Trajectoires - Camille S. Boème - E-Book

Trajectoires E-Book

Camille S. Boème

0,0

Beschreibung

Le Mans, la nuit du 31 décembre au 1 janvier. La trajectoire d’Alex, triste, perdu et en déroute, croise celle de Gabrielle, enjouée, déterminée et le vent en poupe. Ni confettis, ni cotillons, ni champagne pour fêter la nouvelle année, seulement du sang, de la sueur, des larmes et du labeur. Une nouvelle vie commence pour le prodige des circuits interdit de concourir et la reine des bassins empêchée de nager. Comment y parvenir quand on a perdu tout espoir ? Et si, de perpendiculaires, leurs trajectoires devenaient parallèles ?

À PROPOS DE L'AUTRICE


Camille S. Boème, depuis son plus jeune âge, s’est immergée dans la lecture et l’écriture, explorant des mondes créés par des auteurs allant d’Alexandre Dumas à Antoine de Saint-Exupéry, en passant par Sally Rooney. Inspirée par ces lectures, elle a commencé à rêver et à écrire sur le passé et le destin des personnages, les suites d’aventures et les évolutions d’univers imaginaires, jusqu’à se lancer un jour dans l’écriture de ses propres œuvres.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 753

Veröffentlichungsjahr: 2024

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.


Ähnliche


Camille S. Boème

Trajectoires

Roman

© Lys Bleu Éditions – Camille S. Boème

ISBN : 979-10-422-2468-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Pour Manon et Antoine, puissiez-vous ne pas rencontrer les obstacles placés sur le chemin d’Alex et Gabrielle.

Que votre vie soit douce !

Pour Thomas.

Prologue

Dimanche 31 décembre

Une douce lueur froide.

Brouillard…

De plus en plus insistante.

Doute… ?

La longue forme conique caractéristique des phares d’une voiture.

Peur !

Un fort éblouissement de lumière venue de la droite de la route.

Horreur !

Plus de temps ni de place pour d’éventuelles réflexions.

Réaction !

En une fraction de seconde, laisser aller son esprit et relâcher ses muscles.

Autoriser son corps à agir de lui-même.

Tout ne devint plus que réflexe.

Rétrograder en faisant hurler le moteur et enfoncer la pédale de frein.

Braquer le volant vers la gauche.

Espérer.

Non ! Prier !

Prier pour qu’il n’y ait pas de collision.

« S’il vous plaît ! S’il vous plaît ! S’il vous pl… »

***

Elle sombrait. Résistait. S’effondrait.

Elle patientait. Appréhendait. S’impatientait.

Elle espérait. Priait. Désespérait.

***

I

Brume

I

Carter

Mercredi 3 janvier

Une culpabilité sans réserve le rongeait.

Du dégoût.

L’envie de s’en libérer.

D’en finir.

***

Seul le bruit des différents bips des machines et des soufflets des appareils respiratoires se faisait entendre à intervalles réguliers, dans la petite chambre froide et blanche. Une odeur âpre, mélange de sang séché, de bétadine et de produits nettoyants, flottait dans l’air, tel un courant mortifère, et assaillait les narines de quiconque étranger au service passait la porte et entrait dans la pièce. Le tout apportait son lot de doutes, d’angoisses et d’incertitudes.

Au cœur de l’environnement morne et blafard, hostile et froid, de cette chambre – si peu – hospitalière, sur le grand lit articulé et branché, reposait le corps abîmé et comateux, mais combatif de Gabrielle.

Sa mère assise dans le fauteuil adjacent somnolait entre deux périodes de veille, ou veillait entre deux périodes de somnolence. L’inquiétude et la fatigue l’avaient épuisée à tel point qu’elle n’aurait su dire ni le jour ni l’heure si on les lui avait demandés. L’angoisse de savoir son enfant chérie blessée et inanimée depuis maintenant trois jours, sans pouvoir rien faire d’autre pour l’aider, qu’être là et attendre quelque signe de conscience ou de vie, la consumait de l’intérieur.

***

II

Ralenti

Samedi 6 janvier

Une révulsion profonde tenaillait ses entrailles.

De l’écœurement.

L’envie de vomir.

De se vomir.

***

Six jours plus tôt, peu après minuit, le téléphone avait sonné. De la conversation qui avait suivi, il ne lui restait que quelques bribes, des souvenirs à la fois incomplets et cruels. Elle avait décroché le combiné, prête à riposter de tout cœur à un prévisible et joyeux « Bonne année ! ». Mais non ! À la place, il y avait eu une voix grave et désolée :

— Bonjour, êtes-vous Madame Taison ?

— Oui. Qui est-ce ?

— Êtes-vous bien la mère de Gabrielle Taison ? insistait la voix.

— Oui, pourquoi ?

— Je suis le brigadier Arthaud. Je suis navré de vous l’apprendre, mais votre fille a eu un accident de la route. Elle est blessée et a été emmenée au Centre Hospitalier du Mans. Des soins sont en cours.

— Je… avait bredouillé Madame Taison en pâlissant tant ses émotions se retrouvaient en totale contradiction avec l’ambiance qui régnait autour d’elle.

— Avez-vous bien compris ce que je viens de vous dire ?

Oubliant totalement qu’elle était dans une conversation téléphonique, elle avait hoché la tête pour acquiescer.

— Madame Taison ?

— Euh, oui. Pardon, oui. Est-ce qu’elle va bien ?

— Je ne sais pas. Je ne peux pas vous en dire plus.

À ces mots, Madame Taison blêmit carrément.

— Je… Qu’est-ce que je peux faire ? Est-ce que je peux y aller ?

— Oui, bien sûr. Vous y rencontrerez mes collègues. Ils vous expliqueront les circonstances de l’accident et vous dirigeront vers les médecins qui l’ont prise en charge. Vous aurez aussi de la paperasse à gérer.

— Bien. Merci.

Le reste de la « conversation » se déroula de manière floue. Elle finit par s’entendre dire :

— Au revoir.

— Au revoir, Monsieur.

La joie. Les bulles. Les cotillons…

La fête était finie.

Le cauchemar commençait.

Elle avait été prévenir son mari. Ils avaient renvoyé leurs invités.

Ils étaient montés dans leur voiture, avaient démarré et s’étaient mis en route. Une fois la voiture garée sur le parking pas si désert du CHM, Monsieur Taison avait éteint le moteur.

Aucun d’eux n’avait bougé.

Ils étaient restés tous les deux, assis là, dans leur siège, hésitants, confus, réticents.

Silencieux.

Il avait pris sa main.

Elle s’était tournée vers lui.

Les larmes avaient coulé sur leurs joues.

Après un hochement de la tête, ils étaient sortis de la voiture et s’étaient précipités à l’accueil des urgences.

***

Cela faisait six jours.

Six jours qu’on les avait appelés pour leur annoncer l’accident.

Six longs jours qu’elle était là, assise, à attendre leur fille.

D’abord en salle d’opération, puis en réanimation, enfin dans cette chambre.

Leur enfant. L’amour de leur vie.

Plongée dans le coma.

Son corps meurtri.

Son crâne traumatisé.

Son dos abîmé.

Ses jambes immobilisées.

Sa respiration régulée par des machines.

Ses organes alimentés par des poches.

***

III

Propulsion

Dimanche 7 janvier

Une lassitude profonde et infinie gangrenait son âme.

Du désespoir.

L’envie de déserter.

D’abandonner.

***

Un faible murmure à peine audible se fit entendre et sursauter Madame Taison qui rouvrit les yeux et sauta aussitôt sur ses pieds. Elle s’approcha du lit et émit un petit cri à la vue de sa fille qui semblait fournir un effort d’une rare intensité juste pour articuler deux syllabes.

— Gabrielle ! Tu es réveillée !

Elle serra tendrement l’une des mains de sa fille dans les siennes, n’osant en faire plus, même si l’envie de la prendre tout entière dans ses bras la tiraillait viscéralement.

— Oh ma Chérie ! murmura-t-elle en pleurant doucement. Oh ma Puce !

Gabrielle était confuse et incommodée. Elle ne se sentait pas bien. Un froid intense engourdissait ses membres ankylosés. Un mal de tête sévère et profond lui donnait l’impression qu’un étau s’était emparé de son crâne et le compressait encore et encore. Une odeur nauséabonde et entêtante l’importunait, au même titre que la sécheresse de sa gorge qui l’empêchait de déglutir sans difficulté. Elle entendait un bruit étrange et lancinant, une sorte de bip, à la régularité d’un métronome, dont elle ignorait l’origine. Elle éprouvait toutes les peines du monde à ouvrir ses yeux malgré sa volonté de le faire.

Au milieu de tout cela, une douce chaleur, rassurante, émanait au niveau de sa main droite. Elle se concentra comme elle le put sur ce seul élément positif, essayant d’émerger des profonds abîmes dans lesquels elle se trouvait. Tout doucement, elle remonta à la surface, forçant sa main à serrer sa prise, ses oreilles à écouter, ses yeux à s’ouvrir. Ne serait-ce qu’un peu… Tout se résumait à une épaisse brume : la chaleur de la main dans la sienne, la douceur de la voix qui lui parlait, le flou du visage qui s’inquiétait. Mais sans qu’aucun doute ne soit possible, elle sut :

— Maman ? croassa-t-elle.

— Je suis là, ma Chérie. Je suis là ! Tout va bien.

Tout en sanglotant et sans lâcher son enfant, Madame Taison se saisit de la télécommande qui pendait à côté du lit et appuya sur le gros bouton rouge d’urgence.

— Ça va aller, ma Chérie. Ça va aller, la rassura-t-elle en lui caressant tendrement la joue de ses doigts qui tremblaient de toute cette émotion sans nom tant elle était complexe et qui débordait d’elle.

— Maman…

— Je suis là.

On toqua à la porte qui s’ouvrit dans la foulée. Une infirmière pénétra dans la chambre :

— Vous avez appelé ? s’enquit-elle.

— Oui, ma fille est réveillée, répondit Madame Taison, pleine d’espoir et de soulagement mêlés.

La nouvelle arrivée scanna la pièce des yeux et observa rapidement Gabrielle. Elle hocha la tête et annonça qu’elle allait chercher le médecin, puis ressortit.

— Le docteur va arriver, ma Chérie, répéta Madame Taison autant pour sa fille que pour elle-même. On s’occupe de toi. Tout le monde s’occupe de toi. Ça va aller.

À peine eut-elle fini que la porte s’ouvrit à nouveau.

— Bonsoir ! Alors, vous êtes réveillée ? demanda le nouveau venu en pénétrant dans la pièce et en se dirigeant droit vers la jeune femme alitée.

Une fois de plus, sa mère le confirma.

— Bonjour Gabrielle, je suis le professeur Hopper. C’est moi qui m’occupe de vous. Je vais vous examiner rapidement. Est-ce que vous m’entendez bien ?

Perdue quelque part entre ses rêves, ou plutôt ses cauchemars, et la réalité, entre sommeil et veille, elle se concentra sur la question qui semblait lui avoir été adressée pour articuler laborieusement :

— Oui.

— Très bien. Pouvez-vous me dire comment vous vous appelez ?

— Gabrielle Taison, répondit-elle dans un coassement qui l’effraya.

— Très bien. Ne vous inquiétez pas pour votre voix. C’est normal, vous avez été intubée. Savez-vous où vous êtes ?

Tant bien que mal, elle ouvrit les yeux un peu plus grands et observa autour d’elle. Elle déglutit péniblement, puis répondit :

— Hôpital.

— Oui, c’est ça, dit-il en faisant un signe à l’infirmière.

Celle-ci se rapprocha et l’aida dans ses examens.

— Comment vous sentez-vous ?

— Fatiguée.

— Ça, c’est normal. Et sur une échelle de 0 à 10, à combien estimez-vous vos douleurs ?

Elle tenta une nouvelle fois de se concentrer pour répondre. N’y parvenant pas, elle lança un regard d’incompréhension d’abord à sa mère puis au praticien qui reprit :

— Est-ce que vous avez mal quelque part, Gabrielle ?

Après un court instant de réflexion, qui lui sembla pourtant prendre une éternité, elle répondit :

— Me sens… pas bien… Mais pas… mal.

— OK. Vous pourriez essayer de me dire ce que vous entendez par vous sentir « pas bien » ?

— Fatiguée. Mal à la tête. Bouche sèche. Tout est… coton.

— D’accord, d’accord. Est-ce que vous vous rappelez pourquoi vous êtes à l’hôpital ?

À nouveau, elle essaya de focaliser son attention sur la réponse, mais ne la trouva pas.

— Non.

— Ce n’est pas grave. Ça va revenir. Vous savez quoi ? Il est tard, je vais juste vérifier deux ou trois choses et on va vous laisser vous reposer. Les examens approfondis seront pour demain. Vous êtes fatiguée et c’est plus que normal. OK ?

— D’accord.

Il parcourut d’abord les données transmises par les différentes machines auxquelles elle était reliée puis sortit un stylo/lampe de la poche de sa blouse et examina ses pupilles puis lui demanda de suivre des yeux divers mouvements. Il prit ensuite ses mains dans les siennes et lui demanda de les serrer. Elle rassembla ses maigres forces et s’exécuta du mieux qu’elle put.

— Je peux pas plus, s’excusa-t-elle.

— Ne vous inquiétez pas si vous vous sentez faible. C’est normal. C’est déjà très bien. Je vais maintenant passer l’embout de mon stylo par endroits sur vos bras et vos jambes. Ça ne fera pas mal. C’est juste un peu désagréable. Je vais vous demander de me dire comment vous le sentez.

— Oui.

Il commença en haut de son bras gauche.

— Vous remarquez quelque chose ?

— Oui. Froid.

Il continua et fit de même avec le bras droit. Puis il souleva doucement la couverture et commença en haut de la cuisse gauche.

— Et là ? Vous sentez ?

Les yeux fermés tant elle était éreintée, elle répondit que non. Sa mère s’avança et lança un regard affolé que le médecin capta. Il secoua la tête, lui demandant implicitement le silence. Discrètement elle soupira de douleur, mais obéit. Il continua son examen et passa à la jambe droite, ne suscitant toujours aucune réaction de la jeune femme. Il finit, se redressa, recouvrit sa patiente qui luttait pour maintenir ses paupières, ne serait-ce qu’un peu, entrouvertes, puis lui annonça :

— J’ai fini pour le moment. Je vais parler quelques instants avec votre mère qui reviendra aussitôt près de vous. Reposez-vous, Gabrielle, vous en avez besoin. Je repasserai demain matin.

À peine eut-il achevé sa phrase que la jeune femme se laissa emporter par le sommeil.

Le professeur Hopper fit un signe de tête à Madame Taison, lui désignant le couloir du menton. Sans mot dire, ils sortirent tous les deux, rejoints aussitôt par l’infirmière à qui le praticien donnait des indications.

Le « ding » de l’ascenseur retentit. Ses portes s’ouvrirent sur Monsieur Taison qui en émergea, au grand soulagement de sa femme. Il aperçut son épouse, blême, debout, dans le couloir, en compagnie d’un médecin et d’une infirmière. Inquiet face à cette vision, il se précipita vers eux.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-il, entourant sa femme d’un bras.

— Gabrielle vient de se réveiller, lui répondit-elle, des larmes de joies roulant sur ses joues, mais la tristesse dans les yeux.

— Mais c’est formidable ! Et comment va-t-elle ?

Le médecin, qui achevait sa lecture des éléments transmis par l’infirmière, se racla la gorge et prit la parole sous le regard angoissé des deux parents.

— Alors avant tout, il semblerait qu’elle aille bien, surtout étant données les circonstances. Avec le choc et l’accident qu’elle a subi… Votre fille est forte. Il va falloir la garder en observation, surtout à cause de son traumatisme crânien. Mais elle est claire et orientée. Fatiguée, certes, mais on le serait pour moins que ça. Donc on va continuer de la surveiller pour le moment, mais de ce point de vue-là, je dirais que ça va.

Il se tut un instant. Monsieur Taison soupira de soulagement. Sa fille chérie avait enfin refait surface.

— Dites-nous ce qui ne va pas, professeur Hopper, implora Madame Taison.

Son mari la regarda, confus.

— Je ne peux pas vous dire, pour le moment, si ça va, ou pas…

— Quoi ? De quoi parle-t-il ? s’inquiéta Monsieur Taison.

— Elle ne sent pas ses jambes, Clément !

— Quoi ? s’étrangla-t-il.

— Il est effectivement possible que Gabrielle ait perdu de la sensibilité ou bien l’usage de ses jambes, commença le professeur. Mais à ce stade, il n’est pas possible de l’affirmer à cent pour cent. Cela peut être temporaire ou pas. L’IRM passée le jour de l’accident montrait effectivement un hématome au niveau de la colonne, d’où l’opération subie par votre fille qui visait à soulager la compression médullaire. Mais pour le moment, nous n’en savons rien.

— Et quand saurons-nous ?

— Nous devons procéder étape par étape. La première était la sortie du coma. C’est fait ! Et croyez-moi, c’est une excellente chose de faite. Il va falloir lui faire repasser toute une série d’examens. Mais ça ne se fera plus ce soir, votre fille a aussi et surtout besoin de repos. Et vous, vous allez souffler, respirer, parce qu’elle s’est réveillée. Et rien que cela, ça doit vous soulager. Comme je le lui ai dit, je repasserai demain matin. D’accord ?

— Oui. Oui, merci, professeur, répondit Monsieur Taison.

— Reposez-vous. Elle va avoir besoin de vous.

— Merci, reprit la mère de Gabrielle.

— Bonne nuit, leur souhaita le professeur Hopper en repartant.

Tous deux se regardèrent en silence. Puis Madame Taison demanda :

— On fait quoi ? Ce serait terrible si…

— On fait ce qu’a dit le docteur, Lorraine. Rien de plus. Rien de moins. Un jour après l’autre. J’ai amené de quoi te changer. On va manger et effectivement se reposer. Gabrielle a repris connaissance. Et là, maintenant, c’est le plus important.

— D’accord.

***

Une colère sans équivalent irradiait dans tout son corps.

De la haine.

L’envie de hurler.

De rugir.

***

Lundi 8 janvier

Lentement, Gabrielle ouvrit les yeux. Quasi imperceptiblement d’abord. Ses paupières lui semblaient à la fois lourdes et collées l’une à l’autre. L’effort était intense. Mais petit à petit, elle y parvint. Discrètement, sans même bouger la tête, elle observa autour d’elle. En haut, sur sa gauche, au niveau de sa tête, une rangée d’appareils médicaux étaient alignés contre le mur et branchés… à elle. Une fenêtre. Il commençait à peine à faire jour. En face d’elle, une table était encadrée par deux chaises. Sur l’une d’elles, somnolait peu confortablement son père. En bas à droite, une sorte de renfoncement abritait sans doute la porte d’entrée. Et au niveau de sa tête, toujours à sa droite, se trouvait un fauteuil vide, sur lequel reposait l’épais châle en laine préféré de sa mère. Juste derrière le fauteuil, une porte entrouverte donnait sur une salle de bain. Sa mère y était et, étant donné le bruit qu’elle entendait, Gabrielle aurait parié qu’elle se brossait les dents.

Elle soupira en se remémorant : l’hôpital ! Elle était alitée dans une chambre d’hôpital. Ses parents la veillaient.

Mais pourquoi était-elle là ? Elle farfouilla dans les moindres recoins de sa mémoire, à la recherche du dernier souvenir qui voudrait bien refaire surface. Elle était chez ses parents, au Mans, pour les vacances de Noël. Elle avait d’ailleurs passé les 24 et 25 décembre avec eux et leur famille. Elle en avait profité pour sortir, voir ses amis qui n’avaient pas fait le choix, comme elle, de partir un peu plus loin pour leurs études. Pour le réveillon du Nouvel An, elle devait se rendre chez Hajar, sa meilleure amie, et toute leur bande de copains. Elle devait… Elle ne se rappelait plus.

Fronçant les sourcils, elle se concentra davantage. Elle se voyait discuter avec sa mère dans la salle de bain de la maison de ses parents tout en se préparant pour la soirée. Elles papotaient de choses et d’autres : les partiels, Arno son petit-ami, les vêtements qu’elles s’apprêtaient l’une et l’autre à passer. Elle se vit embrasser son père et sa mère, avant de sortir de la maison pour s’engouffrer dans sa voiture et partir en direction d’Écommoy où vivait sa meilleure amie. La voiture sortait du Mans et roulait en direction du sud, le long de la D140 vers Mulsanne.

Gabrielle tenta de focaliser encore plus son attention sur ce qu’elle avait bien pu vivre cette nuit-là. Mais rien. Un trou noir. Plus aucun souvenir jusqu’à la veille, seulement une sensation de flou et la présence de sa mère. Plus aucun souvenir, certes, mais pas besoin d’être une lumière et de réfléchir bien loin pour comprendre qu’elle avait eu un accident de voiture quelque part sur la route entre chez ses parents et sa meilleure amie, le 31 décembre au soir. Sauf qu’elle ne s’en souvenait pas. Absolument rien ! C’était le néant total. L’accident avait été suffisamment violent pour qu’elle tombe dans le coma. Combien de temps avait-il duré ? En aurait-elle des séquelles ?

Toujours silencieuse, elle inspecta mentalement les éventuelles blessures de son corps. Si elle avait été plongée dans un état comateux, c’est que physiquement, elle ne devait pas être indemne. Elle commença son inspection par sa tête, qu’elle tourna un tout petit peu et tout doucement vers la droite et la gauche. Son cou et sa nuque étaient raides et enveloppés dans une minerve. Elle nota la présence d’un bandage autour de sa tête. Mais elle ne ressentait aucune douleur. Elle en déduisit que ça devait aller. Elle poursuivit avec ses bras. L’un était branché par un cathéter à l’une des bruyantes machines qui se trouvaient à côté d’elle. L’autre était partiellement bandé. Dans les deux, elle éprouvait à nouveau quelques raideurs. Ses membres étaient gourds. Mais rien qui lui semble anormal après un accident de voiture. Elle devait avoir une ou deux côtes fêlées et/ou cassées, parce que si un endroit la faisait un peu souffrir, c’était sa cage thoracique. Elle tenta enfin de bouger ses jambes. Mais rien. Elle ne percevait rien. Pas de mouvement. Aucune réaction ! Ni de l’une ni de l’autre. Elle inspira un peu plus fort, se concentra et réessaya une nouvelle fois. Rien ! Pas la moindre sensation. Pas le moindre tressaillement.

— Oh, ma Chérie, tu es réveillée ?

Elle sursauta faiblement, tout comme son père, qui émergea d’un coup de son demi-sommeil. Sa mère était sortie de la salle de bain sans qu’elle l’entende tant elle était affairée à dénombrer les blessures qu’elle avait subies. Ses jambes l’inquiétaient. Elles ne répondaient pas à ses sollicitations, alors que tout le reste de son corps lui obéissait. Elle n’osait pas penser à l’éventualité que…

— Gabrielle, ça va ? s’inquiéta sa mère qui s’installa près d’elle en lui prenant la main.

Son geste, sa voix la rappelèrent à la réalité.

— Oui, ça va. Enfin, je crois, répondit-elle faiblement.

— Comment te sens-tu aujourd’hui ? lui demanda son père. Un peu moins vaseuse qu’hier ?

— Oui ! Mais mal à la gorge.

— Ça va passer.

— Quel jour sommes-nous ? Je suis… perdue. C’est ça ! Je me sens perdue, plus que vaseuse.

— Ça n’a rien d’étonnant, ma Chérie. Nous sommes le 8 janvier.

— Le 8 janvier ?

— Oui, tu es restée sept jours entiers dans le coma.

— Oh ! Je…

***

Une lassitude intense l’empêchait de se reprendre.

Un gouffre !

L’envie de s’y jeter,

De tout oublier !

***

Mardi 9 janvier

Seule dans sa chambre pour la première fois depuis qu’elle avait repris connaissance, Gabrielle s’autorisa, une nouvelle fois, mais avec plus de clarté, à penser aux événements récents, à ce dont elle se souvenait, à savoir pas grand-chose, et surtout aux conséquences de l’accident. Elle avait conscience que son corps était endommagé de bien des manières. Ce qu’elle ignorait encore et ce pour quoi elle passait par tant de tests, c’était l’étendue exacte de ces dommages.

À quel point ses jambes, son dos, son corps étaient-ils abîmés ? Aurait-elle à subir des séquelles ? Réversibles ? Lourdes ? Définitives ?

Malgré elle, elle sentit les larmes affluer. Oh non ! Pas de ça ! pensa-t-elle. Elle ne voulait pas se laisser aller à geindre pour quelque chose dont elle ne savait si c’était important ou pas. Hors de question de perdre de l’énergie pour ça !

Tentant de se ressaisir, elle s’essuya les yeux du dos de la main et se força à observer la pièce autour d’elle. Sur la petite tablette mobile placée juste à côté de son lit, elle trouva des journaux laissés là sans doute par son père. Elle se redressa tant bien que mal et tendit le bras pour s’en saisir. Repliant difficilement les doigts sur les feuilles de papier, elle les referma et s’en empara. Après s’être réinstallée comme elle le pouvait, elle entreprit de parcourir quelques articles. Rapidement, elle se rendit compte que lire était compliqué tant sa capacité de concentration était amoindrie. Les caractères et les lignes semblaient danser une valse qu’elle avait du mal à suivre. Ses yeux piquaient. Ses oreilles émettaient des bourdonnements. Ses tempes se retrouvaient enserrées comme dans un étau. Elle allait abandonner quand son regard accrocha les mots d’un article particulier.

Le 1er janvier

Le Mans (Sarthe) – Une jeune conductrice grièvement blessée suite à un choc entre deux véhicules

ACCIDENT – La jeune femme a dû être désincarcérée du véhicule par les pompiers

Un grave accident de la route s’est déroulé durant la nuit du réveillon du Nouvel An, sur la commune de Mulsanne au sud de la ville du Mans (Sarthe). Deux voitures se sont percutées sur la départementale 338 vers 22 h 35. Alertés, les pompiers et le SMUR se sont rendus sur place. À l’intérieur du premier véhicule, une Mini Cooper, les secours ont découvert une jeune femme de 23 ans. Elle a dû être désincarcérée de sa voiture avant d’être transportée au Centre Hospitalier du Mans dans un état grave. À l’intérieur du second véhicule, une Audi A6, les secours ont trouvé un jeune homme de 24 ans, a priori sans blessure grave apparente. Il a lui aussi été transporté au Centre Hospitalier du Mans.

D’après les premières constatations, les deux voitures se seraient percutées à une vitesse excessive, sans que l’on sache laquelle est en cause. Une enquête de police est ouverte pour le déterminer.

Épuisée par cette lecture, elle ferma ses yeux embués tant par l’effort que par le trouble que lui causait d’apprendre de manière si factuelle, si froide ce qui lui était arrivé. Ses parents lui avaient déjà expliqué pourquoi elle se retrouvait alitée dans cette chambre. Mais lire ces mots, dans cet article, dans ce journal… Cela lui laissait une impression étrange. D’ordinaire, les faits divers qu’elle lisait dans les journaux ne la concernaient pas. Pourtant, cette fois-ci, elle en était le sujet. Et puis, elle avait appris quelque chose de nouveau, dont elle se doutait, mais qu’elle n’avait pas vraiment réalisé : il y avait une deuxième personne, un jeune homme, lui aussi victime de cet accident. Comment s’appelait-il ? Comment allait-il ?

Que pouvait donc bien signifier « a priori sans blessure grave apparente » ? Cela voulait-il dire que contrairement à elle il allait bien et n’était pas immobilisé, bloqué dans un lit d’hôpital ? Et puis, était-il réellement une victime ? L’article parlait de « vitesse excessive ». Elle savait très bien qu’elle-même n’avait pas dépassé les limitations de vitesse. Elle ne se souvenait clairement pas de tout, mais ce n’était absolument pas son genre d’outrepasser les règles du Code de la route et surtout pas sur cette portion-là de la route ! Cette partie de la départementale s’intégrait au circuit des 24 Heures du Mans. Tant de gens s’y amusaient à se la jouer Fangio, que dès ses cours d’auto-école, on lui avait bien expliqué de se montrer très prudente. Ce qu’elle faisait toujours !

Intriguée par ce qu’elle avait appris, elle rouvrit les yeux et feuilleta le deuxième journal jusqu’à trouver un deuxième article. Court, mais brutal !

Le 3 janvier

Le Mans (Sarthe) – Le terrible accident de la route dû à une tentative de suicide

ACCIDENT – Le jeune homme avoue avoir tenté de mettre fin à ses jours

Le conducteur de l’Audi A6, âgé de 24 ans, a reconnu avoir voulu mettre fin à ses jours durant la nuit du réveillon du Nouvel An, sur la départementale 338 en direction du sud. La jeune femme, victime de l’accident, est toujours dans le coma au Centre Hospitalier du Mans.

Choquée, profondément choquée, elle se laissa retomber en arrière contre son oreiller.

Une tentative de suicide ? Son accident, l’état déplorable dans lequel elle se trouvait était dû à un garçon qui avait voulu mettre fin à ses jours ? Mais comment ? Pourquoi ? Comment en arrivait-on à vouloir se tuer… en… en… en faisant du mal à quelqu’un d’autre ? Pourquoi avait-il fait cela ? Avait-il seulement eu conscience de mettre d’autres personnes en danger ? Certainement que non. La logique lui disait que non. Mais ses émotions, elles, s’en moquaient de la logique. Peu importe ! hurla-t-elle en elle-même. Le résultat était le même. Elle sentit une colère sourde, forte, froide monter en elle. Une colère qu’elle avait du mal à contenir. Une colère qu’elle n’avait pas forcément envie de contenir.

***

IV

Débrayage

Mercredi 10 janvier

Une tristesse sombre et cruelle s’insinuait dans tout son être.

De la mélancolie.

L’envie de fuir.

De s’enfuir.

***

Les examens et les soins s’enchaînaient encore et encore pour Gabrielle, toujours accompagnés des divers intervenants qui les lui prodiguaient ou qui s’occupaient de sa chambre : médecins, kinés, infirmiers, filles de salles, et tout ce petit monde. Tous en pyjama bleu ou vert parfois en blouse blanche. Certains arrogants, d’autres timides. Tous professionnels et sûrs de leurs gestes. Certains sympathiques, d’autres silencieux. Tous usant d’un vocabulaire à la limite du compréhensible pour la profane qu’elle était. Certains souriants, d’autres renfermés. Les allées et venues des uns et des autres lui offraient un ballet forcé aux couleurs froides, arctiques, aux sonorités métalliques et incohérentes, et qui la plombait plutôt qu’il ne l’aidait.

Elle subissait tout sans mot dire : les prises de sang, les palpations, les tests respiratoires, les IRM, les tests de vue, les scanners. Tout ! En même temps, elle ne se sentait pas réellement en état de se plaindre, branchée comme elle l’était à toutes sortes de machines. L’une pour vérifier son rythme cardiaque et sa tension artérielle, une autre pour l’aider à respirer, une autre encore pour vérifier l’oxygénation de son sang… Combien y en avait-il en tout ? Elle n’aurait su le dire.

Sa chambre était un véritable hall de gare. Les uns et les autres entraient en toquant à peine, et ressortaient quelques minutes plus tard sans lui avoir réellement adressé le moindre mot. Elle ne leur en voulait pas, elle voyait bien qu’ils faisaient au mieux, affairés et pressés par le temps qui leur manquait. Mais elle n’appréciait pas ce manque d’échanges humains, ces gestes mécaniques, ces questionnements routiniers. Malgré la présence régulière de ses parents et fréquente de l’équipe soignante, elle se sentait seule, abandonnée, oubliée.

***

Trois jours après son réveil, le professeur Hopper entra dans sa chambre. Ses parents étaient tous les deux présents, comme chaque soir. À la mine renfrognée du médecin, elle sut qu’il n’allait pas lui annoncer que de bonnes nouvelles. Elle savait ce qu’il allait lui dire. Après tout, elle vivait dans son corps, ou tout du moins ce qui lui en restait. Pourtant, elle n’était pas prête à entendre ce qu’elle redoutait tant d’être confirmé.

— Bonsoir, salua le professeur.

— Bonsoir, répondirent-ils tous les trois.

— Êtes-vous d’accord pour que je m’exprime devant vos parents ?

Elle acquiesça.

— Bien, je suis ici pour faire un premier bilan de tous les tests effectués durant les quarante-huit dernières heures. Pour ce qui est du traumatisme crânien et du coma, tout est bon. Vous semblez être rétablie et nous pensons qu’il ne devrait pas y avoir de séquelles autres que quelques céphalées et sans doute de la fatigue et qui devraient finir par passer. Peut-être quelques difficultés à maintenir votre concentration dans un premier temps ? Mais rien de bien méchant.

— Une bonne chose, souligna son père.

— Oui. Mais mes jambes ? coupa Gabrielle. Elles ne fonctionnent plus, n’est-ce pas ?

— Non, en effet. Vous souffrez d’une lésion médullaire incomplète, liée au traumatisme.

— Ce qui veut dire ?

— Une lésion en bas de la moelle épinière, d’où le fait que seules vos jambes sont affectées. À la moelle épinière sont reliés les nerfs spinaux responsables de la motricité et de la sensibilité des membres, des sphincters et du périnée.

Une nouvelle vague de colère commença à affluer. Elle était là depuis quelque temps. Depuis qu’elle avait lu ces foutus articles de journaux en fait. Depuis qu’elle avait pris conscience de la nature plus ou moins volontaire de cet « accident ». Mais Gabrielle ne voulait pas forcément, jusque-là, lui laisser voix au chapitre. À ce moment-ci, pourtant, étant donné ce que le médecin était en train de lui annoncer, il était difficile pour la jeune femme de la contenir.

— Vous êtes en train de m’annoncer que j’ai non seulement perdu l’usage de mes jambes, mais qu’en plus je vais souffrir d’incontinence ?

— Nous n’en sommes pas sûrs, mais c’est possible.

— C’est définitif ?

— Nous avons opéré et fait ce que nous pouvions pour soulager la compression médullaire. Une perte incomplète ou très récente de certaines fonctions, ce qui est votre cas, peut être réversible.

— Mais ?

— Il est beaucoup trop tôt pour nous prononcer sur vos chances de récupération. Et dans tous les cas, ça ne se fera pas sans de très gros efforts.

— Il est hors de question que je porte des couches, siffla-t-elle entre ses dents serrées.

— Pour le moment, vous êtes reliée à une sonde. Nous l’enlèverons bien sûr, mais vous devrez faire de la rééducation qui sera mise en place en deux temps, pour vous aider à…

La colère était désormais bien présente, ne demandant qu’à s’installer. À bout de force et de volonté, elle la laissa faire et la dominer entièrement.

— Vous m’avez mal comprise. Il est hors de question que je porte des couches. Du tout ! rugit-elle.

— Gabrielle ! Calme-toi, s’exclama sa mère.

— Sortez ! Sortez tous les trois !

— Gabrielle !

— Non ! Sortez, je vous dis ! Foutez-moi la paix !

Sans un mot de plus, tous les trois obéirent à la jeune femme qui tentait tant bien que mal de retenir ses larmes de rage.

Sur le pas de la porte, le professeur Hopper faisait face à un couple de parents tristes et désemparés. Perdus.

— Nous sommes désolés, s’excusa Monsieur Taison.

— Ne le soyez pas. Votre fille réagit. C’est normal et c’est bien. D’ailleurs, un suivi psychologique va lui être proposé. Mais cette colère, au moins dans un premier temps, peut lui apporter quelques effets bénéfiques. Ne vous inquiétez pas, je ne me formalise pas. Vous ne le devriez pas non plus. Elle ne fait que réagir à la situation.

Ils acquiescèrent.

— Avez-vous encore des questions ?

Face aux deux regards totalement confus, il proposa :

— Écoutez, je me doute que mille et une interrogations vous assaillent, mais que vous ne savez même pas par où commencer. Essayez, au mieux, de digérer ce que je viens de vous dire. Faites le tri. Notez vos questions. Posez-les-moi demain quand je repasserai. D’accord ?

Une nouvelle fois, ils acquiescèrent tous les deux.

— Merci docteur.

— Tentez de vous reposer.

Il les salua, puis partit.

***

Restée seule, Gabrielle peinait à se calmer, que ce soit sa colère, son rythme cardiaque ou sa respiration. En même temps, elle n’en ressentait pas spécialement l’envie. C’était donc ça ? Elle en était donc là ? Sa vie comme elle l’avait connue jusque-là était-elle réellement terminée ? Plus de jambes ni de « plancher pelvien », mais des couches ? Plus de liberté ni d’autonomie, mais de la dépendance ?

Comment en était-elle donc arrivée là ? Était-ce sérieusement dû à un abruti, un connard qui s’était loupé ? Pourquoi n’était-elle pas partie de chez ses parents, ne serait-ce que cinq minutes plus tôt ? Ou bien même plus tard ? Pourquoi avait-il voulu mettre fin à sa vie ? Était-elle donc si terrible qu’elle ne vaille pas la peine de lutter, se battre et la vivre ? Pourquoi en était-elle la victime ? Pourquoi s’était-elle trouvée là ? Et où était-il, lui ? Comment allait-il ? Elle avait lu qu’il s’en était sorti indemne, ou presque… Mais du coup, que faisait-il ? Tentait-il à nouveau de se soustraire à sa propre vie ?

Était-ce un cauchemar ? Allait-elle finir par se réveiller à un moment ou à un autre ?

Comment donc allait-elle réussir à se sortir de cette situation ?

***

Tout lâcher et tout arrêter.

Pouvoir suspendre le temps.

Ne plus penser ni même rêver.

Garder les yeux clos, définitivement !

***

Jeudi 11 janvier

— Mais Mademoiselle Taison, puisque je vous dis que ça ne s’enlève pas comme ça, écoutez-moi donc !

— Ça suffit ! C’est vous qui allez m’écouter : soit vous me les enlevez, vous, proprement, comme ça doit être fait, soit je tire dessus et j’arrache tout !

— Mais…

— Que se passe-t-il donc ici ? s’enquit le professeur Hopper.

Alerté par les éclats de voix, il était entré dans la chambre de Gabrielle.

— Professeur ! s’exclama l’infirmière visiblement soulagée de le voir apparaître.

— Je vais vous expliquer les choses le plus simplement du monde, la coupa la jeune femme, j’exige que l’on retire ces sondes.

— Pourquoi maintenant ?

— Parce que je l’ai décidé. Maintenant ! Et pas à un autre moment !

— Mais vous ne pouvez pas encore vous lever.

— Et nous savons, tous les trois, que ça risque fort bien de ne plus jamais arriver ! trancha-t-elle.

Un moment de silence s’installa, le Professeur Hopper semblait peser le pour et le contre.

— Enlevez-lui ces sondes, s’il vous plaît.

— Mais…

— Faites ce que je vous demande, s’il vous plaît, Anne. Je reviens dans cinq minutes.

— Bien.

La jeune infirmière commença à s’exécuter sous le regard mi-triomphant, mi-inquiet de Gabrielle. Avait-elle seulement fait le bon choix ? Elle ne le savait pas, mais son ignorance, ses interrogations l’épuisaient. Elle avait besoin de réponses. Les gestes professionnels de sa jeune soignante contrastaient avec son regard confus. D’un coup, elle s’en voulut pour son agressivité mal dirigée.

— Ce n’est pas après vous, commença-t-elle en bafouillant.

— Je vous demande pardon ? demanda Anne en s’arrêtant.

— Je… Je n’aurais pas dû vous parler comme ça.

Soudain, sans parvenir à se retenir, Gabrielle fondit en larmes. La honte, la peur, la culpabilité et l’appréhension se mêlaient violemment en elle et la tourmentaient. La soignante s’arrêta pour écouter la jeune femme en lui passant une main rassurante sur son épaule.

— Vous n’y êtes pour rien, expliqua-t-elle. Mais j’en veux à ce garçon pour l’accident ; j’en veux au professeur de ne pas être capable, de ne pas oser me dire si je parviendrai ou non à récupérer mes jambes ; j’en veux à toutes les personnes qui passent le pas de la porte, ou pas d’ailleurs, et qui tiennent debout sans souci et peuvent aller aux toilettes sans se poser de question ; je m’en veux à moi aussi, de ne pas réussir à ordonner à mes foutus muscles de bouger, ne serait-ce que de quelques millimètres. Je vous assure, ce n’est pas vous… j’en veux à la Terre entière.

— Je comprends, mais ça va être compliqué sans les sondes. Il faut que vous en ayez conscience.

— Si j’ai bien compris, à partir de maintenant, tout va être compliqué pour moi, renifla-t-elle. Et il faut que je sache si ça le sera aussi pour… ça… je veux dire… pour… mes besoins naturels.

— Bien. Vous savez quoi, on va travailler ensemble, toutes les deux. Sonnez au moindre doute, je viendrai aussitôt. D’accord ?

Gabrielle hocha la tête.

— Vous allez y arriver. Mais il faut que vous sachiez que ça ne va pas être facile. Je ferai ce que je peux pour vous y aider.

— Merci.

L’infirmière reprit sa tâche auprès de sa jeune patiente.

***

V

Embrayage

Jeudi 15 février

Une peur sans nom lui comprimait la poitrine.

Un cauchemar.

L’envie de se réveiller.

De tout recommencer.

***

Cela faisait plus de six semaines que Gabrielle supportait, et c’était un bien grand mot tant il ne reflétait pas du tout la réalité, les allées et venues des uns, des autres, les examens en tous genres, les visites de la famille et des amis, qui de toute façon ne savaient pas quoi lui dire, les séances de kiné, les regards désolés et apitoyés, les gestes froids et professionnels, les discussions indifférentes et conventionnelles.

Elle n’en pouvait plus.

D’autres avaient pris possession de ses pensées, de son corps, de l’espace qui l’entourait.

Et elle n’en pouvait plus. Elle n’en voulait plus !

Elle avait besoin d’être seule. Avec elle-même. Ou du moins, ce qu’il en restait…

Elle avait déjà passé quelques coups de fil, envoyé des mails, reçu, signé et renvoyé de la paperasse. Tout était arrangé, ou semblait l’être. Administrativement parlant, bien sûr ! Pour le reste…

Il ne lui restait plus qu’à prévenir ses parents. Le plus difficile pour la fin ! Mais il fallait qu’ils comprennent. Il y allait de sa santé mentale, à défaut de sa santé physique.

***

— Tu en es certaine ? s’inquiéta sa mère. Comment vas-tu faire, toute seule ?

— J’ai besoin de me débrouiller, Maman, par moi-même.

— J’entends bien, mais… C’est à Paris, et nous, nous sommes ici au Mans.

— Je dois reprendre mes études. Mes recherches ne vont certainement pas se faire comme ça !

Ses parents soupirèrent de concert, dépités, abattus par la décision de leur fille qui les laissait désemparés.

— Et quand comptes-tu y retourner ? demanda son père.

— La fin des vacances universitaires. Tout est organisé. Même le kiné.

— Une dizaine de jours, donc ?

— Oui.

— Et tu as tout prévu ?

— Il me semble.

— D’accord, dit sa mère.

— Lorraine ! s’exclama Monsieur Taison qui ne l’était pas du tout.

— Mais tu vas nous promettre de ne pas en faire trop, et que tu nous appelleras sans hésiter au moindre problème ! continua Madame Taison à l’intention de sa fille.

— Promis.

— Gabrielle, vraiment !

— Oui, promis.

***

Mars

Une routine à la fois réconfortante et effrayante s’était peu à peu mise en place.

Les matins, elle se « levait », se préparait, mangeait et se rendait au laboratoire. Elle y menait ses recherches.

Puis, venait l’heure du repas de midi. Elle descendait au snack de l’université, s’achetait un sandwich, remontait à son bureau et reprenait son travail.

Les lundis, mercredis et vendredis étaient les jours où elle partait plus tôt afin de subir ses soins kiné. Sinon, vers 19 heures, elle quittait son labo. Elle s’arrêtait dans la petite épicerie sur le chemin, s’achetait quelque chose à manger et rentrait chez elle.

Après s’être lavée et changée, elle allumait la télé et mangeait.

Une fois fini, elle zappait de chaîne en chaîne jusqu’à s’endormir.

***

Jeudi 29 mars

Cela faisait des semaines que c’était comme ça.

Depuis qu’elle était revenue de convalescence.

Elle calcula rapidement. Cinq semaines !

Cinq semaines seulement ?

Chaque jour, elle s’efforçait à ne pas se demander ce qu’elle faisait là.

Chaque heure, elle tentait vainement de se dire que tout allait bien, que ça aurait pu être pire.

Chaque minute, elle résistait à l’envie de tout envoyer valser.

Chaque seconde, elle luttait pour ne pas s’effondrer.

***

II

Abîme

I

Contact

Vendredi 20 avril

Une honte sans limite s’insinuait dans son âme.

Des regrets.

L’envie de se racheter.

Un pardon ? L’absolution ?

***

— Bonjour Gabrielle.

La jeune femme sursauta en entendant son prénom et laissa tomber son trousseau avec lequel elle allait ouvrir la porte de l’immeuble où se trouvait son appartement. Le jeune homme qui se tenait face à elle et l’avait interpellée se pencha, ramassa les clefs et les lui rendit.

— Pardon. Désolé. Je ne voulais pas te faire peur.

— On se connaît ? demanda-t-elle sèchement.

— Euh… D’une certaine manière… commença-t-il en bafouillant, visiblement nerveux.

— D’où ? Que me veux-tu ?

— Je… Euh… Je… bredouillant encore.

— Bon, tu en as pour la journée ? Ou bien tu vas finir par me répondre dans l’heure ? Parce que je n’ai pas que ça à faire – en fait si, mais bon…

Encore plus déstabilisé, il passa une main dans ses cheveux et inspira visiblement pour se donner du courage. Tout en balbutiant toujours, il expliqua :

— J’ai cru comprendre que tu pouvais avoir besoin de quelqu’un qui pourrait t’emmener, te faire faire les allers-retours, le week-end, pour rentrer chez tes parents. Donc si tu veux, je peux…

— Pardon ? Pourquoi ? questionna-t-elle, surprise en le coupant.

— Ben, pour que tu puisses les voir plus souvent.

— Ça te regarde ? Que je les voie souvent ou pas ? s’agaça-t-elle.

— Euh, ben non.

— Alors quoi ? De quoi tu te mêles ? Ce sont mes parents qui t’envoient ?

— Non, non, pas du tout, je ne les connais pas.

— Comment tu t’appelles ?

— Alex.

— D’où on se connaît ?

Le jeune homme pâlit franchement. Elle fronça les sourcils en s’en rendant compte et comprit instantanément que la réponse n’allait pas lui plaire. Du tout !

— D’où nous connaissons-nous ? répéta-t-elle en articulant chaque mot. Et ne tourne pas autour du pot pendant une demi-heure !

Il déglutit de manière visiblement pénible.

— Je m’appelle… Alex Graham, et c’est… c’est moi qui étais au volant de la voiture qui a percuté la tienne le 31 décembre.

***

Les seuls indices qui prouvaient qu’elle avait bien entendu et compris ce qu’il venait de lui annoncer étaient ses yeux écarquillés et sa respiration qui s’était sensiblement accélérée. Sinon, elle ne semblait pas réagir. Pour meubler, il reprit :

— Je sais que je ne devrais pas être là, mais je… je voudrais faire quelque chose pour toi et… je… je suis tellement désolé. Je ne voulais pas ça… Je voudrais t’aider.

Elle releva lentement les yeux, le détaillant des pieds à la tête. Son regard haineux le fit taire immédiatement. Il n’avait rien, lui ! Elle sentit des larmes de rage tenter d’affluer dans ses yeux. De toutes ses forces, elle lutta contre. Il était absolument hors de question qu’elle se mette à pleurer devant ce connard ! Elle inspira et, tout en serrant les poings, demanda d’une voix blanche :

— Je ne suis pas certaine d’avoir bien compris ce que tu viens de me dire ?

— Je suis désolé, je ne voulais pas ça !

Elle respirait de plus en plus difficilement, de plus en plus vite. Malgré sa mâchoire crispée, elle répéta :

— Tu veux m’aider ?

— Oui.

— Toi ?

— Ben oui, je…

— Toi, le connard qui m’a clouée dans cette merde de fauteuil, tu me proposes à moi, de monter dans ta voiture ? demanda-t-elle sarcastique.

— Tu vois que tu as bien compris ! tenta-t-il de plaisanter sans réagir à l’insulte qu’il considérait mériter.

En vain.

— Tu n’es pas dingue ! Tu es carrément un malade mental ! Tu n’as pas l’impression d’un tout petit, mini, riquiqui problème dans l’énoncé de base ? questionna-t-elle, agressive et en détachant chaque mot.

Elle était prête à exploser.

— Écoute, ça pourrait paraître inattendu, commença-t-il hésitant, mais…

— Sans blague, le coupa-t-elle. « Inattendu » ? Tu es sérieux ? Tu te moques de moi ?

— Non.

— Mais ce n’est pas « inattendu » ! s’écria-t-elle, c’est carrément grotesque ! Insensé ! Dément !

— C’est bon, c’est bon ! dit-il en levant les bras, comme pour se rendre. J’ai compris.

— Aberrant ?

— Ça va, je te dis. J’ai compris. Je voulais juste… t’aider, me rendre utile.

— M’aider ?

— Oui.

— Rends-moi mes jambes, répliqua-t-elle du tac au tac.

De l’exaspération, Gabrielle vit le visage d’Alex passer à de la peine et de la douleur.

— Tu sais bien que…

— Alors, barre-toi ! Tu as suffisamment foutu la merde dans ma vie. Et ôte-toi de mon chemin, que je puisse passer.

— Attends Gabrielle, s’il te plaît.

— Non ! Tu vas m’écouter attentivement. J’ai saisi : tu culpabilises. Après tout, quoi de plus normal ? Je veux dire, tu as foncé à je ne sais combien de kilomètres par heure le long d’un circuit mythique comme tout un tas de nazes qui n’ont rien d’autre à penser qu’à leur propre gueule dans des délires égoïstes, pour sortir de l’ordinaire de leur misérable petite vie. Tellement misérable que tu as voulu te foutre en l’air de manière épique ? Qu’est-ce que j’en ai à foutre après tout ? Dans ton délire tellement nombriliste, pas à un seul moment dans ta minable petite tête tu as pensé que ce foutu circuit passait par une départementale, une route normale, empruntée par des gens normaux, genre moi ! Dans ta recherche d’adrénaline et de mort, je suis certaine que tu n’as pas pensé un seul instant que tu pouvais percuter une autre voiture passant par là. Et devine ? Tu en as percuté une, de voiture. La mienne ! Avec moi à l’intérieur ! Et comble de l’ironie ? Tu jouais avec la mort et tu t’en sors indemne. Et moi ? Handicapée. Paralysée des jambes ! Bravo ! T’as super bien visé ta trajectoire et maîtrisé ton engin. C’est un sans-faute. Et là ? Tu veux quoi ? Te faire pardonner ? Parce que tu t’en veux ? Eh ben, continue à t’en vouloir. Et surtout, casse-toi !

Si au départ, le garçon avait eu l’air timide et penaud, il la regardait désormais d’un regard noir et féroce. Intense ! Elle ne s’attendait pas à cette réaction, et encore moins à ce qu’il lui réponde.

— Tu as indubitablement raison sur certains points, commença-t-il d’une voix glaciale. Ma vie est effectivement minable. Elle ne vaut rien. Je ne vaux rien. Et je ne supporte plus toutes les merdes que j’accumule. Ma course à la mort ? C’est vrai. Effectivement, égoïstement, à aucun moment je n’ai pensé à d’éventuels autres usagers de la route qui pourraient croiser mon chemin, et donc être blessés et/ou tués. Je n’ai pas non plus songé à ce que pourrait ressentir ma mère en apprenant ma mort. Mais si ton analyse est bonne sur ces points-là, elle est fausse sur les autres. Je peux te certifier que si tu es encore en vie aujourd’hui, c’est parce qu’au final, j’ai fait la seule chose dont je sois réellement capable, voire pour laquelle je suis carrément doué : j’ai visé une trajectoire et maîtrisé mon engin. Parce que si oui, j’avais clairement pour intention de me foutre en l’air à plus de 250 km/h, à partir du moment où j’ai perçu la lumière de tes phares, j’ai recouvré mes esprits. J’ai plongé sur les freins et braqué tant que j’ai pu. Ce n’était clairement pas suffisant. Mais si je n’avais pas réagi, ta voiture et toi étiez pulvérisées. Je ne dis pas que ton handicap doit être un lot de consolation. Mais j’ai fait ce que j’ai pu. L’autre point sur lequel tu fais erreur, c’est que oui, je m’en veux et je culpabilise comme jamais. Mais j’ai bien conscience que rien, mais alors rien que je puisse faire n’arrêtera ce sentiment ou nous fera revenir en arrière. Par contre, j’ai changé. Je ne veux plus agir en égoïste. Je suis trop longtemps resté focalisé sur moi-même et sur mes problèmes. Il est grand temps que je prenne mes responsabilités et que j’agisse en adulte. Voilà pourquoi je suis là. Pour assumer ! Alors, je te le propose une dernière fois pour aujourd’hui. Mais je repasserai de temps en temps, pour te le suggérer : Gabrielle, voudrais-tu que je t’emmène chez tes parents ?

C’était tout bonnement ridicule. La situation était ubuesque à plus d’un titre. Le connard responsable de l’accident et donc de son état se tenait devant elle et lui proposait de la faire monter dans sa voiture. Il ne lui cachait même pas qui il était ! Comment parvenait-il à se tenir face à elle ? Et sans la moindre culpabilité ? Enfin, ça peut-être que si…

Le pire était qu’elle pensait accepter. Il lui proposait de voir ses parents. Elle en crevait d’envie, mais ne voulait pas les déranger. Malgré sa promesse faite à sa mère, elle ne pouvait se résoudre à les appeler. Ils seraient obligés de prendre sur leur temps pour venir la chercher : un aller-retour Paris-Le Mans aujourd’hui et le second le dimanche, juste pour qu’elle puisse les voir. Elle ne voulait pas leur imposer cela. Et puis, elle leur avait promis d’appeler en cas de problème. Or il n’y en avait pas. Si ? Après tout, cet abruti pouvait bien lui rendre ce service. Non ? Mais cela impliquait de monter dans sa voiture et de se laisser conduire… Par lui !

— Tu as encore ton permis ? s’enquit-elle acerbe.

— Un retrait de six points et une suspension de seize semaines qui vient de prendre fin.

— C’est tout ? soupira-t-elle amère.

— Une amende de 3 750 euros, l’obligation de participer à un stage et de voir un psy. Je n’avais jamais commis d’infraction au Code de la route auparavant.

— Et il a fallu que ça tombe sur moi !

Il eut le bon goût de ne pas répondre.

— Tu as une voiture ?

— Un vieux modèle Fiat que j’ai retapé. Il n’atteint pas les 180.

— C’est censé me rassurer ? demanda-t-elle avec aigreur.

— J’en sais rien.

— Pourquoi fais-tu ça ?

— J’en sais rien.

— Pour que je retire la plainte qui a été déposée ?

— Surtout pas, non !

— Ah non ?

— Non, je suis coupable et dois assumer mes responsabilités.

— Alors quoi ?

— Je veux t’aider.

Elle renifla bruyamment avant de demander :

— Comment peux-tu seulement imaginer que je veuille bien de ton aide ?

Il secoua la tête, soupirant. Que répondre à ça ?

— Attends-moi ici, je vais récupérer quelques affaires. Et pousse-toi du chemin !

Abasourdi par la fermeté des mots de la jeune femme, il s’exécuta et la laissa passer. Il ne patienta que quelques minutes. Elle ressortit avec une petite besace sur les genoux.

— Elle est où ta voiture ? coassa-t-elle.

Du doigt, il lui désigna les quelques places de parking situées à l’avant du bâtiment et s’y dirigea. Elle le suivit. Il ouvrit la porte côté passager d’une vieille Fiat 124 Spider vert anglais et se retourna vers elle. Sans le moindre mot, tremblante, mais avec une agilité déconcertante, elle se glissa sur le siège. Il se saisit du fauteuil et elle referma la portière. Il ouvrit le coffre, heureusement vaste et vide et se sentit bête. Il observa, perplexe, le fauteuil roulant, cherchant comment le replier. Il avait déjà fait ça, une ou deux fois, durant ses études, mais ne s’en rappelait pas très bien… Suite à quelques manœuvres de recherches, il finit par trouver. Après l’avoir rangé, il referma le coffre, fit le tour de la voiture et s’installa au volant. Il se tourna vers sa passagère, mais elle était engoncée dans son siège, les yeux fermés, des écouteurs dans les oreilles, la musique était si forte qu’il l’entendait et savait quelle chanson elle écoutait. Il comprit qu’elle ne lui adresserait pas la moindre parole.

Il souffla une longue expiration, démarra et se mit en route.

***

Silencieuse et repliée sur elle-même, Gabrielle n’en était pas pour autant hermétiquement isolée du reste du monde et notamment tout ce qui était en train de se passer. Bien au contraire. Elle prenait sur elle-même pour contenir son angoisse et ses diverses manifestations. Elle faisait tout son possible pour respirer calmement et cacher le tremblement de ses mains. Mais elle ne pouvait s’empêcher de penser en son for intérieur qu’elle était au moins aussi dingue et ravagée que le mec assis à côté d’elle. Elle, sa victime – Putain ! – s’était volontairement installée – Bordel ! – sur le siège passager de la voiture du connard de chauffard – Merde ! – qui l’avait percutée quelques mois plus tôt. Et elle le laissait la conduire ! – Putain de bordel ! – Sur plus de deux cents kilomètres et pendant plus de deux heures ! – Putain de bordel de merde !

Afin de retrouver un semblant de calme, elle tenta de reporter son attention sur le moindre détail, et notamment son chauffeur. Force était de constater qu’il conduisait tout en douceur, de manière très fluide et semblait prudent dans ses manœuvres. Elle n’aurait su dire si cette constatation l’apaisait ou l’excédait davantage encore.

Se rendant compte que la route était encore longue avant d’arriver chez ses parents et ne souhaitant à aucun moment entamer une conversation avec le garçon qui se trouvait à ses côtés, elle décida de faire le vide dans son esprit. Mais c’était là chose plus facile à dire qu’à faire. Alors elle s’attacha à focaliser ses pensées sur le paysage qui défilait à une allure autant raisonnable qu’ennuyante.

***

II

Familiale

Vendredi 20 avril

Envie de hurler !

Hurler encore,

Hurler toujours !

Feindre de se réjouir ?

***

Le carillon si familier résonna au rythme des battements du cœur de Gabrielle. Aussitôt, le bruit de pas d’une personne dans la maison se rapprochant de la porte d’entrée se fit entendre. Puis, lentement, une clef tourna dans la serrure, la poignée descendit et la porte s’ouvrit sur sa mère.

— Gabrielle ! s’écria cette dernière, incrédule, après un instant de choc. Mais que fais-tu là ?

— Je suis venue vous faire une petite surprise, Maman.

— Ça pour une surprise ! dit-elle, les larmes aux yeux, en se penchant pour l’embrasser. Mais ne reste pas dehors. Entre. Non, attends, je vais t’aider.

— Non Maman, la stoppa-t-elle. Je sais me débrouiller toute seule. Laisse-moi faire.

— D’accord, fit-elle confuse. Passe la première, je refermerai.

Madame Taison sortit sur le perron, laissant suffisamment de place à Gabrielle pour manœuvrer le fauteuil roulant auquel elle ne s’habituait décidément pas, contrairement à sa fille, apparemment. Celle-ci le pilotait avec une grande dextérité et pénétra dans la maison. Comme elle l’avait dit, elle la suivit en refermant la porte puis appela son mari, tout en se dirigeant vers le salon.

— Chéri ! Chéri, descends s’il te plaît. Viens donc voir qui est là !

— Une minute. J’arrive ! répondit Monsieur Taison.

Les deux femmes prirent place. L’une installant son fauteuil au bout de la table basse. L’autre en s’asseyant juste à côté sur le canapé. Pendant un instant, un silence gêné régna, la mère regardant avidement sa fille, la fille fuyant le regard de sa mère. Cette dernière n’y tenant plus s’enquit :

— Comment vas-tu, ma Chérie ?

— Bien, tu vois.

— Oui, tu as l’air d’aller bien. Mieux, en tout cas. Je suis si heureuse de te voir, confessa-t-elle, en lui prenant la main, des larmes toujours dans ses yeux.

— Moi aussi, Maman, je suis contente d’être là.

Elles se regardèrent et se sourirent.

— Alors ? Qui est-ce donc, cette visite surpr…

Clément Taison stoppa net à l’entrée du salon, ouvrit de grands yeux, sourit et se précipita sur sa fille :

— Gabrielle !

Il s’agenouilla face à sa fille, visiblement gênée, l’embrassa et la serra maladroitement contre lui.

— Papa ! sourit-elle.

— Mais ? Que fais-tu là ? Quelle belle surprise !

Il se releva et alla s’asseoir sur le canapé.

— Je… Vous me manquiez. Alors, ben… Me voilà !

— Merveilleux ! Mais, comment as-tu fait pour venir ? s’inquiéta-t-il aussitôt. Pourquoi n’as-tu pas appelé ? On serait venus te chercher.

— Ça, c’est la raison pour laquelle je ne vous ai pas appelés.

— Mais qui t’a amenée ?

— Je me suis débrouillée. En quelques sortes…

— Gabrielle…

— Non, le coupa-t-elle. Zéro explication pour le moment. Je ne suis pas venue pour ça. Vous me manquiez. J’avais envie de rentrer à la maison. C’est tout.