouvernait, se donnait des airs raffinés comme à la cour de Kyôto, mais n’agrandissait pas son domaine alors qu’il était puissant, bien plus puissant que le clan Oda.

— Me donnerais-tu ta vie si je te le demandais ?

— Oui Seigneur, ma vie à chaque instant pour vous servir.

Nobunaga regarda à nouveau le jeune homme. Il devait avoir à peine quelques années de moins que lui, mais son faciès le vieillissait fortement et, malgré son sourire amusant, il donnait l’impression d’avoir dix ans de plus. Pourtant, en y regardant de plus près, on décelait au fond de ses yeux une sorte de malice qui étincelait discrètement. Ce regard lui plut. Après tout, si ce « singe » était aussi malin que l’animal du même nom, il y aurait sûrement des choses utiles à lui faire faire…

— Tiens ! Voici ton premier travail à mon service, accomplis-le comme si ta vie en dépendait, ce qui est le cas d’ailleurs.

Le chef du clan Oda jeta à terre deux sandales qu’il n’utilisait pas quand il montait à cheval. Elles étaient simples et déjà abîmées, mais, pour Tokichirô, elles ressemblaient à des reliques sacrées qu’il n’osait pas toucher.

— Tu seras mon porte-sandales. Chaque fois que je me déplacerai, tu seras derrière moi et tu me chausseras et me déchausseras quand il le faudra. Sois vif, rapide, concentré à mes côtés. Je ne supporte ni l’à-peu-près ni les erreurs. Il t’en coûterait la tête dans ce cas.

— Merci Seigneur. Personne ne vous servira avec autant de dévouement que moi. Utilisez-moi autant que vous le voulez…

Nobunaga se laissa aller à un sourire à ces paroles. Il pressentait que cet homme était un bon choix et qu’il pourrait s’en servir aisément. Heureux de son acquisition, il se tourna vers ses cavaliers, leur montra la route menant à son château de Kiyosu et lança son cheval au galop…

— Essayez de me rattraper si vous le pouvez ! Ah, ah !

En quelques secondes, les cinq cavaliers s’élancèrent à bride abattue à travers les arbustes du chemin en criant pour encourager leurs chevaux. Ramassant rapidement comme un trésor les deux sandales abîmées, Tokichirô, le visage baigné de larmes, se précipita en courant à leur poursuite, sans espoir de les rattraper, mais mû par une force incroyable qu’il n’avait encore jamais éprouvée.

— J’arrive Seigneur, mon maître !

Sur le cerisier, le moineau regarda partir le petit homme dont le destin venait d’être changé à jamais. Il le suivit du regard jusqu’à ce qu’il disparaisse de sa vue puis il lança un cri strident et s’éleva dans les airs dans la même direction.

Château de Kiyosu – 5 juillet 1559

Des pas pressés sur les parquets de bois résonnaient à travers tout l’étage inférieur du château. Rapides, nerveux, les pieds nus tambourinaient à intervalle régulier, créant une sorte de rythme effréné auquel vinrent s’adjoindre peu à peu d’autres pas dont la cadence semblait vouloir se fixer sur le tempo principal sans pouvoir y arriver.

— Dépêchez-vous, dépêchez-vous !

Le petit homme qui venait de prononcer ces mots apparut au fond du couloir principal. Vêtu d’un kimono clair, il tenait dans sa main gauche un éventail noir avec lequel il battait frénétiquement la mesure sur sa jambe, comme pour indiquer l’état d’excitation dans lequel il se trouvait. Son visage ne montrait pourtant aucun signe d’énervement, mais au contraire une sorte de joie intérieure qui le faisait jubiler.

Derrière lui, plusieurs serviteurs du château, cuisiniers, lingères, ménagères, essayaient tant bien que mal de suivre le rythme rapide de ses pas, certains avec visiblement un peu de mal, tant celui-ci était élevé… La doyenne des dames de compagnie semblait proche de l’apoplexie, mais elle n’aurait cédé sa place au premier rang pour rien au monde.

Arrivé devant le grand escalier qui descendait vers la porte extérieure, le cortège stoppa brusquement, ce qui provoqua quelques bousculades involontaires parmi les participants. La première dame de compagnie s’arrêta enfin de courir, mais, emportée par son élan, faillit se heurter à l’homme en kimono. Celui-ci n’eut que le temps de l’éviter et, malicieusement, se tourna vers elle.

— Dame Shinagawa, aurais-je été trop lent pour vous ?

Devant le visage de l’homme éclairé par un sourire immense, allant d’une oreille à l’autre, la dame de compagnie tenta de reprendre ses esprits et sa contenance. Puis ayant retrouvé sa dignité, elle se força à sourire :

— Non, non, Maître Kinoshita, c’était parfait, mais j’ai dû glisser au dernier moment et je vous en demande pardon.

Tokichirô la regarda d’un air amusé et, profitant de ce qu’elle s’inclinait devant lui, il adressa un clin d’œil aux jeunes servantes qui se retenaient de rire, mais dont les yeux étaient remplis de joie d’être en présence du maître Kinoshita. Ce petit homme, qui était au service du seigneur Oda depuis presque deux ans, était si différent des autres hommes du château ! Alors que les guerriers et les serviteurs de haut rang étaient très hautains et sérieux, cet homme au visage si drôle ne cessait de rire et de faire régner la bonne humeur autour de lui. Sans prétention, il s’adressait à chacun avec bienveillance, y compris les serviteurs. Ainsi, en l’espace de quelques mois, il était devenu indispensable dans le château et aimé de l’ensemble du personnel. Ses facéties nombreuses avec dame Shinagawa amusaient naturellement l’ensemble des serviteurs qui accouraient dès qu’il s’adressait à la vieille femme.

Aujourd’hui était pourtant un jour spécial. Après deux mois de travaux menés tambour battant par l’ensemble du personnel sous la pression directe de Tokichirô, le château de Kiyosu était enfin totalement rénové et allait être présenté au seigneur Oda en personne. Les détails de cette cérémonie avaient été supervisés par le maître Kinoshita en personne et rien n’avait été laissé au hasard, depuis l’arrivée de Nobunaga jusqu’au banquet et au spectacle de la nuit. Tout était prêt et il ne manquait plus que l’invité principal.

Debout au centre de l’escalier, Tokichirô disposa de chaque côté les principaux serviteurs de la maison Oda, plaçant près de lui dame Shinagawa et surtout quelques jolies demoiselles de compagnie qu’il avait repérées depuis longtemps. Il s’assura ensuite que tout était parfaitement en ordre autour de lui, vérifia une nouvelle fois son kimono, fit un clin d’œil à une jeune servante et s’assit à même le sol pour attendre l’arrivée de son seigneur.

— Maître Kinoshita, vous n’y pensez pas ! Vous ne pouvez pas attendre le seigneur Oda par terre !

La première dame de compagnie s’étranglait, une fois de plus, devant les manières de cet homme, si peu respectueux du protocole du château. De fait, depuis que ce traîne-misère était arrivé un beau jour dans les pas du seigneur Oda, il n’avait été pour elle que tourments. Comment un tel être avait-il pu séduire le maître de ce château ? Il était petit, laid, rustre, sans éducation et, pis que tout, il avait l’air heureux tout le temps, ne se rendant même pas compte de l’état de sa condition. Et le plus incroyable dans tout cela, c’est que ce serviteur de bas niveau, tout juste bon à porter les sandales de son maître, s’était élevé dans la hiérarchie du château à une vitesse incroyable du fait de sa proximité avec le seigneur Oda. Il venait même d’être nommé intendant du château quelques semaines auparavant. En apprenant cela, elle avait failli défaillir de honte ! Et elle devait à présent lui obéir. Elle ne comprenait pas pourquoi les dieux s’étaient ainsi acharnés sur elle sans raison, elle qui avait toujours fait preuve d’une retenue et d’une discrétion sans égales. De façon un peu honteuse, elle se mit à penser que le style un peu désinvolte du seigneur Oda était peut-être pour quelque chose dans ce choix choquant.

Le Singe ne s’était même pas retourné après la remarque de la première dame de compagnie. Il était perdu dans ses pensées. Si la présentation d’aujourd’hui se passait bien, il gagnerait totalement la confiance du seigneur Oda et conforterait sa place auprès de lui. Fort de cette relation privilégiée, il pourrait alors viser le titre de samouraï auquel il tenait tant et que son père n’avait jamais réussi à obtenir. Ce serait une récompense inespérée qu’il oserait demander un jour.

Il n’eut pas le temps de poursuivre ses réflexions. Le bruit des sabots d’un cheval se fit entendre dans le honmaru4. Quelques secondes plus tard, un hatamoto5 de Nobunaga apparut dans l’encadrement de la porte d’entrée du château. Il était vêtu d’un kimono d’été sombre et ses mains étaient posées sur les deux sabres fixés dans son obi6. Tokichirô se releva aussitôt et s’inclina en direction du cavalier. Celui-ci regarda l’ensemble des personnes présentes en haut des marches, reconnut le Singe et, sans le saluer, lui déclara :

— Préparez-vous tous, le seigneur Oda est de retour de sa visite à la rivière ! Accueillez-le avec respect !

En un seul mouvement, toutes les personnes s’inclinèrent avec respect en direction du samouraï. L’ambiance relâchée des instants précédents avait totalement disparu pour laisser place à une forte tension. La présence d’un samouraï était toujours synonyme de précaution chez les serviteurs et Tokichirô, le sachant également, ne prenait aucun risque avec ces hommes d’armes.

Le guerrier, ayant vérifié que tout était prêt pour recevoir son maître, se retourna et ressortit à l’extérieur. Aussitôt, deux gardes armés de lances entrèrent à sa place et se positionnèrent en silence au bas de l’escalier, dans lequel tout mouvement avait cessé. Les regards étaient tous fixés sur l’entrée située en contrebas, d’où parvenait la lumière crue du soleil d’été. Sous l’effet de la chaleur et de l’excitation, Tokichirô sentit des gouttes de sueur ruisseler sur sa nuque et se perdre dans le col de son kimono. Il avait perdu un peu de son assurance et se concentrait sur l’endroit où son maître allait apparaître.

— Inclinez-vous devant le seigneur Oda !

Avant même que le garde ait fini sa phrase, l’assistance tout entière se prosterna selon le protocole, le front à quelques centimètres du plancher, et attendit patiemment d’être invitée à se redresser. Tokichirô entendit un pas familier qui montait rapidement les escaliers menant au premier niveau du château. Le glissement des sandales de son maître sur les marches de pierre lui rappela que c’était lui, durant des mois, qui en avait pris soin, ce qui lui avait permis de partager de façon inattendue une proximité inimaginable avec ce seigneur.

— Ah ! Le Singe !

Comme à son habitude, Nobunaga avait apostrophé son serviteur de manière provocante devant toute l’assemblée. Il semblait aimer cette façon de se moquer de ce petit homme qu’il avait ramassé un après-midi sur un chemin et qui lui servait de souffre-douleur quand il ne pouvait exposer autrement sa mauvaise humeur. Au début, Tokichirô l’avait un peu mal vécu, mais il s’était rendu compte que ces moqueries, étonnamment, n’étaient pas toujours méchantes et qu’elles étaient même parfois familières. Il en avait conçu alors une sorte de fierté personnelle d’être ainsi apprécié de cet homme pourtant réputé si dur.

— Je vous présente mes respects, Seigneur, ainsi que ceux de tous vos serviteurs.

— Ah donc ! Et pas un mot pour dame Kitsuno à mes côtés…

Tokichirô se risqua à lever les yeux vers son maître, debout devant lui. En contre-plongée, la vision qu’il eut alors était la parfaite illustration de la personnalité d’Oda Nobunaga. Solidement plantée sur ses deux pieds, les mains sur les hanches, sa silhouette le dominait totalement. Le seigneur Oda était vêtu d’un kimono foncé où apparaissent les mons7 de son clan en surimpression jaune. L’obi qui retenait son vêtement soulignait sa taille fine, tout en mettant en valeur ses épaules proéminentes, accentuant l’impression de puissance qu’il dégageait. Orné d’une fine moustache, son visage en triangle était illuminé par des yeux d’une intensité brûlante qui tétanisaient la plupart du temps ses interlocuteurs. Mais, aujourd’hui, un fin sourire s’inscrivait sous ce regard perçant. Il était de bonne humeur.

— Je vous demande pardon, Seigneur, je ne savais pas que dame Kitsuno était à vos côtés. C’est un grand honneur, Dame Kitsuno, de recevoir votre visite !

Le Singe releva un peu plus la tête et regarda la jeune femme en face de lui. Dès le premier jour, il avait été ébloui par sa beauté et son regard si profond et il est probable que son maître l’avait été tout autant lors de leur première rencontre. En plus de son admiration, Tokichirô éprouvait un sentiment de gratitude immense pour cette femme qui, dès le premier jour, avait eu de la compassion pour lui, alors que tous les habitants du château s’étaient moqués de son apparence grotesque. Au milieu des quolibets et des insultes, le regard plein de bonté de Kitsuno avait été un refuge dans lequel il avait recouvré des forces. Depuis ce jour-là, le Singe avait voué une quasi-adoration à la belle Kitsuno, et cette admiration plaisait à Nobunaga qui éprouvait une réelle fierté d’avoir une telle épouse.

— Bonjour, Tokichirô, je suis heureuse de vous revoir. Quel magnifique kimono, il vous va à ravir…

Oubliant l’étiquette qui obligeait à ne pas montrer ses sentiments et à rester parfaitement neutre, le Singe sourit d’un seul coup de toutes ses dents, retrouvant sa mimique habituelle qui faisait tant rire Nobunaga. Kitsuno sourit également un peu plus, retrouvant le Tokichirô qu’elle avait aperçu le premier jour et qui l’avait charmée par son sourire si drôle et si proche de celui d’un enfant.

— Dame Kitsuno, j’ai choisi ce kimono en l’honneur du seigneur Oda et je suis content qu’il vous plaise. Je vois que le moment important va bientôt arriver et j’en suis ravi.

Kitsuno posa machinalement la main sur son ventre à présent très proéminent qui indiquait que la naissance était proche. Le sublime kimono clair qu’elle portait faisait ressortir ses magnifiques cheveux noirs dont les deux tresses verticales couvraient en partie le haut de son cou et de ses épaules. Ses longs yeux foncés ressortaient comme deux joyaux dans son visage poudré de blanc. Derrière elle, ses dames de compagnie paraissaient presque sans éclat, malgré le soin qu’elles avaient apporté à leur apparence.

— Merci, Tokichirô, je crois que la date de la naissance approche vite à présent. Encore quelques semaines et je pourrai donner, je l’espère, un troisième enfant au seigneur Oda.

Le Singe entendit un discret mouvement derrière lui. Il n’eut pas besoin de se retourner pour savoir que dame Shinagawa venait instinctivement de réprouver les paroles de la jeune concubine du seigneur Oda. Ce dernier ne faisait aucun effort pour cacher la jeune femme qu’il aimait, ne passant plus de temps avec son épouse officielle, Nohime, qui ne pouvait lui donner d’enfant.

— Alors donc, le Singe, tu as réussi l’impossible ! Ce château qui était en déshérence et à moitié en ruines a enfin retrouvé ses lustres d’antan… Cela faisait des années que les choses traînaient et toi, en l’espace de deux mois, tu as restauré l’ensemble. Bien, mais comment as-tu fait ? Tu as invoqué des esprits malins pour t’aider ? De la magie noire peut-être ?

Tout en parlant, Nobunaga roulait entre ses doigts sa fine moustache, et regardait, amusé, son ancien porte-sandales toujours incliné au sol.

— Allez, relève-toi ainsi que tes assistants et explique-moi tout cela dans la salle du donjon ! Suis-moi !

Joignant le geste à la parole, Oda se dirigea souplement vers l’escalier de bois foncé qui menait aux étages supérieurs où était située sa résidence. Même si les marches étaient assez larges, elles étaient également abruptes et, ménageant sa concubine, il lui offrit galamment sa main pour l’aider à monter l’escalier en toute sécurité. Toutes les personnes présentes autour de lui notèrent une fois de plus le traitement particulier que le seigneur d’Owari8 réservait à la jeune femme, lui qui était plutôt connu pour sa rudesse et son agressivité.

— Retournez à vos occupations pendant que j’accompagne le seigneur !

D’un claquement de main énergique, Tokichirô dispersa rapidement les serviteurs autour de lui et, après avoir bien vérifié que chacun repartait vers ses tâches, il se précipita avec agilité dans l’escalier à la suite du couple, en sautillant de marche en marche. Ravi de l’humeur de son maître, son visage avait retrouvé sa bonhomie et il se réjouissait d’avance de pouvoir montrer au jeune couple son exploit, probablement annonciateur d’une belle récompense.

Après avoir grimpé au dernier étage du tenshu9, Oda s’arrêta à l’entrée de la grande pièce de réception, soutenant toujours Kitsuno, légèrement essoufflée par le dernier escalier, le plus raide du donjon. Il ne chercha pas à cacher son étonnement ni sa satisfaction devant le spectacle qu’il découvrait. La salle, entièrement restaurée, avait perdu l’aspect lugubre qu’elle avait encore quelques semaines auparavant. Les murs avaient été nettoyés et tapissés d’une belle tenture claire qui reflétait parfaitement les rayons du soleil qui entraient librement dans la pièce. Les nouveaux tatamis10 posés sur le sol apportaient eux aussi une note claire et joyeuse à l’ensemble, faisant oublier l’ancien parquet foncé. Au milieu de la pièce, une table basse de Chine entourée de quatre coussins et d’un repose-bras permettait de savourer la tranquillité et la beauté du paysage. Une calligraphie représentant le motif « Enso » en forme de cercle était suspendue en face de la porte d’entrée, rappelant aux visiteurs un des principes zen qu’affectionnaient tant les guerriers japonais. De plus, avec ses portes ouvertes sur le balcon extérieur, cette salle paraissait incroyablement plus grande que ses dix jôs11 de surface.

— Incroyable, comme c’est beau ! Bravo, Tokichirô, vous avez créé un autre monde !

Le visage de Kitsuno reflétait une joie authentique. Elle découvrait avec ravissement comment cette bâtisse inconfortable qu’elle n’aimait pas beaucoup habiter s’était transformée, comme par magie, en un endroit chaleureux et confortable. Tout lui plaisait : la simplicité de la pièce, mais également sa lumière, l’atmosphère qu’elle dégageait. Elle la traversa lentement et, s’approchant d’une des portes qui donnait sur le balcon extérieur, elle admira le paysage devant elle.

Nobunaga regarda la jeune femme qui s’appuyait doucement contre le chambranle de la porte. Comme à chaque fois, il sentait son âme s’élever par sa simple présence qui le rendait heureux depuis toutes ces années. Elle transformait les jours sombres en instants de bonheur et les mauvaises nouvelles et les coups du sort paraissaient moins cruels quand c’était elle qui en parlait. De toute sa vie d’enfant et d’adolescent malmené par les adultes, Nobunaga n’avait jamais reçu autant de lumière et d’amour pour lui seul. La voir si heureuse en ce moment éclairait sa propre vie. Cela le consolait de ce qui s’était abattu sur lui les mois précédents, tout spécialement l’exécution de son frère Nobuyuki qui avait comploté contre lui. Cette trahison lui avait rappelé que, même au sein de sa propre famille, il n’avait jamais pu trouver le moindre espace d’amour de toute sa vie.

— Le Singe, tu es redoutable ! Tu t’es surpassé… Comment as-tu fait alors que les autres n’ont pas réussi à faire grand-chose ? Dis-moi tout.

Devant le sourire de son maître, Tokichirô était dans un état presque second. Lui, si souvent rudoyé, moqué par Nobunaga ou ses officiers, récoltait pour la première fois les fruits de ses efforts. Fou de reconnaissance, il ne put s’empêcher de sourire de toutes ses dents, déclenchant, une nouvelle fois, un éclat de rire de son maître, toujours pas habitué à l’apparition soudaine de cette face hilarante.

— Seigneur, j’ai fait du mieux possible pour vous et pour dame Kitsuno, et je suis ravi que vous soyez heureux. Pour être honnête, je n’ai pas de secret autre que celui de tout organiser, tout superviser, tout contrôler et tout recontrôler encore une fois. De plus, vous serez heureux d’apprendre que je n’ai dépensé qu’une partie du budget que vous m’aviez confié. Ces artisans ont tendance à augmenter les prix dès que c’est le château qui achète. J’ai bien négocié avec eux et ils ont dû consentir une bonne réduction pour rester les fournisseurs officiels de votre maison.

— Ils n’ont probablement pas été très heureux de cette façon de faire, mais je dois reconnaître que ton bon sens paysan a été bien utile, car nos finances ne sont pas immenses et tant mieux s’il me reste un peu d’argent. Je pourrai ainsi offrir un beau kimono à ma bien-aimée pour célébrer cette nouvelle naissance qui s’annonce.

Nobunaga regarda le Singe. Dans son nouveau kimono, celui-ci avait quand même meilleure allure que le petit paysan sale qu’il avait ramassé sur la route, deux ans auparavant. Malgré la moquerie dont il avait fait les frais au château au début, ce jeune garçon l’avait étonné. Supportant toutes les railleries, il n’avait manifesté aucun esprit de revanche, mais avait au contraire fait preuve d’une bonne humeur continue et communicative. Cherchant toujours à rendre service à chacun, il s’était rapidement forgé de solides amitiés et les moqueries avaient cessé peu à peu, à l’exception des bushis12 qui ne se privaient jamais de le rabaisser, comme pour tous les serviteurs. Tous, sauf l’un de ses généraux, Shibata Katsuie, qui, comme lui, l’avait pris en affection.

Nobunaga, séduit par les capacités d’organisation du Singe, se demanda soudain s’il ne serait pas plus avisé de mieux se servir des qualités d’un tel homme. Son armée, assez faible au regard de celles de ses voisins, était un peu hétérogène, dépareillée, et manquait vraiment de panache. Et si la solution se trouvait devant lui ?

— Le Singe, tu mérites une récompense pour ce que tu as fait. Tu as rénové ce château à l’abandon en seulement deux mois et le résultat est à la hauteur. Je connais ton plus cher désir et quelque chose me dit que je vais y accéder… Je vais te confier un détachement de dix hommes. À toi d’améliorer leur équipement, leur entraînement, leur discipline, leur endurance. Dans plusieurs mois, tu me présenteras le résultat et nous verrons si tu as réussi une nouvelle fois. Es-tu content ?

Tokichirô se prosterna d’un seul coup au pied de son seigneur, face contre terre, les deux mains posées à plat sur le tatami. Il ne bougea pas durant quelques secondes, brisé par l’émotion, puis se ressaisissant, répondit d’une voix étrangement faible.

— Seigneur, je ne sais pas comment vous exprimer ma gratitude. Dois-je comprendre que je suis élevé au rang de samouraï pour vous servir, malgré mes origines si modestes ? Est-ce vraiment possible ?

Nobunaga regarda le petit homme à ses pieds. Sa joie faisait plaisir à voir. Il apercevait distinctement les tressaillements du corps de Tokichirô qui tremblait d’émotion. Il sourit à nouveau et son regard fut attiré par celui de Kitsuno qui s’était retournée et qui regardait elle aussi la scène avec émotion. Elle sourit à son tour en regardant Nobunaga.

— Oui, tu deviens samouraï à partir d’aujourd’hui. Tu porteras le daishô13 et tu seras appelé par ton nom de famille, Kinoshita. Tu quittes le monde des serviteurs pour celui des guerriers. Mais attention ! En prenant ces sabres, tu m’offres ta vie que tu devras sacrifier sans hésitation pour me servir. Es-tu prêt à un tel sacrifice, le Singe ?

Relevant lentement la tête, le Singe présenta un tout autre visage que quelques secondes auparavant. Il était baigné de larmes coulant lentement sur ses joues. Ses yeux avaient perdu de leur malignité et ne montraient plus qu’une grande reconnaissance. Essuyant sa joue d’un revers de manche, Tokichirô répondit d’une voix maintenant bien plus assurée.

— Oui Seigneur, sans hésiter ! Je serai toujours là pour vous défendre et j’accepterai les missions les plus dangereuses que vous me confierez afin de vous remercier, jour après jour, de la bonté dont vous faites preuve à mon égard. Ordonnez et j’obéirai…

— Parfait, parfait. Demain, je te donnerai tes sabres. Allez, laisse-nous admirer les reflets du soleil. Fais-nous porter du thé et des friandises et disparais avant que je ne change d’avis !

Nobunaga se mit à rire et Kitsuno l’imita. Demeuré assis au sol, le Singe retrouva son sourire habituel, ce qui augmenta encore la bonne humeur du couple.

— Maintenant que vous êtes samouraï, devrai-je vous appeler Kinoshita san ou bien pourrai-je continuer à utiliser Tokichirô ?

Le Singe s’inclina profondément devant la jeune femme et, éprouvant toujours cette reconnaissance pour ses attentions répétées, essaya de lui répondre. Mais l’émotion qui le submergeait l’empêchait d’exprimer réellement tout son enthousiasme et toute sa gratitude. Il ne put que bredouiller quelques sons informes sans véritable sens.

— Ah, Kitsuno, tu viens de réaliser un prodige ! Tu as réussi à faire taire le Singe. Lui qui est si volubile et qui a toujours quelque chose à dire, est incapable de parler… par timidité peut-être. Je vais donc répondre pour lui. Tokichirô sera un nom parfait. Allez, va à présent !

Acquiesçant de la tête, le petit homme s’inclina une dernière fois pendant que le couple s’installait autour de la table, le regard dirigé vers le paysage extérieur que l’on voyait au travers de la porte grande ouverte. Il imprima dans sa mémoire cette image si paisible et si heureuse qu’il avait l’occasion de contempler. Puis, se tournant vers l’escalier, il sortit silencieusement de la salle. Il avait l’impression que, aujourd’hui, sa vie venait vraiment de commencer.

Okehazama – 19 juin 1560

Le cheval progressait lentement. Les ténèbres l’empêchaient de voir le chemin et d’avancer avec confiance, mais son cavalier lui donnait régulièrement quelques tapes discrètes dans les flancs pour l’encourager à continuer. Autour de lui, dans la nuit, il sentait la présence des autres chevaux de la troupe, mais, bizarrement, n’entendait pas le son familier de leurs sabots frappant le sol. La progression du détachement se faisait dans un silence inhabituel, que ne troublait aucun bruissement d’armures.

Les traces de sabots sur le sol indiquaient que de nombreux cavaliers étaient déjà passés par ce chemin détrempé. La pluie fine qui tombait depuis près d’une heure formait un fin rideau qui, dans l’obscurité, masquait l’ensemble de l’armée qui se dirigeait vers une lumière au loin, dont les éclats paraissaient fantomatiques.

Le cavalier respirait lentement. Placé à la tête de son détachement, il se retournait de temps à autre pour s’assurer que ses hommes étaient en bon ordre de marche et qu’aucun ne s’était égaré dans les ténèbres. Les ordres qu’il avait reçus l’avaient surpris. Il avait dû veiller lui-même à ce que chaque cavalier enveloppe les sabots de son cheval avec des pièces d’étoffe afin de masquer le bruit de leur marche. Chaque guerrier avait également dû intercaler des morceaux de tissu entre les différentes pièces de son armure. Le cliquetis si caractéristique des guerriers en mouvement avait, tout à coup, disparu comme par magie.

Peu de temps avant le départ, son chef était venu en personne vérifier que les consignes étaient strictement respectées. Comme il le faisait d’habitude, le cavalier avait lui-même procédé à une inspection préalable. Son officier était satisfait, mais, contrairement à son habitude, n’avait manifesté aucun entrain et lui avait même semblé soucieux, ce qui ne lui ressemblait pas.

— Saburô, vos hommes avancent-ils correctement ?

Le jeune cavalier, surpris par la voix qui venait de résonner à sa droite, sortit de ses pensées. Il arrêta son cheval, et par un signe ordonna à ses cavaliers de faire de même. Dans le silence de la nuit, il n’avait pas entendu son chef s’approcher de lui. Celui-ci, de petite taille, était équipé d’une armure foncée, ce qui le rendait encore moins visible dans l’obscurité. Il pouvait néanmoins distinguer à travers les ténèbres les décorations dorées de son kabuto14 qui brillaient faiblement au-dessus de son visage.

— Seigneur Kinoshita, je ne vous avais pas entendu venir. Excusez ma surprise.

— Ne t’inquiète pas. Cela prouve que nos précautions sont efficaces. L’ennemi ne nous entendra pas non plus. Continuons à chevaucher ensemble.

— Ce sera pour moi un honneur.

Le jeune cavalier ordonna à sa troupe de se remettre en marche, et se plaça près de son commandant, fixant le pas de son cheval sur le sien. La situation était intimidante, et il ne savait pas très bien ce qu’il convenait de dire dans un instant pareil. À côté de lui, le Singe se taisait, contrairement à son habitude. Il semblait plongé au fond de ses pensées. Seul le tintement discret de la pluie sur les casques et les armures brisait le silence de la nuit.

Après plusieurs minutes de mutisme, Tokichirô s’adressa de nouveau à lui.

— Saburô, avez-vous déjà participé à un combat ?

Le jeune homme fut surpris par la question de son commandant. Il ne s’attendait pas à ce que ce dernier teste ses capacités, après le départ des troupes du château. Néanmoins, il se sentait soulagé que la question n’ait pas été posée auparavant, car elle aurait pu lui enlever la possibilité de participer à ce premier combat. Et pour lui et pour son clan, cela aurait été terrible.

— À vrai dire, Seigneur, j’ai participé à un engagement aux côtés de mon père, mais je devais garder les chevaux et je n’ai pas réellement participé à l’embuscade. Pour être tout à fait honnête, je n’ai rien vu, mais soyez sûr que je saurai vous faire honneur au milieu des combats, je ne vous décevrai pas.

À sa grande surprise, il vit son commandant sourire pour la première fois. Celui-ci haussa la voix de manière à être bien entendu des cavaliers du détachement qui les suivaient.

— Saburô, quand le seigneur Oda a constitué mon régiment, il m’a donné le fils de l’un de ses hatamotos les plus braves. J’ai donc une totale confiance en toi, le sang d’un Kanagawa ne peut mentir. Tu seras à mes côtés pour me protéger et ainsi je vaincrai pour le clan Oda.

Le Singe regarda le jeune homme de plus près. Sous son casque retenu par des cordes nouées sous le menton, le visage qu’il voyait était celui d’un garçon à peine sorti de l’enfance, où les traces de l’adolescence étaient encore visibles. Mais son regard était déjà celui d’un guerrier, ferme et décidé. Rapprochant son cheval de celui de Saburô, Tokichirô se mit à parler soudainement plus bas, comme si la conversation ne concernait plus qu’eux. D’eux-mêmes, les guerriers chevauchant à l’arrière ralentirent le pas pour préserver leur confidentialité.

— Et si je te disais que nous allons vivre ensemble la même expérience ?

Saburô tourna involontairement la tête et laissa échapper une expression de surprise. Généralement, les officiers, pétris d’orgueil, ne faisaient que rabrouer leurs troupes et ne se livraient jamais à de telles confidences avec leurs subordonnés.

— Seigneur, est-ce possible ?

Le sourire revint une deuxième fois sur le visage du Singe, qui s’amusait visiblement de la réaction du jeune homme. Il observait depuis plusieurs semaines ce jeune guerrier, si sérieux, si appliqué à bien faire, et parfois si taciturne. C’est probablement ce comportement, si opposé à sa propre jeunesse, tumultueuse et joyeuse, qui avait attiré son attention. Comment pouvait-on être si réfléchi à l’âge où la vie est si tentante et si belle ? C’était pour lui une énigme à la fois passionnante et totalement insoluble.

— Oui, c’est possible. J’ai passé plusieurs années à servir le seigneur Oda au château de Kiyosu et quand je suis devenu samouraï, j’étais si impressionné par le titre que j’en ai oublié le fait que j’aurais à me battre un jour. Ça doit être pour cela que le seigneur Oda m’a fait suivre un entraînement au combat durant des mois.

En prononçant cette dernière phrase, le Singe se mit à rire silencieusement. Il avait rapidement observé que son maître n’était pas un seigneur de guerre habituel et qu’il participait lui-même aux combats, sans attendre sur un siège que ses hommes fassent le travail. Et il exigeait, naturellement, que ses officiers fassent de même. Ce soir, cet engagement était, pour Tokichirô, l’occasion de prouver qu’il était digne de servir le clan Oda. Dans un sens, il était donc aussi novice que le jeune cavalier à ses côtés.

Saburô regarda son chef. Il avait été surpris au début par ce commandant de détachement qui ne ressemblait à aucun autre officier. Il était aussi joyeux et familier que les autres gradés étaient hautains et brutaux. Contrairement à eux, il ne cherchait pas à écraser ses hommes, mais les écoutait et essayait de les aider. La surprise passée, lui et les soldats de son unité s’étaient pris de reconnaissance pour ce petit homme et cherchaient toujours à faire de leur mieux pour le contenter. Même lui, Saburô, d’habitude si réservé, se sentait conforté par son chef, même s’il évitait de montrer le moindre sentiment de proximité, ce qui serait mal venu venant d’un subalterne.

— Seigneur, votre confiance m’honore, même si je ne suis pas digne d’une telle confidence.

— Ce sera notre petit secret, Saburô !

Après cette conversation, les traces d’inquiétude avaient en partie disparu sur le visage du Singe. Le fait de partager son anxiété avec ce jeune homme avait dissipé en partie ses doutes. Au fond de lui, il savait que lorsque viendrait le moment du combat, il ne faiblirait pas, comme pour tout ce qu’il avait entrepris jusque-là. Ce n’était qu’une épreuve à franchir.

Alors qu’il était encore dans ses pensées, un cri retentit au milieu de la nuit, à quelques centaines de mètres devant eux. Avant que le jeune Saburô ne réalise, Tokichirô sentit monter en lui une excitation inconnue. Tout son être se mit à exploser, comme si quelque chose de profondément enfoui en lui venait de se réveiller tout à coup et prenait le contrôle de son esprit. En un instant, il tira son katana15 hors de son fourreau et, se retournant vers ses cavaliers, il se hissa du mieux qu’il put sur ses étriers et leva la lame au-dessus de sa tête, dans la clarté de la lune.

— À nous de jouer maintenant, attaquons l’ennemi et allons donner la victoire au clan Oda. Chargez !

Une immense clameur qui semblait venir de la terre déchira alors le silence de la nuit. Des centaines de cavaliers, rompant leur long mutisme, unirent leurs voix en un seul cri pour répondre à l’ordre d’attaque. Là où l’on n’entendait, quelques instants auparavant, que le seul bruit fin de la pluie éclata un tonnerre de chevaux lancés brusquement au galop et dont les protections de sabots, se déchirant sous le choc, libéraient la fureur.

Saburô, un temps décontenancé, avait déjà repris ses esprits. Le sabre tiré et tendu horizontalement à pleine main au-dessus de sa tête, il lança son cheval au galop en tapant ses étriers contre ses flancs. L’animal, percevant à nouveau le bruit habituel de sa course, s’élançait maintenant en direction des lumières au loin, que l’on voyait de plus en plus distinctement. Le jeune homme fut alors pris d’un sentiment d’ivresse totalement nouveau. Le bruit du vent faisant claquer le sashimono16 dans son dos se mêlait aux bruissements de son casque qui frottait sur ses oreilles. Jamais il n’avait ressenti une telle impression, celle d’un torrent qui l’emmenait dans un courant auquel il ne pouvait plus échapper. Son casque, pourtant attaché sur sa tête, bougeait au rythme des soubresauts de son cheval lancé au galop. Il pouvait distinguer, à quelques mètres de lui, le Singe qui montait rapidement à l’assaut, entraînant son détachement avec lui.

Tokichirô, dans un état presque second, ne ménageait pas sa monture. Il avait hâte d’arriver sur le champ de bataille. Nobunaga, conscient de son inexpérience au combat, l’avait placé dans les troupes de l’arrière-garde, mais lui voulait montrer à son seigneur qu’il était aussi capable que les autres officiers de tenir son rang dans la bataille. Il ne se retourna même pas pour vérifier que ses hommes suivaient en bonne formation : c’était à eux de se montrer dignes de la confiance qu’il leur avait témoignée en les acceptant à son service. Dans sa fougue pour participer aux combats, il ne s’aperçut pas que le jeune Saburô avait réussi à le rejoindre et qu’il galopait à présent à ses côtés.

Les deux cavaliers arrivèrent en haut d’une dernière colline et le spectacle qui s’offrit à eux les stupéfia. Toute la vallée en contrebas était illuminée par des feux de camp et des incendies. Au milieu de cet immense brasier, on apercevait des milliers de silhouettes se déplaçant à vive allure, certaines s’entrechoquant, dans une vision apocalyptique. De cette hauteur, on distinguait parfaitement une troupe nombreuse de cavaliers qui progressait, tel un serpent, dans les profondeurs du camp ennemi. Avançant rapidement, la cohorte de guerriers écrasait toute résistance sur son passage et se dirigeait vers le quartier général du clan Imagawa. Çà et là, quelques fantassins qui tentaient de freiner le torrent de chevaux étaient repoussés immédiatement, sans espoir de succès.

Impressionné par cette image d’enfer, le Singe, regarda Saburô. Son visage était transfiguré. Les yeux, la bouche, les muscles du visage, tout s’était métamorphosé en un masque de force brute de guerrier. Ce changement surprit le jeune cavalier, mais lui apparut également comme un modèle qu’il devait suivre pour monter au combat et gagner ses galons de bushi.

— Saburô, la victoire est à nous, la victoire est à nous ! Le seigneur Oda avait raison, le seigneur Oda avait raison…

Tokichirô avait crié deux fois chaque phrase sous l’excitation de ce qu’il venait de découvrir. Comme l’avait prédit Nobunaga dans sa harangue à ses officiers avant le combat, leur modeste armée allait surprendre les forces nombreuses du clan Imagawa17 durant leur sommeil et les vaincre par surprise. Cette tactique avait paru un non-sens à tous les officiers du clan Oda, tant l’armée ennemie était puissante, mais son maître avait vu juste.

— Seigneur Kinoshita, laissez-moi me battre à vos côtés. Je serai votre rempart.

Dans le fracas des cris et de la charge des cavaliers, le Singe n’entendit pas la demande de son jeune subalterne. Il dévalait la colline à grande vitesse, le corps secoué par le galop de sa monture, son armure pesant lourdement à chaque soubresaut. Il était déjà arrivé aux premiers avant-postes du camp ennemi quand il distingua, au sol, les premiers corps des gardes Imagawa. Leur combat n’avait probablement pas duré plus de quelques secondes avant qu’ils ne meurent écrasés, sans même comprendre ce qui leur arrivait.

Saburô cherchait autour de lui des ennemis à combattre et, le sabre toujours à bout de bras, il se tenait prêt à faucher le moindre opposant. Mais alors qu’ils avaient pénétré dans les premiers quartiers du camp, il ne voyait que des cadavres au sol ou des blessés qui cherchaient à fuir. Une sorte de panique semblait s’être emparée des Imagawa, brusquement tirés de leur sommeil. Le sol était jonché d’armes et d’équipements abandonnés, augmentant le sentiment de débâcle générale.

Tokichirô commença à sentir un sentiment de frustration monter en lui. Arrivé parmi les derniers, il ne pouvait espérer prouver sa valeur de guerrier ni à ses hommes ni à son maître en se contentant des quelques guerriers ennemis survivants. Il lui fallait absolument trouver un moyen de se distinguer des autres officiers, sous peine de rester un simple capitaine de détachement. Suivre la horde des cavaliers du clan Oda en laissant la gloire à d’autres bushis n’était d’aucune utilité pour lui. Il devait trouver une solution en faisant appel à son instinct qui lui avait toujours fait choisir les voies originales.

D’un geste de la main gauche, le Singe donna l’ordre à ses troupes de s’arrêter. Saburô, aussi stupéfait que ses cavaliers, obéit néanmoins et stoppa son cheval lancé à vive allure. Les trois détachements s’arrêtèrent tant bien que mal, dans un entrechoc d’armures et de lances, en soulevant un immense nuage de poussière qui s’éleva autour d’eux.

— Seigneur, que se passe-t-il ? Êtes-vous blessé ?

Les trois officiers, dont Saburô, s’étaient rapprochés de leur commandant. Leurs regards trahissaient leur incrédulité devant cet arrêt en plein combat. Tokichirô ne répondit pas et, lançant son cheval au galop, entreprit de monter la colline par laquelle ils étaient arrivés afin de bénéficier d’une vue globale du champ de bataille. Sans attendre d’ordres, l’ensemble des cavaliers le suivit et bientôt leurs silhouettes se dessinèrent sur la crête dominant le camp. Saburô rejoignit son commandant pour tenter de comprendre ce qui se passait, inquiet à présent de ne pas pouvoir participer à la bataille.

— Seigneur, que faisons-nous ? Qu’arrive-t-il ?

Le Singe sentit bien l’angoisse dissimulée dans la voix de son officier, mais il ne détourna pas la tête. Il regardait au loin les combats se dérouler. Il avait du mal à distinguer les détails, mais, visiblement, la tête des cavaliers Oda avait atteint, au loin, le quartier général et plusieurs détachements se déployaient en éventail pour investir l’ensemble du camp. En plissant les yeux, il arriva à distinguer, entre les fumées d’incendies, les noboris18 de Nobunaga, à l’endroit où son maître devait combattre. À environ cent mètres de la tente du général ennemi, l’affrontement semblait terrible, car de plus en plus de troupes convergeaient dans cette direction pour prendre part au combat.

Mais c’est un détail plus au loin qui attira l’attention du Singe. D’un geste, il montra à Saburô un endroit situé au fond de la vallée. Surgissant des arrières du clan ennemi, plusieurs détachements de l’arrière-garde Imagawa s’étaient regroupés et se dirigeaient à vivre allure vers Nobunaga en plein combat.

— Regarde Saburô, ces hommes sont une menace pour le seigneur Oda ! Il est défendu par sa garde personnelle et ses hatamotos, mais il pourrait se trouver en difficulté sous le nombre croissant d’opposants. Voici notre chance de briller dans cette bataille. Il n’y a pas un instant à perdre !

Joignant le geste à la parole, Tokichirô lança son cheval au galop le long de la crête. Après deux secondes de surprise, les trois cents cavaliers le suivirent à bride abattue. Illuminés par la lueur des flammes en contrebas, ils semblaient flotter au-dessus de la mêlée bruyante. Leurs sashimonos qui claquaient dans le vent et les centaines de yaris19 qui brillaient dans la nuit donnaient une allure presque irréelle à la scène.

Au bout de plusieurs centaines de mètres, la troupe bifurqua brusquement sous l’impulsion de son commandant et dévala la colline à toute allure pour intercepter les régiments de l’arrière-garde des Imagawa qui approchaient dangereusement du lieu des combats. Sous la visière de son casque, Saburô vit se rapprocher rapidement la horde des cavaliers ennemis. Il sentit sa respiration s’accélérer et une montée d’adrénaline se propager en lui. Dans le brouhaha incessant, il serra ses genoux contre son cheval pour maintenir son assise, prit son katana à deux mains, le leva au-dessus de son épaule droite et se prépara pour le choc.

L’impact fut brutal. Les cavaliers Imagawa, concentrés sur leur charge, n’avaient pas vu cette masse qui avait surgi sur leur gauche et qui pulvérisait déjà leur avant-garde. Le choc des chevaux lancés les uns contre les autres et la vision de leurs cavaliers jetés à terre provoquèrent une vague de stupeur dans les rangs adverses. Profitant de la surprise, les trois détachements du Singe se déployèrent sur l’ensemble du flanc gauche de la colonne, stoppant net son avancée et fractionnant les cavaliers ennemis en petits groupes plus faciles à vaincre.

Saburô fut ébranlé par le contrecoup lorsqu’il percuta de plein fouet les deux cavaliers ennemis. Ceux-ci, jetés à terre étaient également à moitié assommés par le choc et mirent quelques secondes avant de se redresser, alourdis par leurs armures. L’un des deux gardes avait le visage en sang et semblait hébété. Saburô, malgré la douleur qu’il ressentait dans le bras droit, n’hésita pas une seconde et, poussant en avant son cheval, abattit, d’un seul coup, son sabre sur le cou du guerrier blessé, le tuant net. L’autre cavalier ennemi s’était relevé et cherchait à sortir son katana du fourreau. Mais, visiblement blessé à la jambe, il peinait à se maintenir debout. Du haut de son cheval, Saburô le regarda une seconde. Il devait avoir le même âge que lui et c’était peut-être aussi son premier combat. On pouvait lire dans ses yeux l’angoisse de la défaite devant ce cavalier ennemi qui le dominait du haut de son cheval et qui était prêt à le faucher. Les deux guerriers se dévisagèrent un court instant, puis le sabre de Saburô s’abattit, prenant la vie du jeune garçon.

Le Singe n’eut pas le temps de voir le premier combat de son jeune protégé. Il avait renversé l’officier de tête qui commandait la charge des cavaliers Imagawa et sauta lui-même à terre pour l’affronter à égalité. À peine eut-il touché le sol qu’il se rendit compte qu’il avait probablement commis une erreur. Il allait se battre contre un guerrier chevronné, alors que lui-même n’avait été que récemment formé. Descendre de cheval, c’était perdre un avantage qui aurait pu compenser sa faiblesse.

Au milieu des combats qui se déroulaient autour de lui, son adversaire s’était relevé. Tokichirô chercha à mieux voir son visage dans l’obscurité, traversée de temps à autre par la lueur des incendies. À son grand étonnement, il constata que l’officier était presque un vieillard. Son visage creusé et sa barbe blanche qui apparaissaient sous son casque étaient en accord avec sa silhouette malingre et fatiguée. Le Singe fut un peu dépité d’avoir à affronter cet homme pour son premier combat, mais il sentit rassuré, car cela rétablissait l’équilibre du combat. Néanmoins, un sentiment de gêne s’empara de lui à l’idée de profiter de la faiblesse du vieillard pour le mettre à mort. S’il n’avait reçu que peu d’éducation, on lui avait enseigné le respect des hommes âgés et cet affrontement lui parut tout à coup déshonorant.

— Je suis Kinoshita Tokichirô20, officier du clan Oda, et je viens prendre votre vie pour mon maître. Veuillez m’excuser pour mon audace.

Tokichirô avait récité comme on le lui avait appris les formules de combat des guerriers de l’époque Kamakura21, en signe de respect pour l’âge et la position de son adversaire. Celui-ci ne parut pas étonné de ce cérémonial, montrant ainsi qu’il devait faire partie des officiers supérieurs du clan Imagawa.

— Je suis Yamatake Nobuo, officier de cavalerie du seigneur Imagawa. Essayez de prendre ma tête si vous le pouvez et traitez-moi comme un bushi dans le combat.

Le Singe s’inclina et leva son katana tenu à deux mains à droite de son visage, se mettant en position de combat. Utilisant une garde défensive, son adversaire prit appui sur son pied droit et bascula son sabre en arrière, la lame tournée vers le sol, prêt à contrer le premier assaut. Tous deux restèrent ainsi figés quelques secondes, en silence, au milieu des combats qui continuaient. Saburô, qui s’était débarrassé des deux cavaliers, était venu se poster derrière son commandant, mais se gardait d’intervenir dans ce duel codifié.

Tokichirô fit preuve d’une ingéniosité remarquable. Il fit mine de frapper un premier coup, déclenchant ainsi la riposte de son opposant qui leva trop tôt son sabre pour stopper l’attaque. La lame du vieil homme ne rencontra pas d’autre résistance que l’air qui siffla intensément tout le long du tranchant. Malheureusement, il avait ainsi ouvert sa garde et présentait à présent son flanc droit au sabre adverse. En un instant, il comprit son erreur. Mais, déjà, le Singe faisait demi-tour sur lui-même en inclinant sa lame à l’horizontale et tranchait d’un coup sec le bras du vieil homme. Dans un cri de douleur, celui-ci lâcha son arme et dans un réflexe naturel, se recroquevilla pour se protéger. C’est le moment qu’attendait Tokichirô. Alors que la tête penchée du vieil homme laissait un mince intervalle entre l’armure et son shikoro22, il frappa de toute ses forces. La tête se décolla du corps du vieil homme et alla rouler devant lui.

Un silence s’installa au milieu des combattants. Le Singe lui-même recula de quelques pas et, regardant le corps de l’officier Imagawa, s’inclina profondément en signe de respect. Il ne savait trop que penser au fond de lui. Il avait arrêté la charge, et abattu son ennemi, mais il ne pouvait oublier le regard du vieil homme et n’éprouvait, du coup, aucune fierté d’avoir si facilement remporté son premier combat. La victoire avait un goût amer. Se reprenant au bout de quelques secondes, il regarda autour de lui. Saburô et plusieurs de ses cavaliers l’entouraient. On pouvait lire une certaine admiration dans leurs yeux, malgré ce qu’il pensait lui-même de ce combat. Derrière eux, il n’y avait presque plus d’affrontements, mais seulement de nombreux cavaliers et chevaux à terre dans la lumière des incendies.

— Seigneur Kinoshita, nous avons gagné ! L’ennemi a été désorganisé par votre action et les derniers soldats prennent la fuite en voyant la mort de leur chef. Votre combat singulier était très courageux !

Le visage de Saburô s’était transformé : il n’avait plus l’expression inquiète d’un enfant, mais celle d’un bushi confirmé qui avait frôlé la mort et qui l’avait dépassée. Le soulagement se mêlait à l’exultation de la victoire dans son regard et on pouvait lire à peu près la même chose dans celui de ses cavaliers.