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Au cours de l’été 1976, en Bretagne, une vieille religieuse reçoit une jeune journaliste du quotidien Ouest-France. D’une antique valise en carton, elle dévoile des souvenirs vieux de soixante ans. Entre mémoire et secrets, le récit se tisse autour de trois vies entrelacées, "trois couleurs d’un amour" perdu. Un héritage touchant où le passé refait surface, inaltéré par le temps, révélant des vérités oubliées que la journaliste va porter à son tour.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Alain Emon, ancien militaire, s’est reconverti dans l’éducation après avoir obtenu une licence et un master d’histoire. Passionné par la transmission de ses recherches, il choisit le roman historique pour partager ses découvertes. "Trois couleurs pour un amour" est le fruit de ses longues années d’étude et de réflexion.
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Seitenzahl: 428
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Alain Emon
Trois couleurs pour un amour
Roman
© Lys Bleu Éditions – Alain Emon
ISBN : 979-10-422-7947-9
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À Armand Blanchard, victime des nazis
À toutes les femmes, victimes des hommes
Cette œuvre de fiction puise ses sources dans le Journal de Marche et d’Opérations (JMO) du 136e régiment d’infanterie, régiment dont firent partie le peintre Mathurin Méheut et mon grand-père Gabriel Philippe. Toutes les personnes mises en scène dans ce roman sont fictives. Toutefois, certaines ayant vraiment existé, leurs noms sont cités en fin de livre.
Les termes de langage argotique utilisés dans les dialogues sont issus de deux ouvrages. Le premier de L. Sainéan, L’argot des tranchées, d’après les lettres des poilus et les journaux du front. De Boccard Éditeur. Paris. 1915. 164 pages. Le second d’Aristide Bruant, L’argot du XXe siècle.Dictionnaire français-argot. Librairie Ernest Flammarion. Paris. 1905. 474 pages. Certaines définitions peuvent paraître choquantes et obscènes. Elles correspondent néanmoins à la réalité du début du XXe siècle et ne sont pas le reflet de la pensée de l’auteur.
Les descriptions du bois de la Gruerie sont librement inspirées des œuvres de Mathurin Méheut.
Le dessin de couverture est une œuvre d’Armand Blanchard. Il n’est que le témoignage d’une époque révolue depuis que les maisons de passe furent définitivement fermées en 1946 par la loi dite de Marthe Richard.
Né le 1er juin 1889 à Machecoul, il effectue son service militaire au 8e régiment de hussards à Meaux, puis à Verdun, de 1911 à 1913. Au cours de ses trois années dues au service de la nation, il écrit des chansons et dessine sur des cahiers d’écolier. Ces dessins représentent beaucoup de scènes qui se déroulaient dans des maisons closes. Armand Blanchard, cheminot, et son épouse habitaient rue de Verdun au Mans, en face de la maison de mes grands-parents, durant la Seconde Guerre mondiale. Le soupçonnant d’appartenir à la résistance, la police française d’Angers installa une souricière chez eux en mars 1943. Témoin du danger qui guettait son voisin, mon grand-père partit discrètement à la gare du Mans le prévenir de ne pas rentrer. Malheureusement, son message ne parvint jamais à Armand Blanchard. Il fut arrêté le 8 mars. Après avoir été condamné par le tribunal militaire allemand du Mans, il fut fusillé le 1er juin 1943, au Camp d’Auvours. Sa veuve, sans enfant, vécut dans leur maison jusqu’à sa mort. Elle fit don des deux cahiers de chansons à ma grand-mère avec qui elle était restée très proche.
Ses cahiers sont les témoignages de pans de vie de la Belle époque.
Édesse Carignan, de Lille. Étudiant.
L’escouade
La famille du Clos de Valfleury
Les autres
Et pourtant […], j’ai oublié aussi ma souffrance de la guerre. On est des machines à oublier. Les hommes, c’est des choses qui pensent, et qui surtout oublient. Voilà ce qu’on est.
Henri Barbusse
J’ai à me justifier en art plus que comme soldat. La vie que mènent les artistes au feu doit être presque pour tous, je présume, un supplice.
Mathurin Méheut
La Deux-Chevaux grise se gara sur la place de la Poste2 de Saint-Jacut, petit village de pêcheurs devenu station balnéaire au fil des ans. La maison se situait un peu plus haut dans la Grand-Rue. Après avoir pris son magnétophone, son appareil photo, son calepin et son Bic quatre couleurs, elle alla d’un pas léger sonner à la porte indiquée par le télégramme. C’était un été d’enfer ! Cependant, la rue était protégée de la chaleur écrasante par ses pittoresques maisons de pêcheurs séculaires aux murs de granit, alignées dos aux vents dominants. Elle avait rendez-vous avec une religieuse en villégiature, hors de l’Abbaye. Sœur Marie-Madeleine de la Sainte Face. Elle soupira en songeant qu’elle serait mieux dans la mer à se rafraîchir. Son esprit vagabonda vers la Manchette, sa plage préférée, qu’elle n’avait plus fréquentée depuis son entrée à la faculté de Rennes. Elle haussa les épaules, car de toute façon son rédacteur en chef, Eugène Brûlé3, l’aurait envoyée sur autre chose. Alors, autant joindre l’utile à l’agréable. Travailler à Saint-Jacut, on pouvait difficilement faire mieux ! Quand elle lui avait expliqué le contenu de son entretien téléphonique avec la novice qui s’occupait de cette religieuse, il lui avait dit de foncer. Inexpérimentée, elle devait apprendre sur le terrain. Et cette histoire semblait fort originale. Peut-être pourrait-on la publier sous forme de feuilleton en août…
— Bonjour. Je suis mademoiselle Léonie Lebon, la journaliste qui doit rencontrer sœur Marie-Madeleine.
— Bonjour Mademoiselle. Je suis Jeanne, la novice. C’est moi que vous avez eue au téléphone. Je vais vous accompagner à sa chambre. Si vous voulez bien me suivre.
Jeanne et la jeune femme montèrent au premier étage. Dans le couloir, par une porte ouverte, des voix s’échappaient. Jeanne lui donna quelques conseils pour aborder son entretien afin de ne pas épuiser la vieille religieuse. Elle frappa doucement et, sans attendre de réponse, pénétra dans la pièce. Elle fit un léger signe à la journaliste pour qu’elle s’arrête.
— Mademoiselle Léonie Lebon est arrivée. Peut-elle entrer, ma sœur ? demanda-t-elle, avec un profond respect.
— Bien sûr ! Ne faisons pas patienter inutilement cette petite, assura joyeusement une voix juvénile.
Une forte odeur de médicaments à base de clous de girofle imprégnait la chambre. Les volets étaient fermés afin de laisser filtrer l’air marin et de maintenir un peu de fraîcheur.
— Asseyez-vous où vous voudrez mademoiselle Lebon. Mettez-vous à l’aise.
La jeune journaliste s’empara d’un tabouret en plastique orange qui dénotait dans cette chambre. La vieille nonne se leva péniblement et, s’appuyant sur sa canne, alla s’asseoir dans un fauteuil. Son visage fripé irradiait de douceur et était mangé par un immense sourire qui étirait ses rides roses. Elle lui demanda :
— Souhaitez-vous un rafraîchissement ? Nous avons de l’Orangina.
— Oui, merci, répondit la jeune journaliste, un peu crispée.
— Je vous le confesse, c’est mon péché mignon, ajouta la religieuse en souriant. Mais ne perdons pas de temps en mondanités qui vous empêcheraient d’aller profiter de la plage. Par ce temps, ce serait dommage. Êtes-vous prête ?
— Oui, ma… madame, répliqua mademoiselle Lebon. Je mets juste une cassette dans le magnéto… Voilà.
Après avoir enfoncé une touche, elle se pencha sur l’appareil et murmura :
— Mercredi 21 juillet 1976. Enregistrement sœur Marie-Madeleine de la Sainte Face. C’est parfait, je suis parée, ma… madame.
— Seriez-vous fâchée avec la religion ? demanda sœur Marie-Madeleine, confortablement calée dans son fauteuil.
— Non… Non… Enfin, ce n’est pas la chose avec laquelle je suis la plus à l’aise, avoua Léonie Lebon, qui ne voulait pas se laisser entraîner sur un chemin embarrassant.
— Ce n’est pas un problème. Ce n’est pas une confession que je vais effectuer. De toute façon, appelez-moi comme bon vous semble. Jeanne vous l’a dit au téléphone et je vous l’avais écrit, c’est d’une histoire, peu banale, dont je vais vous parler. Mais tout d’abord, avez-vous des questions ?
La jeune femme ne tergiversa pas. Elle lui posa celle qui lui brûlait les lèvres :
— Vous êtes une bonne… Euh, une sœur et vous n’êtes pas en retraite à l’Abbaye ou à Créhen, pour la laïque que je suis, c’est étonnant. Est-ce un choix ?
Le visage de sœur Marie-Madeleine se fendit d’un sourire espiègle et s’illumina comme celui d’un enfant qui va faire une farce.
— Tous les chemins ne mènent pas qu’à Rome… Et ce n’est pas parce que je suis religieuse que je dois être cloîtrée. Je suis apostolique. J’ai aidé les pauvres dans bien des rues… Cependant, j’ai expliqué ma démarche à la mère supérieure de ma congrégation.
— Ce sera donc une sorte de confession civile ? demanda mademoiselle Lebon.
— Non, non, j’insiste. Nul besoin de quêter un pardon. J’ai confessé mes fautes en entrant dans l’ordre. Je veux juste vous raconter l’histoire d’une passion et libérer ma mémoire. Le passé doit être partagé. Il est des hommes qui ne doivent pas sombrer dans l’oubli… murmura-t-elle, soudain rêveuse, en se passant machinalement la main sur la joue.
La vieille religieuse tourna la tête vers le mur. Un poster y était fixé avec des punaises rouillées. Il représentait le tableau de Dali, Les montres molles.
— Vous voyez ce poster ? demanda-t-elle tout à coup.
— Oui… Les montres de Dali. Vu la température extérieure, c’est une œuvre qui est dans son contexte, ne croyez-vous pas ? se risqua à plaisanter mademoiselle Lebon.
— Vous ne pensez pas si bien dire, répondit sœur Marie-Madeleine avec bienveillance. Connaissez-vous son titre officiel ?
— Non… À part Les montres molles, je n’en connais pas d’autres. Je suis désolée.
— Ne le soyez pas, petite. Il s’agit de Persistance de la mémoire. C’est on ne peut plus de circonstance, ne trouvez-vous pas ? Car c’est de cela que je vais vous entretenir aujourd’hui : la persistance de la mémoire. Avant que la mort ne la fasse taire à jamais.
La jeune journaliste et la religieuse observèrent le poster pieusement. Mademoiselle Lebon but une gorgée d’Orangina. Sœur Marie-Madeleine en fit autant puis, d’un ton jovial, elle déclara :
— Vous n’êtes pas venue pour entendre mes digressions sur un vieux tableau. Alors, commençons… Si vous n’avez pas d’autre question.
— Pourquoi m’avoir choisie ?
La religieuse fixa son attention sur le poster comme pour y puiser du courage ou de l’inspiration. Avec tendresse, elle regarda la jeune femme et lui fit un sourire chaleureux avant de lui avouer :
— Parce que, dans ma prime jeunesse, j’ai connu votre grand-mère, chère Léonie Lebon. J’ai reconstitué une partie de cette histoire grâce à elle. Il est donc normal que je vous la lègue.
Le Bic resta en l’air. Léonie écarquillait les yeux, bouche bée. Sous le coup de la surprise, elle bafouilla :
— Pardon ? Mémé Nini ? Vous avez connu ma mémé Ni… ?
Avant qu’elle ne continue, la religieuse lui avait coupé la parole d’un ton espiègle :
— Oui. Elle et moi avons eu nos vies bouleversées par cette guerre. Elles étaient paisibles jusqu’à cet été fatidique de 1914. C’est là que tout a commencé…
La Lune livide, trônant au milieu d’un ciel sans nuages, éclairait d’une lueur fantomatique la grève balayée par un vent glacial venant du nord. Sans lumière, deux femmes chaudement emmitouflées descendaient, avec d’infinies précautions, dans les rochers de la pointe du Chef de l’île. Dès qu’elles furent sur le sable gelé qui crissait sous leurs pas, elles se dirigèrent vers l’île des Ébihens. L’une d’entre elles avançait, avec prudence, redoutant les flaques traîtresses abandonnées par le reflux, en ahanant, soutenant d’une main son ventre distendu et douloureux et s’appuyant, de l’autre, sur un bâton noueux. Elles fuyaient… Malgré ses gants, le froid hivernal imposait de changer fréquemment la main au contact de cette canne improvisée afin d’éviter tout risque d’engelures. Elle serrait les dents, maudissant ce monde et sa folie, qui l’obligeaient à fuir sa mère, ce nouvel Hérode. L’enfant qu’elle portait devait arriver à terme dans un mois maintenant. Malheureusement, cette mère, qu’elle surnommait le Chardon, avait découvert le pot aux roses. Toutes les précautions prises par sa tante Augustine, sa cousine Suzanne et Eugénie, la jeune servante, pour déjouer sa vigilance, avaient été balayées par un coup du sort. Satané médecin à sa solde ! Satané sens de l’observation féminin ! Cette femme valait l’inspecteur Lecoq5 ! Du coup, la réaction maternelle avait été terrible. Sa chambre s’était transformée en cellule, et aurait dû le rester même après l’accouchement. Emmurée vivante, afin de protéger la famille du scandale ! Heureusement, elle savait pouvoir compter sur la loyauté indéfectible de sa tante Augustine qui avait planifié son « évasion ». Avec la complicité d’Eugénie et de Suzanne, elles avaient réussi à déjouer la vigilance du garde-chiourme. Auparavant, Eugénie et Suzanne avaient fait quelques navettes discrètes au port du Châtelet. La jeune servante connaissait un marin qui, pour quelques pièces, accepta de dissimuler des vêtements chauds, des couvertures, un peu de vivres et de quoi allumer un petit feu tandis que la marée monterait. Ce même pêcheur, devant la grande générosité d’Augustine, n’avait pas refusé de naviguer des Ébihens jusqu’à Jersey, malgré les risques liés aux sous-marins allemands dans la Manche. Là, une amie d’Augustine donnerait refuge à Marthe en attendant l’accouchement. Puis, elle et son enfant embarqueraient pour l’Amérique. Libres ! Ce Jaguen avait aussi accepté la possibilité, en cas d’arrivée prématurée du bébé, de devoir accoster dans un port de la côte, le temps de trouver un médecin. C’est lui qui avait fixé le jour de la fuite, en fonction des horaires de marée.
Eugénie devançait sa maîtresse sur le banc de sable, portant sur l’épaule un maigre baluchon contenant quelques effets personnels pour la traversée. Seule la lueur blafarde de la Lune les accompagnait. Leur expiration formait de petits nuages blancs qui se transformaient en cristaux de glace sur leurs écharpes de laine.
— Mademoiselle Marthe… appela doucement la servante apeurée. Il… Nous devons nous hâter ! Il me semble que l’eau monte. Le pêcheur m’a dit que nous pouvions passer, mais qu’on ne devrait pas traîner.
— Nous avons perdu du temps en descendant dans les rochers, mais il reste encore une heure… souffla Marthe épuisée. De toute façon, je ne puis guère aller plus vite.
Soudain, Eugénie se figea en regardant la côte. Son inquiétude tellement palpable empêchait Marthe de se retourner.
— Qu’as-tu vu ? demanda Marthe s’emparant vivement du bras de la jeune femme, s’efforçant de masquer sa crainte.
Marthe se moquait facilement des superstitions de sa servante d’habitude, mais elles rajoutaient de l’angoisse à leur situation.
— Regardez, là-bas ! Sur le Chef de l’île ! Ces lueurs de torches et de lanternes… On nous cherche ! murmura Eugénie.
— Déjà ? Mais ce n’est pas possible ! Julien… Crois-tu qu’il nous aurait… ?
— Ah non ! Mademoiselle Marthe, il est tellement amoureux de moi, qu’il veut m’épouser ! s’exclama Eugénie.
— Avec toutes ces lumières ! En pleine guerre ! Si jamais il y a des Boches au large, cela va les attirer ! Les gens vont encore hurler aux espions, fulmina Marthe.
Elle avait espéré que ses poursuivants ne puissent pas commencer leurs recherches avant l’aurore. La côte était surveillée et, au début 1916, il y avait eu ces histoires de feux inexpliqués sur la grève qui firent la une des journaux6 et mirent la commune en émoi. Alors, en toute bonne logique, elles auraient dû être tranquilles, avoir de l’avance même. C’était incompréhensible !
— Comment ont-ils pu avoir ces autorisations pour nous rechercher aussi rapidement ? maugréa-t-elle, dépitée.
— Grâce à votre père sans doute… suggéra Eugénie.
— Hum… Je crains fort que cela soit dû beaucoup plus à une perfidie de ma mère. Encore une ! murmura Marthe, dont la main se crispa sur le ventre.
— En tout cas, ils nous pourchassent déjà. Nous aurions dû louer cet âne… maugréa Eugénie.
— Eugénie ! Je sais que demain c’est Noël, mais je ne suis pas Marie et mon enfant n’est pas le fils de Dieu ! Et de toute façon, j’aurais été bien incapable de me hisser sur une telle bête, haleta Marthe, en grimaçant de douleur. Crois-tu que nous soyons encore loin ?
La masse sombre de l’île se découpait sur l’horizon blafard. Elle semblait si proche… Mais de nuit, sur la grève, c’était difficile à déterminer, surtout pour deux femmes habituées au confort d’une maison bourgeoise. Soudain, la jeune Eugénie fit un signe de croix et baisa rapidement un chapelet :
— Qu’as-tu à te signer de la sorte ? demanda Marthe en masquant avec peine son inquiétude.
— Mademoiselle… glapit la pauvre fille, d’une voix aiguë. C’est… à cause des histoires qu’on raconte au village.
— Quelles histoires ? l’interrogea Marthe.
— Celle… de l’âne rouge7 ! C’est de loin la plus effrayante !
— L’âne rouge ? Quelles sont ces idioties ? grommela Marthe, incrédule.
— Il paraît que le fantôme d’un marquis hanterait l’île et qu’il… commença Eugénie, angoissée.
— Veux-tu bien arrêter ? Tu vas finir par nous flanquer la frousse à toutes les deux ! s’exclama Marthe, troublée malgré tout. Allez, viens ! Nous avons assez perdu de temps !
La jeune femme avait employé à dessein ce mot vulgaire, synonyme de peur, afin d’obliger sa servante à réagir. Mais il n’en fut rien. Même l’ordre d’avancer ne l’avait pas fait bouger d’un pouce.
— Je ne t’ai rien caché de notre destination, non ? Alors, qu’y a-t-il encore ? s’énerva Marthe.
— Bien plus que les bêtises que l’on raconte, c’est cette tour lugubre qui m’effraie tant. Ne dirait-on pas l’antre du diable ? C’est aussi noir que la porte de l’enfer…
— Il me semble qu’en enfer il fait une chaleur de fournaise, répliqua-t-elle, sarcastique.
Marthe observa l’édifice militaire séculaire. Dans l’obscurité, l’antique tour de Garangeau se dressait comme le chicot d’une vieille femme, dominant les flots et la Terre. Elle était inquiétante, indéniablement… Plantée dans cette lande bretonne, au milieu de la mer, elle pouvait nourrir bien des légendes ! Mais pour Marthe, elle était le lieu le plus romantique qu’elle eût connu. Ses souvenirs affluèrent. Cette tour… Non, cette tour n’avait rien de lugubre, il s’en fallait ! Mais à qui pouvait-elle raconter ce qu’elle y avait vécu à part à son cher journal ?
— Allez ! Viens, nous y sommes presque ! À Jersey, tu pourras souffler… murmura Marthe, réprimant difficilement un sourire, en se mettant en marche.
De toute façon, Eugénie n’avait plus le choix : l’eau montait. Le doux clapotis des vagues se rapprochait de plus en plus. Comme une sourde menace. Et puis elle ne pouvait abandonner sa maîtresse ainsi. Aussi se résigna-t-elle, d’autant qu’elle craignait que quelqu’un ne meure ce soir. Elle les avait bien vus, ces fichus papillons blancs, hier dans la maison de madame. Et ça, ce n’était pas bon signe ! Quand on les apercevait, cela signifiait que quelqu’un de cette maison allait mourir… Eugénie, cette fois, se signa en catimini. Elle ne voulait plus inquiéter sa maîtresse. Elles n’avaient plus le temps de délacer leurs bottines et d’enlever leurs bas. Elles auraient dû y songer en arrivant sur le sable, mais il faisait si froid que ce n’était pas possible. Du coup, elles fournirent un effort pour rejoindre plus vite le chemin qui menait à la tour.
— Eugénie, attends ! ordonna Marthe. Ils ne pourront pas traverser maintenant. J’ai besoin de souffler. Laisse-moi m’étendre un peu dans la bruyère.
— Vous allez mourir gelée ! s’exclama la jeune servante.
— Ne t’inquiète pas pour moi ! regimba Marthe. Je ne vais pas m’éterniser ici. Mais je ne peux aller plus loin sans un peu de repos.
Rassurée et exténuée, Marthe s’allongea péniblement sur la lande que le givre faisait scintiller sous les étoiles. La mer dressait un barrage naturel entre elles et leurs poursuivants. Elles avaient au moins six heures devant elles… Et après, de toute façon, personne ne savait où elles se rendaient, à part sa tante Augustine, Suzanne et, sans nul doute, Julien. Elles seraient bientôt sauves. Elle sourit en songeant qu’il ne lui manquait qu’une couronne de fleurs pour ressembler à l’Ophélie de Cabanel, dont son père lui avait montré une reproduction quand elle était encore une enfant. Comme la jeune femme sur le tableau, elle leva un bras avec élégance et se mit à rire. Enfin ! Elle avait réussi ! Un immense bonheur l’envahit. Jamais elle n’avait été aussi heureuse que ce soir, à ce moment précis. Elle laissa éclater sa joie et hurla face au ciel.
— Libre ! Je suis libre ! Merci, mon…
Soudain, un élancement violent lui brisa les reins et lui coupa le souffle. Le bébé remua dans son antre. Marthe respira très fort en se posant une main là où le petit lui avait donné ce vilain coup.
— Chut ! Calme-toi ! Ce n’est pas le moment de faire des tiennes… murmura-t-elle tendrement en regardant son ventre avec béatitude. Maman est libre, tu sais.
Une autre flèche lui traversa les reins, aussi intense que la première. Elle ne put retenir un cri. Dès que la douleur fut passée, elle chercha une position plus confortable. Assise, elle redoutait le prochain mouvement de son enfant. Jamais il ne l’avait martyrisée comme cela auparavant.
— Vous allez bien, mademoiselle Marthe ? demanda la servante anxieuse.
— Ce n’est rien… Juste un coup du bébé, plus violent que les autres. Il m’a brisé les reins… marmonna Marthe dans un souffle, marquée par la souffrance. Il est comme toi, la tour l’effraie.
Eugénie regarda sa jeune maîtresse en fronçant les sourcils. Elle l’interrogea d’une voix tendue.
— Ce sont des douleurs dans le dos, comme si on vous plantait un poignard… Elles reviennent fréquemment ?
— Non ! Non ! Ce n’est qu’un coup…
Puis, soudainement soucieuse, Marthe changea de ton et demanda :
— Pourquoi veux-tu savoir cela ?
— Lorsque ma cousine a mis au monde son enfant, en janvier, elle connut la même chose. Ce sont des contractions qui annoncent l’accouchement… Plus elles sont rapprochées, plus le bébé est proche d’arriver.
— Non ! C’est la fatigue ! Je vais me reposer ! Ça ne durera pas…
Marthe se passa la main sur le front. Malgré le froid, il était moite de sueur. Sans doute l’effort de la traversée. Il fallait juste s’arrêter, un peu. Elle changea de sujet :
— Aide-moi à monter jusqu’à la tour. Tu sais comment ouvrir la porte sans clé, affirma Marthe. Pendant que je me poserai, tu iras voir si le pêcheur est là.
En marchant péniblement, une main soutenant son ventre douloureux et l’autre sur son dos, Marthe atteignit le bâtiment. Elle s’installa du mieux qu’elle put sur l’escalier de granit menant au deuxième étage. Une couverture dessous et la deuxième par-dessus pour ne pas se refroidir de trop. Eugénie alluma rapidement un petit feu qui, à défaut de chauffer le corps, réchauffait l’âme. Ces marches, elle les connaissait bien… Eugénie lui avait laissé une lanterne afin qu’elle ne soit pas dans le noir au cas où le feu s’éteindrait. Dès que la jeune servante se fut éclipsée, Marthe sortit du baluchon son album de cartes postales et son précieux journal. De ses doigts gourds, elle l’ouvrit délicatement et extirpa une feuille de papier légèrement froissée. Elle tremblait tellement qu’elle dut s’y reprendre à deux fois avant de pouvoir lire correctement le poème qu’Édesse lui avait dédié. À haute voix, car cela la rassurait et cette petite activité l’empêchait de penser au froid qui gagnait ses membres. Elle aurait voulu se lever pour faire circuler le sang jusqu’à ses orteils devenus aussi durs que de la pierre. En bougeant péniblement, elle réussit à rapprocher ses jambes du feu. Une douce chaleur s’insinua sous la couverture. Elle parcourut de nouveau ce poème qu’elle connaissait par cœur. C’était le seul qu’il lui avait écrit. Elle le lui avait demandé, là-bas au Guildo, alors qu’il n’était encore qu’un étranger en permission avec son frère. Qu’il lui avait semblé beau à l’époque ! Fascinant même ! De tristesse, de sensibilité et de douceur. Pourtant il s’était mué en lion pour sauver Alexandre deux fois au moins. Elle frissonna. Soudain, la porte de la vieille tour claqua. La flamme moribonde vacilla. Elle lut plus fort :
Château du Guildo. 1915. Pour Marthe.
Vos cheveux volent au vent
Je les ai sentis, hardiment
Caresser mes lèvres carmin
Quand je croisai votre chemin.
Mon fusain soyeux s’agite
En haut de la tour antique
Durant ce temps bucolique
Où, l’art tout à coup crépite.
Ève, devenue la muse
D’un hère malin aux bois dormants,
Fera, par amour, par ruse,
Trébucher, un pauvre Adam.
La fatigue la gagnait. Elle ne voulait pas s’assoupir et pourtant elle ne put résister. Soudain, elle sursauta, transie de froid. Le feu était mort. Eugénie n’était toujours pas revenue.
Une inquiétude sourde l’étreignait.
Depuis combien de temps était-elle là, endormie ?
Quelque chose n’allait pas…
Je pose la main sur la pierre pour me redresser. Le granit gelé est trempé, mon gant poisseux, mes vêtements lourds, glacés… Je hurle désemparée :
— Eugénie ! Eugénie !
Elle arrive essoufflée et affolée, arrache la couverture du dessus et s’empare de la lanterne qu’elle soulève pour éclairer la scène. Elle ne peut retenir un cri de dépit :
— Oh, non ! Vous avez perdu les eaux… Le travail est commencé !
Je ne comprends rien. De quoi parle-t-elle ?
— Le travail… est commencé ? Quel travail ?
Mais en mon for intérieur, je sais. Seule ma peur me fait nier l’évidence. L’enfant… Mon enfant ! Il a décidé de venir. Maintenant… Pas ici ! Dans cet endroit sordide, tellement gelé qu’on dirait un tombeau ! Trop tôt. Je crie de désespoir plus que de souffrance. Lui, mon avenir va briser mes rêves. Il ne faut pas… J’implore Dieu. Je le supplie :
— Non, Dieu, non…
— Je vais chercher de l’aide à la ferme à côté… déclare Eugénie.
Je trouve la force de gémir alors que je me tords de douleur. Il me semble que le froid s’intensifie. Je grelotte… les coups de poignard s’accélèrent. Plus rapprochés… Je souffre… Je grommelle :
— Non, surtout pas ! Personne… M’entends-tu, personne ne doit en avoir vent.
Eugénie sait de toute façon comment agir. Elle a accouché sa cousine… Elle se signe et invoque brièvement la Vierge, mère de toutes les mères. Elle ravive le feu, jette un fagot et une caisse abandonnée dessus. Puis elle m’aide à m’installer le plus confortablement possible et à me débarrasser des vêtements superflus. Mon corps, côté foyer cuit et côté tour, gèle. Néanmoins, je n’ai pas d’autre choix. Eugénie me pose la couverture sèche sur les épaules. Elle ouvre mon manteau poisseux, me retrousse la robe aussi vite qu’elle peut, arrache presque mon jupon. Sur le dos, les jambes relevées, j’expose ce que mon père a un jour appelé «l’origine du monde». Je n’en ai même pas honte…
— La tête est déjà là… gémit Eugénie tendue à l’extrême, car elle sait que lorsque la vie arrive, la mort insidieuse est souvent en embuscade.
Le combat est rude. Je crie, hurle, rugis. Eugénie, ahane, souffle, soupire… Le froid est un lointain désagrément. Soudain, entre ces murs guerriers : un vagissement. Des pleurs ! Il vit ! Chétif, mais vigoureux ! Eugénie enveloppe rapidement le petit être gluant, le nettoie comme elle peut. Dès qu’il est enroulé bien au chaud dans la couverture qu’elle a découpée à cet effet, Eugénie me le pose sur le ventre. J’ai froid, mais je suis heureuse. Inquiète aussi.
— C’est une fille, Mademoiselle… souffle Eugénie, soulagée et épuisée.
Je suis exténuée et je n’ose regarder ce bébé. J’ai peur qu’elle soit…
— Eugénie… Est-elle… ?
Dans la pénombre de la tour, je devine le sourire d’Eugénie qui me répond précipitamment :
— Oh, oui, madame ! Elle est magnifique !
Je ferme les yeux sur ce bonheur éphémère. Je sais ce qui m’attend. Ma fuite piteuse est un échec avéré et un triomphe pour ma mère… Car l’évidence s’impose. Partir en mer, par une nuit glaciale, avec un bébé, arrivé avant terme, c’est mettre en péril nos existences. Cette enfant devait être la clé de mon avenir. Dieu en a décidé autrement. Il est le seul juge après tout. Je dois… Je vais renoncer à mon projet. À mon bonheur ! À mon futur ! Pendant que les hommes s’entretuent pour la liberté, moi je dois perdre la mienne. Mes larmes coulent baignant mon visage. Je sais le sort qui m’attend et, si je m’y oppose, celui qui attendrait ma fille. C’est profondément injuste ! Ma mère, n’a-t-elle jamais été juste ? Quel autre choix ai-je ? Je devais vivre heureuse avec mon enfant ! Et pourtant… Désespérée, résignée, je chuchote d’une voix lourde de fatigue, de chagrin et d’amertume :
— Eugénie, il te faut aller chercher des gens… Nous ne sommes plus à même d’avancer sans mettre en péril la vie de ce chérubin.
— Mais, si près du but, Madame… N’y a-t-il aucun espoir ? demande-t-elle en pleurs. Je peux m’occuper d’elle, Madame.
Madame… Comme ce mot est doux en ce moment. Moi qui ne devais jamais être ni femme ni mère. Je suis maman. C’est tout. C’est tellement… J’intime à Eugénie de se taire. Je n’ai que peu de temps… Si peu !
— Non, Eugénie ! Plus rien n’est possible… Il faut la sauver. Je te sais gré de toute l’aide que tu nous as apportée. Mais m’avoir servie loyalement va te desservir. Ma mère jamais ne te le pardonnera ! Tu vas être congédiée.
— Je n’ai que faire de votre mère, s’emporte Eugénie. J’avais demandé mon congé avant la fuite. Je crois même qu’elle était contente de me verser mes gages ! Si elle avait su ce que je m’apprêtais à faire…
Tout ce que j’ai osé depuis le début de cette maudite guerre a bouleversé notre univers à tous. J’ai fauté, mais c’est, paradoxalement, le seul bienfait de cette boucherie. Mon bonheur, c’est leur déshonneur. Le sien surtout. C’est cette fleur qui poussera sur leurs champs d’horreur et sur son orgueil ! Ô mère honnie, voici votre agonie… Pathétique et tellement triste. Édesse ne sait pas, ne saura peut-être jamais, qu’il va… qu’il est père. Il n’avait pas à porter le poids de mes mensonges et de mes intrigues. On ne peut l’accabler, l’obliger. Ma tendre cousine, ma sainte Suzanne, m’a vivement conseillé de lui dire la vérité. Vénus aussi ! Mais ce n’est pas ce que je voulais alors. Maintenant que j’ai échoué, je dois lui annoncer. Il a le droit de tout connaître de cette histoire. Avec mon frère, ils sont les seuls qui peuvent encore sauver mon bébé de la vindicte maternelle. Je dois organiser mes derniers instants avec ma fille du mieux que je le peux. Pour l’instant, Eugénie est la gardienne de son destin. Que Dieu lui vienne en aide :
— Eugénie, s’il te plaît ! Veille sur mon enfant. Tu devras l’annoncer à son père. Peut-être pourra-t-il nous…
L’émotion m’étreint. Ma voix se brise. Je souffle :
— … la protéger ? Dieu fasse qu’il revienne !
Eugénie ne peut retenir ses larmes ; elle éclate de nouveau en sanglots. Je lui prends la main. Elle est glacée. Je pleure avec elle.
— Eugénie… Je vais rédiger une lettre qui sera l’unique preuve que cette enfant est bien de nous. Tu devras la faire parvenir à Édesse Carignan au 136e RI. Il doit en être informé. Ma mère et mon frère savent qu’il est le père et je crains qu’elle ne fasse disparaître toutes les traces de nos liens, puis qu’elle ne se venge sur ma fille.
Je ne peux continuer. Je ferme les yeux. Je ne sais quel funeste destin guette ce pauvre Édesse. Est-il encore de ce monde ? Depuis qu’il a sauvé Alexandre des gaz, plus personne n’a de nouvelles. Même Vénus ne sait rien. La lettre que nous avions envoyée avant cette tragédie est restée sans réponse. Bien qu’il ne m’aime pas, j’angoisse pour lui. Je caresse les cheveux de mon bébé qui bouge dans son sommeil. Les larmes inondent mon visage. Je ne peux m’empêcher de murmurer :
— Édesse, si tu voyais ce joli bébé…
Il est temps d’écrire maintenant.
Que Dieu te protège mon enfant.
Que Dieu protège Édesse.
Mon Dieu… accueillez votre servante, pauvre pécheresse !
Marthe sortit un petit encrier de voyage ainsi qu’une plume. Elle commença, d’une main tremblante, à rédiger la lettre qu’elle désirait qu’Eugénie fît parvenir à Édesse en espérant qu’elle trouve son destinataire.
— Eugénie, je veux que tu racontes tout à monsieur Alexandre et à mademoiselle Suzanne. Si… jamais, je ne devais pas survivre…
— Non, Madame… Ne dites pas cela, ça porte malheur, gémit Eugénie en martyrisant son manteau.
Marthe balaya les craintes et les superstitions d’un geste. Elle continua d’un ton plus ferme :
— Si jamais il m’arrive un accident, dis à monsieur Alexandre que je souhaite qu’il s’occupe de ma fille. Et si son père meurt qu’il l’adopte…
— Bien Madame.
Eugénie renifla, incapable de prononcer un mot de plus. Marthe posa une main bienveillante sur l’avant-bras de la jeune femme en pleurs.
— Merci Eugénie ! Sois vigilante par rapport à ma mère. Elle ne doit pas être au courant ! Sois sûre que monsieur Alexandre prendra bien soin de…
Marthe réfléchit un instant puis énonça à haute voix les prénoms qu’elle a choisis pour sa fille.
— Victoire, Suzanne, Noëlle, Édesse !
Elle les répéta encore plus fort, avec amour et avec une fierté immense en s’adressant à son bébé :
— Victoire, Suzanne, Noëlle, Édesse née le 24 décembre 1916 ! Tu es ma plus belle victoire. Suzanne sera ta marraine !
Puis elle ordonna à la jeune servante si dévouée :
— Va voir monsieur Alexandre. Raconte-lui tout ! Il trouvera Édesse et lui donnera sa fille, notre fille ! Ah ! N’oublie pas le pêcheur qui aura gâté sa nuit et sa marée pour rien !
— Et vous, Madame, murmura Eugénie. Qu’allez-vous devenir ? Votre mère…
— Le coup va être rude ! Une bâtarde dans la famille… ! Quelle infamie ! Quelle ignominie ! ironisa Marthe, avec une pointe d’amertume. Ce qui m’attend m’effraie, mais si je ne le fais pas, je crains la colère maternelle contre Victoire. Alexandre et Suzanne sauront protéger Victoire de sa grand-mère en attendant le retour d’Édesse.
Marthe frissonna et se passa la main sur son front moite. Elle n’avait plus le temps de s’apitoyer sur son sort. Elle devait la soustraire à l’influence néfaste de sa mère. Pour cela, elle avait confiance en Alexandre et en Berthe, sa douce épouse. Enfin délivrée, Marthe posa délicatement sa fille sur le sol et commença à se couvrir de nouveau. Le froid lui perçait les os. Elle avait de plus en plus de mal à contenir des frissons et à s’empêcher de claquer des dents. Eugénie ne pouvait rester là avec Victoire plus longtemps. Le bébé risquait sa vie à chaque instant, aussi elle lui ordonna :
— Pars incontinent, sauve Victoire ! La maison appartient à un médecin, je crois8. Tu devrais y trouver du réconfort en attendant qu’ils arrivent. Je ne peux allaiter. Il lui faudra une nourrice ! Il y en a des bonnes à Saint-Jacut, paraît-il…
Les consignes pleuvaient sur Eugénie comme les larmes de Marthe sur la lettre. Elle la dissimula en tremblant dans la couverture de l’album de cartes postales qu’elle confia à Eugénie avec son journal intime. En pleurs, elle embrassa une dernière fois sa fille. Dès que Eugénie fut sortie, Marthe se replia sur elle-même, en chantonnant une comptine pour enfant. Elle grelottait de froid, de fatigue. L’engourdissement la gagnait. La sueur inondait son front. Elle souffrait terriblement. Elle serrait contre son cœur le crucifix de buis aux brins tressés que lui avait offert son parrain pour sa communion.
Combien de temps resta-t-elle ainsi ?
Soudain, un bruit la tira de sa torpeur mélancolique et glacée.
Sa mère ? Son père ?
Ils arrivaient !
Le train avançait en crachotant sa vapeur, depuis plus de deux heures, sous une chaleur écrasante. Marthe avait hâte d’être enfin arrivée à la gare de l’État à Saint-Brieuc. Depuis qu’elle était partie de Rennes, elle n’avait encore rien mangé. Son ventre grogna, ce qui fit sourire le soldat avachi en face d’elle. L’envie de le remettre vertement en place lui traversa l’esprit. Mais une jeune fille de bonne famille ne pouvait s’adresser à un inconnu, et surtout pas à un effronté notoire, lui aurait rétorqué sa mère assise à côté d’elle. Aussi se plongea-t-elle avec encore plus d’assiduité dans la lecture du livre qu’elle avait reçu comme prix d’excellence en composition. Elle jeta un coup d’œil à la dérobée par-dessus son roman pour regarder avec plus d’attention ce fripon. Il s’était endormi, dodelinant de la tête en fonction des cahots du train. Son visage imberbe lui conférait un air juvénile que renforçaient de grands cils noirs. Ses cheveux bruns étaient tirés en arrière, séparés par une mèche centrale. Il était bronzé, sans doute cela était-il dû aux marches et autres exercices de plein air. Sa vareuse ouverte laissait entrevoir des poils de poitrine qui tentaient de se faufiler en dehors de la chemise blanche. Marthe était tellement fascinée par le bellâtre qu’elle en oubliait de lire. Soudain, d’un petit coup sec d’éventail sur la main, la vicomtesse lui rappela les bonnes manières. Elle sursauta et rougit d’avoir été si sottement démasquée. Alors qu’elle allait se plonger de nouveau dans son livre, elle remarqua, comble de l’horreur, le sourire ironique du soldat. La chaleur devint subitement si étouffante et son malaise si grand qu’elle demanda d’une voix grotesque :
— Mère ne pourrait-on ouvrir afin d’avoir un peu d’air ?
Mais avant que celle-ci ne puisse réagir, le jeune homme bondit sur ses pieds et tira d’un coup sec la fenêtre. Aussitôt, des escarbilles, échappées de la cheminée du train, pénétrèrent à l’intérieur de la voiture et tombèrent sur la robe de la vicomtesse qui s’écria :
— Ah ! Petite sotte, voyez vos extravagances ! Vous avez failli nous faire toutes brûler !
Marthe, humiliée, ne répondit rien et se rencogna sur la banquette sous le regard mi-désolé, mi-amusé du soldat. De fait, elle n’osa plus lever les yeux jusqu’à l’arrivée. Le train entra enfin dans la gare de Saint-Brieuc soufflant et crachant comme un mineur en fin de vie. Les deux femmes descendirent sur le quai. La mère de Marthe tenait un carton à chapeau dans une des mains et de l’autre retenait ledit chapeau à large bord qui était juché sur le dessus de sa coiffure imposante. Marthe chercha le soldat parmi la foule qui débarquait. Elle le repéra enfin au milieu d’une dizaine de garçons vêtus du même pantalon rouge.
— Ils ont fière allure, songea-t-elle.
Le jeune homme lui fit un signe de tête amical assorti d’un clin d’œil, lui signifiant par la même occasion qu’il ne l’avait pas complètement perdue du regard… Décidément, ce fripon était vraiment très à… l’aise s’indigna-t-elle avant de se draper dans sa dignité, légitime, de femme outragée ! Soudain, il vociféra :
— Les permissionnaires du 71, rassemblement dehors !
— À vos ordres mon lieutenant ! répondirent des soldats.
— Je ne sais si c’est votre tante qui viendra nous chercher ou si elle nous enverra Marcel.
Marthe n’écoutait pas sa mère. Elle ne pouvait détacher son regard de tous ces uniformes. Jamais elle n’en avait vu autant en si peu de temps. La menace qui planait sur la France était sans doute une des causes de tous ces mouvements. Inquiète, elle demanda :
— Mère, croyez-vous la guerre inéluctable ?
— Mon enfant, je n’ai pas pour habitude de me mêler des histoires des hommes ! J’ai d’autres préoccupations que leurs jeux puérils ! Nous devons rejoindre votre tante Augustine et votre cousine Suzanne pour préparer notre séjour à l’abbaye de Saint-Jacut. Alors vous pensez bien que ces ridicules occupations masculines sont le cadet de mes soucis !
— Mais mère, est-il possible que les Serbes acceptent les conditions de l’ultimatum inique des Autrichiens ? insista l’effrontée, captivée par les ordres de l’officier bellâtre pour faire ranger les soldats en colonnes.
Cette fois, Adélaïde ouvrit de grands yeux effarés. Elle fixa sa fille avec une lueur étrange, un peu comme si elle découvrait une espèce d’animal mythologique :
— Mon Dieu, Marthe ! Allez-vous continuer à m’importuner avec des sujets qui m’ennuient à ce point… ! Et puis c’est fort inconvenant pour une demoiselle de parler de ce genre de choses ! Je vous le répète ! La guerre est une affaire d’hommes ! Ah ! Voilà Marcel !
— Je suis désolé, Madame la Vicomtesse. Bayard a perdu un fer en arrivant et j’ai dû trouver un maréchal-ferrant.
— Hum, je ne sais pas pourquoi, mais cela ne m’étonne guère ! Je suis harassée ! Alors, ne soyez pas aussi empoté et allez chercher nos malles rapidement que nous puissions partir ! s’écria Adélaïde sur un ton exaspéré.
— Oui Madame la Vicomtesse ! répondit servilement Marcel. Adélaïde du Clos de Valfleury n’aimait ni les retards ni les imprévus. Elle détestait tout ce qui n’était pas planifié, organisé, bref tout ce qu’elle ne pouvait gérer ! Son mari, qui l’avait fort bien compris, lui avait laissé toute latitude pour s’occuper de la maison et du personnel. Elle était d’une exigence redoutable pour les domestiques. D’autant plus qu’elle avait tout fait pour effacer l’effroyable souillure de n’être pas bien née. En effet, elle n’était que l’aînée d’un banquier qui avait épousé un vicomte plus désargenté que titré… La fortune de l’un lustrait le blason de l’autre. Tout le monde s’en accommodait fort bien à l’exception toutefois des domestiques et de… Marthe. La jeune fille avait bien du mal à se plier aux convenances de ce monde et au caractère de sa mère. Curieuse de tout et encouragée par la bienveillance de son père, elle considérait que les interdits étaient faits « pour être transgressés, tant qu’il n’y avait pas mort d’homme s’entend bien sûr », aimait-elle plaisanter ! Ainsi, pour suivre son « cher papa » à la chasse, elle avait dû employer des ruses de Sioux pour arriver à ses fins et tromper la vigilance de son chaperon. Pour cela, elle avait souvent été aidée par son frère, Alexandre, qui était l’archétype du charme, de la force et de l’intelligence.
— Si Apollon n’existait pas, il l’aurait remplacé au pied levé, avait-elle déclaré un jour.
Le jeune homme, fraîchement nommé sous-lieutenant au 136e régiment d’infanterie, était attendu prochainement en permission à Saint-Jacut-de-la-Mer. Pour cela, leur père avait obtenu l’autorisation du colonel de Cadoudal, son chef de corps10, son affectation à Saint-Lô se ferait en suivant.
Les retrouvailles entre les deux sœurs furent très conventionnelles, presque froides, comme d’habitude en fait. Mais les deux cousines et la tante s’adoraient. Une fois que Marthe eut rejoint sa chambre, elle eut la joie de constater que le jardin était non seulement toujours très bien entretenu, mais qu’il paraissait plus touffu… Plus dense ! Il serait sans doute plus difficile pour sa mère de la surveiller. Atteindre discrètement la porte vermoulue serait donc un jeu d’enfant. Sortir dans la rue Fardel et aller flâner autour de la cathédrale deviendraient une grande aventure et, de facto, une partie de plaisir beaucoup plus intense ! Eugénie, la petite bonne commençait à défaire les valises.
— Ma chère Eugénie, ne range pas tout ainsi. Nous partons d’ici deux jours !
— Mais Madame la Vicomtesse m’a dit de le faire ! s’excusa la jeune fille en rougissant.
— Ah… Si « Madâme » la vicomtesse l’a ordonné, alors fais ce qu’elle t’a commandé… soupira Marthe en parodiant la déférence de la servante.
Elle s’était habituée aux manies et aux marottes de son acariâtre mère. Marthe savait ce qu’elle ne devait pas faire. Ne pas provoquer son courroux était une gageure. Marthe savait aussi qu’elle aurait d’autres occasions de déchaîner l’ire maternelle, avec des sujets bien moins futiles. Ne pas l’irriter trop vite était un gage de vacances réussies. Elle ne pouvait même pas compter sur son père. Plus l’autorité paternelle s’était étiolée au fil du temps, plus sa mère s’était métamorphosée en marâtre. Marthe était devenue, à force, digne des contes de Grimm. De fait, elle se prenait pour Cendrillon, s’évadant de son univers étriqué en rêvant au prince charmant. Dès qu’elle fut prête, elle descendit rejoindre sa cousine. Les deux jeunes filles n’avaient qu’une poignée de jours de différence. Pourtant, elles ne risquaient pas de passer pour des jumelles. Marthe était grande et élancée, tandis que Suzanne était ronde et potelée. Intelligentes et curieuses toutes les deux, Suzanne était entièrement dévouée à Marthe à qui elle vouait un quasi-culte. Elles s’écrivaient souvent et espéraient avec impatience les vacances. Après-demain, elles prendraient la route de l’Abbaye et s’y installeraient pour deux mois, comme tous les étés.
— Suzanne ! Suzanne ! appela doucement Marthe en frappant à la porte de sa cousine. Êtes-vous prête ?
Suzanne jaillit de sa chambre comme un diable de sa boîte. Elle était radieuse et charmée par la perspective de l’aventure intrépide qu’elle ne manquerait pas de vivre avec Marthe.
— Comment se déroulent vos cours de piano ? l’interrogea Suzanne, sur un ton badin et poli qui masquait mal son impatience.
Marthe fit un petit clin d’œil et répondit précipitamment :
— Fort bien, ma foi, fort bien ! Je vous raconterai… Mais hâtons-nous !
— Vous avez raison, où allons-nous ? demanda Suzanne qui avait des difficultés à contenir son excitation.
— N’est-ce pas vous la Briochine et donc la plus à même de nous indiquer quelques lieux « sauvages, » perdus dans la jungle et peuplés d’hommes brutaux ? souffla Marthe, un sourire espiègle au coin des lèvres.
Suzanne fit mine de réfléchir et soupira d’un ton enjoué :
— Je sais ! Une mercerie ?
Marthe fit la moue. Les corsets n’étaient pas ce qu’elle préférait aller découvrir pour jouir pleinement de leur escapade interdite. Suzanne posa une main rassurante sur le bras de sa cousine. Avec un petit sourire de connivence, elle chuchota :
— N’ayez crainte, ma chère. Ce n’est point pour vous corseter ! Ils fabriquent et vendent des bas de soie d’une grande finesse à des prix tout à fait raisonnables !
— Ah ! Et où se trouve ce paradis ? demanda Marthe qui se laissait gagner par l’euphorie de Suzanne.
— La rue du Chapitre n’est pas très loin d’ici. La boutique de monsieur Boulaire s’appelle À la fileuse11. Un nom prédestiné à notre escapade, non ? Donc, lorsque nos mères seront au thé, nous nous éclipserons. Je prétexterai une migraine. La mienne en a l’habitude. Je demanderai votre aide pour me faire quitter la pièce. Nous disposerons d’environ une heure… Ce qui sera largement suffisant pour s’y rendre et faire nos emplettes.
Suzanne s’arrêta de parler et se plongea dans une réflexion dont elle avait le secret. Elle releva la tête soudainement et fixa avec intensité sa cousine. Un doigt sur la bouche, tapotant doucement ses lèvres, elle exprima à haute voix sa pensée :
— Autrement… commença-t-elle, songeuse. Autrement, si vous préférez, nous pourrions nous glisser jusqu’Au bon accueil. C’est un vendeur de tissus et confection. Il a de la soie de fort belle qualité. Il est place du marché au blé12. Cette boutique est importante, avec une magnifique vitrine ! C’est un peu plus loin, voilà tout. Qu’en pensez-vous ?
— Peu me chaut la coupe, pourvu que l’on ait l’ivresse, n’est-ce pas ? pouffa Marthe. Soyons folles ! Allons Au bon accueil ! Mais risque-t-on la dénonciation ?
— Eugénie, la petite servante, nous est entièrement dévouée. Elle fait montre de discrétion à l’envi, au point qu’elle exaspère Marcel ! ricana Suzanne. Mais méfions-nous de lui. Il est retors l’animal…
Le tintement de la cloche d’entrée mit fin à l’élaboration du plan de bataille. Les deux jeunes filles entendirent la porte s’ouvrir et Eugénie annoncer, à haute et intelligible voix, le nom de la première convive. Lorsque les cinq invitées furent installées devant leur tasse, les cousines firent leur apparition. Elles saluèrent les hôtes de la maison avec grâce et délicatesse, ayant un mot affable pour chacune d’entre elles. Les conversations allaient bon train. Marthe mourrait d’envie d’arrêter ces futilités et de parler de choses bien plus sérieuses. Soudain, Suzanne porta la main à sa tempe et ferma les yeux.
— Mère, puis-je me retirer ? J’ai… J’ai de violents maux de tête.
— Oh, ma pauvre enfant ! Vous n’avez pas encore l’habitude de nos réunions… À votre âge, j’étais exactement pareille, reconnut Augustine faussement inquiète. Souhaitez-vous que Marthe vous raccompagne dans votre chambre ?
— Oh, je ne saurais la priver de votre compagnie… balbutia Suzanne, paraissant soudain au bord de l’évanouissement.
Elle se leva, vacilla légèrement et se raccrocha in extremis à l’accotoir de la bergère sur laquelle elle était assise.
— Excusez-moi ! En fait, je crains de ne pouvoir y arriver seule, si Marthe peut effectivement m’aider…
— Tante Augustine, ce sera avec dévouement que je m’occuperai de Suzanne, décréta Marthe le plus sincèrement possible.
— Votre fille a souvent des vapeurs de la sorte ? demanda la vicomtesse à sa sœur tout en suivant d’un regard méfiant les deux cousines qui sortaient de la pièce.
— Oh, elle a bien quelques nausées au moment, enfin… Une fois par mois ! murmura précipitamment la pauvre Augustine rougissante.
— En ce qui me concerne, la mienne prend de la jouvence de l’abbé Soury un peu avant et pendant, crut bon de commenter la voisine d’Augustine.
— Bien ! Fort bien ! Marthe sera bienveillante avec elle ! reconnut Adélaïde, affichant un sourire de façade.
L’empressement de Marthe avait été trop vif à son goût. Le malaise de Suzanne, trop feint, semble-t-il… Seule sa sotte de sœur pouvait se laisser berner de la sorte ! Heureusement, elle connaissait fort bien les friponneries de Marthe. De fait, elle avait pris les devants avec Marcel. Ce majordome était vraiment serviable.
— Rira bien qui rira le dernier, songea-t-elle une lueur de méchanceté dans l’œil.
Adélaïde feignit de se concentrer sur la discussion, car elle bouillait d’impatience de savoir.
— Tante Augustine ? appela Marthe, en passant la tête rapidement dans l’encoignure de la porte. Suzanne souhaiterait prendre un peu l’air. Puis-je l’accompagner au jardin ? Y voyez-vous un inconvénient ?
— Ma foi, non, répondit Augustine, tout en cherchant une approbation tacite de la part de sa sœur qui se garda bien de lui signifier son accord.