Traverser la grisaille - Urszula Surma - E-Book

Traverser la grisaille E-Book

Urszula Surma

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Beschreibung

Juste après la Grande Guerre, la jeune Lena revient avec sa grand-mère dans leur ville natale en Haute - Silésie où les habitants vivent avec l'espoir que leur région redevienne polonaise. C'est dans ce décor que Lena tente de construire sa vie d'adulte. Sa rencontre avec Georg lui fera-t-elle oublier la grisaille du quotidien ?

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Veröffentlichungsjahr: 2025

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Urszula SURMA, née en 1959 en Silésie, a voulu retracer l’histoire de cette région en Pologne en s’inspirant d’événements divers racontés par sa famille. Son livre « Traverser la grisaille » est le premier tome de sa saga romancée.

Jamais rien n’arrive deux fois,

jamais rien ne se reproduit,

nous sommes nés sans bon usage

et sans routine, mourrons surpris.

(extrait du poème « Jamais deux fois »

de Wislawa Szymborska, prix Nobel de littérature 1996)

À ma grand-mère

Sommaire

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Chapitre 25

Chapitre 26

Chapitre 27

Chapitre 28

Chapitre 29

Chapitre 30

Chapitre 1

— Lena, tu es née pendant un bel été 1899 et regarde-moi, chérie, nous avons à peine remarqué l’arrivée du nouveau siècle, 18 mois après ta naissance, alors qu’il est déjà bien en place et, en quelques années, il a plongé le monde dans la misère.

La jeune femme fixa sa grand-mère avec ses grands yeux verts puis jeta un coup d’œil dehors où les derniers rayons du soleil d’automne se posaient en douceur sur le parc du château. Une petite larme timide osa une descente lente sur sa joue.

— Oui, j’avoue, tout ce que tu as vécu depuis n’a pas été facile. Mais cette maudite guerre est enfin finie et nous devons prendre une décision importante. Nous en avons déjà parlé… J’ai besoin que tu m’écoutes attentivement.

— Andla, j’ai trop peur, dit Lena en se tournant vers la seule personne qui veille sur elle depuis toujours.

La femme prit le joli visage pâle de sa petite-fille entre ses mains, essuya la petite larme solitaire avec le pouce en plongeant son regard plein d’amour dans celui de Lena et la tristesse assombrit inconsciemment ses traits.

— Tu dois me faire confiance. Nous allons partir cette nuit, nous n’avons pas le choix et tu le sais bien, n’est-ce pas ? Nous allons rassembler nos minces affaires et, dès que tout le monde se sera endormi, nous allons nous glisser dehors par la fenêtre de l’arrière cuisine. C’est comme ça.

Lena frémit et chaque partie de son corps lui fit ressentir son trouble naissant car, ce moment-là, elle l’appréhendait depuis un certain temps. Sans aucun mot, comme si elle avait perdu l’usage de la parole, elle put juste poser sa main gelée sur celle de sa grand-mère adorée. En tremblotant comme une feuille, Lena sourit à la femme à qui elle faisait entièrement confiance. Ses yeux d’habitude vifs et étincelants mais à présent habités par l’angoisse s’emplirent à nouveau de larmes quand elle embrassa sa grand-mère du regard. Longtemps.

Andla, qui se faisait appeler ainsi par sa petite-fille, poussa un soupir. En vérité, elle s’appelait Adelheide Pawlik mais Lena, depuis toute petite, opta pour ce surnom un peu fantasque et c’était sans doute plus facile. Elle ne l’avait jamais appelée « mamie ». Elle n’avait jamais prononcé le mot « maman » non plus.

Emilia, unique fille d’Adelheide, accoucha à l’âge de 18 ans après avoir vécu une déchirante déception sentimentale. Très peu après, elle rencontra un homme respectable qui, tombant éperdument amoureux de la jeune femme, la demanda en mariage. L’homme ne connaissait pas tous les détails du passé de sa bien-aimée ou bien, tout simplement, il préférait ne pas les connaître. Emilia, quant à elle, probablement aveuglée par l’excellente situation financière et sociale de son prétendant, n’hésita pas à abandonner sa fille ou plutôt « la confier », comme elle justifia son geste à sa mère. Ça devait être temporaire selon elle, le temps de convaincre son mari.

En attendant, l’adorable fillette grandissait dans un petit logement d’un vieil immeuble délabré situé sur les périphéries de la ville pendant que sa mère vivait confortablement auprès de son époux, le respectable directeur de la mine.

Au début, Emilia leur rendait des visites en cachette mais petit à petit celles-ci étaient devenues de plus en plus rares.

Heureusement qu’Adelheide s’étant retrouvée seule après la mort de son mari dans un accident à l’aciérie, avait pu garder le logement de fonction attribué autrefois aux employés. Lena, entourée de l’amour de sa grand-mère qui faisait le ménage chez les gens, en l’amenant partout avec elle, s’avérait être une enfant extrêmement sage. Quand celle-ci poussa la première fois le prénom « Andla », Adelheide pleura longtemps. Depuis tout le monde appelait cette femme avec ce diminutif. Serviable, forte et débordant d’énergie, elle arrivait à assumer avec une certaine philosophie optimiste ce que la vie lui faisait subir. « Avancer ! Il le faut ! Car le temps qui nous reste ne se fait pas attendre » disait-elle souvent dans un grand sourire tout en essuyant avec son tablier ses grandes mains abîmées par le travail.

Vêtue toujours d’une jupe d’une couleur indéfinie, usée par des lavages réguliers et qui lui tombait jusqu’aux chevilles, ainsi que d’un haut sombre assorti et boutonné devant, elle ressemblait plus à une campagnarde qu’à une habitante de la ville des ouvriers. Elle attachait ses cheveux châtain clair devenus légèrement cendrés en chignon très serré avec une jolie broche. Le seul bijou qu’elle possédait.

Adelheide vint au monde en Haute-Silésie, une région située au cœur de l’Europe qui, par rapport à sa situation géographique, a toujours été l’enjeu d’une conquête de territoire par les pays voisins.

Depuis des siècles.

Au moyen âge, elle avait été peuplée de tribus slaves, les « Slézanes » qui lui auraient probablement donné son nom. L’histoire assez complexe de cette région fit que son territoire a appartenu à la Pologne pendant près de 440 ans dont plus de 200 ans en tant que principauté indépendante, plus de 270 ans au royaume de Bohême, 214 ans à l’Autriche et 182 ans à la Prusse. Pas difficile d’imaginer le déchirement constant des Silésiens balancés à droite et à gauche entre les puissances en vogue. À l’approche du 19e siècle, la région vit beaucoup de transformations dues aux exploitations de charbon et à la naissance de la métallurgie et, en 1871, elle fit partie de l’Allemagne unifiée.

Tantôt polonaise, tantôt prussienne, tantôt allemande, la Silésie a toujours essayé de garder à tout prix ses valeurs sociales et sa culture.

Ainsi Adelheide vivait en Allemagne. Née plus précisément à Königshütte, elle était donc bel et bien Silésienne et n’avait jamais quitté sa ville natale, même, si pour y vivre, ce fut parfois difficile. Avec ses établissements aux cheminées fumantes qui polluaient gravement l’air et salissaient tout, la ville affichait un visage indéniablement triste et abattu. Mais, malgré toute la grisaille de ses immeubles sinistres, malgré la poussière qui se posait constamment sur les fenêtres et qui se faufilait à l’intérieur pour couvrir les meubles que ses habitants n’arrêtaient pas d’épousseter, Königshütte attirait les gens.

Car il y avait du travail. Avec le temps, ils s’attachaient tous à cet endroit et y restaient.

Adelheide aimait cette ville qui la vit grandir, c’était la sienne. Une ville qui portait désormais les stigmates d’un passé douloureux.

Quand Lena fit ses premiers pas à l’école, sa grand-mère qui était respectée et appréciée de tous, disposait dorénavant d’un peu plus de temps pour travailler. Cependant, au fil des semaines, quand le travail commença à manquer, leur situation devint inquiétante.

Lors d’une de ses rares visites, Emilia donna à sa mère, qui semblait assez découragée, l’adresse d’une riche famille demeurant dans un village près de Nysa, à cent cinquante kilomètres de Königshütte, et lui dit :

— Les propriétaires d’un château cherchent une cuisinière et une fille de cuisine. Tu n’as que 54 ans maman et tu es une femme robuste et en parfaite santé. Vous pouvez partir toutes les deux. Lena est assez grande et dégourdie pour travailler avec toi, non ?

Adelheide dévisagea sa petite-fille qui se tenait à l’écart, toute pâle.

Helena Pawlik, que tout le monde appelait Lena et qui portait le même nom que sa grand-mère, avait tout juste 15 ans et huit années d’école primaire. D’ailleurs, elle venait de la terminer avec de très bonnes notes. Adelheide veillait toujours à son éducation même si, à l’époque, il n’y avait pas d’analphabétisme en Silésie car, depuis le 19e siècle, les Silésiens, en tant que citoyens allemands, étaient obligés de suivre une école allemande de huit classes. En langue polonaise, il fallait se contenter uniquement des cours de religion. La plupart des habitants étaient quand-même bilingues voire trilingues, le silésien pouvant être un dialecte du polonais ou même une langue à part entière. Même les enfants jonglaient avec beaucoup de facilité entre allemand, polonais et silésien.

En ce mois de juin 1914, la tension politique était si oppressante qu’Adelheide et Lena sautèrent sur l’occasion sans trop réfléchir. Se mettre à l’abri dans un endroit plus tranquille et avoir un travail. Quelle merveilleuse opportunité !

— Vous attendez quoi, alors ? leur demanda Emilia trop agitée en voyant sa mère hésiter.

Le lendemain, elle leur apporta une vieille valise cartonnée qu’elles remplirent de vêtements ainsi que de quelques objets personnels qu’elles possédaient. Adelheide et Lena se mirent en route avec une certaine appréhension jusqu’au château et furent acceptées.

Un mois après seulement, toute l’Europe bascula vers la Grande Guerre.

Au début les deux femmes étaient contentes se sentant à l’abri, logées, nourries avec un travail pas trop difficile. Mais, alors que la guerre ravageait progressivement l’Europe, la situation au château évolua. Elle changeait partout d’ailleurs. Une grande partie des hommes en âge de porter les armes répondirent à l’appel et rejoignirent les unités de l’armée de l’Empire allemand.

Le comte ainsi que son fils unique furent mobilisés aussi et la comtesse se lamentait continuellement de ne pas pouvoir tout gérer. Le jardinier n’échappa pas non plus à la mobilisation. Quand la gouvernante, à son tour quitta le château, à part Adelheide et Lena, ne restèrent plus que le valet et deux femmes de chambres.

Les jours, les semaines et les mois semblaient interminables. Les quatre saisons de l’année se relayaient d’une manière cyclique en changeant seulement leur couleur. Les cigognes revenaient naturellement dans leurs nids quand la campagne s’habillait en vert et elles repartaient avant que les feuilles ne se peignent d’une jolie teinte dorée. La nature vivait et agissait selon son ordre établi. Mais la guerre, elle, était toujours là. Effroyable et incontrôlable. Avec ses batailles, ses combats et toutes les larmes amères du monde à n’en plus finir, elle donnait l’impression d’être un monstre éternel.

Au fur et à mesure que de brèves informations sur les victimes arrivaient du front, que les messes funéraires étaient célébrées dans les églises de plus en plus souvent avec les cercueils vides, l’ambiance devenait vraiment pesante. Beaucoup de soldats étaient tombés sur les champs de bataille. Parfois sans un cri. Sans un dernier regard vers le ciel. Tant avaient succombé à leurs blessures. En souffrance. Certains hommes qu’Adelheide avait eu l’occasion de voir au château étaient rentrés chez eux infirmes.

Le découragement, la fatigue et le désespoir ainsi que toutes les difficultés liées à l’approvisionnement alimentaire s’intensifiaient.

La situation devenait alarmante.

La nourriture au château manquait régulièrement et Adelheide se démenait afin de concevoir des repas avec le strict minimum.

En plus de son travail à la cuisine, on obligea Lena à cultiver le jardin.

— Tu sais, Andla, dit-elle un jour, au moins il y a des pommes de terre, des rutabagas et des carottes dans l’assiette.

Le comte et son fils furent portés disparus. Quant à la comtesse, elle finit par perdre la tête. Pendant des mois, les deux femmes ne reçurent aucune paie. L’hystérie incontrôlable de la malheureuse maîtresse du domaine leur donnait des sueurs froides.

La guerre à présent finie, il fallait partir. Rentrer à Königshütte avant que la neige ne tombe.

Il leur fallait pourtant être prudentes et le faire en douce, l’instable propriétaire des lieux n’étant pas en état de comprendre quoi que ce soit. Elle risquait de piquer une de ces terribles crises en essayant de les retenir contre leur volonté.

Adelheide regarda sa courageuse petite-fille avec beaucoup de tendresse. Lena avait désormais 19 ans et était devenue une très belle jeune femme. Svelte, plus grande que sa grand-mère, elle se tenait toujours droite et se déplaçait avec beaucoup de grâce, une habitude qu’elle avait adoptée sans doute en observant les habitants du château. Elle avait hérité de la couleur de cheveux de sa grand-mère et se coiffait pareil qu’elle, avec une broche que la comtesse lui avait offerte lors de leur premier Noël au domaine.

— Andla, tu m’apprendras comment la mettre dans mes cheveux ? lui demanda Lena ce soir-là. Je vais faire comme toi, ajouta-t-elle les yeux brillants dans lesquels scintillaient les couleurs de toutes les boules accrochées sur les branches d’un énorme sapin.

Durant les deux premières années de leur séjour au château, les femmes reçurent des vêtements et des chaussures, dont de beaux manteaux d’hiver. Maintenant, elles ne pouvaient que se féliciter d’être aussi bien équipées pour prendre la route vers Königshütte. Trouveraient-elles seulement une charrette ou bien seraient-elles obligées de marcher jusqu’à la gare qui n’était pas tout près ? Et puis… il y aurait-il un train ? La courageuse Adelheide n’en était pas certaine. Partout la guerre avait laissé derrière elle des routes abimées et des champs ravagés. Même s’il n’y avait pas eu de batailles en Haute-Silésie et qu’aucune ligne de front n’avait traversé la région, la guerre avait grandement affecté le sort de ses habitants durant ces quatre longues années.

Malgré tous ses doutes, Adelheide prit sa décision. Elle avait un peu d’argent économisé et surtout l’envie d’aller retrouver sa ville natale.

— Lena, nous ne pouvons plus rester ici, dit-elle tout bas en touchant avec douceur le bras de sa petite fille.

— Je suis prête, réussit à répondre la jeune femme, la gorge serrée.

Son visage devenu presque blanc et ses mâchoires se contractèrent. Elle tourna son regard embrumé vers le magnifique parc qui allait tellement lui manquer.

Chapitre 2

Georg avait mal partout. Tout son corps était endolori.

À moitié allongé, il leva les yeux vers le ciel plombé de nuages et ressenti un étrange mélange de tristesse et de joie l’envahir. Un sentiment surprenant dilué dans ces belles lumières automnales. La voiture roulait sur la route boueuse en sursautant régulièrement sur les trous présents dans la chaussée. Depuis combien de temps ? Il ne savait plus. Les hameaux apparaissaient de temps en temps, comme des fantômes. La fumée s’échappant des cheminées et les chiens amaigris qui couraient après leur camion en aboyant témoignaient que ces bourgades étaient toujours habitées. Un léger brouillard de cette fin novembre s’allongeait sur les champs et l’odeur de pommes de terre cuites dans les feux de camp chatouillait les narines.

Georg et ses camarades de guerre rentraient chez eux. Serrés les uns contre les autres car cela permettait au moins de se tenir chaud, ils repensaient tous à ce qu’ils allaient retrouver sur place. Quel sort leur réserverait la vie une fois arrivés ? Ils avaient hâte de laisser derrière eux ces années marquées par l’horreur de la cruauté humaine.

Les unités venues de Silésie faisaient partie de la 5e armée qui avait bataillé en France. La Grande Guerre avait projeté les soldats partout. Ils étaient présents lors de la première étape de la bataille de Verdun, puis retirés pour reconstituer les troupes de combat dans la Somme pour ensuite revenir à nouveau à Verdun à l’automne 1916. Plusieurs d’entre eux étaient tombés dans les champs de Verdun et dans la Somme.

Georg partageait son destin avec ses camarades de combat qui venaient comme lui de Silésie ou bien de la Grande Pologne, de Poméranie, de Warmie ou de Mazurie. On leur avait mis des uniformes de l’armée allemande de la couleur « feldgrau » ainsi que des casques à pic « pickelhaubs » sur la tête et on les avait envoyés à la guerre. Ils sont allés au front, se sont battus et sont parfois morts. Puis remplacés par d’autres.

Combien ? Impossible de compter exactement.

Georg entendit quelqu’un tousser. Quelqu’un d’autre chantonnait. Ses partenaires de misère entassés dans le camion se ressemblaient tous. Tous, des miraculés de Verdun. Comme les trois qui étaient assis à côté de lui et qui trainaient avec eux la douloureuse histoire de leur famille déchirée. Georg apprit qu’ils étaient quatre frères avec leur père à avoir été mobilisés au début de la guerre. Tous en même temps. L’un des deux quitta sa fratrie pour toujours. Déchiqueté par un obus. Les trois autres somnolaient à présent à côté de lui. Abimés, dévastés, absents. Le premier, qui ne parlait presque plus, avait subi de graves dommages auditifs. Le deuxième bégayait à n’en pas finir et le troisième affichait un visage marqué par une vilaine cicatrice. Quant au père, il revenait avec une jambe manquante. Mais vivant.

Georg chassa l’image de ses autres compagnons de guerre, défigurés tels des monstres. Oh, l’artillerie avait eu des effets dévastateurs. Les éclats d’obus lacéraient les corps, broyaient les membres, détruisaient les visages. Les cris de toutes ces victimes résonnaient encore dans sa tête. Oublier. Oublier toute cette violence infligée aux soldats. Le plus vite possible. Enlever cet uniforme allemand qu’il portait depuis quatre ans, tant détesté, car dans son cœur et dans son âme, il restait Silésien et Polonais.

Georg pensa à ses quatre frères à lui. Où sont-ils ? Puis il revit sa mère, sa sœur et, une larme glissa sur son visage jusqu’à son oreille. Il l’essuya rapidement avec le revers de sa manche. Mais devait-il vraiment avoir honte parce que la famille lui manquait ? Parce que « la cruelle dame guerre » l’avait séparé de ses proches ? Parce qu’elle lui avait fait subir l’impossible pendant si longtemps ? Il n’était pas le seul et unique soldat à pleurer ainsi. Risquait-il de rester à jamais une victime de ce traumatisme énorme ? Peut-être bien. Mais, en attendant, il fallait passer à autre chose.

Oh, si seulement son esprit tourmenté pouvait accorder un peu de sommeil à son corps en souffrance.

La route se faisait longue mais il n’allait pas se plaindre, cette fois, elle menait vers la délivrance.

Il regarda défiler les arbres recroquevillés qui la bordaient, avec leurs toutes dernières feuilles accrochées ici et là, et il pensa à l’hiver qui n’allait pas tarder à arriver.

Il sourit à l’image du poêle en fonte sur lequel sa mère cuisinait, au seau de charbon qu’il fallait trimbaler de la cave jusqu’au 4e étage pour mettre le poêle en route tous les matins. Il sentit presque l’odeur de la soupe aux pois quand la voiture s’arrêta net. En changeant alors sa position pour mieux voir, il aperçut deux femmes au bord de la route. Il entendit une plaisanterie de ses camarades qu’une voix autoritaire fit taire aussitôt.

— Taisez-vous, bande d’imbéciles. Et si c’était votre femme ou votre sœur, vous feriez pareil ? Les horreurs de la guerre vous ont donc rien appris ? grommela Ewald, le père des trois frères.

Le silence qui suivit se fit pesant.

Le père ordonna à ouvrir la trappe du camion et s’adressa aux femmes qui se tenaient là, immobiles et pétrifiées.

— Bonjour, n’ayez crainte… Où allez-vous comme ça ? demanda Ewald.

L’une d’elles, la plus âgée, leva son visage emmitouflé dans un châle vers ce vieux soldat tandis que la plus jeune gardait sa tête baissée.

— Bonjour… à la gare. Nous allons à la gare.

Sa voix se fit à peine audible et sa main trembla quand elle ajusta son châle. Georg remarqua sa vieille valise en carton qu’elle tenait dans l’autre main. La deuxième femme avait un grand cabas qui pendait à son bras. Toutes les deux étaient très intimidées par ce camion plein de soldats. L’angoisse ou plutôt la peur de l’inconnu se lisait indéniablement sur leurs visages et ça, Georg comprenait trop bien pourquoi. La guerre lui avait déjà montré plusieurs fois des soldats se comportant comme des bêtes sauvages. Oui, la guerre avait bien plusieurs facettes. Soudain il eut honte et une fois de plus toutes ces horreurs firent surface.

— Alors, montez ! On va vous rapprocher, proposa Ewald. Nous allons à Gleiwitz. Il y a bien une gare là-bas mais… est-ce qu’il y aura un train ? Je n’en sais rien.

Mais comme les femmes ne bougeaient pas, il se retourna vers Georg se trouvant le plus près du bord du camion.

— Allez Georg, aide donc ces pauvres femmes à monter. La route paraît dangereuse par ces temps. On ne va pas les laisser ici, non ?

Georg sursauta, dévisagea Ewald, puis se retourna vers les femmes.

Malgré ses douleurs lancinantes dans le dos, il se leva rapidement, tendit sa main vers la plus âgée et l’aida à monter. Ensuite ce fut le tour de la plus jeune. Quand elle souleva sa tête en montant, son regard timide se posa sur Georg.

L’espace d’un instant, il crut se noyer dans ses grands yeux tout en se laissant submerger par l’intensité inattendue de ce vert profond. La jeune femme rougit et baissa son regard immédiatement. Était-ce pour cacher une profonde émotion qui la submergeait ? Sa main était petite et moite. Curieusement, il avait envie de la garder plus longtemps dans la sienne mais la voix d’Ewald le fit revenir.

— Allez les gars ! Poussez-vous. Faites-leur un peu de place.

Les soldats étaient déjà entassés comme des sardines dans une boite mais ils réussirent quand même à dégager un tout petit espace en jetant des regards curieux vers ces nouvelles passagères. Les femmes se retrouvèrent en face de Georg et le camion reprit sa route. Ewald essaya d’entamer la conversation.

— Je suis parti à la guerre dans cet uniforme allemand mais je ne suis pas Allemand, je suis Polonais, comme les autres ici, expliqua-t-il aux femmes. Moi et tous les jeunes locaux de ma ville natale en Haute-Silésie, on a été enrôlés dans l’armée.

— Il dit la vérité, ajouta un de ses fils. Les Polonais nés en Silésie sont citoyens de l’Empire allemand et sont forcément soumis au service militaire obligatoire.

Un autre soldat poursuivit :

— Le plus dur, c’était de se retrouver face à face avec les compatriotes.

Georg savait que la plus grande tragédie entre les compatriotes n’était pas la nécessité de combattre sous des uniformes étrangers mais le fait que parfois le combat s’avérait fratricide. Il se souvenait très bien du récit d’un de ses camarades qui racontait comment les Polonais se réunissaient au début de la guerre à Arras. Dans les tranchées ennemies, malheureusement. D’un côté il y avait des conscrits polonais en uniforme allemand, de l’autre, dans les tranchées françaises, des volontaires qui servaient dans une unité de la Légion étrangère. Les Polonais en uniforme « feldgrau » et les Français se faisaient face. Ces derniers avaient déployé une banderole avec un aigle blanc et ont tenté d’établir le contact avec « les leurs ». Ils parlaient polonais et chantaient des chansons, tout cela pour encourager leurs compatriotes à rejoindre le camp allié. Il paraît que le commandant ne voulant prendre aucun risque fit transférer les conscrits polonais dans un autre secteur du front où ils ne furent pas menacés par cette tentation.

Georg chassa ses pensées noires quand il entendit Ewald dire :

— Oui, personne ne nous a demandé si nous voulions ou non faire la guerre. N’ayez pas peur…

Les femmes hochaient la tête. Elles n’étaient pas trop bavardes. Ewald apprit juste qu’elles rentraient à Königshütte. Il laissa tomber et le trajet se poursuivit en silence.

Chapitre 3

— Il fait si sombre dans cette pièce, observa Lena en sortant du lit qu’elle partageait avec sa grand-mère.

Elle enfila ses pantoufles et s’approcha de la petite fenêtre qui donnait sur la cour pavée. En tirant le rideau, elle vit un tas de poubelles et un vieux vélo à moitié rouillé qui se tenait à peine, posé contre le mur écaillé. Rien à voir avec la magnifique vue sur le parc qu’elle avait il y a encore si peu de temps. Sa chambre au château la fit rêver un instant et elle soupira.

— Andla, lève-toi, je vais faire du café.

Depuis qu’elles étaient rentrées à Königshütte, les deux femmes regrettaient souvent leur logement douillet et chaud au château mais rien ne valait mieux que leur ville natale. Même si elles la retrouvèrent un peu changée. Mais pour l’instant toujours allemande.

Le jour de leur arrivée, elles se rendirent directement à la maison d’Emilia, cependant sans grand espoir d’être bien reçues. Vu que personne n’avait ouvert la porte, elles se précipitèrent à l’aciérie mais, comme elle le redoutait, Adelheide perdit son appartement social définitivement en partant à Nysa. Cependant, le vieux directeur, qui se souvenait très bien de la brave femme, lui proposa un logement contre des heures de ménage dans les bureaux de l’aciérie.

Par un coup de chance, l’ancienne femme de ménage était partie vivre chez sa famille à la campagne en libérant sa place. Et sa chambre. Certes, pas très grande. Mais c’était mieux que rien.

Il fallait absolument trouver un toit.

Elles emménagèrent donc immédiatement.

La chambre était située au rez-de-chaussée d’un immeuble typique de quatre étages et, à part le bruit causé par tous les habitants défilant constamment devant leur fenêtre et l’odeur nauséabonde des poubelles, le logement était supportable.

La pièce leur parut assez correcte et avait même un lavabo et un coin cuisine avec un poêle.

Les toilettes par contre étaient communes. Chaque niveau en possédait une. Ceux du rez-de-chaussée se trouvaient juste au bout du couloir.

— Il ne nous reste pas beaucoup de pain, remarqua Adelheide en s’asseyant sur un tabouret brinquebalant devant la petite table couverte d’une toile cirée coupée par endroit.

Lena réchauffa ses mains autour de sa tasse. Il faisait très froid dehors et le ciel prit une couleur d’un gris profond annonçant assurément l’arrivée de la neige. Il leur manquait du bois ou du charbon pour faire fonctionner le vieux poêle qui réchauffait la pièce.

— Aujourd’hui, j’irai voir Emilia. Le mari de ma fille est quand même le directeur de la mine et nous… nous n’avons pas de charbon. Tu te rends compte ?

— Parce que tu crois vraiment qu’Emilia pourra nous aider ?

Le mot « maman » restait depuis toujours coincé dans la gorge de Lena, comme une boule remplie de peine, de chagrin, de désespoir.

Adelheide avait vraiment l’air fatiguée. Depuis deux semaines qu’elles habitaient cette chambre, elle s’était rendue chez sa fille deux fois et elle avait compris qu’évidemment le mari n’avait pas changé et, qu’Emilia pouvait seulement les aider en cachette.

Deux jours auparavant, elle leur avait apporté un pot de confiture, une boite de chicorée, un chou, quelques pommes de terre et trois oignons.

— Les temps sont durs, dit-elle d’une voix coupante. La prochaine fois, je t’apporterai quelques vêtements, ajouta-t-elle en fixant sa fille avec les mêmes yeux verts qu’elle.

Mais ce n’étaient pas des vêtements qu’il leur fallait mais bien de la nourriture et un logement décent.

Lena regardait sa mère comme si c’était une inconnue. Même si Lena lui ressemblait beaucoup, elle n’avait pourtant rien hérité de son caractère.

Emilia était une belle femme, très grande, toujours bien habillée, impeccablement coiffée, le chapeau s’harmonisant à merveille avec sa chevelure châtain mi-long ondulée, le sac et les chaussures parfaitement assortis. Quand Lena croisait dans la rue des femmes vêtues de la même façon, elle se demandait souvent comment arrivaient-elles à ne pas se sentir ridicules vis-à-vis des autres ? De celles qui, pour la plupart du temps, n’avaient pas de quoi se couvrir pour se protéger du froid.

Lena ne comprenait pas le comportement de sa mère. Elle ressentait juste de la colère et ne supportait pas d’être obligée d’accepter cette aide minime.

Cette rogne, cette rage montait en elle encore plus dès qu’elle commençait à s’imaginer sa mère en train de manger des biscuits avec son fils qu’elle avait eu avec ce Monsieur le directeur. Tous les deux assis devant la cheminée dans leur belle maison. Maman aux petits soins avec son fils, un gamin de 14 ans aujourd’hui.

Comment a-t-elle pu abandonner sa fille et basculer dans une nouvelle vie ?

Comment pouvait-elle se regarder dans le miroir ?

Lena repensait souvent à cette éprouvante situation et se demandait si sa mère, avait un quelconque sentiment pour elle ?

Car Lena, elle, ne l’avait jamais aimée.

Ni avant, ni maintenant.

Quand elle était enfant, Emilia faisait de brèves apparitions dans leur ancien appartement. Tantôt avec un petit jouet, tantôt avec un bonnet en tricot. Ou une orange pour Noël.

Pour son cinquième anniversaire, elle lui avait quand même apporté une poupée en porcelaine. Toute nue. Sa chère Andla lui avait alors confectionné de petits vêtements mais, un an après, Lena la fit tomber de la fenêtre en jouant avec elle sur le parapet. La poupée perdit ses deux bras et son crâne se cassa au milieu, laissant apparaître un grand trou béant.

— Je ne la veux plus, elle est comme Emilia, elle n’a pas de cœur, pleura une Lena traumatisée en voyant qu’à l’intérieur, la poupée était vide.

Ce fut la fin de la poupée en porcelaine. Adelheide lui en fabriqua une autre, cette fois en chiffon, avec deux jolis boutons verts à la place des yeux.

Elle avait rendu l’âme depuis.

Adelheide et Lena étaient inséparables, Lena adorait sa grand-mère qui essayait, comme elle pouvait, de remplacer sa mère, de combler le vide maternel. Mais ce vide-là, on ne le comble jamais vraiment.

Depuis leur retour à Königshütte, sa grand-mère travaillait seule pour subvenir à leurs besoins mais Lena n’aimait pas du tout cette situation.

Quand un jour elle entendit parler dans l’immeuble que le boulanger du quartier cherchait une vendeuse, elle sauta sur l’occasion. Sans attendre, elle se rendit au magasin mais, n’ayant aucune expérience en la matière, on l’éconduisit. Vu sa déception, le gentil boulanger lui apprit qu’une riche cliente, qui envoyait régulièrement sa cuisinière acheter du pain chez lui, cherchait une aide-cuisinière. Il ne fallait absolument pas rater une telle opportunité. Lena s’y rendit immédiatement et c’était incontestablement son jour de chance car elle fut acceptée. Elle devait commencer le travail dès le lendemain. Avec deux semaines d’essai.

Et maintenant il était temps de le dire à sa chère Andla.

Elle leva ses yeux au plafond et prit une grande respiration pour se donner du courage.

Le mois de décembre avait bien pointé son nez et le froid se faisait gravement ressentir.

Ce matin, Königshütte se réveillait lentement. La grisaille et la tristesse se posaient partout, tel un vieux manteau poussiéreux. Les rideaux déjà tirés dans la plupart des fenêtres dévoilaient la vie des gens à peine levés tandis que les premières lumières matinales osaient à peine caresser la ville.

Les joues rougies, Lena marchait en direction de la maison de ses futurs employeurs en repensant à sa conversation avec Andla. Quand elle lui avait annoncé avoir trouvé un emploi, sa grand-mère avait eu les larmes aux yeux. Oh, toutes les deux, elles comprenaient trop bien leur situation financière.

— Je suis sûre qu’ils vont te garder. Avec ton expérience de quatre ans dans les cuisines du château ? Bah, ils ne trouveront pas mieux, l’avait-t-elle rassuré d’une voix douce, en essuyant en même temps ses yeux avec le bout du vieux tablier qu’elle portait toujours à la maison.

À présent Lena devait tout donner pour que sa période d’essai se passe au mieux.

Elle s’arrêta devant la porte d’une grande maison de ville en briques rouges et, après un vague moment d’hésitation, elle finit par frapper à la porte avec un anneau orné d’une tête de lion. En levant les yeux vers le toit, elle vit la fumée sortir de la cheminée et ressentit presque déjà la chaleur de l’intérieur. Au moins, elle n’aurait pas froid cet hiver.

Quelques instants après, la porte s’ouvrit et Lena vit la même servante que le jour de son entretien avec la propriétaire. Habillée toujours en noir avec un joli tablier blanc brodée, la femme l’invita à l’intérieur.

— Bonjour, je viens pour le travail, je m’appelle…

— Lena, coupa la servante. Je sais bien qui tu es. Suismoi, je te montre ton placard. Tu te changes, il y a tout ce qu’il te faut pour travailler à la cuisine. Je viens te chercher dans quelques minutes, dit-elle d’un seul trait.

Lena hocha la tête.

— Ah… je m’appelle Albina, ajouta-t-elle en réajustant son tablier pour cacher en partie quelques jolies rondeurs de son corps et en tournant les talons.

Lena se changea rapidement. Elle enfila par-dessus sa robe grise une espèce de tablier à fleurs avec des manches longues et eut juste le temps d’ajuster ses cheveux avant qu’Albina ne réapparaisse. Elle suivit la servante jusqu’au bout du couloir où se trouvait l’immense cuisine.

Une femme rondelette d’une cinquantaine d’années affublée du même vêtement fleuri leva ses yeux vers Lena en souriant et arrêta de couper les légumes.

— Madame Kolnik, je vous amène Lena, annonça Albina qui disparut aussitôt.

Lena regarda autour d’elle et se présenta timidement. La cuisinière avait l’air gentille.

— Allez, mon petit. Approche. Tiens, prends mon couteau et attaque ces légumes. On a des invités ce soir, ce qui veut dire beaucoup de travail, dit-elle.

Elle avait une telle douceur dans sa voix que Lena se sentit tout de suite en confiance.

Un peu comme avec sa grand-mère, au temps du château.

— Tu sais, Andla, dit Lena le soir en rentrant. C’était comme avant, comme avec toi. Madame Kolnik est très gentille et m’apprend plein de choses. Elle te ressemble un peu mais est plus petite et elle a les cheveux noirs comme une Tzigane. Par contre je n’ai vu ni les propriétaires, ni leurs fils. Quant à Albina, je ne sais pas trop… Je n’arrive même pas à lui donner un âge. Une petite trentaine ?

Elle posa un pot en verre sur la petite table.

— Regarde, Madame Kolnik m’a donné le reste de la soupe pour ce soir. C’est la soupe aux légumes, ceux que j’ai coupés presque toute la matinée, sourit la jeune femme. Elle est très bonne.

Le regard d’Adelheide se voila.

Chapitre 4

Le plan de démobilisation de l’armée allemande était un peu chaotique. De nombreux soldats apprenant la défaite revenaient même par leurs propres moyens.

Georg avait été démobilisé rapidement et cela faisait trois semaines qu’il était rentré à la maison. Il voyait encore sa mère lui ouvrir ses bras en pleurant.

— Tu es sain et sauf, mon fils. Tu es sain et sauf, répétaitelle en le serrant longtemps contre elle. Tu as été démobilisé juste après ton frère, ils avaient besoin de lui à l’hôpital, continua-t-elle en essuyant ses larmes avec la paume de sa main.

Sa petite sœur Gertruda pleurait aussi. Oh, celle-là, c’était une vraie fontaine à larmes.

Elle versait ses larmes depuis plusieurs jours.

Elle pleurait ses deux grand frères, Herman et Wilhelm, les jumeaux qui ne sont pas rentrés. Morts dans la Somme.

Elle pleurait son père qui était très malade.

Elle pleurait Joseph, ce frère qui voulait devenir prêtre missionnaire et qui était entré en 1915 chez les Missionnaires du Verbe Divin à Nysa pour faire ses études.

Elle pleurait le jeune Julius, trop jeune pour travailler et aussi Emanuel, le seul à avoir un emploi.

Et maintenant elle pleurait Georg car elle avait peur qu’il ne trouve pas de travail.

Une semaine après son retour, Georg consola sa sœur en caressant affectueusement sa joue.

— Truda, ne pleure plus, j’ai trouvé du travail. Dans l’aciérie. Ça va aller. On va pouvoir s’acheter de la carpe pour Noël.

Georg eut beaucoup de chance car le jour où il se présenta à « Bismarkhütte », un poste de serrurier était disponible. Le fait qu’il avait un diplôme d’avant la guerre dans la poche ainsi qu’un an d’expérience dans le métier avait fait pencher la balance pour qu’on l’engage de suite.

Oui, il avait déjà été serrurier avant.

Avant que la Grande Guerre ne les appelle tous. Les médecins, les serruriers, les instituteurs, les mineurs, les cuisiniers, les cheminots, les vendeurs, les directeurs et les simples ouvriers.

Ses frères, Herman et Wilhelm, étaient embauchés comme lui à l’époque dans cette usine.

Wilhelm envisageait même de faire des études d’ingénieur en métallurgie. Dire que son rêve ne se réaliserait jamais…

Emanuel était infirmier. Il l’était avant la guerre, il l’était sur le front et il l’était maintenant. Il travaillait à l’hôpital de la ville construit en 1901 et avait l’ambition de devenir médecin un jour. Emanuel n’avait jamais abandonné son rêve et avait hâte de poursuivre ses études qu’il avait entamées en parallèle de son emploi avant la guerre.

Quant à Joseph, ce jeune studieux allait devenir un frère religieux. Il rêvait depuis tout petit de vivre cette vie qui mène un missionnaire à l’aventure au-delà de ce qui lui est familier, vers les peuples et les cultures du monde.

Georg s’imaginait que sa mère devait sans doute se sentir très fière de ses enfants. Lui-même se considérait chanceux, ses parents les avaient toujours encouragés à faire des études, apprendre un métier et pourtant il ne fallait pas oublier que la fratrie était nombreuse.

Leur père avait donné beaucoup et aujourd’hui ses poumons refusaient de fonctionner normalement.

Étant jeune, Georg disait souvent :

— Moi, s’il le faut, je suis prêt à travailler très dur, mais jamais à la mine comme papa, à moins qu’il n’y ait des fenêtres.

Cela faisait rire tout le monde et finalement Georg avait été employé un an à l’aciérie, la fameuse Bismarkhütte, l’usine qui était devenue le moteur du développement de Königshütte et dans laquelle il venait d’être engagé à nouveau.

À l’aciérie, les directeurs et les contremaîtres étaient des Allemands. Quant aux ouvriers, c’étaient pour la plupart des Polonais.

Georg, très content d’avoir trouvé du travail au même endroit, allait enfin pouvoir aider Emanuel à nourrir la famille. De toute évidence, le seul salaire de son frère n’était pas vraiment suffisant.

Julius, le petit dernier de 12 ans, voulait devenir serrurier comme Georg. Gertruda, son ainée de deux ans, était encore à l’école comme son frère et, quant à leur père malade, il n’allait plus à la mine. Même si leur mère s’adonnait un peu à la couture ce qui rapportait de temps en temps un peu de sous, il fallait se serrer la ceinture à la fin du mois. D’ailleurs la jeune et studieuse Truda l’aidait après la classe et apprenait ainsi un métier. La vieille machine à coudre Singer, ayant survécu à la guerre sans avoir besoin d’être réparée, procurait toujours le même boucan quand sa mère l’utilisait. Ils habitaient tous dans le même appartement au 4e étage d’un vieil immeuble et ce n’était qu’un petit deux pièces avec cuisine. Impossible alors d’échapper à ce bruit régulier.

Papa et maman partageaient la même chambre, Georg et ses deux frères occupaient l’autre et Gertruda dormait dans la cuisine. Toute menue comme sa mère, elle tenait sans problème sur un sofa étroit. Au moins, elle restait au chaud, son lit avait comme voisin le poêle à charbon.

Julius, un garçon pas très grand pour son âge, fragile et assez frileux, aurait bien aimé échanger sa place contre celle de sa sœur.

— Mais que veux-tu, Julius ? C’est si difficile à comprendre que je n’irai pas dormir avec les garçons ? s’énerva sa sœur quand Julius essaya un jour et ce pour une énième fois de récupérer la place au chaud.

L’échange n’ayant pu se faire, Julius était condamné à trouver son sommeil, bercé par le doux ronflement d’Emanuel. Et d’ailleurs de celui de Georg aussi.