Treize Réveils - David Vandermeersch - E-Book

Treize Réveils E-Book

David Vandermeersch

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Beschreibung

Un roman léger, saupoudré d'humour, qui vous fait voyager aux quatre coins du monde (même si la Terre est ronde), sourire, rire et plus encore... "Marc Langlais, artiste peinte parisien, est réveillé en pleine nuit par deux imposantes silhouettes qui finissent par l'anesthésier. Il recouvre ses esprits cinq jours plus tard, en Sibérie, abandonné dans le coffre d'une voiture. Que fait-il seul dans ce trou paumé ? Où sont passés ses ravisseurs ? Qui a orchestré ce drôle d'enlèvement ? Pourquoi n'y a-t-il pas de demande de rançon ? Pourquoi n'est-il pas réellement séquestré ? Autant de questions qui vont le mener aux quatre coins du monde, de Shanghai jusqu'en Guyane... Au rythme de réveils insolites et de rencontres révélatrices, une page tournée vingt-cinq ans plus tôt va lui revenir comme un boomerang, jusqu'à chambouler sa vie." L'avis de Jean Dipaplus, un proche de l'auteur : "L'auteur aborde ici avec un brin d'humour le thème de la... On sourit, on rit, et on est plutôt... quand le... arrive... alors que... Bref, il faut plonger dedans pour comprendre."

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Seitenzahl: 336

Veröffentlichungsjahr: 2023

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« Nous croyons conduire le destin ; mais c'est toujours lui qui nous mène. »Denis Diderot

« N’importe qui peut lire l'avenir… Il suffit juste de croire aux horoscopes pondus dans le journal. »Brève de comptoir

Sommaire

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Chapitre 25

Chapitre 26

Chapitre 27

Chapitre 28

Chapitre 29

Chapitre 30

Chapitre 31

Chapitre 32

Chapitre 33

Chapitre 34

Chapitre 35

Chapitre 36

Chapitre 37

Chapitre 38

Chapitre 39

Chapitre 40

Chapitre 41

Chapitre 42

Chapitre 43

Chapitre 44

Chapitre 45

Chapitre 46

Chapitre 47

Chapitre 48

Chapitre 49

Chapitre 50

Chapitre 51

Chapitre 52

Chapitre 53

Épilogue

1.

— Vous êtes anglaaais ?

Quand j’entends ces trois mots sortir de la bouche en cul de poule de cet homme endimanché, les yeux rivés sur l’inscription « Marc Langlais, artiste peintre » écrite en fines lettres calligraphiées sur l’un des murs de ma galerie, j’ai le sang qui bouillonne dans les veines. J’ai une envie folle de lui cracher : « Oui, naturellement… Mais dites-moi, à qui ai-je l’honneur ? Non ! Attendez, laissez-moi deviner… Monsieur Grocon ? ».

Mais comme cet abruti n’a pas encore déboursé les deux mille euros pour la toile abstraite qu’il a décidé d’acquérir, je garde le sourire, ravale ma salive et me contente de lui répondre :

— Disons que je suis autant anglais que la Terre est plate.

Ce débile, en espérant qu’il n’appartienne pas à la communauté des « platistes » – ces gens qui voyagent aux quatre coins du Monde et dont le cerveau semble être, tout comme la vision qu’ils ont de la Terre, dépourvu d’hémisphères –, n’est pas le premier à me poser cette drôle de question. Je prends d’ailleurs un malin plaisir à rappeler à ces ignares qu’André Breton est né en Normandie, que Cécile de France est belge, que le Rallye Dakar s'est disputé plus d’une dizaine de fois en Amérique du Sud, que la boîte noire d’un avion est orange, que les champignons de Paris sont le plus souvent américains, néerlandais ou chinois, que le chili con carne est né au Texas1, et qu’une très grande majorité d’êtres vivants portant le nom de famille Langlais sont français.

« Non, monsieur Cervoramoli… Contrairement à ce que mon nom de famille peut laisser croire, je ne suis pas anglais. Je n’ai d’ailleurs jamais foulé le sol britannique. En même temps, t’en connais beaucoup des Leroux qui sont roux et des Dupont qui crèchent à côté d’un pont ? » pensé-je au moment où cet abruti pianote le code confidentiel de sa carte Gold.

Pour tout dire, on m’a tellement de fois posé cette question : « Vous êtes anglaaais ? » que j’ai fini par dessiner un arbre généalogique, et les ramifications du chêne tricentenaire ont parlé : sur plus de dix générations, aucun de mes ancêtres n’est « outremanchien ».

Bien sûr, il est indéniable qu’un membre de ma famille a un jour quitté l’Angleterre pour s’enraciner en France, puis a fini, à l’issue d’une spectaculaire séance de remue-méninges – l’aboutissement d’une extraordinaire symbiose entre une dizaine de créatifs chevronnés, aussi talentueux qu’effrontés, et sans doute désinhibés par une consommation modérée d’alcool –, par se voir attribuer l’époustouflant surnom de « l’anglais », mais il faudrait probablement remonter près de mille ans en arrière pour trouver cette vieille branche britannique dans mon arbre généalogique.

Cela dit, même si moins d’une dizaine de globules anglosaxons doivent se chasser-croiser dans mes artères, je maîtrise parfaitement la langue de Shakespeare. Je la parle même couramment depuis plus de vingt ans, au même titre que le russe et le mandarin. Passé la cinquantaine, je ne suis pas devenu polyglotte du jour au lendemain, bien au contraire. J’ai sacrifié plusieurs milliers d'heures durant ma jeunesse pour suivre des cours de langues intensifs en plus de mes cours aux Beaux-Arts de Paris. « C'est un placement à long terme » disais-je à mes amis qui me trouvaient beaucoup trop studieux. À l’époque, le moindre temps libre était un prétexte pour en apprendre toujours plus. Dans les transports en commun, pendant la pause-déjeuner, aux toilettes… j’avais toujours un bouquin dans les mains ou un casque audio sur les oreilles pour enrichir mon vocabulaire et maîtriser les subtilités de chaque langue… Et je dois bien avouer que, compte tenu de leurs complexités, j’ai passé beaucoup plus de temps à assimiler la langue de Tolstoï et celle de Zedong que celle de Shakespeare. Finalement, grâce à mes facultés mémorielles au-dessus de la moyenne, j’ai mis autant de temps à maîtriser trois langues étrangères que le commun des mortels met à en apprendre une seule.

Aux Beaux-arts, on m’a longtemps surnommé « l’éponge » en référence à ma mémoire d’éléphant ; et sans doute aussi parce que j’avais tendance à boire sans soif en soirée. Mais ne vous méprenez pas : je suis aux antipodes de l'Américain Kim Peek qui, atteint du syndrome du savant, était capable de mémoriser et réciter par cœur le contenu des milliers de livres qu’il dévorait. Et je n’ai pas non plus hérité de l'insolente mémoire de Mozart qui pouvait retranscrire une partition après l'avoir entendue une seule fois !

Au fond, j’ai juste une mémoire un peu plus développée que la normale. Et, en toute honnêteté, la seule chanson que j’aurais pu réciter par cœur sans me tromper après l’avoir écoutée la première fois, c’est Around the world de Daft Punk2.

1 En revanche, le hamburger est bien hambourgeois.

2 Les paroles de cette chanson comptent quand même quatre-cent-trente-deux mots ! Ou plus exactement : trois mots, « around the world », répétés cent quarante-quatre fois.

2.

C'est assez affligeant de constater à quel point la pluie peut parfois nous pourrir la vie. Et là, pour le coup, je ne parle pas d'une pluie diluvienne… cette lame d'eau dévastatrice qui nous ravage le cœur et nous donne le vague à l'âme, dévalant à toute vitesse sur les routes en pente, se transformant en torrent de boue et emportant tout sur son passage, soulevant le bitume, crevassant les sols, retournant des tas de ferraille à quatre roues, anéantissant des ponts, défonçant des portes jusqu’à dépouiller notre intimité comme un pillard sans scrupules que rien ne peut arrêter, engloutissant et dispersant des tonnes de souvenirs, effaçant en quelques heures apocalyptiques ce qu’on a mis près d'une vie à construire, accouchant d’un torrent de larmes qu’on peine à endiguer, fissurant un moral d’acier et s’infiltrant dans la moindre brèche jusqu’à inonder pour longtemps les pensées d’un caractère déjà bien trempé, désormais submergé par un trop-plein d’émotions. Non, là, ce sont juste quelques petites gouttes de pluie qui me pourrissent la fin de journée. Pas une averse, pas non plus une bruine, juste une pluie fine.

Bref, il pluvine ce soir – ce qui n’a rien de surprenant pour un mois de novembre à Paris – alors que je viens de baisser le store métallique de ma galerie d'art plantée au nord de Paname, à deux pas de l’emblématique place du Tertre. Surplombant la butte Montmartre à trois minutes à pied de la basilique du Sacré-Cœur, cette petite place, presque carrée et bordée de cafés, est l'un des endroits les plus touristiques de Paris. Ce quartier pittoresque est même parvenu à traverser les siècles, rappelant l’époque où des peintres célèbres – Picasso, Modigliani et Toulouse-Lautrec – faisaient battre le cœur de l’art moderne.

À la fois romantique et artistique, la place du Tertre vit comme une pièce de théâtre qui se reproduit chaque jour. Pourvus de pinceaux, crayons et fusains, de nombreux artistes – peintres, portraitistes, silhouettistes et caricaturistes – se relaient pour captiver les millions de touristes qui déambulent chaque année dans ce carré magique. Pour certains, cela répond à l’authenticité recherchée par les badauds. Pour d’autres, ce lieu mythique perd chaque jour un peu plus de son âme et de son charme tel un vieux tableau qui s’effrite et que l’on tarde à restaurer. Cet endroit incontournable n’est plus que l’ombre de lui-même : un folklore caricatural, un trompe-l’œil, un piège à touristes. En témoignent les rues convergeant vers cette place où l’absurdité gangrène parfois. Certaines boutiques y exposent en effet, dans des emballages plastifiés, des milliers de toiles signées par des jolis prénoms français. En réalité, ces toiles sont peintes à la chaîne à dix mille kilomètres de là, au bout de la Chine, en échange de quelques euros pièce, avant d’être vendues aux propriétaires de quelques boutiques montmartroises qui finissent par les revendre dix fois plus chères aux touristes, et notamment aux touristes… chinois. Une aberration, un anaconda qui se mord la queue, et un pseudo-souvenir de Paris à l’empreinte carbone hallucinante. Au-delà du comble, les artistes locaux entassés sur la Place du Tertre – chacun dispose à peine d’un mètre carré pour s’exprimer – s’insurgent devant ces pinceaux menteurs et partent en guerre pour redorer l’image du quartier.

La pluie s’intensifie, accompagnée de petites bourrasques.

Devant le célèbre restaurant bicentenaire La Mère Catherine, quelques artistes et leurs chevalets ne se démontent pas face aux caprices de la météo. À l’abri de la pluie sous de grands « parasols », ils semblent décider à achever leurs ouvrages en domptant les coups de vent imprévisibles.

Armés de capuches et de parapluies, une poignée de touristes ultra-prévoyants bravent la pluie pour ne perdre aucune miette de leur passage dans la capitale. Certains portent même des ponchos en plastique de couleur translucide et pourraient se confondre avec les mascottes d’une marque de préservatifs.

D'autres touristes, moins avisés et visiblement peu habitués à la pluie, déguerpissent en slalomant à grandes enjambées au milieu des parapluies, tentant d’apprivoiser les pavés de plus en plus glissants, et finissent par se réfugier dans les bars et restaurants avoisinants.

Je commence à trottiner pour rejoindre ma voiture. Plus j'accélère le pas, plus la pluie s'amplifie. Je croise les doigts pour que ma berline allemande n'ait pas été emportée par la fourrière. Il faut dire que, faute de place dans le quartier, ma voiture est légèrement mal garée : elle empiète d’une vingtaine de centimètres sur un arrêt de bus. En même temps, passé neuf heures du matin à Paris, trouver une place de stationnement libre équivaut à chercher un trentième jour dans un mois de février : c'est un effort inutile, même les années bissextiles.

D'habitude, je prends un taxi. Mais un mouvement de grève des chauffeurs – ils se plaignent une nouvelle fois de la concurrence déloyale orchestrée par les VTC – m'a conduit ce matin à dépoussiérer ma berline pour rejoindre ma galerie.

J’aurais aussi pu prendre le métro pour descendre à la station Saint-Germain-des-Prés, mais il m’aurait fallu marcher plus de cinq minutes puis prendre deux lignes différentes ; ou une seule ligne et marcher à pied près d’un quart d’heure. Et pour ne rien vous cacher, le premier mot de l’expression « métroboulot-dodo » me donne la nausée… Je déteste autant le métro parisien que tout ce qui provient de la mer. Et c'est sans doute la combinaison de ces deux choses, si répugnantes à mes yeux, qui explique le fait que je m’amuse à comparer le métro parisien à une grosse boîte à sardines. Une boîte à sardines dans laquelle s’entassent des gens ordinaires au milieu d’un banc d’apprentis requins – des futurs traders – ; de quelques hommes aux comportements étranges, souvent des adeptes du pickpocket ou du frotteurisme ; de vieux garçons au teint vineux, à la bouche baveuse et au visage gélatineux – proche de celui du blobfish – faisant des yeux de merlan frit devant quelques « cruches tassées », des jeunes prostituées regroupées autour d’une barre de maintien comme si elles préparaient un numéro de pole dance sexy, revenant du Bois de Boulogne sous la surveillance de maquereaux à l’allure douteuse, l’écume de cette foule de passagers.

J’admets que cette description très personnelle est très caricaturale, mais je déteste tellement le métro parisien que je n’arrive pas à l’imaginer d’une autre manière.

Apercevant ma grosse cylindrée à une vingtaine de mètres, je déclenche l'ouverture à distance des portes grâce à ma clé numérique. Je n'ai jamais compris pourquoi j'ai pris cette curieuse habitude, comme beaucoup d'automobilistes, d'ouvrir les portières de la voiture plus de vingt mètres avant d’arriver à sa hauteur. Ce n'est quand même pas comme si je m'approchais d'un pont-levis, poursuivi par une centaine d'archers à cheval ! Étant mal garé, cette vision moyenâgeuse me rappelle que je ne suis pas à l'abri de découvrir ma berline aux deux-cent-quarante chevaux immobilisée par un seul sabot. Je me mets finalement à galoper car la pluie gagne encore en intensité.

Arrivé à hauteur de ma voiture qui semble avoir été épargnée – je n’aperçois ni sabot ni procès-verbal –, je me précipite à l'intérieur en refermant doucement la portière derrière moi. Je me rends alors compte que la pluie a été indulgente : je suis à peine mouillé.

Maintenant que je suis à l’abri, les gouttelettes persistantes passent le relais à de grosses gouttes rebondissant par milliers sur le toit de la voiture, dans un bruit métallique à la fois assourdissant et étrangement mélodieux. On dirait une cacophonie symphonique – un curieux mélange de musique classique et de heavy metal – suivie d’un tonnerre d'applaudissements puis d’une raining ovation. C’est comme si le ciel me félicitait d'avoir réussi à éviter le déluge.

Après quelques minutes, l'averse s'arrête de la même manière qu’une série télé cesse d’être diffusée faute d’audience : brusquement, au moment où on s’y attend le moins.

Je fais balayer les essuie-glaces. Plus la moindre goutte de pluie ne tombe. Je profite de cette accalmie pour sortir de la voiture afin de retirer ma petite veste en cuir.

J’ai à peine le temps d’enlever une manche qu'une fourgonnette de livraison me frôle à toute allure, roulant à quatre roues dans une énorme flaque d'eau et m’éclaboussant copieusement de la tête aux pieds.

La pluie a donc fini par l'emporter grâce à une grosse flaque d’eau ; un coup bas que je n’ai pas vu arriver. Pour le coup, je ne remercie pas les services de voirie du 18e arrondissement, cette route a visiblement besoin d’un lifting.

Je me réfugie de nouveau dans la berline en claquant violemment la portière puis en martelant de coups de poing le volant qui n'y est absolument pour rien. J'ai envie de hurler mais c’est pour l’instant impossible… Me prendre pour le Usain Bolt local m'a littéralement coupé le souffle depuis quelques minutes – on pourrait me prendre pour un asthmatique qui, en pleine crise, vient de faire tomber son bronchodilatateur dans une fosse septique.

Au-delà d’être exaspéré, j'ai surtout le curieux pressentiment que cet épisode pluvieux, à rebondissements, n’est que le début de mes emmerdes.

Foutu gros crachin.

3.

Après vingt bonnes minutes – le trafic était un peu dense –, j’arrive enfin dans le 6e arrondissement, au cœur de Saint-Germain-des-Prés.

Je suis l’heureux propriétaire d’un appartement de cent-dix mètres carrés, perché au cinquième étage d’un immeuble haussmannien planté entre le Palais du Luxembourg et le Pont des Arts – désormais dépouillé de ses parapets boursouflés par des centaines de milliers de « cadenas d’amour » –, à une centaine de mètres du café iconique Les Deux Magots.

Une fois garé dans un parking souterrain, sur ma place de stationnement privée à peine plus large que ma berline, je m’extirpe de la voiture. Mes vêtements sont trempés et me collent à la peau… C’est la sensation la plus désagréable que je connaisse, j’ai l’impression de porter des fringues visqueuses en peau de poulpe.

Je file vers l’ascenseur tout en saluant de la main, de loin et de manière furtive, Philippe, le gardien de l’immeuble. Ça doit bien le faire marrer de me voir dans cet état.

Les portes de l’ascenseur ont à peine le temps de s’ouvrir que je me glisse à l’intérieur. J’appuie une fois sur le bouton d’étage N°5 avant de m’acharner une bonne dizaine de fois sur le bouton de fermeture des portes. Je suis d’ailleurs incapable de dire ce qui est le plus stupide entre commander une pizza végétarienne avec un supplément jambon et s’acharner sur le pauvre bouton de fermeture des portes d’un ascenseur en espérant naïvement que ce dernier obéisse plus vite.

Pendant l’ascension, j’admire ma dégaine dans le miroir. J’ai les cheveux dégoulinants et mes fringues toutes fripées sont toujours aussi collantes. Foutue flaque d’eau. Je n’ai qu’une hâte : me désaper et prendre une douche bien chaude.

Jouxté à un petit studio de vingt mètres carrés que j’exploite comme atelier de peinture, mon appartement est un copié-collé de milliers d’autres appartements haussmanniens. Lumineux, de beaux volumes et plus de trois mètres de hauteur sous plafond. Son caractère ancien – cheminée à trumeau, fenêtres en chêne à double vantaux, parquet chevron et moulures au plafond – est préservé depuis près d’un siècle et cohabite sans accroc avec un mobilier contemporain de style scandinave et des couleurs tendance3 sur les murs. Une dizaine de toiles abstraites sont posées à même le sol et contre les murs. Aucune d’elles ne portent ma signature ; mon narcissisme a ses limites.

J’ai bien conscience d’être un privilégié. Au cœur de Paris, c’est un luxe d’être propriétaire d’un logement de cent dix mètres carrés, surtout dans le 6e arrondissement, mais mon appartement n’a rien de singulier.

Une fois arrivé dans la salle de bain, je me débarrasse de mes vêtements trempés comme si je décollais du papier peint humide et parsemé de moisissures ; je surprends d’ailleurs mon visage grimaçant dans le miroir. Mon reflet semble encore plus surpris que moi… Et pour cause ! Ce sont des sourires que mon miroir a l’habitude de réfléchir… Des sourires, d’abord esquissés avec une certaine retenue, domptés par une fausse modestie vite évanouie, qui s’épanouissent progressivement jusqu’à dévoiler les pattes d’oie et les plis d’amertume d’un homme quinquagénaire persuadé d’avoir réussi sa vie.

J’ai galéré de longues années avant de pouvoir m’offrir cet appartement. Il y a trente ans, je déambulais dans les rues de Paris en trimballant mes toiles de galeriste en galeriste jusqu’à finir par en convaincre quelques-uns. J’ai longtemps exposé dans les 3e et 11e arrondissements, sans grand succès, mais je vendais suffisamment de toiles pour subsister et je m’en contentais largement. Quelques années plus tard, j’ai fini par investir toutes mes économies pour ouvrir ma propre galerie au cœur de Montmartre, y exposer mes toiles, et être libre de fixer moi-même les prix. Au fil des ans, je me suis autorisé à revoir à la hausse les tarifs de mes œuvres sans pour autant appliquer des montants exorbitants ; des prix trop bas nuisent à l’image de l’artiste, des prix trop hauts font fuir les intéressés. La majorité de mes toiles se vendent quelques centaines d’euros, certaines dépassent les deux mille euros. Je vends beaucoup de petits formats aux touristes, et il m’arrive de vendre des formats plus imposants que je fais expédier parfois au bout du Monde.

J’ai choisi la peinture abstraite parce qu’elle est intemporelle et ouvre grand les portes à l'imaginaire. Et elle se vend plutôt bien, au même titre que l’art contemporain – en témoigne l’œuvre déconcertante de Maurizio Cattelan : sa fameuse « banane mûre scotchée à un mur » a trouvé preneur pour la bagatelle de cent-vingt mille dollars. Je ne suis jamais devenu un artiste coté, mais je me réjouis d’être parvenu à faire de la peinture mon métier.

Une demi-heure plus tard, la douche a stimulé mon appétit. Un drap de bain noué autour de la taille, je me dirige à toute vitesse vers la partie cuisine américaine.

Mon frigo, américain lui aussi – je ne sais pas d’où vient cette manie d’employer l’adjectif américain à toutes les sauces – est quasiment vide. Seuls une barquette de beurre, une bouteille de jus d'orange à moitié pleine et quelques morceaux de fromage font de la résistance. Je me demande encore aujourd’hui ce qui m'a pris le jour où j'ai décidé d'investir dans ce monstre d’inox… J’étais sans doute aveuglé par le distributeur automatique de glaçons qui me faisait de l’œil – il a d’ailleurs encore l’œil qui freeze aujourd’hui. Énergivore, ce frigo XXL me coûte dix fois plus cher en électricité qu'en produits frais dont il a la garde à plein temps. Il faut dire que je déjeune très rarement dans cet appartement… Et pour le dîner, soit je me fais livrer un repas soit je réserve une table dans un resto. Français, indien, japonais, italien ou marocain, brasseries ou restaurants gastronomiques, Paris offre une extraordinaire diversité pour faire un tour du Monde culinaire en moins d’une semaine.

Célibataire, je dîne au resto le plus souvent seul et me régale des regards de compassion que certains couples m’adressent. Il m'arrive parfois de m’y rendre accompagné d'une jolie femme, rencontrée la plupart du temps le jour-même à une terrasse de café. Je suis relationdunsoirophile, je collectionne les aventures sans lendemain. Il s'agit très souvent de touristes étrangères divorcées, assoiffées de plaisir charnel, « aphrodisiaquées » par le visage romantique de Paris et le pouvoir magnétique de l’artiste. Je les attire encore plus facilement que mon frigo XXL en inox attire les aimants. Il me suffit de boire tranquillement un verre en terrasse, armé de quelques esquisses posées sur la table, et la magie opère. Et quand je vois certaines de ces femmes surexcitées – attisées par des fantasmes inavoués de devenir ma muse – tomber de haut en découvrant que je peins uniquement des toiles abstraites, je ne peux m’empêcher d’ébaucher un sourire.

Une pluie battante refait son apparition. D’énormes gouttes tambourinent contre les vitres puis s’adonnent à une gigantesque course de vitesse jusqu’à fusionner et former une petite flaque sur le balcon.

Ces nouvelles précipitations me font plonger dans une flemme olympique insurmontable, je n’ai plus du tout envie de mettre le nez dehors. Je fais donc une croix sur le resto et opte pour le plan B : me faire livrer un plat cuisiné afin de l’engloutir, affalé dans le canapé, devant un bon vieux film choisi parmi les milliers de vidéos disponibles à la demande sur ma box TV.

Je ne choisis jamais un film au hasard. J’aime bien tenir compte des avis de la presse et des spectateurs, même si leurs opinions font parfois le grand écart – surtout quand cela concerne des films de Jean-Claude Van Damme. Il m’est d’ailleurs arrivé plusieurs fois de poireauter de longues minutes sur Internet pour éplucher les avis… tout ça pour finir par végéter dans le canapé, me taper un navet, avant d’aller me coucher avec le sentiment de m’être fait carotter.

À vrai dire, je me suis tellement de fois fait berner que, désormais, lorsque je m’aperçois que les avis sont partagés, je ne prends plus aucun risque et préfère me retaper pour la énième fois un film poussiéreux, parfois même en noir et blanc, plutôt que de frôler la crise d’épilepsie devant le tout dernier blockbuster hollywoodien. Et si jamais j’opte pour un film américain, britannique, russe ou chinois, je privilégie naturellement la version originale non sous-titrée.

Le summum du plaisir, c’est de commander un plat cuisiné en lien avec le film que je projette de regarder. Je me fais ainsi livrer un pad thaï ou des sushis quand je reluque un film asiatique, des spaghettis si je mate un western de Sergio Leone, et des abats si je me régale devant un film d’horreur – les scènes d’épouvante sont parfois tellement insensées qu’elles me font tordre les boyaux bien plus qu’elles m’effraient. En revanche, je ne saute jamais le dîner ; je n’ai jamais été friand de films pornos.

Pour ce soir, mon choix s’arrête sur Les Ripoux de Claude Zidi – j’ai hésité avec Le Grand Bleu de Luc Besson mais, comme je déteste les fruits de mer, je me suis vite ravisé. J’ai sans doute choisi ce film inconsciemment, la faute à la foutue flaque d’eau de tout à l’heure… j’étais quand même plus trempé qu’un flic adepte du « graissage de patte ». Et, pour rester dans le thème du film, je me fais livrer un bœuf-carottes.

Après une soirée à me dilater la rate dans tous les sens du terme – j’ai passé la moitié de la soirée à rire et l’autre moitié à digérer le bœuf bourguignon –, je vais me coucher l’estomac gonflé et l'esprit léger, en repensant à cette journée passée dans ma galerie. Une belle journée, quelque peu gâchée par un épisode pluvieux. Une journée juteuse ponctuée de rencontres fructueuses avec les touristes de passage. Je suis toujours autant fasciné de voir avec quelle facilité mes toiles se vendent, surtout quand un touriste croit apercevoir la Tour Eiffel là où je pensais représenter une simple ouverture de rideau. Je peins une brèche théâtrale, et le touriste, désireux de retourner chez lui avec un souvenir évocateur de son excursion parisienne, interprète le tableau comme une représentation stylisée d'un édifice métallique passé, en quelques décennies, d’un vulgaire tas de boulons – détesté par la majorité des artistes parisiens –, à l'un des monuments les plus photographiés au monde. Mais ça ne me surprend pas plus que ça… En peinture comme en architecture, c’est inéluctable : l’esthétique attise les critiques, prodigieusement acerbes ou diablement exquises, où la méconnaissance et l’interprétation subjective battent à l’unisson.

En m’approchant un peu trop près du lit, mon petit orteil droit a le malheur de s’encastrer violemment sous l’un des pieds en métal. Une flopée d’insultes, dans plusieurs langues, s’échappent instantanément de ma bouche. Je saute aussitôt sur le lit en mode Fosbury – objectivement, ma technique doit davantage calquer celle d’une otarie se vautrant sur un rocher – tout en tenant du bout des doigts mon petit orteil droit comme si je craignais que ce dernier se fasse la malle.

Après une bonne minute de souffrance et de jurons – pas sûr d’avoir bien prononcé « Arschloch4 » –, je parviens enfin à relâcher mon petit orteil droit. Je finis par saisir un bouquin pour me détendre sur ce pauvre lit qui doit désormais me confondre avec Gilles de La Tourette.

Après avoir parcouru une dizaine de pages, mes paupières finissent par se fermer à un rythme lent et régulier, tel un petit hommage au store motorisé de ma galerie. J’essaie de lutter, en vain, c’est comme si la fermeture était programmée et irréversible. J’ai juste le temps de balancer mon bouquin – Un pied au paradis de Ron Rash – sur la table de chevet, et de jeter un coup d’œil à mon petit orteil droit. Ce dernier a doublé de volume et a fortement rosi, seule la base est blanchie ; on pourrait le confondre avec un radis.

J’ai encore un mauvais pressentiment…

Mon petit doigt de pied me dit que ce curieux radis présage d’autres soucis. J’espère juste que je ne vais pas finir en légume ou mettre trop vite, comme semble me prévenir le romancier américain, « les pieds au paradis ».

3 J’entends encore le « jaune muscaaade » et le « bleu paooon » sortir de la bouche repulpée (sans doute avec la graisse de ses cuisses) de la décoratrice d’intérieur.

4 L’équivalent de « enfoiré » en allemand.

4.

Au beau milieu de la nuit, des petits bruits inhabituels, qui semblent particulièrement proches, m’extirpent de mon sommeil.

Je suis dans le coaltar ; les paupières plombées, je peine à ouvrir les yeux.

Les interstices des persiennes laissent jaillir dans la chambre quelques pointillés de lumière provenant de l’éclairage public. Il fait très sombre, mais je discerne une présence.

Je cligne plusieurs fois des yeux, comme si cette gymnastique oculaire allait m'aider à y voir plus clair.

Après quelques secondes, j’émerge progressivement. J’aperçois ce qui me semble être une « tête de chien » s'approcher très rapidement de mon visage. Je n'ai pas le temps de réagir car plusieurs mains m'en empêchent – je distingue précisément la forme des doigts qui me compressent la peau –, me tenant fermement de la tête aux pieds. Je suis comme cloué au lit, incapable de bouger d'un poil. La drôle de « tête de chien » stoppe son avancée sur la partie basse de mon visage jusqu’à me museler et refouler un hurlement naissant. Une odeur de cuir et un soupçon de lucidité me font vite comprendre que ce que je prenais pour une tête de chien est, en réalité, une grosse main gantée.

En balayant mes yeux de gauche à droite, j’ai juste le temps de deviner deux silhouettes imposantes avant de ressentir une vilaine piqûre au niveau du cou.

En l’espace de quelques minutes, la pénombre laisse place à une obscurité totale ; c’est comme si je basculais dans les ténèbres.

La peur me perle le front et me glace le sang.

Puis c’est le trou noir.

5.

Je suis cette fois-ci réveillé par un froid intense et j’ai énormément de mal à émerger.

J’ai l'impression d'avoir dormi profondément pendant plusieurs jours et la sensation d'avoir plus froid aux pieds qu'à la tête, comme si je faisais le poirier dans mon frigo XXL, la tête dans le bac à légumes et les pieds dans le freezer. C'est le mot juste : je suis frigorifié. Je frise l’hypothermie. Je me vois déjà mourir à petits feux, les pieds rongés par un froid infernal. Une mort abominable. Je crains brusquement d'être victime d'engelures comme certains alpinistes de l'extrême, ces passionnés prêts à sacrifier plusieurs phalanges pour flirter avec les sommets glacés. J’ai déjà les poils hérissés, je n’ai nullement envie d'avoir en plus des doigts guillotinés. Cette vision me pousse aussitôt à me ressaisir, à reprendre du poil de la bête, et à ouvrir les yeux. Mais une espèce de givre s’est formée sur le bout de mes cils et trouble ma vision.

Mon dernier souvenir se résume à une grosse main gantée de cuir s'approchant de moi en pleine nuit. J’avais ensuite aperçu deux imposantes silhouettes dans la pénombre de ma chambre. Comment a-t-on pu s’introduire aussi facilement dans mon appartement, sans que je m’en rende compte ? Je n’avais entendu aucun bruit suspect qui aurait pu m’alerter, comme une porte que l’on force, une serrure que l’on tripote ou une vitre que l’on brise… et j’ai pourtant le sommeil léger.

Après avoir balayé des doigts le bout de mes cils pour les dégivrer, j’ouvre lentement les paupières jusqu'à avoir une vague idée de l'endroit où je me trouve. Allongé sur le dos, je suis dans un endroit très confiné. Je pense dans un premier temps à un cercueil, sans doute influencé par le sombre tableau que mon imagination vient juste d’ébaucher et que j’ai beaucoup de mal à effacer. Mais une odeur persistante – un désagréable mélange d'essence, de cambouis et de vieille moquette – me met vite au parfum. Je me trouve vraisemblablement dans le coffre d’une voiture. Je pivote la tête d’un quart de tour vers la gauche. Ma deuxième intuition était la bonne : j’aperçois ce qui ressemble à la porte entrouverte d’un coffre de voiture.

Tout ça me fout les chocottes… J’ai les membres en compote, je tremblote et je dois avoir la peau toute pâlotte. C’est comme si je m’étais réincarné en chochotte.

Ayant les jambes engourdies et ressentant des courbatures un peu partout, surtout au niveau des lombaires et de la nuque, je parviens péniblement à bouger. D’ailleurs, dès que je bouge, la voiture tangue comme si elle flottait sur l’eau ou qu’elle était suspendue dans le vide. Je finis, non sans mal, par me relever jusqu'à dépasser la tête hors du coffre de la voiture.

Il fait plutôt sombre, mais le soleil illumine l'horizon – j'ignore pour l’instant si celui-ci est en train de se lever ou de se coucher.

En baissant la tête, je me rends compte que la voiture dans laquelle je me trouve est perchée à environ quatre mètres du sol. Et un rapide coup d’œil vers le ciel me fait vite comprendre que ce tas de ferraille est maintenu en l’air grâce aux gros câbles d'acier d’une grue de chantier. Ayant le vertige depuis tout petit, ces quatre mètres me paraissent terriblement haut… Ça fait quand même quatre mille millimètres !

Pour couronner le tout, je distingue un gros manteau neigeux couvrir le sol ; je comprends mieux pourquoi j’ai si froid. Je porte pourtant une grosse doudoune et un bonnet – apparemment en laine car ça me démange au niveau du front et des oreilles.

Le ciel s’assombrit lentement. J’aurais pourtant parié sur un lever de soleil, mais c’est bien la nuit qui tombe.

Je reste figé sur place, agenouillé, les mains posées sur le joint en caoutchouc du coffre et les yeux écarquillés ; ma posture doit être proche de celle du suricate.

Je ne comprends pas ce que je fais là, tout seul, abandonné au milieu de je-ne-sais-où. À quoi bon paniquer ? Je dois juste être en train de rêver. Mon premier réflexe est de me pincer ; je ressens la douleur… a priori, il ne s’agit pas d’un délire onirique. J’insiste quand même en me collant une bonne dizaine de baffes sur les joues. Malgré tous mes efforts, rien n’y fait : mon cauchemar continue.

Le soleil est désormais bel et bien couché, la lune a pris le relais et évite que je sois complètement plongé dans le noir. Mais la visibilité est réduite à peau de chagrin, c’est comme si j’avais une dizaine de paires de lunettes de soleil superposées devant les yeux.

Je n'arrive pas à me réchauffer et l'atmosphère qui règne autour de moi ne me rassure pas du tout. Cerise pourrie sur le gâteau, mon estomac gronde comme un tonnerre lointain ; j’ai la sensation d’avoir sauté une bonne dizaine de repas. Et j'ai beau regarder autour de moi, il n’y a personne avec qui je pourrais partager mon inquiétude.

Je résume la situation… Je ne sais pas ce que je fiche ici, je flippe comme si l’on m’avait refroidi à jamais, comme si c’étaient mes funérailles, comme si j’étais en enfer – un enfer réfrigéré que j’ai furieusement envie de fuir. Je suis figé, frigorifié, pétrifié, mortifié, et infichu de garder mon sang-froid. Je me sens affaibli, tout flasque, j’ai l’énergie et la texture d’un flan. Je suis assoiffé et affamé. Je fouille dans mes souvenirs, mais c’est un foutoir encéphalique : tout me paraît flou. J’ai envie de fulminer, mais je n’en ai pas la force… Je suffoque.

J’ai conscience que ça fait beaucoup de mots en « f », mais c'est justifié par le fait que j'ai efffffroyablement fffroid et que j’ai un mal fffou à me réchauffffffer.

6.

Lit à baldaquin dans une carcasse d'avion, yourte mongole à la campagne, roulotte au bord d’un lac, dôme géodésique transparent au sommet d’une montagne, pyramide vitrée sous la voûte constellée de cristaux et de stalactites d’une grotte, blockhaus sur la plage, bunker souterrain, lodge aux vitres blindées au cœur d’un zoo… Sincèrement, je n'ai jamais été contre l'idée de passer une nuit insolite dans une chambre extravagante. Mais là, pour le coup, les conditions météorologiques et l'originalité des lieux me donnent juste envie de quitter au plus vite mon perchoir. Malheureusement pour moi, je dois me rendre à l’évidence : regagner la terre ferme, même ramollie en surface par un tapis de flocons, va être coton. Je n'ai ni échelle, ni tyrolienne, ni toboggan, ni corde à portée de main. En gros, je n’ai pas d'autre option que de sauter dans le joli manteau blanc qui m'attend sagement quatre milliards de nanomètres plus bas. Atteint d’acrophobie, quitter ce drôle de perchoir me paraît aussi déraisonnable que de jouer les hommessandwiches en Corée du Nord avec un panneau sur la poitrine annonçant : « JE M’APPELLE KIM, JE ROULE EN CHEVROLET, JE FAIS DE LA POLITIQUE SUR LES RÉSEAUX SOCIAUX… » et un autre panneau sur le dos ajoutant : « … ET JE PASSE MES SOIRÉES À BOIRE COMME UN TROU EN ÉCOUTANT DU HARD-ROCK TEXAN ».

Ce qui est intrigant avec la neige, contrairement à une exhibitionniste, c'est qu'il est difficile de deviner ce qu'elle cache sous son joli manteau blanc. Que peuvent bien camoufler ces millions de flocons à première vue inoffensifs ? une route en bitume ? des branches mortes et saillantes ? des treillis soudés tout rouillés ? Pour me faire une petite idée un peu plus précise de ce qui m'attend, je décide de balancer hors de la voiture tout ce qui traîne dans le coffre et ce, en guettant le moindre bruit suspect. Je suis rassuré car même le cric métallique reste silencieux en plongeant dans la neige. Apparemment, cette dernière semble assez épaisse pour amortir ma chute.

Je finis donc par m’asseoir sur le bord du coffre puis à sauter aussitôt sans trop réfléchir à la technique, suivant juste mon instinct : celui d'un homme complètement paniqué.

Hélas, en confondant vitesse et précipitation, ma chute se termine de manière peu orthodoxe. En natation, on appelle ça : faire un plat, ou plutôt : rater un plat. Mon corps a traversé environ cinquante centimètres de neige de manière peu académique. Je n'ose pas imaginer ma posture vue du ciel. J'ai l'impression d'être une poupée en plastique qu'un joueur de Rubik's cube vient de manipuler dans tous les sens en un temps record. Je me sens désarticulé de la tête aux pieds, à en écœurer le plus souple des contorsionnistes. Jamais l'expression « prendre ses jambes à son cou » n'a eu autant de sens à mes yeux. J'attends avec impatience les notes techniques et artistiques du jury, celles-ci risquent d'être considérablement catastrophiques. Mais je n'aperçois aucun jury à l'horizon. Personne. Pas même un lemming ou une hermine. Je suis désespérément seul.

Et il fait tellement sombre que je discerne à peine la voiture qui désormais me surplombe. Noyée dans un ciel dépourvu d’étoiles, celle-ci ne forme plus qu’une grosse masse noirâtre quatre mètres au-dessus de ma tête.

L’unique chose que j’aperçois au loin, à une centaine de mètres, est une loupiote rouge et verte – sans doute une enseigne lumineuse – qui pendouille sur la façade de ce qui s’apparente à une grosse cabane. Elle clignote de manière très irrégulière, tel un joli pied de nez aux lumières clinquantes, démesurées et tapageuses de Las Vegas.

Je me méfie de cette lueur d’espoir. Cette lumière papillotante me rappelle ce documentaire sur les moustiques que j'ai regardé une nuit où je souffrais d'insomnie. Depuis des milliers d’années, de nombreux insectes volants suivent la lumière des astres pour se repérer. Ils volent en gardant la Lune sur le côté, et se déplacent ainsi en ligne droite. Mais voilà bien des lustres que les moustiques sont désorientés par l’éclairage public. Lorsqu’ils croisent une source de lumière artificielle, ils se comportent comme s’il s’agissait de la Lune et se mettent alors à voler en rond autour d’un lampadaire jusqu’à épuisement. Certains finissent même par se griller les ailes sur une ampoule. L’éclairage artificiel est une des principales causes de mortalité des insectes nocturnes. Et bien que je ne pense pas être aussi dérangé du cerveau qu’un moustique, je me tiens quand même sur mes gardes face à cette enseigne lumineuse sans prétention. Elle semble clignoter pour me prévenir d'un éventuel danger. C’est la voix de la raison qui me parle à cet instant précis, elle essaye de m'envoyer un message du style : « Oh non, ne fais surtout pas ça, Marc ! Ne te dirige pas vers cette lumière, c’est un leurre, un attrape-nigaud ! ». Et je n'ai franchement pas envie de mourir bêtement comme un nigaud ou un insecte volant.

Ma raison bataille sec pour me dissuader d’avancer vers cette enseigne lumineuse. Mais ai-je vraiment le choix ? Soit je vais voir ce qui s’y cache, soit je meurs de froid. Au diable la raison, je préfère suivre les directives de mon cœur – celui-ci tambourine à une vitesse folle, prêt à transpercer ma poitrine – et me dirige vers le Las Vegas low-cost.

J’ai beau continuer à dégivrer mes cils, la neige tombante crypte la visibilité. Cela me rappelle la fin des années 1980 lorsque je tentais de regarder Canal+ sans y être abonné. J'avance ainsi un peu à l'aveugle – sans savoir réellement où je mets les pieds – sur ce qui s’apparente à une route, et j’essaye de presser le pas car le soleil n’est plus qu’à une maigre lueur de s’éteindre.