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Claudius, Lizzy, Aurélien, Jules, Laura et Mado voyagent de Trabzon sur la côte de la Mer Noire jusqu’à la frontière irakienne, des vestiges arméniens oubliés aux ruines insolites des places fortes seldjoukides et turques. Parmi eux une présence trouble rôde, dissimulée sous des abords innocents. Cette brebis galeuse fera éclater leur groupe et seulement trois d’entre eux reviendront en Europe, choqués et incertains. Qu'est-il arrivé aux trois autres membres du groupe ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Pour
Jean Gobert, l’écriture représente bien plus qu’un simple acte littéraire ; c’est une manière de nourrir et d’enrichir sa langue maternelle, tout en faisant participer le lecteur à son expérience vivace de l’Orient. Auteur prolifique, il a signé de nombreuses œuvres, dont "L’imparfait et son passé composé", publié en 2024 aux Éditions Baudelaire.
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Seitenzahl: 209
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Jean Gobert
Trois et trois font trois
Aux confins arméniens de la Turquie
Roman
© Lys Bleu Éditions – Jean Gobert
ISBN : 979-10-422-6799-5
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À Barbara et Ulrich Messerschmid,
mes fidèles compagnons de voyage
maintenant disparus
– Le quatrième, un homme bien secret, Éditions Anovi 2021 ;
– La vie secrète du quatrième, Éditions Anovi 2022 ;
– L’imparfait et son passé composé, Éditions Baudelaire 2024.
Toute ressemblance entre des personnes et les protagonistes de ce roman ne peut être que fortuite, saufindication contraire. Par contre leur trajet et les lieux ici décrits sont véridiques, parcourus par l’auteur aux mêmes dates qu’indiquées dans le texte.
Les conversations tenues en diverses langues ont été reproduites en français, sauf si la situation l’a exigé autrement.
Lucien lui avait adressé la parole sur le palier :
— Bonsoir. Vous avez vu ? Vous avez eu du courrier ce soir.
— Comment le savez-vous ?
— Eh bien, le coin d’une enveloppe dépassait de la fente de votre boîte à lettres. Il n’y avait encore rien à seize heures.
— Ah bon… Merci, Lucien, merci. Je redescends de suite.
***
Le pli confirmait ce qu’on lui avait aujourd’hui confié entre deux portes :
… … Vous allez participer à un voyage organisé titré « Mer Noire et Turquie Géorgienne » du 16 au 26 septembre courant. Vous recevrez le programme du voyage et votre billet d’avion par courrier séparé. Un téléphone portable sécurisé et un passeport valable nouvellement émis à votre nom vous seront remis en personne à votre domicile.
La personne suspectée participera au programme. Nous vous ferons part de son identité par téléphone avant votre départ. Vous l’observerez sans intervenir dans ses agissements et sans vous opposer à une action éventuelle de la police turque.
Votre conduite personnelle ne doit en aucun cas prêter à suspicion.
Bonne chance !
Signature illisible
Tiens, un ordre de mission original, celui-là. La Mer Noire, la Turquie… Ça m’a tout l’air d’une sinécure. Vont-ils rogner sur les frais de mission ? J’ai encore le temps de voir venir…
Je ne dois surtout pas oublier de fermer le gaz en partant comme la dernière fois.
La ruine du monastère de Soumela, vue du haut de l’escalier d’accès
Et voilà qu’ils entendent les soldats qui criaient : « Thalassa ! Thalassa ! ». Le mot volait de bouche en bouche. Tous prennent alors leur élan, même ceux de l’arrière-garde ; les attelages couraient…1
17 septembre 2014
Trop lent de cinq minutes ! Jules voit Lizzy s’éloigner vers le large. À une dizaine de mètres de lui, elle se retourne et le nargue par-dessus son épaule, l’œil malicieux.
Pourtant, enregistré bien avant elle à la réception de l’hôtel, impatient d’aller nager, il avait immédiatement ouvert sa valise dans sa chambre. Se mettre en maillot de bain avait été l’affaire d’un instant. Vêtu d’un peignoir, une serviette de bain drapée sur ses épaules, des sandales aux pieds, la clé de la chambre en poche, il avait filé comme un zèbre vers l’ascenseur et était sorti en trombe du rez-de-chaussée vers l’issue menant au jardin de l’hôtel. Accéder par un escalier assez raide à la rive rocheuse avait pris au plus 3 ou 4 minutes. Comment avait-elle bien pu faire pour le devancer ? Probablement mis son maillot à l’avance, la coquine…
Ça sera donc pour la prochaine fois. Beau joueur, il dépose son peignoir et sa serviette sur une chaise longue et se débarrasse de ses sandales d’un coup de pied impatient avant de sauter du ponton dans l’eau transparente.
Émotion inattendue dans cette eau délicieusement tiède. Est-ce un effet de lumière ? Ici à Rize, sur la rive de la Mer Noire, Jules retrouve soudain les mêmes sensations que, gamin, il ressentait en nageant à l’ouest d’Alger : au nord, le bleu profond de la mer, au sud les versants rocheux de la côte chichement bâtis. Ici cependant détonne le vert exubérant de la végétation côtière.
Il ne peut exiger de Lizzy, bourgeoise allemande assez conventionnelle, de comprendre les raisons de sa nostalgie persistante, parfois même violente, d’un tel paysage marin. Le rêve de sa vie, très mal satisfait dans les villes continentales peu vallonées où il a habité après l’exode : pouvoir contempler d’un balcon ou du flanc d’une colline les jeux des vagues sur la mer, la mer, toujours recommencée…, sans que la vue soit gâtée par des bâtisses ou des immeubles. Un rêve quoi…
Lizzy ne fait aucun mystère de son âge (45 ans) et de celui de son mari Claudius (72 ans). Impossible de la rattraper à l’allure où elle fonce. Lui-même se trouve à 73 ans un sportif de plus en plus déficient, qui préfère nager indolemment sur le dos en regardant tranquillement le paysage. Indolemment, car l’eau salée porte bien davantage que l’eau douce des lacs bavarois dans laquelle il doit davantage se démener.
Laura le hèle depuis le ponton, vêtue d’une chemise blanche très ample en coton et de leggins bariolés. Tiens, pense-t-il, bizarre, d’habitude, les Polonais ne perdent aucune occasion de se baigner en Méditerranée. Pas en maillot ? Elle doit avoir ses raisons…
Il lui fait signe que tout va bien. Cette mignonne rouquine, légèrement plus petite de quelques centimètres que lui, fait naine à côté de Claudius qui vient de la rejoindre vêtu d’un peignoir, une chope de bière à la main. Il n’a pas perdu de temps, le gars. C’est la seconde bière qu’il écluse depuis notre arrivée.
Il salue Jules cordialement de la main. La taille de ce colosse un rien voûté surprend. L’abus de l’alcool a marqué les joues de son visage d’un rouge malsain, d’un gris maladif les poches sous des yeux bleus coiffés de sourcils broussailleux. Le regard reste cependant vif, pénétrant et lucide. Un front haut et une calvitie cernée de cheveux blancs exubérants couronnent le tout.
Il boit une longue gorgée de sa chope, la pose sur le sol dallé auprès d’un transat sur lequel il étend soigneusement son peignoir. Il descend alors pesamment l’échelle au bout du ponton et s’élance dans la mer. D’une brasse puissante, il se dirige vers Lizzy. L’apercevant, elle entame son retour vers le rivage. L’entrée de ce géant dans l’eau a provoqué plusieurs vaguelettes qui viennent battre les rochers. Jules ne peut éviter de penser aux fonctions de Bessel, dont la superposition décrit si exactement les phénomènes ondulatoires issus de l’impact d’un projectile dans l’eau : une rémanence des cours de mathématiques appliquées du temps de ses études.
Jules remonte sur le ponton et rejoint Laura.
— Où est passé Aurélien ? lui demande-t-il.
— Je l’ai aperçu il y a bien dix minutes. Il était accoudé au bar de l’hôtel devant une Efes,2 en train de fumer avec des clients. Tiens, puisqu’on parle du loup, le voilà !
En effet, Aurélien entame mollement la raide descente de l’escalier d’accès vers eux. Difficile d’estimer l’âge de ce Belge. Une cinquantaine d’années ? De taille moyenne, un tantinet maigrichon, mais bien proportionné, des traits fins, un teint légèrement olivâtre, une chevelure argentée abondante, vêtu sobrement, mais avec recherche, il serait bel homme si son expression n’était pas si souvent maussade, sarcastique, moqueuse ou même agressive ; si sa denture, jaunie par le tabac, ne gâtait pas son visage. Un aigri…
Mais que s’approche une jolie fille ! il se redresse alors de toute sa taille, il sourit d’un air engageant, ses yeux pétillent. Un séducteur…
— Tiens, tu n’es pas dans l’eau, grince-t-il. Que se passe-t-il ? C’est à cause de la pollution ou des méduses ou des deux ?
— J’en sors, super baignade, réplique gaiement Jules. Qu’attends-tu donc pour sauter dans la mer et rejoindre Lizzy et Claudius ?
— Aucune envie. Je n’ai pas envie de boire la tasse dans cette eau douteuse. Eh, Laura, tu ne nages pas. Viens donc me tenir compagnie ! Une cigarette ? offre-t-il d’un air avenant.
Laura minaude. Elle n’est pas fumeuse. Jules non plus. Elle remarque que celui-ci a du mal à se pencher pour mettre ses sandales et lui offre son bras en soutien. Aurélien se détourne avec une moue ironique et va accueillir Lizzy qui aborde l’échelle de remontée.
Jules s’installe confortablement sur son transat et ferme les yeux.
***
Comment était-il parvenu ici ?
Veuf de Sylvia – décédée très récemment à la suite d’une opération bénigne qui avait mal tourné –, il voulait envoyer tout balader et partir au loin. Il avait lu par hasard un prospectus touristique offrant un voyage nouvellement offert au public, titré « Mer Noire et Turquie Géorgienne ».
Traduction du préambule allemand du prospectus :
« LIEUX OUBLIÉS AU PASSÉ CHRÉTIEN : VOYAGE D’ÉTUDES DE 8 JOURS À TRAVERS UN PAYSAGE MONTAGNARD GRANDIOSE DE TRABZON À ANI, LA VILLE AUX 1001 ÉGLISES.
Y a-t-il encore une Turquie à découvrir ? Laissez-vous surprendre ! À peine aurez-vous quitté la rive de la Mer Noire (d’un bleu profond !), bordée de plantations de thé, que vous entrerez dans un paysage de montagne imposant parsemé d’édifices religieux du 10e siècle, de reliques fascinantes du royaume Tao-klardchétien. > … < Cependant, l’horloge tourne. Les vallées du fleuve Coruh vont bientôt être submergées du fait de la construction en cours de grands barrages. Vous serez témoin d’un grandiose héritage culturel en voie de disparition. »
« Mer Noire » : Que reste-t-il de la gloire impériale des Comnènes, venus se réfugier à Trébizonde avec leur cour devant l’avance inexorable des armées du Sultan ?
Tentant. En fait, ma seconde occasion de se trouver à proximité de Rize et de Trébizonde : des années auparavant, de retour de mission en Asie du Sud-Est, j’avais brièvement longé à plus de 10 000 mètres d’altitude la façade pontique de l’Asie Mineure. Un vol inoubliable par temps clair en suivant le soleil : démarré à l’aube de Bangkok, collé au hublot, j’avais survolé le Népal, le désert de Thar—l’Hindou-Kouch à l’horizon –, plus tard l’Elbrouz et son Demavend dominant Téhéran et la Mer Caspienne de 5670 m, puis l’Ararat (5165 m), le massif du Kaçkar culminant à 3932 m, la Mer Noire en diagonale et finalement le delta du Danube au crépuscule naissant. Ça m’avait fait penser à d’autres dénivellations vertigineuses : le tombant du Mulhacén (3 300 m) sur la Méditerranée ou celui de la Sierra Nevada de Santa Marta (5 700 m) sur la Mer Caraïbe.
J’avais une autre raison plus secrète de participer au voyage : autant Sylvia aurait aimé visiter l’Algérie en ma compagnie, autant je m’y étais opposé, mon malheureux exode en mémoire. Il en était de même qu’elle : d’ascendance arménienne par les femmes, Sylvia avait été marquée par le récit de l’effroyable fuite de sa famille d’un village proche de Kars, les seuls survivants du lieu. De ce fait, elle avait toujours fermement décliné de se rendre dans cette partie de la Turquie, alors que j’étais curieux de la région, un des rares coins du pays qui m’était étranger.
J’avais jusqu’alors surtout apprécié de la Turquie l’extraordinaire richesse de ses vestiges antiques et de ses paysages méditerranéens. La langue m’avait fasciné : tant de mots issus du français, la phonétique si proche de celle de l’allemand ! J’avais peu à peu peaufiné les rudiments de la langue acquis au cours de plusieurs séjours et renforcés par des cours du soir intensifs, jusqu’à la parler couramment, si ce n’était que je bute constamment encore sur les mystères de l’aoriste3…Voilà là une bonne occasion de m’y remettre, avais-je pensé d’emblée.
Surprenant de retrouver ici Aurélien ter Meer sur la liste des participants. Il y a huit ans environ, Jules et Sylvia avaient fait la connaissance de ce Belge journaliste/critique d’art/ancien directeur artistique d’une maison d’édition à l’occasion d’un voyage à Istanbul organisé par une association des « Amis des Arts Islamiques » : un programme de très haut niveau sous l’égide d’un turcologue renommé qui disposait de contacts étonnants dans le pays.
En effet, grâce à celui-ci, leur groupe avait été reçu par la doyenne de l’Université d’Istanbul, par le directeur de Topkapi, par des sommités religieuses et culturelles de Bursa, d’Edirne et d’Iznik (les premières capitales ottomanes), par l’architecte chargé de la restauration du gigantesque caravansérail d’Edirne d’où était partie l’armée turque à la conquête de l’Europe. Une brassée d’impressions inédites et marquantes. Certains objets exposés dans des archives habituellement fermées au public l’avaient émerveillé : des pochoirs servant à reproduire le texte du Coran, l’Empire Turc se refusant à utiliser la technique de Gutenberg jusqu’à l’aube du 17e siècle ; une carte de la côte de l’Algérie du 16e siècle indiquant les « comptoirs » turcs (Alger, Bougie …) ; la collection considérable de sceaux et de monnaies des empires révolus d’Asie Mineure…
Ce maigrichon à l’humour caustique et grinçant ne lui avait pas été particulièrement sympathique au premier abord. Un sans-gêne qui dînait et fumait volontiers aux frais d’autrui. Il avait le don de le mettre à cran quand il lâchait une vacherie vexante telle que :
— Où vas-tu chercher tes opinions ? Dans la fosse d’aisance des idées préconçues ?
Jules avait cependant été impressionné par l’étendue du savoir de ce Belge, en particulier dans le domaine de la numismatique et des arts islamiques turcs qui lui étaient jusqu’alors parfaitement étrangers.
***
Pendant le vol de Munich à Istanbul, puis d’Istanbul à Trabzon, il avait engagé avec sa voisine une conversation légère et détendue en anglais, puis en allemand, rapidement impressionné par les vues claires et sensées sur le monde de celle-ci. Elisabeth Lorentz, dite Lizzy, Britannique de nationalité par son père, avait étudié la microbiologie à Heidelberg. Elle travaillait à Martinsried non loin de chez lui en tant que cytologiste dans un laboratoire de recherche. Elle et son mari allaient participer au même programme que lui.
Elle voyageait impeccablement coiffée et vêtue – avec goût, mais sans ostentation – en prévision de ce qui les attendait en Turquie : jeans, petit chemisier de bonne qualité sous un cardigan léger, chaussures sportives, cheveux mi-longs. Il en était de même pour ses bijoux : un modeste collier de perles, une simple alliance à l’auriculaire droit comme il est d’usage en Allemagne.
L’intérêt du mari, assis à côté d’elle de l’autre côté, fut éveillé, entendant que Jules était Dr-Ingénieur Télécom. Il s’était alors présenté : Claudius Lorentz, professeur émérite à la TU4 de Munich. Jules se souvint qu’il avait assisté à une de ses conférences des dizaines d’années auparavant et qu’il avait eu du mal à trouver un siège libre tant l’affluence était grande. Leurs échanges furent interrompus au moment de l’atterrissage de l’avion à Trabzon.
À niveaux différents tous deux avaient participé à des programmes de recherche financés par différents projets de transmission chiffrée de données. Professeur Dr Lorentz avait été invité à donner des cours à Sup Télécom de temps à autre. Il parlait français couramment. Ayant découvert ces liens, ils avaient très cordialement repris leur entretien dans la soirée au cours du repas de bienvenue au Novotel de Trabzon situé entre la mer et la sinistre autoroute côtière.
Quelle avait été la surprise de Jules de retrouver à sa table Lizzy en grande conversation avec Aurélien ! En guise de bienvenue, celui-ci avait proféré d’un ton mielleux :
— Bonsoir, cher ami, je ne m’étais pas attendu à te trouver céans. Où donc est passée ton épouse ? Sylvia t’a-t-elle quitté ?
— Dans un sens, oui, en effet, depuis peu, mangée puis détruite de métastases. Je suis veuf.
Coup d’arrêt, changement notable de ton et charmant sourire :
— Je suis confus, oublie STP mon entrée en matière de mauvais goût. Puis-je te présenter Lizzy, une très vieille amie ?
— Pas nécessaire, nous avons fait connaissance pendant le vol, avait sèchement répliqué Jules. Se tournant alors vers Claudius et considérant l’étiquette de la bouteille de bière qu’il buvait :
— Comment trouvez-vous la bière turque ? Je vois que vous buvez une Efes…
— Excellente et inchangée depuis des lustres. Ma bière turque préférée.
— Avez-vous donc voyagé souvent en Turquie ?
— En effet.
— Y avez-vous donné des conférences ? En turc, peut-être ? J’ai remarqué que vous maniez très bien la langue à l’aéroport.
— Cela m’est arrivé de semer mon exposé d’expressions turques pendant des congrès. Lizzy l’a aussi appris. Elle adore venir dans la région.
— Il en était de même de Sylvia, mon épouse. Je l’ai perdue il y a quelques semaines. Un cancer brutal…
Lizzy les avait écoutés d’une oreille.
— Étrange. Je viens aussi à Munich de perdre une Sylvia, Sylvia Astieri. Votre épouse ?
— Mais oui ! D’où la connaissiez-vous ?
— Mes grands-parents l’avaient hébergée pendant plusieurs années au moment de ses études à Hambourg. Mon baby-sitter ! La vie nous a séparées, mais nous n’avons jamais vraiment perdu contact. Nous nous écrivions de temps en temps. J’ai lu par hasard son avis de décès parmi d’autres dans le Süddeutsche Zeitung5.
— Vous êtes donc cette fameuse Lizzy dont j’ai relevé le nom dans sa correspondance ! Quel hasard en effet !
Aurélien avait suivi ces échanges d’un air grognon. Quand Lizzy lui demanda en quelle circonstance il avait fait la connaissance de Jules, il lui lança un regard peu gracieux sans réagir autrement. Ce fut Jules qui le fit, relatant les épisodes de leur voyage à Istanbul. Celui-ci s’enquit alors comment Lizzy et Aurélien s’étaient connus. Réponse vague de celle-ci (« un vieil ami… »), soupir résigné d’Aurélien. Là-dessus, Claudius se leva et partit au buffet, suivi d’Aurélien. Resté seul avec Lizzy Jules demanda :
— J’ai connu Sylvia en 1972. Tu as donc dû la connaître bien avant moi.
— J’avais alors à peine 3 ans, cela ne compte pas.
— Bizarre qu’elle n’ait jamais parlé de toi.
Lizzy le regarda alors d’un air rieur. Qu’avait-il bien pu dire ? Aïe, aïe, le tutoiement !
— Excusez-moi de vous avoir tutoyé, Lizzy, cela m’a échappé !
— Le privilège de ton âge, Jules. Tutoyons-nous donc. Il faut bien un début à tout. Je sens que nous allons être très proches pendant la durée du voyage. Cin, cin.
Ils trinquèrent puis allèrent rejoindre Claudius, maintenant seul au buffet. Jules chercha Aurélien des yeux. Il le vit déployant tout son charme pour le bénéfice d’une jolie rouquine.
— Tiens, as-tu vu, Lizzy ? Aurélien sait devenir aimable quand il est en galante compagnie. Regarde, il a pris par le bras cette jolie fille et s’installe à table avec elle !
— Oh oui, l’irrésistible Aurélien qui fait feu des quatre fers quand il s’entiche, dit-elle en faisant la moue. Tiens, attends-moi, je te prie.
Elle rattrapa au passage Claudius en chemin vers leur table.
— Chéri, Jules et moi avons convenu de nous tutoyer. Comme nous allons être ensemble les prochains jours, j’aimerais que vous vous tutoyiez également, cela simplifierait grandement les choses.
Grognement de l’intéressé et regard circonspect envers Jules, visiblement fort gêné.
— Allons, serrez-vous donc la main, messieurs ! Vous me mettez dans l’embarras.
Ce fut finalement Claudius qui céda. Il tendit alors son énorme patte d’une mine un peu contrainte. Jules s’empressa de la saisir vigoureusement avec un sourire cordial, tempéré cependant par la pression brutale exercée par la pogne adverse.
Claudius parti, Lizzy et Jules terminèrent de charger leurs plateaux de mézés avant de le rejoindre à leur table. Ce fut elle qui se chargea d’alimenter la conversation par le récit d’un voyage précédent en Syrie. Les deux hommes n’en perdant pas une bouchée pour autant.
Elle fut interrompue par le tintement de la cuillère de leur guide sur son verre. Osman appelait à l’attention de ses ouailles, 18 personnes au total. Ce petit blondinet efflanqué d’une trentaine d’années, costume-gilet-cravate-bon marché, souliers-pointus-noirs-cirés, incita chacun à se présenter en préliminaire à sa séance. Il résuma ensuite le programme pour le lendemain (embarquement des bagages à 9 h 30, chaussures de marche recommandées, pause vers 12 h 30 dans un café disposant de toilettes). Que les dames prennent acte ! Pour conclure, il répondit patiemment aux diverses questions des participants.
Les trois ne voulurent pas, le repas terminé si tôt dans la soirée, se retirer dans leurs chambres, mais plutôt partir respirer le vent marin à l’arrière de l’hôtel. Ils allèrent d’abord chercher, Jules et Lizzy un anorak, Claudius, la même veste usagée en tweed qu’il avait portée dans l’avion.
Jules et Claudius conversèrent. Jules enviait l’élocution précise, le débit calme, lent et mesuré de Claudius qui trahissaient l’orateur routinier. Quand celui-ci désirait souligner un point particulier, les coudes collés au corps, il s’arrêtait et ouvrait les mains comme pour présenter une offrande.
Ils se trouvèrent une faim partagée de bourlingues exotiques et de bons polars, surtout ceux de Fred Vargas et de Donna Leon. Claudius confia que, pianiste médiocre, mais enthousiaste, il était un passionné de Bach dont la musique tournait en boucle dans sa tête.
— Tiens, sans être pianiste, dans mon cas c’est celle de certains concertos de Rachmaninov ! s’était écrié Jules.
— Êtes-vous collectionneur, Jules ?
— Je collectionne peu d’objets. Des scrimshaws6 et des verres teintés au sel d’uranium, dit-il, espérant que son interlocuteur ne sache de quoi il s’agit, sa collection étant fort modeste.
— Tiens, je collectionne également ce genre de verres, dit Claudius, soudain très affable. Vous devez absolument me rendre visite à Munich. Lizzy vous donnera mon adresse.
— Et comment se fait-il que vous… pardon, que tu parles si bien français ?
— J’ai étudié un certain temps en France. C’est là que j’ai fait la connaissance de mon ex, une Luxembourgeoise.
Une précision faite d’un ton sec qui ne demandait pas de réponse…
Claudius s’étant retiré derrière une propice barcasse pour évacuer sa bière, Lizzy profita de son absence pour expliquer certains détours mentaux de son mari : un introverti assez imbu de son importance, un taiseux souvent l’esprit occupé par quelque problème technique ou intellectuel abstrait, mais qu’il pouvait soudain transformer en une attention vraie.
— Je n’en reviens pas ! Crois-moi, l’approcher est tellement ardu en général ! Je suis surprise et ravie de voir comment il a pris du goût à ta conversation. Excellent début pour ce voyage pendant lequel je craignais qu’il s’isole comme d’habitude…
— Je le trouve vraiment sympathique et intéressant à la différence de la plupart des autres participants. Comment les juges-tu ?
— Un peu trop tôt pour le dire. Moyenne d’âge au-dessus de 65 ans, en général des couples bien bourgeois. Je semble être parmi les plus jeunes du groupe avec la rouquine sur laquelle Aurélien s’est immédiatement jeté.
Claudius revint alors et laissa tomber d’un ton dégoûté :
— Quelle saleté, cette plage ! Je crains qu’il aille falloir donner un bon coup de brosse à mes chaussures. Rentrons.
L’opération ayant été effectuée dans le vestibule de l’hôtel, Jules était remonté dans sa chambre pendant que Claudius et Lizzy se dirigeaient vers le bar.
***
Le lendemain
Aurélien avait présenté sa rouquine au petit déjeuner : Laura Pobietski, célibataire, Polonaise d’origine, experte en gériatrie dans un grand hôpital de Munich. Première impression fugitive : une personne d’une quarantaine d’années du genre délicat, fardée et vêtue sans ostentation (mis à part un collier de pacotille assez voyant), aux propos conventionnels, aucune expérience de l’Orient, potentiellement en quête d’un partenaire. Elle paraissait conquise par la conversation érudite de son cavalier.
Que peuvent bien trouver les femmes à ce gringalet d’Aurélien ? L’effet Aznavour ? Il prétend avoir de lointains ancêtres arméniens. Par ailleurs, des hommes très bruns comme lui sont monnaie courante en Belgique. Plutôt l’influence de l’occupation espagnole au 16e siècle ? Il avait le don de faire rire aux éclats ma Sylvia. Claudius, pas méfiant, peut-être même indifférent, a l’air de se ficher éperdument des conciliabules de son épouse avec ce pauvre mec.
Le petit déjeuner turc expédié, les participants avaient quitté les chambres et chargé leurs bagages dans la soute du bus. Celui-ci, d’une contenance de 36 passagers, offrait une grande liberté du choix du siège à chacun. Lizzy, le spectacle du paysage défilant à travers une vitre latérale la rendant nauséeuse, avait aussitôt occupé le fauteuil avant qui procurait la meilleure vue panoramique du paysage traversé. Une technique apparemment bien rodée. Où étaient les autres ? Claudius à son côté ; Jules seul sur sa banquette au milieu du car, à proximité de la portière médiane et des toilettes ; Aurélien et Laura devant lui.
Leur bus avait démarré plein sud en direction d’Erzurum par une route à grande circulation. Après une trentaine de km, il avait emprunté une route secondaire bordée d’une végétation pluviale montant en rangs serrés à l’assaut des cimes. Pour finir, il s’était garé au parking situé à 1000 mètres environ d’altitude. Quelques courageux s’étaient engagés sur un très raide sentier montant vers le monastère. « Casse-gueule, attention ! » avait griffonné un plaisantin sur la pancarte fléchée. Les autres avaient préféré atteindre le saint lieu par minibus.
Adossé à la paroi d’une falaise vertigineuse, l’ensemble monastique fortifié de Soumela7 n’était accessible que par un escalier descendant étroit et escarpé aboutissant à une porte renforcée, suivie d’un escalier aussi raide que le premier. Au bas de celui-ci, plusieurs constructions, les plus récentes datant du 19e