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Don Quichotte, Don qui chute, Don qui chuchote : ce livre est l'histoire d'un urbaniste utopiste qui voulait "changer la ville pour changer la vie" après le 10 mai 1981, qui a échoué, avec beaucoup d'autres, et qui confie son épopée. Mais le boulot lui a apporté aussi de belles excitations et satisfactions. Et d'ailleurs il n'y a pas que le boulot dans la vie, loin de là ! Quoi d'autre ? Eh bien, l'amour, les amitiés, une vie de famille, l'éducation "ne pas lâcher quand il faut tenir, ne pas tenir quand il faut lâcher", Sartre, Montaigne, une psychanalyse, l'adieu au parti communiste, Belfast, Jérusalem, Edgar Morin, Ken Loach, Maalouf, Mnouchkine, l'air du temps bien vivant avec les extraits de son journal, les années Mitterrand, les mots de Léo, les mots de Césaire, l'ascension sociale de Mamadou, un jour de l'an sur une île déserte, des bouts de poème, des chefs à 3 plumes, mais pas de raton laveur.
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Seitenzahl: 645
Veröffentlichungsjahr: 2024
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pour Alain
On commence par l’amour
Le Val Fleuri, naissance d’une cité, bonnes et mauvaises fées
Don Quichotte, Don qui chute
Un voyage, des questions
Adieu le Parti. Et bienvenue Antoine
Adieu le froid et la grisaille. Adieu Paris. Et bienvenue Vincent
La belle vieille et la jeune pauvre
Un autre voyage, d’autres questions
Escapades
Une bande de Don Quichottes. Adieu Maman. Et bienvenue Léo
Blues
Adieu Papa. Et vive la famille
Indépendant, enfin !
Apprendre en jouant
Ce que deviennent le Val Fleuri et ses héros
Carpe diem
ANRU dans les brancards. 3 p’tits tours de président, et puis s’en va
LEXSIGLES
La nuit enchantée s'achève, le charme se dilue dans la lente lueur de l’aube. Des mois, des années de désir se sont délicieusement consumés dans ce minuscule ilot de temps hors du temps, un désir de corps, de lèvres, de regards, de mots, un désir d’amour, un désir partagé, trop longtemps contenu par la timidité, l'orgueil, la peur d'être rejeté.
La nuit enchantée s'achève, je la regarde dormir, ce n’était donc pas un rêve ; c’était un rêve, il faut aller au boulot : retirant les bottes de sept lieues, je chausse mes semelles de plomb, avec d'autant plus de mal que je ne sais pas si les bottes magiques seront encore là ce soir. Il faut donc retourner plonger dans le monde glacé des technocrates, des bilans financiers, des procédures, des rapports de force.
En ce mois de juin 1982, où "nous nous connûmes", Isabelle et moi, je commençais à m'ennuyer ferme à la SAERP1 ; après des mois de travail acharné dans l'angoisse, j'avais fini par apprendre mon métier d'urbaniste opérationnel, par maîtriser l'exercice des responsabilités, et par construire une confiance en moi. Mais le plaisir de cette confiance et de cette maîtrise, chèrement acquises, commençait à faiblir ; la cravate et le costume de technocrate m'étouffaient à présent et j'avais la sensation écœurante de gâcher ma jeunesse, de passer à côté de la vraie vie.
Ce matin-là, après avoir prévenu ma secrétaire que j'étais "sur le terrain", je traîne longtemps au troquet, je savoure mon grand crème et mon croissant, tout engourdi par le plaisir et le manque de sommeil, je parcours d’un œil distrait l'Huma, ou Libé je ne sais plus, indifférent à toutes ces guerres, aux Malouines, au Liban. J'ai oublié où j'ai garé ma R5, étourdi que j’étais dans la folle excitation d'hier soir. Je la retrouve à cheval sur un trottoir. Allez en route, les Stones à fond pour m'insuffler de l'énergie, rue Raymond Losserand, avenue du Maine, boulevard des Invalides, le pont de la Concorde, ah ! le spectacle me tire de ma somnolence là où le rock’n’roll avait échoué, le soleil qui s'éclate en milliers de parcelles dansantes sur la Seine, qui fait briller la verrière du Grand Palais et les chevaux d'or du pont Alexandre III, le Louvre majestueux, au loin les tours massives de Notre Dame et la fine flèche de la Sainte Chapelle, Paris tout ensoleillé rentre dans la voiture et dans mon cerveau, la beauté de la ville y rejoint le bonheur de la nuit, j'éteins les Stones qui ne vont pas dans le décor, qui n'est pas un décor, mais un bain dans lequel je suis tout entier immergé, la joie m'inonde, jusqu'à humecter mes yeux, je me laisse couler doucement dans ce bien-être voluptueux quand les klaxons furieux m’arrachent à ma jouissance, je finis par gagner le parking de la Concorde2.
Je me pousse jusqu'à l'ascenseur de l'immeuble cossu du 12 de la rue du faubourg Saint Honoré, et je me précipite dans mon bureau sans affronter les regards que je suppose moqueurs quant à mon arrivée tardive, personne, dans cette petite société d’une vingtaine de personnes, n'étant dupe sans doute de mes débuts de journée "sur le terrain" de plus en plus fréquents (En ces temps d'horaires rigides 9h-18h j'avais bâti la théorie selon laquelle à 9h1/2 on est en retard, à 10h1/2 on était occupé, une théorie tout à fait valable appliquée avec discernement, mais dont j'abusais beaucoup en cette période ; cette manœuvre n’était pas contradictoire avec ma ponctualité lors de mes nombreux vrais rendez-vous, je n’aimais pas les retards, les miens comme ceux des autres). Réfugié dans mon bureau, abruti de sommeil, je fuis la décourageante pile de dossiers dans de douces rêveries, sur la nuit dernière et sur un avenir que je me retiens de caresser trop longuement. Une petite voix aiguë m'arrache soudain à ma tendre somnolence : "Dites Lacape, vous en êtes où sur les PRD du Kremlin ?» ; vaguement coupable de mon retard et de ma motivation ratatinée, et encore animé d'un certain sens de la hiérarchie, je n'ose pas demander à mon directeur de frapper avant d'entrer dans mon bureau, je réponds en forçant sur le ton sérieux et sûr de moi "J'attends l'estimation du démolisseur et le calcul des frais financiers par la compta".
Les PRD, prévisions de recettes-dépenses, étaient alors le temps fort dans la vie des sociétés d'économie mixte du réseau SCET, filiale de la Caisse des Dépôts : cette grande messe annuelle consistait à estimer le budget de l'année à venir, pour chacune des opérations de la société (une vingtaine) afin de déterminer les besoins en trésorerie à fournir par la Caisse des Dépôts, mais aussi la rémunération prévisionnelle de la SCET en contrepartie de son assistance. De longues séances de négociations s'ensuivaient, qui duraient plusieurs jours, où chaque chiffre était minutieusement épluché par la SCET, qui demandait invariablement qu'on accélère les acquisitions, les travaux, les ventes de terrains, assiettes de sa rémunération, des demandes pas toujours conscientes des complexes réalités du terrain.
J'ai vécu les dernières années d'un système très bien organisé qui a permis d'équiper la France rapidement et efficacement des années 50 aux années 80 : la maison mère, la Caisse des Dépôts, à l’époque, n’était pas qu’un banquier, mais également le principal outil public d’aménagement du territoire, sous l’impulsion de François Bloch-Lainé, un des rares grands commis de l’Etat, selon mon père qui l’admirait : elle a créé, dans les années 50, deux filiales, la SCET et la SCIC, pour remédier à la pénurie de logements (l’appel de l’abbé Pierre en février 1954, « mes amis, au secours, une femme vient de mourir gelée… », avait ému la France) ; la première était destinée à acheter les terrains, immenses pâtures et champs de betteraves autour des grandes villes, et à les rendre constructibles, la deuxième à y réaliser des logements sociaux. La Caisse des Dépôts et la SCET ont impulsé la création de SEM, sociétés d’économie mixte (fausse économie mixte puisque le capital privé était détenu par…la Caisse des Dépôts) avec l’Etat et, progressivement, avec les Collectivités Territoriales, majoritaires au capital, donc des sociétés « ancrées dans les territoires » comme on dit aujourd’hui ; « économie mixte », en théorie par la répartition du capital, mais aussi par leur statut de sociétés anonymes de droit privé missionnées sur des opérations publiques, ce qui a fourni (et fournit encore, malgré les limitations imposées par l’Europe) aux collectivités locales un formidable outil pour contourner la rigidité réglementaire et budgétaire de la fonction publique.
J’étais très attaché à cette culture et à ces « valeurs » de l’économie mixte : la souplesse et la liberté du privé au service de l’intérêt général ; cette culture permettait de dépasser ce clivage, si dommageable en France à l’époque, entre public et privé (qu’on ne trouvait pas seulement en aménagement et en urbanisme, mais aussi par exemple dans le théâtre – aujourd’hui il est généralisé à presque tout, école, santé, autoroutes, sécurité, etc…), clivage où le public était noble, porteur de l’intérêt général, et regardait avec un peu de mépris le privé qui « n’était mû que par l’argent » ; c’était sans doute une façon pour moi de réconcilier deux hommes forts de mon enfance, mon père fonctionnaire, fils de haut fonctionnaire, imprégné des valeurs du service public, regardant de haut mon grand-père maternel, assureur indépendant qui gagnait beaucoup d’argent et n’avait pas beaucoup d’estime pour ces ronds de cuir avec leur salaire, leur retraite et leur emploi3 à vie garantis ; je comptais les points lors de ces interminables repas familiaux, heureusement agrémentés par les délicieux civets de lièvre de ma grand-mère.
Ces sociétés d’économie mixte ont donc aménagé dans les années 50-60 de gigantesques ZUP destinées à accueillir chacune des milliers de logements, puis progressivement, dans les années 7080, des opérations de taille plus réduites, les ZAC, zones d’aménagement « concerté », l’évolution sémantique rendant bien compte de la diminution, et de l’urgence, et du pouvoir absolu de l’Etat : Alors que les ZUP étaient réalisées à 100% par l’Etat et ses annexes (SEM pour aménager, SCIC et Offices HLM pour construire), les ZAC faisaient appel aux promoteurs privés : la puissance publique (de plus en plus les collectivités locales plutôt que l’Etat), via la SEM, achetait, au besoin par expropriation, et viabilisait les terrains, puis vendait les terrains aménagés aux promoteurs privés qui construisaient logements, bureaux ou commerces ; le bénéfice retiré de la vente des terrains était destiné à financer les équipements publics rendus nécessaires par l’arrivée de nouveaux habitants : un système intelligent mais une mise en pratique souvent éloignée, notamment quant au bénéfice, les prix de vente aux promoteurs étant déterminés bien davantage par le marché que par les prix de revient des terrains aménagés ; dans la pratique, les collectivités ont mis le plus souvent la main au portefeuille pour financer les équipements publics, quand ce n’était pas pour financer le déficit de la ZAC.
Quoi, tu t’emmerdes ? je m’en doutais, et d’ailleurs je comprends bien, moi aussi je commençais à m’emmerder à ce moment, allez, regarde ce qui arrive !
En ce délicieux début d’été 1982, j’ai été détourné de mon engagement principal d’alors dans cet univers technocratique que j’avais fini par m’incorporer ; alors que je commençais à avoir la sensation d’avoir fait le tour de la question de l’urbanisme opérationnel, voilà que j’étais envahi par un sentiment venu d’un autre monde : l’amuuuuuuur, une invasion que je n’avais pas ressentie depuis longtemps, insatisfait par le papillonage de fille en fille de ces derniers mois. S’infiltrant inexorablement dans chacune de mes cellules, il en a chassé l’ennui qui était en train de les coloniser de la même façon, à l’énorme différence près que, alors que l’ennui s’installait goutte à goutte, l’amour déferlait comme un déluge, à l’image de ces orages tropicaux où le ciel explose de torrents d’eau trop longtemps retenus. Le petit dieu, désir charnel mêlé d’espoir et de peur, qui avait le visage d’Isabelle, m’accompagnait partout, dans les bilans financiers, dans les entrainements de handball, dans les soirées avec les potes, dans les fêtes, dans les interminables discussions téléphoniques avec Joaquim, dans les séances de PRD avec la SCET, dans la musique, les livres, les films, toutes mes activités étaient recouvertes d’un manteau de joie tout fin et tout léger; j’ai même été à peine affecté par la terrible demi-finale France-Allemagne de la coupe du monde : je rentrais chez moi en courant, râlant d’avoir raté la première mi-temps, que je pouvais suivre néanmoins en avançant dans les rues car toutes les fenêtres étaient ouvertes en ce mois de juillet bien chaud, et les télés étaient à fond ; je suis arrivé à temps pour voir la deuxième mi-temps, l’agression sauvage de Schumacher contre Battiston et le formidable suspens des prolongations (4 buts) et des tirs au but.
Malgré cette présence enchantée, je commençais donc à me lasser d’un métier qui m’avait pourtant donné beaucoup de plaisir pendant deux bonnes années, plaisir de l’opérationnel, mêlé de tension comme souvent quand il ne s’agit plus seulement de réfléchir mais de faire, plus seulement de mener de belles analyses socioéconomiques (comme ce par quoi j’avais commencé, à la DDE du Val de Marne, et à la Mairie de Villejuif, où la rencontre de mon cher Joaquim a largement compensé les trois années de relatif ennui), ou projeter de beaux plans d’urbanisme, mais se colleter avec le réel qui colle rarement avec nos projections : « penser en homme d’action, agir en homme de pensée », pendant toute ma vie professionnelle, j’ai essayé d’appliquer cette recommandation de Bergson, un dosage alchimique très subtil, pierre philosophale autour de laquelle j’aurai tourné inlassablement4 ; ce double goût que j’ai toujours eu, pour les études et pour l’opérationnel, résonne avec mes deux bouquins de philo, en terminale, « la connaissance » et « l’action ».
Oui, j’ai aimé mon métier de chef de projet, au carrefour de tant de disciplines et d’acteurs, élus, urbanistes, architectes, paysagistes, géomètres, notaires, promoteurs, associations d’habitants, ingénieurs, sociologues, économistes, banquiers, commerciaux, tous ceux qui œuvrent à fabriquer cette chose si complexe qu’est la ville. Ce métier convenait parfaitement à ma claustrophobie, ne m’enfermant pas dans une spécialité. J’avais fini par comprendre que je n’avais pas besoin d’être un spécialiste de toutes ces disciplines, qu’il me suffisait de comprendre le langage et de savoir déchiffrer les stratégies de chacun des acteurs, mon rôle était celui d’un chef d’orchestre et non, comme je l’avais fantasmé dans l’angoisse pendant des mois, celui d’un homme-orchestre.
A la SAERP, alors que je sortais d’un boulot de chargé d’études, dans une position confortable et de plus en plus ennuyeuse, j’avais été jeté très vite dans le bain de l’opérationnel, comme responsable de plusieurs opérations, dont principalement une grosse ZAC de rénovation urbaine sur une bonne partie du centre-ville du Kremlin-Bicêtre, à la porte de Paris, engagée depuis plusieurs années.
Cette opération m’a valu beaucoup d’angoisses et de nuits sans sommeil, c’est une des rares périodes de ma vie où j’ai ramené des dossiers chez moi le soir et travaillé jusque tard dans la nuit (une des raisons, parmi beaucoup d’autres, de la rupture avec ma chérie de l’époque).
Parmi les innombrables problèmes que j’ai eu à régler, pour certains sans délais, il y avait celui-ci, qui aurait pu faire l’objet d’un roman ou d’un film : une charmante vieille dame vivait en paix ses dernières années dans le joli petit pavillon en briques, construit de ses mains par son mari, décédé il y a 10 ans ; une société d’aménagement est venu lui proposer d’acheter son pavillon à l’amiable, l’informant qu’en cas de refus elle serait expropriée, « en vertu de l’arrêté préfectoral 1978-496 déclarant d’utilité publique la ZAC des Coquettes au Kremlin-Bicêtre » ; la vieille dame ne s’est pas laissée impressionner, a refusé de vendre à l’amiable la maison de sa vie où elle voulait finir ses jours, et s’est lancée dans l’étude du Code de l’Urbanisme et du Code de l’Expropriation ; elle s’est défendue toute seule devant le juge de l’expropriation, mais l’ « utilité publique » était beaucoup plus forte qu’elle ; elle a refusé la somme conséquente qui lui était offerte pour sa maison, argué de vices de procédure pour l’enquête d’utilité publique et demandé, comme le droit lui en était ouvert, que le projet d’urbanisme soit modifié ; ma société, que je représentais, a dû refuser, non par obstination technocratique, mais parce que le site en question était sous compromis de vente avec un promoteur pour construire une centaine de logements ; la vieille dame continuait à refuser les propositions d’indemnisation, qui pourtant allaient crescendo; à la demande du maire qu’elle avait rencontré ; nous l’avons mise en contact avec plusieurs architectes pour étudier plusieurs constructions de maison neuve à proximité, plus grandes et mieux agencées que la sienne, qui ne lui couteraient absolument rien ; la vieille dame ne voulait toujours rien savoir ; nous avons alors obtenu du juge l’ordonnance d’expropriation ; la vieille dame nous alors menacés de recours au Conseil d’Etat ; après avoir vérifié avec les juristes pointus de la SCET la solidité juridique de la procédure, nous n’avons pas cédé ; la vieille dame est alors allé voir le maire pour l’informer de sa décision de se suicider ; le maire nous a alors enjoints de trouver une solution technique qui permette de préserver le pavillon de la vieille dame sans remettre en cause l’économie globale du projet du promoteur ; nous nous sommes retournés vers le promoteur et son architecte, qui ont réussi à modifier la rampe d’accès au parking souterrain de sorte que le pavillon de la vieille dame soit préservé ; nous avons dû verser au promoteur une somme importante, pour le retard et la modification du projet, somme de toute façon prise en charge par la Ville5 ; et la vieille dame a fini ses jours dans le bruit des engins de chantier, puis cernée par les immeubles collectifs comme dans un dessin de Sempé, mais heureuse dans la maison de sa vie et fière d’avoir gagné son combat.
J'ai fini par trouver une piste pour sortir de l'univers technocratique et reprendre un peu de hauteur en retournant à la politique : la préparation des élections municipales de 1983 ont vu se présenter, à l’été 1982, au Kremlin-Bicêtre, une liste de gauche menée par le conseiller général du canton, communiste, bien placé pour battre le maire de droite sortant, un petit notable sans véritable projet pour sa ville, en cheville avec les promoteurs dans ce secteur très porteur à la porte de Paris.
La ZAC de rénovation urbaine dont j’étais responsable ne répondait pas du tout aux critères d’une opération publique d’aménagement concerté, principalement du fait des orientations données par la Ville, et en raison du laxisme de mes prédécesseurs, et aussi du mien, au début du fait de mon inexpérience, puis de mon incapacité à contester ou à rattraper les coups partis : les équipements et espaces publics étaient inexistants, le plan d’urbanisme initial n’était pas appliqué faute d’urbaniste coordonnateur, les démolitions étaient privilégiées au détriment des réhabilitations, les immeubles construits, 10 étages en alignement banal le long de la RN7, n’avaient aucun intérêt architectural ; et surtout, j’avais progressivement réalisé que cette opération, publique, avait été montée en grande partie sous la pression des promoteurs privés, qui avaient besoin de la procédure de déclaration d’utilité publique pour faire exproprier par la mairie et son délégataire, ma société, des habitants, des entreprises et commerces qui ne voulaient pas déménager, la vieille dame n’était pas seule ; donc une ZAC publique au seul bénéfice des promoteurs privés. Ma conception de l’économie mixte ne niait pas la nécessité des promoteurs privés pour mener à bien des projets d’urbanisme, tant de beaux projets étant restés dans les armoires faute d’opérateurs pour les réaliser, mais là c’était trop !
Je n’étais pas très fier de contribuer activement à la mise en œuvre d’un urbanisme démolisseur et bétonneur, alors que j’étais en sympathie avec cette vieille dame qu’on m’obligeait à bousculer, si loin de mon idéal professionnel, si loin de la lutte que menaient les habitants de mon quartier Pernety dans le 14ème, que je soutenais, pour transformer les démolitions en réhabilitations, un peu une ZAD, « zone à défendre » avant la lettre (il faut dire qu’il s’agissait alors d’une avant-garde, la plupart des nombreuses rénovations urbaines à l’époque, dans toutes les grandes villes, se menant sur le même modèle que celle du Kremlin).
Ayant trouvé un moyen de me déculpabiliser, j’ai donc rédigé pour le candidat communiste un rapport de 30 pages où je décrivais toutes les failles que j’avais constatées, de l’intérieur ; je l’ai fait recopier à la main par Isabelle, pour que mon écriture ne soit pas reconnue, et parce qu’il n’était pas question que je le fasse taper par ma secrétaire, en qui ma confiance était limitée (c’était il y a des siècles, avant les PC, quand on rédigeait à la main les longs rapports et quand on dictait les lettres, pour des secrétaires qui ne s’appelaient pas « assistantes » ou « collaboratrices »). J’étais très excité par mon statut d’agent double et par cette opération enjolivée par l’aura de la clandestinité ; aussi, j’avais un grand plaisir à m’extirper de mon statut de technocrate, serviteur passif des contraintes financières, commerciales et juridiques, et à retrouver la dimension politique qui m’avait fait choisir mon métier d’urbaniste ; cette motivation politique était encore renforcée par l’ambiance d’ébullition transformatrice qui animait une bonne partie du milieu professionnel en ces temps de victoire encore fraiche de la gauche, le 10 mai 1981, une gauche qui, pour la première fois depuis 1947, avait le pouvoir d’Etat et donc la possibilité de « changer la ville pour changer la vie ». Cette excitation était juste un peu refroidie par une certaine culpabilité ressentie à trahir le Maire et les élus du Kremlin, alors qu’il m’avait fallu 2 ans pour reconstruire la confiance avec les élus, durement éprouvée par les erreurs et errements de mes prédécesseurs, cette confiance étant essentielle pour la bonne marche de ces opérations de centre-ville lourdes de multiples enjeux ; mais mon surmoi politique était à l’époque plus puissant que mon surmoi déontologique, et j’étais convaincu d’œuvrer pour l’intérêt supérieur de la population du Kremlin, qui serait mieux porté par un maire communiste et une équipe de gauche que par un maire sortant qui privilégiait les intérêts privés au détriment de l’utilité publique. Mon rapport a été très apprécié ; au-delà du contenu, j’ai été très touché de m’entendre dire par le candidat qu’il l’avait lu « comme un roman », formidable compliment pour un texte qui me semblait construit avant tout dans une rationalité démonstrative, et bourré de chiffres, de tableaux et de dates. Il a été abondamment utilisé dans la campagne, mais la vague nationale de droite lors de ces municipales de mars 1983 a balayé les espoirs pourtant solides de la gauche au Kremlin, en même temps qu’elle faisait perdre à la gauche plusieurs dizaines de grandes villes dans le pays.
Quoi, tu t’emmerdes aussi avec la politique ? Tu préfères l’amour ! Allez, c’est parti !
Je me suis installé chez Isabelle, dans son minuscule 2 pièces passage des Arts, où selon la longueur de la queue de la poêle, on devait cuisiner en se tenant dans le couloir, vue la taille du réduit qui tenait lieu de cuisine. J'ai quitté sans regret mon grand appartement de Belleville où je n'avais jamais été bien. Nous avons rapidement cherché un appartement pour nous deux (et peut-être plus...), dans ce 14ème que nous aimions ; après de nombreuses visites et de longues queues dans les escaliers, nous avons fini par trouver un beau 3 pièces rue du Moulin Vert, à quelques dizaines de mètres de la rue Bénard, où j'avais coulé des jours heureux quelques années avant.
Je lui ai présenté mes potes, Fernand6, Philippe, Joaquim, Dédé, Polgi7, Jean, et les autres, en même temps que je l’ai présentée à mes potes ; je ne suis pas sûr qu’ils aient bien senti que cette fois-ci, ça pouvait être la bonne… Ce début d’été 1982 était un feu d’artifice, nous avons vécu beaucoup de fêtes, et vu souvent le jour se lever. Je l’ai amenée dans les concerts, bien qu’elle ne fût pas, à l’époque, fan de culture rock (elle avait vu Barbara et Brassens à Bobino, cette veinarde) ; il y a eu notamment un concert de Neil Young où elle a commencé à s’évanouir à cause de la foule, et devinez quel héros aux bras musclés et au cœur amoureux s’est précipité pour la secourir.
Elle m’a vite amené chez ses parents, je l’ai vite amenée chez les miens, à Moustelat, où mes parents vivaient toute l’année depuis la retraite de mon père.
L’accueil de sa mère fut rien moins que chaleureux, tant elle s’empressait de dévaluer celui qui lui volait sa fille (elle s’est rattrapée depuis, notamment avec sa confiture de figues) ; avec son père (ils étaient divorcés) par contre, nous nous sommes tout de suite bien entendus, dans sa grande ferme retapée en Touraine, où, cadre supérieur à temps partiel, il s’adonnait à la menuiserie et à l’organisation de belles fêtes amicales ; dans mon insatisfaction professionnelle de l’époque, j’étais très intéressé par sa démarche de retrait progressif, à l’aube de la cinquantaine, de l’univers technocratique salarié, et son engagement dans une marginalité active et créatrice ; cela me remémorait nos années 70 communautaires et nos rêves d’un autre monde, rêves qui n’étaient pas que rêves mais aussi expérimentations. Jean est resté un moment dans le bois, passant de la menuiserie à la sculpture, puis, lâchant complètement l’activité salariée, il s’est installé comme sculpteur, passant du bois au métal, puis aux vitraux en émail. C’est dans cette ferme, dans le cocon douillet du grenier, que nous avons pour la première fois parlé de notre désir d’enfant, « je veux un enfant avec toi », m’avait-elle dit les yeux dans les yeux, « moi non » avais-je répondu toujours dans ses yeux, et devant sa mine défaite, j’ai terminé ma phrase plus vite que prévu « je n’en veux pas qu’un ».
A Moustelat, mon père l’a vite adoptée, toujours friand de discussions et toujours charmeur, il était ravi d’avoir une nouvelle interlocutrice, jolie de surcroit, il a juste un peu déchanté quand il a réalisé que son charme opérait tout de même moins sur elle que celui de son fils ; il était aussi tranquillisé par son oncle ambassadeur et son frère polytechnicien8, qui, après mes précédentes aventures, le rassuraient car j’avais pioché cette fois ci dans la bonne classe sociale, la sienne (une classe dont il avait eu pourtant de fortes velléités d’éloignement). Ma mère a rapidement été en connivence profonde avec elle.
Pour finir le tour familial, après son frère rencontré chez sa mère, nous sommes allés voir, en février 1983, mon frère Jean-Marc, dans son bled de brousse au Mali, à N’Tarla M’Pessoba, où il expérimentait, en sa qualité de généticien, des variétés améliorées de coton (la principale ressource d’exportation de ce pays très pauvre) avec les paysans locaux. Elle connaissait déjà bien l’Afrique, différemment de moi, pour avoir circulé dans plusieurs pays avec son ex, un forestier spécialiste des forêts tropicales et équatoriales. Elle était même, quand nous nous sommes « connus », sur le point de partir travailler pour une ONG dans les bidonvilles de Dakar (j’ai fini par la convaincre qu’il était encore mieux d’avoir auprès d’elle un sénégalais quotidien et amoureux).
Nous avons rejoint la brousse de mon frère après un inoubliable voyage à bord du train Ouagadougou-Abidjan, surnommé « la gazelle » ou « l’antilope », je ne sais plus, de toute façon mal nommé puisqu’il reliait les deux villes (1000 kilomètres) en 30 heures ; pour nous Ouagadougou-Bobo Dioulasso, le trajet qui devait durer 10 heures en a duré 15, car le train, pendant une de ses rares phases d’accélération, a heurté une vache et l’a littéralement fait exploser, les morceaux de bidoche sanguinolents pendaient dans les arbres ; un fou que l’on ramenait dans son village a profité de l’arrêt pour prendre la fuite à travers brousse, les bras collés au corps car ligotés, ses gardiens se sont précipité dans l’hilarité générale, ont fini par le rattraper, l’ont saucissonné, et se sont assis sur lui pour l’immobiliser pendant tout le reste du trajet ; le compartiment résonnait des échanges animés des commères multicolores et des vieux sages en boubou blanc, à peine couverts par la voix de Bob Marley (album Uprising) qui a accompagné tout le voyage, depuis un petit sound system trimbalé par des jeunes, en phase avec le rythme du train ; pour toujours Marley restera associé à la scansion des boogies.
J’étais heureux de constater que l’Afrique avait autant de résonnance chez elle que chez moi : nous partagions le même malaise devant l’échange à sens unique : on distribue à cette « pauvre Afrique » notre aide, en argent (quoique… les transferts financiers de la diaspora représentent des sommes plus importantes que les prêts et dons de l’Occident), technologie, santé, éducation, comme naguère on y distribuait généreusement les bienfaits de la « civilisation » ; cette aide est bien utile, mais nous ne devrions pas la percevoir comme un don, comme le riche qui se donne bonne conscience en faisant l’aumône au pauvre ou, dans le meilleur des cas, comme une dette honorée, en regard de la traite transatlantique et de la colonisation ; on devrait penser en terme d’échange, et considérer tout ce que l’Afrique peut nous apporter, au-delà des joueurs de foot et des musiciens : convivialité, politesse, solidarité, simplicité, rire tout proche, dignité, sensualité, sens de la fête, sens du sacré, respect des anciens et de leur savoir, conscience d’où l’on vient (je suis le fils de, je viens de tel village), tout ce qui a toujours fait tenir les sociétés humaines, horizontalement et verticalement, tout ce qui est miné chez nous par la marchandise, le stress et l'individualisme (Debray parle joliment de « tout à l’ego »). Nous avons brutalement transporté l'Afrique dans notre monde, de technologie, de consommation, mais aussi de littérature, de culture, un monde que nous avions, quant à nous, mis des siècles à construire. Chez beaucoup d’africains, leur monde, tout en accueillant le nôtre, restait encore vivace, ainsi le sage malien Amadou Hampate Ba, maître des deux cultures. Mais notre monde est devenu le monde…
Les 15 jours de vacances sont passés très vite, heureux d’être en Afrique, heureux d’être avec Jean-Marc, dans son environnement, heureux tous les deux dans un petit périple à Djenne et Mopti avec sa 504 Pigeot qu’il nous avait prêtée, éclats de rire permanents, de la joie d’être ensemble, du plaisir des vacances, du rire si facile de l’Afrique, des situations cocasses que nous vivions : une collision avec un mouton, un jeune qui nous abandonne dans sa pirogue au milieu du Niger, des femmes que nous prenons en voiture car nous pensions qu’elles faisaient du stop, et qui sont totalement affolées car c’est la première fois qu’elles montent dans cette prison métallique qui va à une vitesse folle, et qui, dès la voiture arrêtée, me grimpent dessus pour sortir par la seule issue visible, la fenêtre conducteur ouverte, etc….
Le retour, dans la grisaille et le froid parisiens, et l’univers glacé des technocrates, fut aussi dur pour moi que l’année précédente à la même époque. A la différence près que, déterminé à bouger, j’avais entamé des démarches dans ce sens avant de partir : Par le biais d’un ami du théâtre, j’avais rencontré Sylvie H, membre (et future directrice) de la commission Dubedout, du nom de son président, le maire de Grenoble ; c’était plus facile à dire que le nom complet « Commission Nationale pour le Développement Social des Quartiers".
Cette instance interministérielle, rattachée au Premier Ministre, créée fin 1981 dans l’euphorie réformatrice de la victoire de la gauche, avait l’ambition de traiter globalement et en profondeur le « malaise des grands ensembles » révélé par les émeutes des Minguettes à l’été 81, et parfaitement analysé dans le « rapport Dubedout », joliment nommé « Ensemble, refaire la ville » : logement, urbanisme, action sociale, économie, emploi, transports, tous les champs de la vie collective étaient abordés ; une quinzaine de quartiers prototypes avaient été retenus, surtout en banlieues parisienne et lyonnaise, laboratoires de cette nouvelle politique ambitieuse, précurseuse9 de ce qui est devenu « la politique de la ville ».
Il fallait des chefs de projet pour la conception et la mise en œuvre de ces projets dans chaque quartier ; un poste était à pourvoir à la Grande Borne, à Grigny, dans l’Essonne ; j’ai convaincu mon employeur, la SCET, de me soutenir dans la création de ce poste tout à fait atypique dans le réseau à l’époque, je créais le poste, ils me détachaient auprès de la Ville, et ils étaient plus que remboursés de mon coût salarial par une généreuse subvention de l’Etat ; j’ai foncé voir le maire communiste, me prévalant à la fois de mon CV professionnel et de mon appartenance au Parti, ça a tout de suite marché¸ il était ravi de récupérer un cadre communiste « de haut niveau » (selon l’expression qu’il employait pour me présenter fièrement à son équipe, me mettant du coup la barre assez haut…), un cadre de la Caisse des Dépôts (donc susceptible de ramener de l’argent), un poste subventionné par l’Etat, une aubaine pour l’une des villes les plus pauvres de France (sinon aujourd’hui la plus pauvre de France). L’histoire de cette pauvre ville mérite d’ailleurs d’être contée :
Il était une fois un bourg d’Ile de France de trois mille habitants, bien tranquille dans sa campagne, loin de la capitale, bien serré autour de son église et de sa mairie communiste, oh un communisme pas bien méchant, tout empreint de bonhommie rurale. En face, l’Etat des années 60, le tout puissant Etat gaulliste, planificateur et aménageur, « sûr de lui et dominateur »10, qui faisait la pluie et le beau temps urbains dans les villes et les campagnes : il maitrisait tout ou presque de l’équipement et du développement du territoire (à l’époque on parlait du territoire, aujourd’hui des territoires, un signe des temps…), le pouvoir d’exproprier, les plans d’urbanisme, les permis de construire, le financement des HLM, la création de zones d’aménagement, les transports, les équipements publics. On a du mal aujourd’hui à imaginer ce qu’était la France avant la décentralisation de 1982, qui a profondément et définitivement transféré le pouvoir d’urbanisme et d’aménagement aux élus locaux, pour le meilleur et pour le pire (aujourd’hui, mais seulement aujourd’hui, avec quarante ans de recul, je dirais que le meilleur l’emporte). C’est ainsi que le tranquille bourg rural a vu sa population passer entre les recensements de 1968 et 1975 de 3 000 à 25 000 habitants, une explosion démographique peu commune dans une France pourtant en pleine croissance urbaine en cette période des trente glorieuses. Ont été réalisés simultanément un grand ensemble HLM, la Grande Borne, et une immense copropriété (la première ZAC de France), Grigny 2, chacun de près de 4 000 logements, pas d’équipements publics, pas d’entreprises, donc une ville sans ressources pour accueillir cet énorme et brutal afflux de population. Le petit maire a été complétement débordé et a d’ailleurs été remplacé par des permanents de la fédération de l’Essonne du PC, des durs qui ne se seraient pas laissé faire, mais il était trop tard.
La Grande Borne est donc une cité de près de 4000 logements HLM, décidée par l’Etat dans les années 60, réalisée à 30 kilomètres du périph pour reloger, comme on l’écrivait à l’époque les “transplantés des bidonvilles” et les “déportés du XIIIe arrondissement”, expulsés de la rénovation urbaine du 13ème arrondissement (le même genre que celle dont je m’étais occupé au Kremlin Bicêtre). L’Etat et son instrument de l’époque, le gigantesque Office HLM de la région parisienne (50 000 logements), ont trouvé un grand architecte, Emile Aillaud, pour réaliser cette cité11, une opération totalement démesurée pour nos critères d’aujourd’hui, mais dont la taille était assez représentative de ce qui se faisait à l’époque en périphérie des grandes villes. Cette association, vieille comme l’architecture, du prince et de l’architecte, est présente alors dans toutes les grandes opérations d’urbanisme en France, quand la puissance de l’Etat et l’idéologie corbuséenne de la charte d’Athènes12 se sont rencontrées sur le formidable terrain de jeu de la reconstruction.
Aujourd’hui, la Grande Borne n’a pas bonne réputation, c’est le moins qu’on puisse dire ; et elle n’est pas la seule. Violences, salafistes, drogue, voitures brûlées, guerres des gangs, « territoires perdus de la République » : nos malheureuses cités (pas toutes !) défraient régulièrement la chronique avec des évènements déplorables, savamment exploités et démultipliés par des médias et des politiciens irresponsables.
Il n’en a pas toujours été ainsi : à leur naissance dans les années 50-60 et pendant des années, les cités, « grands ensembles », ont représenté un grand progrès de confort pour beaucoup d’habitants des classes populaires et classes moyennes, après leurs logements vétustes, voire insalubres, des centres-villes : ils ont gagné la lumière, l’espace, l’eau chaude et le chauffage central, les WC, les espaces verts, tout cela pour un loyer HLM modique.
Certes, de mauvaises fées se sont aussi penchées sur leurs berceaux, gigantisme, monolithisme, cités dortoirs, mais pendant des années la balance a penché plutôt du bien vivre.
Tiens, écoute leur histoire, la petite histoire, à peine fictionnelle, des grands ensembles, tu n’étais peut-être pas né, moi j’avais dix ou quinze ans, mais ces quelques décennies paraissent des siècles tant le monde a changé. C’est une histoire plus longue que celle de Grigny, tu peux toujours passer au chapitre d’après si tu préfères retrouver mon histoire personnelle.
1 Tous les sigles ne méritent pas d’être explicités, mais tu as un lexsigle à la fin du bouquin
2 Quoi ? ça te choque que je prenne ma voiture pour me déplacer dans Paris ? tu as raison, mais j’en avais besoin car mes opérations étaient en banlieue, plus ou moins proche, Le Kremlin-Bicêtre, la Queue-en-Brie, Villeneuve-le-Roi
3 Enfin ! Christian ! quand tu parles de mon statut, emploie au moins les termes précis, « traitement » et non « salaire », « pension » et non « retraite », « poste » et non « emploi » - Ok, papa, ok ! mais des fois tu m’emmerdes un peu avec ta rigueur !
4 Hannah Arendt aussi parle de cette dialectique : « l’opposition de la pensée et de l’action, privant la pensée de réalité et l’action de sens, les rend toutes deux inopérantes »
5 Car cette somme venait alimenter le déficit de cette ZAC publique, pris en charge par la Ville, ce qui n’aurait pas été le cas pour une ZAC privée où le risque financier (excédent ou déficit) est à la charge de l’opérateur
6 Il s’appelle Paul, mais depuis qu’on s’est éclatés de rire, il y a plus de cinquante ans, en se rejouant les sketchs de Fernand Raynaud qui avaient baigné notre enfance, on s’appelle mutuellement Fernand
7 Et lui s’appelle Alain, mais j’aime bien la sonorité de son nom de famille, un peu déformé
8 Des titres qui faisaient en partie illusion, puisque l’oncle était rentré dans la « carrière » par la petite porte et n’avait été ambassadeur qu’à son dernier poste ; quant au frère polytechnicien, il était mal à l’aise avec ce diplôme, n’a pas fait « carrière », et s’est tourné vers la recherche en neurosciences.
9 Je sais, précurseur ne se met pas au féminin, il y a des suiveuses mais pas de précurseuses…mais c’est mon bouquin, c’est moi qui décide !
10 Pour reprendre l’expression de de Gaulle à l’égard d’Israël
11 La notice Wikipedia sur la Grande Borne fait un petit contre sens (sans doute parce qu’elle a été écrite par un architecte…) quand elle indique que « la cité a été édifiée par l’architecte Emile Aillaud sous la maîtrise d’ouvrage de l’Office public HLM interdépartemental de la Région parisienne » ; il aurait fallu écrire « édifiée par l’OPHLM sous la maitrise d’œuvre de l’architecte Emile Aillaud » : le maitre d’ouvrage décide et finance ; le maitre d’œuvre, architecte, conçoit l’ouvrage et encadre sa réalisation par les entreprises, sous la responsabilité du maitre d’ouvrage.
12 La charte d’Athènes est un manifeste d’architecture inspiré par le Corbusier dans les années 30, et qui a guidé une bonne partie de l’architecture mondiale jusque dans les années 70 (en France, les villes nouvelles et les grands ensembles) ; ce mouvement a pris le nom de fonctionnalisme car il estimait que l’architecture et l’urbanisme devaient répondre aux 4 grandes fonctions de l’activité humaine : habiter, travailler, circuler, se récréer
« Là ! » Charles-Edouard montrait du doigt une usine en briques d’où jaillissaient deux hautes cheminées, entourée d’un vaste terrain.
Monsieur de Ponsin suivit le doigt et hurla pour couvrir le bruit de l’hélicoptère : « Mais, vous n’y pensez pas, c’est la briqueterie de Lefebvre ! »
Charles-Edouard cria à son tour : « Allons, Monsieur le Préfet, les briques, c’est fini, place au béton, je vous parie que dans moins de 2 ans, elle aura fermé ou on l’aura exproprié, c’est juste le temps qu’il nous faut pour les études et le permis ». Puis il reprit son souffle, perdu dans ses hurlements et dans la consommation effrénée de gitanes sans filtre ; Charles-Edouard savait de quoi il parlait : architecte dans la pleine maturité de ses 40 ans, un grand prix de Rome décroché il y a à peine 3 mois, il était bien au fait des bouleversements en cours dans l’industrie du bâtiment : un grand voile en béton armé, coulé sur place, nécessitait 100 fois moins de temps que la fabrication, le transport et l’assemblage du millier de briques nécessaires pour un mur d’une superficie équivalente.
Il dessina un cercle sur le plan étalé sur ses genoux et ceux du Préfet ; leurs genoux se touchaient pour couvrir toute la surface du plan déplié et cette sensation était très désagréable à Monsieur de Ponsin ; d’ailleurs, tout lui était désagréable chez cet architecte, et si le Ministre de la reconstruction ne lui avait pas ordonné, il n’aurait pas mis ainsi à sa disposition tous les pouvoirs et les moyens de l’Etat, matériels avec cet hélicoptère, procéduraux avec le cadastre et l’urbanisme, humains avec la mobilisation de tous ses services, jusqu’à sa propre personne ; et voilà que l’autre lui parlait d’expropriation, et il se permettait de dire « “on“ l’aura exproprié », de prétendre partager les prérogatives de l’Etat ! Il n’aimait pas non plus sa façon d’exiger qu’on l’appelle Charles-Edouard; d’ailleurs de Poncin persistait à l’appeler par son patronyme, Monsieur Aillauperret, quand il ne lui donnait pas du « Monsieur l’architecte ».
Monsieur de Ponsin était un haut fonctionnaire entièrement dévoué au service de l’Etat ; rigoureux et ordonné, il adhérait de tout son être à « l’ardente obligation du Plan » ; à sa sortie de l’ENA, il avait choisi la Préfectorale pour être sur le terrain, et apporter sa contribution à la reconstruction de la France, qui battait encore son plein : c’était un préfet bâtisseur ; homme d’action et de conviction plutôt qu’homme de pouvoir, il vouait une grande admiration à Paul Delouvrier et à l’immense travail d’organisation de la région parisienne qu’il venait d’engager à la tête du district de la région parisienne; il le rencontrait de temps à autre et sollicitait ses conseils. Ecoles, hôpitaux, routes et autoroutes, ZUP, il avait déjà lancé de nombreux grands chantiers, en collaboration avec les ingénieurs des Ponts et Chaussées, qu’il tenait en grande estime : ils étaient, comme lui, au service de l’Etat, rationnels, efficaces et désintéressés, tout le contraire de ces architectes utopistes, égocentriques et mégalomanes que le Ministère lui imposait.
Charles-Edouard ne nourrissait pas de meilleurs sentiments à l’égard de de Poncin : Il était excédé par son austérité, son autorité, son manque d’audace et d’imagination; il ne comprenait pas qu’il soit à ce point insensible à la grandeur de leur tâche commune (c’est ainsi qu’il s’exprimait quand il s’adressait à lui, mais en son for intérieur, il se sentait bien le principal dépositaire de cette grandeur, de Ponsin n’en étant qu’un des instruments): bâtir des cités nouvelles pour un Homme nouveau, diffuser le progrès et la modernité dans chaque foyer, participer au chemin de l’humanité vers le bien-être.
« Nous en reparlerons au bureau » répondit de Ponsin, tout en décollant ses genoux de ceux de Charles-Edouard, insensiblement pour que cela ait l’air naturel ; le plan finit par glisser à terre, et de Ponsin n’aima pas, mais alors pas du tout, le petit regard de moquerie que lui jeta l’architecte ; pour réintégrer son autorité, il tapa sur l’épaule du pilote et lui fit signe de rentrer. Pendant le trajet du retour, il contemplait avec fierté cette cité où il avait tant œuvré, profitant d’une longévité exceptionnelle dans son poste : le pont suspendu ; le port de commerce ; la cathédrale restaurée ; l’université ; la nouvelle gare ; et son petit bijou, la Préfecture, qui symbolisait toute la puissance de l’Etat : c’était le bâtiment le plus haut de la ville après la cathédrale, ce qui correspondait à sa hiérarchie des valeurs : républicain sincère, il était profondément catholique ; l’Eglise avant tout, l’Etat juste après, et tout le reste très loin en dessous. Il avait une vision presque mystique de la reconstruction de la France, reconstruction morale tout autant que physique, après la catastrophe de juin 40 et l’occupation : il associait au fond de lui-même cette reconstruction à une réincarnation et à une rédemption, après la trahison des élites,.
Charles-Edouard, lui, gardait les yeux rivés sur la vieille briqueterie, faisant des contorsions dans l’espace étroit et s’aidant des jumelles quand elle ne fut plus visible à l’œil nu ; il rêvait à « sa » cité radieuse : une cité sans rues et sans voitures, des immeubles hauts libérant le sol pour les espaces verts, les jeux, les rencontres, des logements spacieux et lumineux, sans vis-à-vis qui prive du soleil, avec tout le confort moderne : chauffage central, eau chaude, baignoire, WC séparé.
« Regardez ! » le cri de de Ponsin arracha brutalement Charles-Edouard à sa rêverie « Ma préfecture, elle brûle ! » Une aile du bâtiment était effectivement en flammes, les employés de la Préfecture et les pompiers s’activaient pour maîtriser l’incendie.
« C’est encore un coup de l’OAS ! Mais bon sang, pourquoi de Gaulle laisse-t-il ces terroristes en liberté ? ».
« Dépêchez-vous » fit-il signe au pilote. Le pilote lui montra alors qu’ils ne pourraient se poser sur le toit comme d’habitude.
« Eh, bien, posez-vous dans la cour, mais vite ! »
Le pilote rentra en liaison radio avec le capitaine des pompiers pour lui demander l’autorisation de se poser dans la cour. De Ponsin entendit très distinctement la réponse « espèce de crétin, vous voulez attiser le feu ! » ; il se tourna en souriant vers Charles Edouard « il ne doit pas savoir que c’est l’hélicoptère du Préfet », au pilote « dites-lui à qui il a affaire », à nouveau la réponse lui parvint distinctement « Préfet ou pas, je suis responsable des opérations et je vous interdis d’atterrir dans cette cour ». De Ponsin fut sensible au sens des responsabilités et à la fermeté de ce capitaine, il vérifia du coin de l’œil si Charles-Edouard n’avait pas son petit regard moqueur, lança, pour garder sa dignité, un « nous en reparlerons » et laissa le pilote rejoindre l’héliport le plus proche.
Le chauffeur du préfet les attendait à l’héliport ; pendant tout le trajet jusqu’à la préfecture, de Ponsin et Charles-Edouard ne s’adressèrent pas la parole : l’ambiance était lourde dans la DS noire ; leur inimitié mutuelle était encore accentuée par le visage fermé de de Ponsin, sur lequel Charles Edouard s’interrogeait : Qu’est-ce qui tenait au désagrément de l’incendie ? Qu’est ce qui tenait à une éventuelle opposition au terrain que Charles Edouard avait trouvé ? Qu’est ce qui tenait à lui-même Charles-Edouard ? Décidément, ce petit préfet le faisait vraiment chier, dommage que tous ses copains soient au Ministère de la Reconstruction, et qu’il ne connaisse personne à l’Intérieur, il aurait bien essayé de le faire muter. Il ne pouvait pas se passer de l’Etat, qui contrôlait tout, l’expropriation, les financements, le permis de construire, l’Etat qui poussait le secteur du Bâtiment à s’organiser et à s’industrialiser, jusqu’à imposer des modèles constructifs aux entreprises, l’Etat qui intervenait en direct, via la SCET et la SCIC, filiales de la Caisse des Dépôts et Consignations, qui achetaient les terrains, les viabilisaient, construisaient. Et il fallait qu’il tombe sur un préfet bâtisseur, alors que l’immense pouvoir de l’Etat, dans ces affaires, reposait plutôt sur le corps des ingénieurs des Ponts et Chaussées, qu’il connaissait bien. Charles Edouard pensait avec envie aux architectes italiens qui, pour peu qu’ils soient mariés avec un promoteur fortuné, faisaient tout ce qu’ils voulaient ; comme s’ils n’avaient pas déjà assez de chance comme ça de vivre au paradis des architectes. Il fut à nouveau tiré de ses rêveries d’ocres et de baroque par une exclamation de de Ponsin : « ils ont gagné ! ». Ils étaient arrivés devant la préfecture et l’incendie était maintenant bien maîtrisé.
De Ponsin s’assura qu’il n’y avait que des dégâts matériels, félicita le capitaine pour son efficacité et son sens des responsabilités (il lui fit un clin d’œil que personne ne vit, en allusion au « Préfet ou pas, je vous interdis… »), et donna rendez-vous à Charles Edouard pour le lendemain.
Dans la soirée, Charles-Edouard traîna dans les rues tristes et vides de la ville, hésita un moment devant les programmes du cinéma L’Excelsior : « Les sept mercenaires », « Exodus », « L’année dernière à Marienbad ». Finalement, il passa une mauvaise soirée dans un bar à filles vulgaire, et une mauvaise nuit agitée de cauchemars où son père apparaissait sous les traits de de Ponsin, nu, les cheveux en flammes, le pourchassant avec un martinet dans des ruelles d’une ville italienne ; à son réveil, il se dit que les rues étaient quand même bien utiles, pour s’enfuir et se cacher, et sentit quelques petites brindilles de doute picoter l’une des maximes de son maître, Le Corbusier, qu’il avait reproduite en grosses lettres dans son atelier : « la rue, voilà l’ennemi ! » ; il éteignit vite ces brindilles avant qu’elles mettent le feu à ses convictions, se disant que la France n’avait rien à voir avec l’Italie ; l’image de Versailles et du Louvre dans leur bel ordonnancement se substitua à celles des petites ruelles, des quartiers espagnols de Naples, et de Campo di Fiori à Rome, et il se leva ragaillardi.
Il se fit monter un café et le journal, alluma une gitane, « dieu que c’est bon ! » se dit-il en aspirant goulûment les premières bouffées, la fumée dense, âcre, chaude, lui emplissait tout le palais, caressait le fond de la gorge, poursuivait son chemin de jouissance dans tous les boyaux de son corps, et allait lui réchauffer l’âme ; cette volupté acheva d’éponger les désagréments de la nuit. Tout excité à la pensée de sa future cité, il feuilleta distraitement le journal, glissant sur les titres : « Le nouvel amour de Brigitte », « Gagarine, le premier homme dans l’espace », « Echec du débarquement dans la baie des cochons, à Cuba », « Incendie criminel de la Préfecture : le Préfet accuse l’OAS » : il parcourut l’article, de Ponsin était en photo, très digne, « on enquête dans les milieux d’extrême droite », Charles-Edouard espérait que de Ponsin serait de meilleure humeur et plus coopératif tout à l’heure. Quant à lui, il était à présent d’excellente humeur, il s’admira devant la glace, à peine un tout petit début de commencement de brioche, il faudrait qu’il ralentisse le whisky, puis il se jeta dans son costume, prêt à dévaler la journée, mit son nœud-pap dans sa poche, et fit appeler un taxi.
Quand il vit de Ponsin tout petit dans son immense fauteuil dans son immense bureau, les symboles de la République brillant de tous leurs feux, éclairant le visage pâle du technocrate, il fut ému par une grande admiration à l’égard de ces petits hommes qui créent et font vivre des symboles et des rêves beaucoup plus grands qu’eux-mêmes ; mais au fond, Charles-Edouard dirigeait cette admiration autant vers lui-même et son rêve de cité idéale.
De Ponsin l’accueillit froidement, comme il s’y attendait : « Dépêchons-nous, Monsieur Aillauperret, j’ai peu de temps ». Charles-Edouard réussit à obtenir, en citant à trois reprises le nom du Ministre, qu’il diligente une enquête des services fiscaux sur la situation financière de la Briqueterie et qu’il le charge officiellement d’une pré étude de « plan masse », pour évaluer la « capacité d’accueil du site », selon les propres termes de de Ponsin.
Trois mois plus tard, les deux hommes faisaient le point dans le même bureau.
L’enquête des services fiscaux donnait raison à Charles-Edouard : La Briqueterie était au bord du dépôt de bilan, et le propriétaire serait ravi de pouvoir en tirer une ressource encore substantielle en vendant le terrain à l’Etat ; il y avait beaucoup de chantiers dans la région, les ouvriers licenciés trouveraient facilement à s’employer.
Charles-Edouard présenta son plan-masse avec enthousiasme : « 1 kilomètre carré, cent hectares, Monsieur le Préfet, vous vous rendez. compte, cent hectares d’un seul tenant avec un seul propriétaire, de plus prêt à vendre ; avec 30 logements à l’hectare, on case 3000 logements, on se libère des servitudes de la rue et de l’alignement, les logements sans vis-à-vis profitent du soleil toute la journée, ça nous fait donc une trentaine de tours de cent logements chacune ; quinze étages pour chaque tour, on a une emprise au sol réduite à deux hectares maximum pour les logements, tout le reste, 98 hectares, c'est-à-dire presque tout le terrain, ça sera des espaces verts et des équipements, scolaires, de détente, de loisirs, de sports ; des tours simples et fonctionnelles, reflétant la beauté sobre et efficace de la technique, bien loin des pâtisseries viennoises que certains nous présentent comme les canons de l’architecture ; une place centrale rectangulaire, où les bâtiments sont implantés en parfaite symétrie, comme au forum romain ; on fera un beau centre de quartier sur la place centrale, avec des commerces, des services sociaux, une annexe de la Mairie, comme ça les gens auront tout sur place ; ils n’auront plus besoin d’aller courir partout dans la ville enfumée, insalubre et dangereuse, pour faire leurs courses, amener les enfants à l’école, ou faire du sport; il ne leur manquera que le travail sur place, mais quand il y aura l’autobus, ils seront à vingt minutes des zones industrielles, qu’ils auront hâte de quitter pour retrouver leur havre de paix et de verdure ; oui, un petit havre de paix, caché et protégé de la grande ville, puisqu’on n’y pénètrera que par une seule rue, qui fera le tour du quartier, sans le traverser, et qui desservira les parkings, tous situés en périphérie, pour protéger les enfants des automobiles…. ». Charles-Edouard était envahi par l’émotion, parlait de plus en plus vite et de plus en plus fort, faisait des grands gestes, au point qu’il arracha la pipe de de Ponsin de sa bouche et la fit voler à l’autre bout de la pièce ; ce dernier, paniqué par la peur du feu depuis l’incendie, se précipita sur sa pipe, écrasa du pied les braises répandues sur la moquette, pesta à la vue des traînées noires qu’ il venait de faire sur la moquette toute neuve, et apostropha Charles-Edouard « Allons, allons, Monsieur l’architecte, calmez-vous, nous sommes, vous et moi, au service de la reconstruction et de la modernisation de la France ; sans les destructions de la guerre, sans l’exode rural et le baby-boom, nous ne serions peut-être pas à cette place, vous comme moi : Alors, assumons avec humilité cette tâche, qui est en elle-même assez noble, et ne vous prenez pas pour un démiurge, en charge de tout régenter de la vie de nos concitoyens ! Je ne veux en aucun cas vous comparer à Staline, mais vous me faites penser à son slogan, dans les années 30 : « d’une main de fer, nous conduirons l’Humanité au bonheur » ». Charles-Edouard, douché, sentit s’éteindre l’incendie en lui ; il replia son plan-masse et demanda, avec ce petit sourire moqueur que de Ponsin détestait « Bien, Monsieur le Préfet, quand disposerons-nous du terrain ? »
« ZUP, ZUP, ZUP, moi je lui dis Zut à votre ZUP, et je reste très poli ! » Lefebvre ne voulait rien savoir, et de Ponsin avait dû agiter la menace de l’expropriation « pour cause d’utilité publique », au titre de la procédure de ZUP qui se répandait sur les terres à betteraves et les pâturages aux portes des agglomérations, dans tout le pays ; l’expropriation, emblème de la toute-puissance de l’Etat. Comme d’habitude, de Ponsin, c'est-à-dire l’Etat, était le plus fort, et il le savait ; il était juste contrarié que les choses ne se passent pas comme on le lui avait laissé entendre : Lefebvre n’était pas vendeur, l’enquête avait été bâclée, ça allait être long de disposer de son terrain, procédure de déclaration d’utilité publique, saisine du juge des expropriations, on en avait pour au moins 2 ans ; l‘architecte allait encore se plaindre au Ministère, il aurait encore droit à une note du ministre de 3 pages, rédigée par une de ces poules pondeuses du cabinet « je vous demande instamment…… » « le devoir sacré de la reconstruction…. » « vous n’êtes pas sans savoir l’importance que nous attachons, le Premier Ministre et moi-même ....... » (il était déjà arrivé qu’un de ces scribouillards fasse signer au ministre un « vous n’êtes pas sans ignorer ») « je vous demande de me tenir informé..... » et bla bla bla, et bla bla bla ; et encore s’estimerait-il heureux d’avoir droit à une note personnalisée, il arrivait le plus souvent que les problèmes particuliers rencontrés par tel ou tel de ses collègues se traduisent pas une circulaire adressée à tous ; ah les circulaires, le pur suc, la quintessence, la substantifique mœlle de ce que peut produire l’administration centrale, les circulaires censées faciliter l’application de la loi, à raison d’une page de circulaire pour une ligne de loi ou de règlement ! Comme si les rédacteurs, frustrés par une hiérarchie qui leur impose la concision dans les lois et règlements, se libéraient dans les circulaires de leur pulsion épistolière, ouvrant les vannes de leur sabir administratif, donnant libre cours à cette forme de délire du langage qui se prend lui-même pour objet. De Ponsin, à la différence de ses collègues qui pratiquaient le classement vertical, collectionnait les circulaires, les classant soigneusement par année et par ministère, avec le projet de publier à la retraite un bêtisier de l’Administration.
Revenant à la réunion, il sentit la lassitude l’envahir à la perspective de ces combats stériles et sans gloire, mais pourquoi allait-on emmerder un pauvre entrepreneur en difficultés pour satisfaire la mégalomanie d’un architecte bien en cour ? Pourquoi vouloir à tout prix ce terrain-ci avec une usine dessus, alors qu’il y avait des centaines d’hectares de terres à betteraves bien moins chères et plus faciles à maîtriser ? Pourquoi fallait-il qu’il se retrouve dans cette position d’acheteur de tapis, lui le grand commis de l’Etat ? A ce moment précis, il enviait son collègue et ami de Lannoue qui, rentré depuis trois ans du Sénégal, coulait à présent une retraite paisible ; cela n’avait pas toujours été le cas ; il se remémorait les paroles de de Lannoue, quand ils échangeaient sur leur situation « tu ne peux pas savoir comme je m’ennuie dans ce bled de brousse ; se retrouver à réglementer la chasse et le commerce quand on a rêvé de diffuser la mission civilisatrice de la France, ce n’est pas bien exaltant ; tu ne peux pas savoir la chance que tu as de participer à cette grande cause nationale, la reconstruction » ; de Ponsin lui répondait invariablement que les colonies étaient encore une terre d’aventure, que tout y était possible, que c’était le far West de la France, et que s’il n’avait pas couché avec la femme du gouverneur général, il aurait profité lui aussi de cet eldorado professionnel, au lieu d’être affecté dans un trou paumé. De Lannoue n’avait pas seulement couché avec la femme du gouverneur général, il tenait publiquement des propos iconoclastes antirépublicains, de ce genre : « si la France n’a pas pénétré l’Afrique en profondeur comme l’a fait l’Islam, ou comme l’ont fait l’Espagne et le Portugal en Amérique, c’est parce qu’elle y est allé en ordre dispersé : l’administrateur et l’instituteur républicains d’une part, et les missionnaires d’autre part, ne défendaient pas les mêmes valeurs ; les autres étaient unis dans la même foi, musulmane ou catholique, glaive dans une main, goupillon dans l’autre ». De Ponsin ne partageait pas la vigueur catholique antirépublicaine de son ami, lui qui se sentait profondément et catholique et républicain.
Les services fiscaux ne s’étaient pas trompés : Lefebvre était bien vendeur ; simplement, il avait décidé de profiter de la situation pour faire monter les enchères.
Lefebvre n’était pas exactement le « pauvre entrepreneur en difficultés » qu’imaginait de Ponsin : il avait longtemps vécu des rentes de la Briqueterie, héritée de son père, laissant l’affaire familiale aux mains de gestionnaires de confiance ; quand ces derniers lui avaient conseillé il y a quelques années d’investir pour ne pas rater le virage technologique du béton armé, il s’y était refusé, arguant de ses clients, les maçons amis de son père, fidèles à la brique et à l’entreprise familiale ; derrière ce qu’il savait n’être qu’un prétexte se masquait la vraie raison de son conservatisme : le capital à mobiliser pour investir diminuerait ses rentes personnelles13