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Un film d’ados en colère, une cité en feu… Dix ans ont passé depuis l’explosion, mais les braises couvent encore. Mehdi, jeune vidéaste considéré comme l’un des instigateurs, croupit toujours en prison. Pourquoi a-t-il si peur de la liberté ? Qu’a-t-il à cacher ? Un visiteur de prison, troublé par son histoire, décide de remonter le fil. À mi-chemin entre enquête haletante et roman social, ce polar engagé explore les failles d’un système, les dérives de l’image et la puissance d’une jeunesse en quête de sens. À travers deux projets artistiques bien réels – un clip d’ados et un musée éphémère –, l’auteur brouille les frontières entre fiction et réalité, offrant à cette cité anonyme un écho universel. Un roman où l’espoir et la création tiennent tête à la fatalité.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Ancien animateur socioculturel, cadre de l’action publique et militant de l’éducation populaire, Samuel Leproust puise dans son vécu pour écrire des fictions ancrées dans le réel. Après Piqûre d’âmes sorti en 2022, il signe "Tu ne filmeras point !" où son antihéros ubérisé, Gilbert Massonnet, plonge au cœur d’une cité en pleine mutation.
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Seitenzahl: 481
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Samuel Leproust
Tu ne filmeras point !
Roman
© Lys Bleu Éditions – Samuel Leproust
ISBN :979-10-422-7909-7
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Ici, tout est joué d’avance
Et l’on n’y peut rien changer
Tout dépend de ta naissance
Et moi, je ne suis pas bien né
Là-bas, JJ Goldman
Cet ouvrage est dédié à tous les agents du service public qui croient au sens de leur métier. Aux artistes, créatifs et associations qui donnent des couleurs au monde.
Alors on pouvait mourir comme ça, sur le trottoir d’une cité, seul en pleine nuit sous l’éclairage indifférent d’un réverbère.
Le corps de Farid s’était envolé sous l’effet du choc. Pendant moins d’une seconde, il avait tournoyé dans l’air avant de ressentir la claque horizontale du sol. Ce premier contact bref et brutal lui avait coupé le souffle sans pouvoir arrêter sa course. À l’impact, le début d’un cri était sorti de sa bouche. Juste un couinement ridicule qui avait été noyé dans le vacarme de la dislocation. Farid s’était senti glisser en laissant de la peau à chaque mètre. Il avait vu la silhouette d’une jardinière en béton arriver à pleine vitesse. La masse inerte et tranchante l’avait stoppée net. Comme un vulgaire édredon, son corps en avait épousé les angles.
Le jeune homme avait perdu connaissance. Une coupure totale. La nuit. De temps en temps, une étincelle de vie passait par la fente de son œil, brouillé par les larmes. Farid ne voyait plus, ne sentait presque plus rien, à part peut-être le froid du trottoir qui s’insinuait en lui. Il voulut bouger, mais il n’y parvint pas. Sa tête restait comme soudée sur le bitume. Du sang s’échappait de son nez et de sa bouche tapissant et souillant l’intérieur de son casque. La conscience revenait par intermittence, elle se révélait par un son aigu et strident qui remplissait son cerveau d’un immense acouphène. Le Choc sans doute ? Durant ces moments de lucidité, il se voyait demander de l’aide et appeler « au secours ». Hélas, ses dents cassées refusaient obstinément de bouger, figées dans l’étau de sa mâchoire. Puis la nuit le reprenait, reléguant sa souffrance au second plan et faisant valser tous ses repères. Depuis combien de temps était-il là, sur le sol ? Pourquoi les pompiers n’étaient-ils pas arrivés ? Une partie de lui voulait se laisser aller au repos. Se laisser glisser vers le sommeil. Dormir. Une autre luttait pour ne pas mourir. Dormir ou mourir ? La différence est si mince quand il s’agit d’atténuer ses souffrances et de repousser ses angoisses. Où était sa mère ? Il l’appelait, mais aucun son ne sortait de sa bouche… Ah ! Il n’aurait pas dû penser à sa mère. Maintenant, il la voulait à côté de lui pour qu’elle pose sa main sur son front et lui dise que ce n’était pas grave. « Dors mon fils, dors mon petit et tu vas guérir ».
Il s’endormit pour émerger à nouveau. Cette fois, le réveil était plus net, comme rempli de clairvoyance. Son œil valide chercha sa jambe. Elle formait un angle bizarre. Le pied à l’extrémité lui semblait tourné dans le mauvais sens. Juste à côté de lui, à moins d’un mètre, Farid repéra sa deuxième chaussure. Des dizaines de débris sombres jonchaient le sol. À nouveau, il tenta de bouger un bras, puis l’autre sans succès. Ses doigts retournés baignaient dans une flaque de liquide qui recouvrait la surface bitumée. Le réservoir de son scooter avait littéralement explosé et ça sentait l’essence.
Pourquoi était-il là ? Que s’était-il passé ? Certes, il roulait vite, mais Farid empruntait ce chemin tous les jours. Il en connaissait tous les dangers et tous les obstacles. Il savait comment éviter les deux fosses longitudinales de la voie de Bus. Même si l’écartement et la profondeur des trous rendaient le franchissement des voitures impossible, son scooter passait sans problème, quelle que soit la vitesse. Fidèle à son habitude, Farid avait serré le trottoir à droite pour éviter le piège de la fosse. Sauf que cette fois, un container roulant était rentré dans son champ de vision…
Comme dans un rêve, le mur improbable s’était déplacé de droite à gauche. Lentement, il avait basculé du trottoir pour mieux glisser sur la chaussée. Les petites roulettes avaient subitement disparu pour s’encastrer dans la fosse et sceller le passage d’une infranchissable muraille.
Farid avait tout vu, comme dans un rêve, mais il n’avait rien pu faire pour éviter le choc. Le scooter avait percuté de plein fouet la barrière oblique et l’adolescent s’était envolé sans même avoir le temps d’appuyer sur les freins.
C’est un corps sans vie que l’on trouva aux premières lueurs du matin. Personne n’aurait pu survivre à de tels dommages. L’enfoncement de la cage thoracique avait fait exploser les organes internes. La liste infinie de ses fractures faisait déjà de lui un parfait martyr. Déjà, le bruit courait que l’on avait voulu tuer Farid, que la police l’avait serré d’un peu trop près…
La petite colonne des hommes en noir passa devant la devanture de la supérette, du moins devant ce qu’il en restait. Les portes avaient été remplacées par de grands panneaux d’aggloméré pour dissuader les pilleurs. Toutes les autres vitrines s’étaient fissurées et noircies avec la montée de température. Un peu plus loin, une voiture sans vitres et sans pneus avait laissé son empreinte sur le bitume fondu. Les hommes avançaient prudemment. Ils progressaient courbés et casqués derrière leur bouclier. Tous parfaitement sanglés dans les équipements de protection réglementaire. Les ordres reçus étaient parfaitement clairs « Pacifier le secteur et en finir, après trois jours d’émeute qui n’avait que trop duré ». Au-dessus, tous les lampadaires d’éclairage public avaient été vandalisés, signe qu’ils étaient attendus, mais qui les rendaient aussi beaucoup moins visibles. De toute façon, la messe était dite. Toute la cité était bouclée, grâce à une seconde compagnie de CRS qui était venue en renfort, pour se mettre aux ordres de la police locale. Depuis deux jours, un couvre-feu avait été décrété et ce soir, l’ordre républicain serait respecté. De fait, au fur et à mesure de la progression des groupes, les échanges radio confirmaient que l’espace public était complètement dégagé devant eux. La plupart des voitures brûlées les jours précédents avaient été enlevées, comme pour signifier que le territoire était à nouveau sous contrôle. Tout à coup, des voix s’élevèrent dans la nuit, relayées de groupe en groupe.
— Attention, à la trois D ! Regardez en haut, ça tombe !
Des projectiles s’écrasèrent avec un bruit mat sur les boucliers en plexiglas, qui s’étaient instinctivement resserrés pour former la tortue. Aussitôt, plusieurs projecteurs se mirent à balayer les corniches des immeubles les plus proches. La masse d’un gros cube blanc apparut dans un faisceau de lumière, et une machine à laver s’écrasa lourdement au pied d’un bâtiment. Elle se disloqua littéralement à l’impact et entraîna automatiquement la réponse de deux « Cougars ». Le tir sur des bâtiments était généralement interdit, en raison des risques d’incendie. Mais la provocation était trop grande, et les lance-grenades de 56 mm lâchèrent en représailles deux tirs en cloche sur les toits-terrasses d’où venaient les projectiles. Simultanément, les hommes articulés se mirent à converger vers les quatre entrées des bâtiments concernés. Les groupes compacts de « Robocops » montèrent les étages, sécurisant les lieux par palier, fermement décidés à ne rien laisser passer.
Un homme en noir était resté à terre, sonné, touché par le hasard d’un impact. Assis contre le mur du bâtiment, il attendait d’être évacué par un camarade qui reprenait son souffle. Mais déjà plus haut, l’assaut était donné et les semelles cloutées résonnaient dans les étages. Cent poitrines se mirent à gueuler, libérant leur flot de testostérone et d’adrénaline. Comme une réponse, une silhouette fragile apparut tout en haut de l’acrotère. Un jeune homme se tenait tout droit au-dessus du vide, debout, frêle et forcément téméraire. Plusieurs téléobjectifs l’encadrèrent, pour figer la preuve d’une telle inconscience et anticiper la bavure d’une chute. Le Gavroche des cités ouvrit un briquet-tempête, pour allumer la mèche d’une bouteille qu’il tenait dans son dos. Dès la lueur suspecte, une voix dopée au mégaphone se fit entendre. Entre prière et sommation.
— DERNIER AVERTISSEMENT… Arrête gamin, fais pas ça, arrête !
Mehdi lui répondit en pleurant, tout en ramenant fermement son bras, devant lui.
— VOUS AVEZ TUÉ Farid ! Vous êtes des enculés…
Derrière Mehdi, la porte venait de sauter sous les coups de boutoir. Sur la terrasse aux barbecues, les derniers rangs de ses potes tombaient sous les coups déchaînés des hommes en noir. Ils finissaient face contre terre, le visage en sang, aussitôt immobilisé par des semelles qui les clouaient au sol. Pour mieux les menotter, on tirait les bras vers l’arrière au risque de déboîter une épaule.
Mehdi regarda une dernière fois, les rangées de Gyrophares bleutées qui clignotaient au loin. Il s’arrêta sur la fosse. Là où son pote Farid avait trouvé la mort. Un instant, il se demanda pourquoi Ludo n’était pas à ses côtés. Puis il reçut un tir tendu en pleine poitrine qui le propulsa violemment vers l’arrière. Ses mains s’ouvrirent comme pour libérer le chagrin et la colère qui l’étreignaient, elles écartèrent les doigts laissant filer un cocktail de mort le long de la façade.
Le policier au sol tenta de tirer son collègue par un pied pour le décoller du mur. Il avait trop attendu pour respecter la procédure et faire évacuer. Il tira encore. Encore. Mais pas assez vite. Le projectile explosa telle une auréole incandescente sur le casque de son camarade. Une gerbe de verre et de feu gras se dispersa dans tous les sens, collant les mousquetons, les sangles et les coques de la carapace, glissant dans les espaces et tous les interstices. La lave se déversa sur le gilet de protection et sur la vareuse ignifugée pour mieux libérer sa chaleur mortifère. Malgré la douleur de sa cheville brisée, la torche humaine se releva un instant pour échapper à la morsure des flammes bleues qui léchaient la peau et grignotaient les chairs. Le spectre hurlant tituba dans la nuit de la cité, jusqu’au moment où le feu trouva les grenades dans les poches de son gilet.
Massonnet pensait à la file d’attente interminable devant la dépouille d’Elisabeth II. Lui, il était quasiment seul devant le cercueil d’un homme qu’il ne connaissait même pas. En réalité, quatre autres personnes assistaient aussi aux obsèques du pauvre gars qui avait été trouvé mort sur un banc de la ville. Tous ces gens, perdus dans une église trop grande, militaient dans une association nommée « Voyage et dignité ». Ils œuvraient pour que les personnes décédées, seules et sans ressources, puissent aussi bénéficier d’une cérémonie décente.
Cette fois encore les bénévoles avaient bien fait les choses. Quelques fleurs encadraient l’image d’un homme en noir et blanc posée sur un chevalet. Il s’agissait visiblement de l’agrandissement d’une photo d’identité qui avait perdu en netteté ce qu’elle avait gagné en dimension. Le visage du défunt était devenu aussi flou que son parcours de vie. S’effaçait-il déjà de la mémoire des hommes ? Pour le dernier voyage, l’association avait choisi un cercueil sobre et simple qu’elle avait financé grâce aux subventions et aux dons. La longue boîte en bois vernis brillait, caressée par la lumière des vitraux dans le vide d’une église immense et froide.
La veille, une femme avait contacté Gilbert Massonnet pour l’engager et lui demander de prendre la parole au cours de la cérémonie. On lui avait fourni un petit texte de cinq lignes qui résumait toute une vie. Il s’agissait en gros de l’état civil du défunt avec quelques éléments aussi stériles qu’un numéro de sécurité sociale. Plus d’un orateur se serait découragé devant une telle indigence, mais Massonnet comptait bien s’appuyer sur ses anciennes compétences de comédien pour rendre à cet inconnu un hommage funèbre décent.
Un toussotement discret mit fin à ses pensées. La présidente de l’association le regardait en l’incitant à passer à l’action. Il s’avança vers le micro planté au sommet d’un pupitre, mais en prenant la mesure de son maigre auditoire, il s’arrêta effrayé par la disproportion d’un tel usage. Il connaissait par ailleurs la médiocre qualité des sonos utilisées dans les églises, leur tendance à l’écho qui n’en finissait pas de résonner contre les piliers et les voûtes. Le vide ne jouant décidément pas en sa faveur, Gilbert Massonnet se positionna debout juste à côté du cercueil, en misant sur la simplicité de sa propre voix. Après un léger silence, sa main se posa délicatement sur le couvercle verni, ses yeux croisèrent le regard de l’homme sur la photo et il se lança.
— Alain, je ne vous connais pas, ou si peu. On m’a donné quelques chiffres et quelques mots qui sont censés résumer votre vie. Malheureusement, ils ne disent rien de vous, rien de vos espérances et de vos amours, rien de vos sentiments. La somme de ces petits riens se conjugue pourtant avec l’universel et le parcours de tous les hommes. En vous Alain, il y eut forcément un petit garçon qui a joué et couru à perdre haleine. En vous, un cœur d’adolescent a battu, exalté par des rêves, des chimères et peut être une passion. En vous, enfin, un adulte s’est affirmé, façonné par de petits bonheurs et de grandes déceptions, chahuté par tous les vents contraires de la vie.
Il marqua une pause pour apprécier l’impact de son discours sur les visages de l’assistance. Il se savait parfois trop exubérant, et par précaution, il opta pour une plus grande sobriété.
— Alain, vous avez vécu une vie d’homme. Selon votre état civil, vous êtes né sous x en 1963 à Carhaix. L’enquête sociale n’a pas permis de vous retrouver une famille ni même une profession, mais un livret militaire témoigne d’un engagement de plusieurs années dans l’armée. Est-ce assez pour vous connaître ? Pour formuler un dernier adieu ? C’est, en tout cas, suffisant pour réfléchir à la fragilité de nos conditions humaines…
Un léger raclement de gorge se fit entendre, et Massonnet comprit une fois encore qu’il s’égarait.
La présidente de l’association lui faisait les gros yeux, et l’assistant laïc qui animait la cérémonie pour pallier le manque de prêtres avait beaucoup de mal à contenir son énervement.
Résigné, Massonnet s’inclina une dernière fois sur la dépouille d’Alain, formula une phrase un peu alambiquée sur le dernier voyage des hommes et décida de regagner sa place.
Après une bénédiction rapide, le petit groupe se donna rendez-vous au cimetière, ultime destination du défunt. Le contrat ne le stipulait pas, mais Massonnet se sentit obligé de les accompagner jusqu’au bout pour assister à l’inhumation. Au moment de partir, il sentit qu’on le retenait par la manche.
— Monsieur Massonnet puis-je vous parler un instant, s’il vous plaît ?
La présidente de l’association semblait vouloir effectuer une mise au point, et Massonnet n’était pas certain de vouloir l’entendre. Des personnes endeuillées se regroupaient déjà pour la cérémonie suivante et ils se mirent légèrement à l’écart pour engager l’échange.
— Monsieur Massonnet vous nous avez fait quoi tout à l’heure ? Nous attendions juste un petit mot de présentation et nous avons eu droit à un véritable sermon.
— Je sais, j’y suis allé un peu fort, mais en même temps si vous demandez les services d’un ancien acteur, c’est pour obtenir une prestation de qualité, non ?
— Écoutez monsieur, il n’est pas question de remettre en cause votre talent ; juste de respecter le rôle de chacun et notamment celui du pauvre diacre qui présidait cette cérémonie. Vous avez constaté n’est-ce pas que nous étions dans une église ? Ce choix de rituel ne doit rien au hasard, il correspond à ce que nous savions des croyances du défunt. Nous aurions pu tout aussi bien nous trouver dans une mosquée ou un temple si les circonstances l’avaient exigé…
— Excusez-moi Madame, je ne sais pas trop où vous voulez en venir ?
— Pour être franche, la tirade improvisée de tout à l’heure eut été plus adaptée pour un libre penseur, ou une personne agnostique.
— Mais je ne pense pas avoir offusqué quelqu’un. Personne n’est venu pour assister à ces obsèques et je doute que le mort lui-même puisse encore avoir un avis sur la question.
— Écouter, Monsieur Massonnet, votre remarque est complètement déplacée. En tant que présidente, je suis tenue à une certaine réserve et donc je ne me positionnerais pas sur le fait qu’un défunt ait encore un avis ou pas. En revanche, notre association se doit de respecter les dernières volontés de la personne décédée, et la présence ou pas d’un public n’y change absolument rien.
Si vous voulez continuer à travailler avec notre association, il va falloir vous y tenir, Monsieur Massonnet. À l’avenir, je vous demanderai de préparer vos interventions par écrit, ce qui me permettra de les valider juste avant la cérémonie. Cela, vous semble-t-il possible ?
Massonnet s’excusa en guise de réponse. Que pouvait-il faire d’autre ? Il avait tort.
La présidente fut assez sensible à ce revirement soudain, mais elle n’en montra rien. Elle prit congé un peu sèchement et Gilbert Massonnet se retrouva seul et complètement désappointé.
La situation professionnelle de l’acteur se délitait de plus en plus avec le temps. Son ancienne célébrité d’homme de théâtre n’était plus qu’un lointain souvenir et les prestations télévisuelles qui avaient suivi ne l’avaient pas porté à la postérité.
Il avait cru rebondir cependant, quand il avait monté une petite entreprise pour vendre ses compétences d’acteur à des particuliers. Un comédien peut espérer gagner sa vie en fournissant de fausses excuses. Les absents, tricheurs, infidèles, et autres retardataires ne manquent pas dans la vie courante. On peut même s’enrichir, en acceptant le rôle d’un « faire valoir » dans une réunion publique. Une question préparée par un bon acteur n’a pas de prix. Surtout quand elle déclenche l’intervention valorisante d’un riche commanditaire. Massonnet avait joué tous ces rôles, y compris celui du consommateur satisfait qui vante un produit qu’il n’a jamais acheté. Au début, il avait composé avec sa conscience et la nécessité de gagner son pain. Puis un contrôle fiscal avait mis fin à cette « belle aventure entrepreneuriale ». Il en avait été, presque soulagé.
Aujourd’hui, il ne lui restait plus que le secteur associatif pour le faire travailler et Massonnet trouvait encore le moyen de « merder ».
Le grand hall d’entrée de la tour était parfaitement calme, c’était en soi une énigme dans un quartier où le moindre espace public devenait un territoire à défendre. Le jeune garçon hésita pendant quelques instants, juste le temps de distinguer dans la pénombre, deux silhouettes légèrement en retrait qui l’observaient. Deux capuches remplies d’ombre d’où une voix assez grave monta.
— Il veut quoi le garçon, il est perdu ?
— Karim m’a dit qu’on m’attendait ici, et qu’il fallait juste donner son nom.
— Vas-y monte.
L’une des silhouettes se retourna et une légère vibration libéra le verrou de la porte vitrée.
Sur le côté de l’ascenseur, un local entier était rempli de boîtes aux lettres. Sans trop savoir ce qu’il cherchait, Tiago se mit à consulter les noms écrits dessus, quand une grosse main pleine de bagues se posa sur son épaule.
— Alors petit, on dégrade ?
— Non Msieur, c’est Karim qui m’envoie. J’ai un rencard, mais je ne sais pas chez qui…
Le jeune garçon se sentit vulnérable face à un gars qui faisait au moins deux têtes de plus que lui. Tiago fut plaqué contre le mur de boîtes aux lettres et le géant commença à le palper en lui écartant les jambes avec ses pieds. Une main experte tomba sur un portable qui fut immédiatement confisqué.
— Tu le récupéreras en descendant. Écoute-moi bien, tu montes par l’escalier de secours jusqu’au sixième et un petit comité d’accueil va te prendre en charge.
L’ado avait un peu retrouvé d’aplomb, et fit mine de s’approcher de l’ascenseur. Mais d’un geste plutôt vif pour sa corpulence, le géant fit voler sa casquette dans les airs.
— Même pas en rêve ! Tu prends les escaliers, compris ?
Tiago récupéra son couvre-chef sur le sol et ouvrit la porte de secours qui menait aux étages. Quand il sortit un peu essoufflé sur le palier numéro six, il tomba nez à nez sur des gars qui l’encadrèrent et le poussèrent vers une porte d’appartement qui s’ouvrit immédiatement. À l’intérieur, on le fit attendre debout au milieu d’une pièce qui faisait office de salon. Les gars qui l’avaient introduit ressortirent sans un mot, le laissant avec deux types avachis sur des canapés défoncés. Des voitures sur un écran géant captivaient toute leur attention et l’ado n’eut même pas droit à un regard. De temps à autre, quelqu’un rentrait dans la pièce pour prendre un des téléphones portables posés sur la table basse puis il repartait dans une des chambres adjacentes. Personne ne faisait attention à lui, et Tiago commençait à se demander s’il n’était pas transparent. Son regard se porta à l’extérieur pour contempler une vue imprenable. Le balcon de l’appartement surplombait la grande dalle située au cœur du quartier. Le jeune homme reconnut le toit plat de la supérette et sa petite galerie commerciale qui débouchait directement sur la médiathèque du quartier et le centre social. Tous ces bâtiments étaient reliés à l’extérieur par des parkings surdimensionnés qui étaient pour l’heure à moitié vides. Pour y avoir joué pendant toute son enfance, Tiago connaissait parfaitement tous les recoins de ce labyrinthe aux multiples entrées et sorties. Les espaces publics et privés s’y enchevêtraient et aujourd’hui, la vocation commerciale du lieu avait beaucoup changé. D’après une rumeur, la galerie du centre commercial devait faire l’objet d’une complète réhabilitation. En attendant, la plupart des alvéoles commerciales ressemblaient à des dents creuses fermées par de grosses grilles métalliques.
Un léger mouvement le fit émerger de sa rêverie. Un gars sortit de l’une des chambres pour se positionner devant la grande baie vitrée. Un portable collé à l’oreille, il suivait en bas le mouvement d’une voiture.
— Comment ça, tu ne connais pas le numéro ? Tu sais lire non ? Alors, regarde la liste des plaques notées sur les boîtes aux lettres et tu me dis si c’est quelqu’un de connu… C’est bon, tu l’as ? Oui… Ça doit être l’infirmière qui fait les visites à domicile ? C’est bon ? Allez salut ? Oui, oui, t’as bien fait d’appeler, bye !
Le jeune homme commençait sérieusement à s’ennuyer et il regarda un peu plus en détail le décor qui l’entourait. Les tapisseries dataient d’une autre époque, les placards étaient vides, la cuisine seulement équipée d’un frigo bon marché et d’un réchaud. À part la télé à écran plat et la console de jeux, il n’y avait rien de superflu dans cet appartement. En fait, il ne s’agissait pas d’un logement, mais plutôt d’un lieu de transit. En prenant conscience de la hauteur et du point de vue, une définition s’imposait assez vite à l’esprit : celle d’une tour de contrôle.
Le gars jeta rageusement son téléphone sur un canapé et entreprit de faire un autre numéro avec un nouveau portable. En voyant le garçon toujours planté au milieu de la pièce, il arrêta son geste.
— Tu fais quoi toi déjà ici ?
— J’suis Tiago… C’est Karim qui m’envoie.
— Karim ? Ah oui, c’est vrai. Viens, suis-moi, quelqu’un veut te parler.
Le jeune garçon se retrouva dans une chambre face à un nouveau type qu’il ne connaissait absolument pas. Le gars assis confortablement dans un fauteuil avait un look assez classe. Un genre qu’on ne croisait pas fréquemment dans le quartier. Il prit la parole avec une voix très grave et un accent aux origines indéfinissables.
— Tu es un bon joueur de foot pas vrai ? Surclassé dans l’équipe première ? Paraît que tu as mis deux buts dimanche et que vous pourriez monter. J’aime plutôt bien les sportifs comme toi, ils restent plutôt sains et ne s’abrutissent pas comme la plupart des gamins du quartier.
Le jeune sportif était très mal à l’aise, car ce gars semblait tout connaître de lui. Son regard glissa sur une caisse en bois posée aux pieds de son interlocuteur. Un calibre sombre y luisait, éclairé par le halo jaune des réverbères qui montaient faiblement jusque-là. Pouvait-il considérer ceci comme un oubli ? Une imprudence ? Non, le jeune garçon était suffisamment intelligent pour saisir la portée symbolique de cette découverte. Si le flingue était là, c’était pour souligner la puissance et le rang de son interlocuteur. Il ne pouvait que s’en inquiéter.
— On te voit souvent dans la galerie du centre commercial traîner avec tes copains. Tu dois être au courant de tout ce qui s’y passe, non ?
Le jeune garçon sentit qu’il devait dire quelque chose.
— Oui, je connais bien le quartier. C’est pas difficile vu que tout le monde passe par le centre commercial. Pourquoi vous me demandez ça ? Pour bosser ?
— Bosser ? Mais de quoi tu parles, petite merde ?
— …
La colère froide et soudaine du type était aussi terrifiante que son accent. Tiago baissa la tête en signe de soumission. Il fit bien.
— Je ne travaille avec personne, ce sont les autres qui bossent pour moi, vu ? Et quand ça arrive, c’est avec des gens qui méritent toute ma confiance, c’est compris ? Fais bien attention gamin, je sais où tu habites et je connais tous les membres de ta famille. Tiens ! Je sais même que ton frère aîné est en taule et qu’il a pris trois ans ferme. C’est pas vrai ?
L’ado commençait à avoir vraiment peur et il ne comprenait toujours pas où son interlocuteur voulait en venir. Ses parents voulaient le préserver des visites au centre pénitencier, mais il savait que la situation de son grand frère n’était pas brillante.
— J’ai des infos et je sais que ton frère est malheureusement un peu tendre, il irait beaucoup mieux s’il bénéficiait d’un peu plus de protection.
— Vous pouvez faire ça ?
C’était sorti spontanément, et le jeune garçon s’excusa en tripotant sa casquette.
— Je vous demande pardon, Msieur.
L’homme fut sensible à cette nouvelle marque de soumission, il reprit d’un ton plus calme.
— Je peux y réfléchir, mais c’est donnant donnant, tu dois me rendre quelques petits services en retour.
— Si je peux aider…
— Tu connais le nom de cette fille qui se balade dans le quartier avec un photographe ?
— Oui, elle s’appelle Sylvie quelque chose. Elle bosse pour la mairie, j’crois. Elle nous a demandé si on voulait participer à un projet culturel.
— Un projet culturel ? D’après ce qu’on m’a dit, elle passe plutôt son temps au troquet du centre commercial à boire des coups avec les « poches » du quartier.
— Oui, c’est vrai que la fille est un peu bizarre ! Mais vu qu’elle parle avec tout le monde, elle finit pas se faire accepter. Elle cherche à retrouver les anciens habitants qui ont logé dans les bâtiments qui vont être démolis. Mes parents sont allés à une réunion.
— Retrouver des gens, mais pour quoi faire ?
— Une espèce de musée avec les souvenirs des gens, ils veulent faire ça dans la première tour qui va être démolie.
— Faire autant de « dawa » pour des bâtiments qui vont être détruits ? Ça me dépasse !
— En tout cas ça fait causer dans la cité.
Tiago s’arrêta en guettant la réaction de son interlocuteur.
— Qui cause ?
— Les vieux, surtout ceux qui habitent là depuis longtemps. Les enfants un peu puisque l’école et le centre social vont participer. Mais nous les jeunes, on ira pas. On s’en bat les couilles de ce truc.
— Je vois surtout que ça va encore amener tout un tas de curieux dans la cité.
— Vous voulez qu’on fasse quelque chose ? On peut casser la bagnole de la fille et lui pourrir la vie.
— C’est moi qui dis ce qu’il faut faire. Si vous faites n’importe quoi, vous allez attirer les Keufs dans le quartier et on n’a pas besoin de ça. Je vais y réfléchir. Contente-toi pour l’instant de garder les yeux et les oreilles ouverts. Au fait, sais-tu comment je m’appelle ?
— Non, je sais pas Msieur et j’ veux pas le savoir.
— Bonne réponse petit ! Allez, tu peux rentrer chez toi, et si tu apprends quelque chose d’intéressant, tu passes par Karim.
Tiago fut reconduit jusqu’en bas de la tour et après avoir récupéré son portable, il disparut dans la nuit sans demander son reste. Un acolyte vint immédiatement rejoindre l’homme qui avait conduit l’entretien avec le gamin.
— On a pas fait une connerie en le ramenant ici ?
— Non, c’est un môme intelligent et prudent donc il ne dira rien. En plus, il est impliqué dans la vie du quartier et il est au courant de plein de trucs. Il va au foot, au centre social, il traîne dans la galerie marchande : l’indic parfait je te dis. Personne ne se méfie de lui et cerise sur le gâteau, on a un moyen de pression avec l’incarcération de son frère.
— À propos, tu comptes faire quelque chose pour le grand frère ?
— Tu rigoles, j’espère ? Fais juste courir le bruit qu’il travaillait pour nous, ça devrait suffire pour améliorer légèrement son ordinaire. Il doit également savoir qu’il nous est redevable et que nous avons son petit frère dans le collimateur.
— Et pour l’appartement ? Le môme a vu où on travaillait.
— Ouais, justement, je voulais t’en parler. Ça fait plus de trois mois que vous êtes ici et il est grand temps de changer de poste d’observation. Tu te démerdes comme tu veux, mais moi, je ne passe plus ici. Tu me trouves l’équivalent, par exemple dans la copropriété en face, il y a plein d’appartements vides !
L’homme essuya la remarque en se résignant, vu qu’il n’était pas en position de protester. Le boss se leva, rangea l’arme dans la poche intérieure de son cuir et se dirigea tranquillement vers la porte. Il jeta en passant un œil méprisant à la dizaine de portables qui traînaient encore sur la table basse, et aux deux gars qui trituraient encore leur console.
— Ceux qui ne changent pas assez souvent de planques et de téléphones se font serrer tôt ou tard ! Vous vous étiez engagés à tenir la cité à ma place, et tout part en couille. Va falloir se reprendre les gars et vite !
Quelques minutes plus tard, le SUV noir aux vitres fumées quittait le quartier. En le regardant partir du haut de l’observatoire, l’un des hommes dit :
— Oh, José, tu penses quoi de la remarque du Bosniaque ? Avertissement ou menace ?
Assise dans une salle du centre social, Sylvie se tortillait sur son siège en s’efforçant de sourire. Aujourd’hui, elle n’avait pas affaire à des habitants, mais à des institutionnels qui devaient évaluer la faisabilité technique du projet qu’elle portait depuis des semaines. Une amie du service culturel, déjà conquise par le projet, avait pris place à ses côtés pour lui marquer son soutien. Un autre fonctionnaire se proposa de prendre des notes et introduisit la réunion. À tour de rôle, les personnalités déclinèrent leur fonction et Sylvie prit progressivement conscience du prestigieux aréopage qui comprenait notamment, deux maires adjoints, le directeur de l’office HLM, un commandant des pompiers et un policier spécialiste en sécurité. Il y avait un peu trop d’huiles pour elle, et Sylvie regarda brièvement par la fenêtre pour évacuer son stress. À l’extérieur un peu plus bas, des enfants s’éclataient en jouant au foot dans un mini stade complètement grillagé. Elle aurait donné n’importe quoi pour ressentir le même engagement et la même insouciance : une telle liberté, pouvait-elle se mettre en cage ?
Le jeune fonctionnaire qui pilotait la réunion reprit la parole.
— Avant de laisser Sylvie Martineau se présenter ; je rappelle que la réunion se poursuivra dans les locaux de la tour pressentie pour le projet. La visite sur site et la présence conjointe de la police et des pompiers nous permettront de mieux mesurer les enjeux sécuritaires d’une telle entreprise.
Sylvie n’eut même pas le temps d’ouvrir la bouche que le directeur de l’office HLM jetait déjà un pavé dans la mare.
— Mesdames, Messieurs, inutile de faire perdre du temps à Madame Martineau. Comme vous tous ici, j’ai lu le dossier et pris connaissance de son très « sympathique » projet. L’idée de mobiliser d’anciens locataires paraît bonne… Mais tout à fait entre nous est-ce faisable ? Je vous rappelle que nous avons travaillé pendant des années pour reloger une à une, toutes les familles de cette tour. Maintenant qu’elle est totalement vide, il faut la démolir sans délai et construire au plus vite. La rouvrir pour en faire un lieu culturel qui accueille du public ne me semble pas du tout raisonnable.
En tant que responsable de l’office, je m’oppose à cette idée. Je ne prendrais jamais la responsabilité juridique de maintenir un tel lieu ouvert ni de financer la sécurisation ponctuelle, et même partielle d’un bâtiment destiné à la démolition.
Sylvie Martineau était pétrifiée. Elle sentit la main de sa voisine se poser doucement sur son bras ; ce n’était pas à elle de répondre.
L’un des adjoints au maire se décida à réagir, pour tenter de dissiper le malaise.
— Monsieur le Directeur vous avez raison sur un point. Nous connaissons tous le projet de Madame Martineau, donc inutile de le présenter une nouvelle fois. En revanche, elle peut nous apporter un éclairage précieux sur la réaction des habitants du quartier.
La démolition de cette tour est le premier acte que nous poserons, il annoncera la réhabilitation complète du quartier et nous devons impérativement gagner la confiance de la population. Une opération urbaine de ce niveau se fait avec les habitants et non pas contre eux. Le projet de Madame Martineau peut nous aider à aller dans ce sens, alors de grâce, monsieur le directeur ; accordons-lui au moins une oreille attentive !
Sylvie Martineau ne s’attarda donc pas sur la présentation du projet. Elle se contenta de projeter des photos des différentes rencontres organisées avec les habitants. Sur l’écran, plusieurs générations se côtoyaient autour d’ateliers artistiques ou de petits repas improvisés. Les élus reconnurent des parents d’élèves, des responsables sportifs du quartier, les associations multiculturelles. Toutes les forces vives du quartier étaient là et tous les lieux publics avaient été investis, même les plus insolites.
L’adjointe à la culture prit la parole.
— Eh bien, dites donc, vous n’avez pas perdu votre temps, Madame Martineau ! Combien de personnes se sont mobilisées depuis votre arrivée dans le quartier ?
— Environ 200 habitants Madame l’adjointe. En vérité, je me suis beaucoup appuyée sur les réseaux déjà existants et rien n’eut été possible sans les partenaires déjà en place. Reconnaissons aussi que l’actualité des tours suscite spontanément des réactions. Beaucoup de familles sont là depuis la création du quartier, elles y ont vu grandir leurs enfants et parfois même leurs petits-enfants. Les démolitions ne laissent personne insensible.
— Mais les gens sont contre ?
— Ho non, ils savent que ces tours sont obsolètes, beaucoup ont même subi les nuisances liées à leurs lentes décrépitudes. Depuis les grandes réunions d’information organisées pas vous-même, le quartier a eu le temps d’accepter l’idée des démolitions. En revanche, les habitants expriment de manière quasi spontanée l’envie de marquer cette transition. Pour moi il faut répondre à cette attente, car en portant de la considération à cette ancienne histoire collective, on prépare les esprits au changement.
— C’est comme faire son deuil ?
— Je n’osais pas vous le dire, mais oui, y a un peu de ça. Aujourd’hui je croule sous les sollicitations de projets et ce n’est pas un hasard.
— Vous pensez à quoi précisément ?
— Je pense que la création d’un journal de quartier serait la bienvenue. Par ailleurs, il pourrait être judicieux de redonner vie à quelques appartements en mobilisant les habitants sur un projet artistique. Ils pourraient les repeindre et les décorer ?
Le directeur de l’office HLM bouillait littéralement sur place et il ne prit même pas la peine de demander la parole.
— Mais pour quoi faire ? On va tout démolir dans quelques mois !
Cette fois Sylvie ne lâcha pas.
— Si ces appartements deviennent autre chose que des logements, s’ils deviennent de vrais espaces de création artistique. Alors ils marqueront aussi la fin d’une période. Certains épilogues peuvent aussi s’avérer créatifs et heureux.
L’adjointe à la culture leva les deux bras en signe d’apaisement.
— Bon, allons voir si tout cela est faisable ! Où se trouve cette tour ?
À ces mots, l’ensemble de la petite assistance se leva pour procéder à la visite. Le bâtiment de quatorze étages se trouvait à deux pas du centre social, et le groupe y accéda en moins de cinq minutes. Un gardien et un technicien de l’office HLM avaient déjà pris soin d’ouvrir l’accès principal qui était condamné depuis plusieurs mois par de lourdes plaques de bois. Pour l’occasion, l’électricité avait été rétablie et la visite pouvait débuter dans de bonnes conditions.
En montant les escaliers, l’un des préventionnistes faisait l’inventaire de tous les travaux à entreprendre, ascenseurs, sorties de secours, extincteurs, alarme incendie… L’évocation du passage d’une commission de sécurité suscita les inquiétudes de Sylvie Martineau.
— Tout ceci me paraît un peu excessif, non ?
Mais la responsable du service culturel lui passa la douche froide.
— Sylvie, à partir du moment où on accueille du public, il faut se soumettre à pas mal de règles.
Elle désigna un homme qui prenait des notes depuis le début de la réunion.
— Cet homme est pompier et il fait justement partie de la commission de sécurité. Grâce à son expertise, on va pouvoir anticiper les difficultés et être prêt pour le jour de l’inspection.
Un policier demanda la parole sur un autre sujet, malheureusement assez complémentaire.
— Si vous ouvrez un tel bâtiment, vous n’échapperez pas à la nécessité d’un gardiennage avec contrôle des entrées et des sorties. Je préconise également de bien calibrer vos besoins pour n’utiliser que les étages indispensables. Le reste, il faut le fermer en dur pour éviter d’avoir des gens qui se baladent jusqu’en haut de la tour.
Le directeur de l’office secouait doucement la tête. Les propos des techniciens ne faisaient que confirmer ses réserves. Au même moment, un bruit métallique se fit entendre dans les étages et tous les visages se figèrent en direction du plafond.
— Il y a quelqu’un au-dessus ? Des ouvriers ?
Le technicien de l’office ne rassura pas l’homme qui avait posé la question.
— Pas à ma connaissance. Monsieur le Directeur, si vous le permettez, je vais aller jeter un coup d’œil.
Presque naturellement le policier présent emboîta le pas des deux agents qui s’engageaient déjà dans les étages. Plusieurs minuteries étaient défaillantes, heureusement l’un des hommes portait une lampe torche puissante qui balayait alternativement la poussière du sol et les dalles manquantes du plafond. Les portes des appartements étaient quasiment toutes verrouillées et les hommes progressaient assez vite de chaque côté du côté du couloir, en se contentant d’appuyer sur les poignées. Quand l’une d’elles s’ouvrait, la petite équipe jetait un coup d’œil rapide à l’intérieur du logement. Plusieurs étages plus hauts, les trois hommes étaient toujours bredouilles et leur niveau de vigilance commençait sérieusement à s’émousser. Jusqu’au moment où un bruit très discret vint à nouveau troubler la monotonie de leur inspection. Les trois hommes s’arrêtèrent au niveau d’une huisserie vandalisée. Juste avant de pousser la porte entrouverte, le policier lança un appel.
— Bonjour, nous sommes chargés d’inspecter les locaux, pourriez-vous sortir s’il vous plaît ?
Un silence pesant répondit à l’injonction de l’officier.
— Nous allons entrer, restez calme, s’il vous plaît.
L’officier de police proposa de passer à la tête du groupe et les trois hommes s’engagèrent dans un vestibule qui débouchait directement sur la pièce principale de l’appartement. Hélas, on n’y voyait absolument rien, seuls quelques trous dans les volets laissaient passer un peu de lumière. Quelque chose bougea légèrement dans le coin le plus sombre de la pièce. Attiré, le faisceau rond de la torche finit par se stabiliser sur une forme assise sur le sol. Une tête baissée cachée derrière des membres maigres, deux coudes secs soudés sur des genoux cagneux. Un enfant ? … Une femme ! C’était une femme !
Le policier tenta une nouvelle prise de contact.
— Madame, vous allez bien ? Que faites-vous ici ?
La lumière jaune de la lampe croisa un regard grimaçant, mais très vite les yeux se baissèrent. En même temps, une plainte inaudible et grinçante se fit entendre. L’homme se pencha pour tenter de saisir le petit filet de mots qui montait jusqu’à lui.
— Parlez plus fort, Madame, je ne vous comprends pas.
Pour faciliter l’échange et sans doute se montrer plus amical, l’officier de police prit le risque de s’accroupir au niveau de la petite femme. Le corps minuscule et recroquevillé ne présentait guère de menace physique ; même si son hygiène approximative diffusait une odeur aigre qui investit aussitôt les narines du représentant de l’ordre.
Soudain, des doigts noirs et décharnés accrochèrent le revers de l’uniforme et une force aussi soudaine qu’inattendue le tira vers l’avant. L’homme déstabilisé se vit s’effondrer dans les bras de cette inconnue. Il parvint in extremis, à poser ses deux mains sur les murs pour ne pas tomber. Hélas, il n’eut guère le temps d’apprécier ce rétablissement inespéré, lorsqu’il ressentit une brûlure atroce à la joue.
— Merde ! Merde, elle m’a mordu cette folle.
L’homme se releva d’un bon pour retrouver une distance de sécurité plus réglementaire. La femme ne bougeait plus, la tête à nouveau calée sous ses maigres avant-bras. Pendant que le gardien de l’office éclairait la blessure avec sa lampe torche, l’officier de police demandait le renfort d’un équipage par talkie-walkie.
— C’est bon, le commissariat nous envoie une voiture pour la prendre en charge. Pour la morsure c’est comment ?
— Pas trop grave, mais elle ne vous a pas loupé. Vous allez porter des marques de dents pendant un moment.
— De toute façon je suis bon pour me faire tester… VIH, hépatite… Bref, c’est la procédure. Au fait, vous connaissez cette femme ?
— Oui, c’est une dame qui n’a plus toute sa raison. Elle habite un peu plus loin, en haut du quartier.
— Mais que fait-elle ici alors ?
— C’est une ancienne habitante de la tour et elle y revient tout le temps pour chercher quelque chose.
Le gardien de l’office confirma.
— Personnellement, j’ai eu du mal à la faire partir d’ici, et elle revient tout le temps.
— Mais elle cherche quoi exactement ?
— Ce n’est pas très clair, elle parle de retrouver son fils.
— Elle a vraiment perdu un fils ?
— Oui, mais il y a peu de risque qu’elle le retrouve ici.
— … Ah bon, mais pourquoi ?
— Oh une histoire horrible qui a ému tout le quartier à l’époque ! Son gamin a terminé dans le décor avec son scooter. Le corps disloqué a été retrouvé un matin par des enfants qui allaient à l’école. Pas d’explication, pas d’autre véhicule incriminé ! Pas de témoin ! Rien !
Le policier fit la moue un peu sceptique.
— Aucun témoin ? Mais ça fait du bruit un accident de ce type, surtout en pleine nuit.
— Assurément, mais dans le quartier, les rodéos et courses poursuites nocturnes n’incitent pas forcément les gens à descendre. Le drame est resté sans explication, ce qui a fait émerger les rumeurs les plus folles. Y compris celles d’une voiture de police qui aurait un peu trop serré le gamin.
— Vous rigolez j’espère ? Je n’étais pas ici à l’époque, mais je reste persuadé que des collègues n’auraient jamais fait une erreur pareille.
— Oh ! Il a suffi que les gamins se montent la tête les uns les autres et l’histoire improbable de la bavure policière n’a eu aucun mal à s’imposer. Il fallait au moins cela, pour justifier des troubles qui ont duré pendant plusieurs jours. Le quartier a connu un début d’émeute urbaine avec son lot de barricades et de voitures brûlées… Le pire, c’est que l’accident à l’origine de toutes ces perturbations a été relégué au second plan. Si un chauffard a vraiment tué le gamin, il peut dormir tranquille. Comment s’étonner ensuite de voir cette femme perde la tête ?
— C’est moche ! Bon, je vais demander aux collègues d’y aller en douceur, surtout que la dame à peu de chance d’échapper à une hospitalisation d’office.
Les trois hommes essayèrent vainement de faire lever la femme, qui était retournée à sa mutique prostration. Ils n’eurent guère le temps d’insister. Des pas cadencés résonnaient déjà dans les escaliers. Les renforts s’annonçaient aussi sonores que conséquents, et la présence de quelques élus dans la tour y était sans doute pour quelque chose. Quoiqu’il en soit, la pauvre femme fut rapidement prise en charge et les trois hommes purent retrouver la délégation qui avait continué la visite de la tour.
L’incident lié à cette intrusion sonnait pour toutes les personnalités présentes, comme un avertissement. Elles décidèrent unanimement d’interdire l’accès aux étages. Certes, le projet culturel était validé, mais il devrait se limiter à l’utilisation d’une dizaine d’appartements.
Sylvie Martineau ne dit rien, elle avait obtenu le feu vert pour son projet. Pour l’instant, c’est tout ce qui comptait.
Les rêves et les projets d’avenir restent souvent bloqués aux portes des prisons. Cette absence de perspective se ressent physiquement et la profondeur de champ devient un luxe qui reste à l’extérieur des murs. Au fil des couloirs et des cours de promenade, le regard humain apprend à se discipliner en se cognant toujours à de nouveaux angles. Parfois, la lumière naturelle d’une fenêtre ou d’un hublot incite à l’évasion, à l’échappée belle. Mais là encore, c’est pour subir l’outrage en coupe d’un barreau ou d’un grillage. Dehors, l’homme libre peut marcher aussi loin que porte son regard. Pas ici. Toutes les perspectives sont recadrées, coupées en deux par la ligne horizontale et continue du mur d’enceinte. Quadrillée par les câbles et les filets qui saucissonnent les nuages comme de vulgaires zeppelins.
Dès l’entrée, Massonnet a ressenti la pression liée à la culture du contrôle. L’acteur dut immédiatement décliner son identité, vider ses poches, laisser son téléphone et passer un portique de sécurité comme à l’aéroport. La seule surprise de Massonnet fut d’échapper à une séance de palpation. Palpation ? Pour se détendre intérieurement face à tout ce béton gris, l’amoureux des jeux de mots se promit de noter le terme. Une pâle passion entre quatre murs ?
Une éducatrice du Service de Probation l’attendait et elle le salua chaleureusement. Quelques jours auparavant il avait fourni au service une copie de ses papiers d’identité et il reçut en retour un badge visiteur qu’il devait porter bien visible sur lui. Un gardien en uniforme était également présent pour les guider jusqu’au cœur du centre de détention, passer les différents points de contrôle et accéder aux salles de formation.
Le lieu n’incitant pas aux civilités, le petit groupe entama une déambulation qui parut fort longue à Gilbert Massonnet. Le trio emprunta une succession de couloirs et de portes que le gardien-chef s’évertuait à ouvrir puis à refermer systématiquement derrière eux. Le claquement métallique des verrous apportait sa contribution cacophonique à un brouhaha de fond indistinct et permanent. De temps à autre, la progression débouchait sur un espace un peu plus large qui desservait plusieurs couloirs. À ces endroits stratégiques se tenaient des gardiens assis et protégés par de grandes vitres en plexiglas qui consultaient des écrans. Les échanges par interphone étaient brefs et avantageusement complétés par un examen visuel détaillé des personnes qui se présentaient. Invariablement, le déclenchement électronique d’une porte se faisait entendre, soulignant la marque vibrante et sonore d’un examen réussi.
« Trois mots, un regard, un bourdonnement, des claquements métalliques, trois mots… »
Depuis un moment, Massonnet avait perdu tous ses repères spatiaux. Désorienté, il s’efforçait de ne pas paraître trop stressé. De temps en temps, l’éducatrice lui adressait quelques petits mots d’encouragement.
— Ça va, Monsieur Massonnet ? C’est toujours un peu déstabilisant la première fois, rassurez-vous, nous y sommes presque. Les salles de cours sont juste au bout du couloir.
Comme pour lui donner raison, le groupe arriva enfin dans un espace un peu plus coloré. Un homme en survêtement et en claquette poussait machinalement une serpillière sur un lino grossier. Le gardien l’interpella.
— Dites donc Kevin, vous n’auriez pas pu faire ce couloir avant ? Maintenant c’est tout trempé et on va tout dégueulasser.
— Désolé Surveillant ! Ce matin j’ai dû attendre le passage de l’infirmier et commencer un peu plus tard.
Pendant que le gardien échangeait avec le jeune homme, l’éducatrice informa discrètement Massonnet que beaucoup de détenus suivaient des traitements médicamenteux. La gestion de la santé mentale restait toujours un sujet sensible dans un établissement de détention. Elle ouvrit la porte pour accéder à une salle de cours qui était visiblement leur destination et le gardien-chef retourna à ses occupations sans se faire prier.
— Ahhhh, vous voilà enfin !
Une petite femme dynamique d’une cinquantaine d’années se présenta comme la directrice adjointe du Service de Probation. À ses côtés se tenait une formatrice qui avait accompagné plusieurs détenus pendant toute une semaine. Tous les participants prirent place autour d’une table et Gilbert Massonnet commença à sortir un crayon pour une éventuelle prise de note. Le comédien savait déjà qu’il devrait simuler des entretiens d’embauche en jouant le rôle d’un employeur recherchant des salariés. Il avait déjà pratiqué ce genre d’exercice, mais l’environnement confiné le rendait un peu nerveux.
La directrice adjointe prit la parole.
— Bonjour Monsieur Massonnet. Je suis heureuse de vous rencontrer. Si vous êtes présent avec nous aujourd’hui, c’est que vous avez pris le temps de réfléchir à la nature du public dont nous nous occupons. Pensez-vous avoir bien compris nos attentes, et avez-vous encore quelques questions ?
Massonnet prit le temps de regarder les trois interlocutrices qui s’étaient placées presque machinalement face à lui. Pour l’instant, c’est lui qui avait l’impression de passer un entretien.
— Je sais que certains détenus proches de la sortie ont accepté l’idée d’un accompagnement pour reprendre confiance en eux. Ceux que nous allons voir ce matin ont suivi une formation pour qu’ils puissent prendre la parole et se présenter à leur avantage. Et si j’ai bien compris, je suis ici pour les mettre en situation et jouer le rôle d’un employeur.
La jeune éducatrice qui l’avait sollicité, semblait satisfaite de l’introduction de Massonnet et elle compléta sans attendre la suite.
— Monsieur Massonnet, les personnes que vous allez voir sont effectivement toutes volontaires. Le juge a validé favorablement ces profils, ce qui témoigne d’un comportement satisfaisant en détention et de l’éventualité d’une sortie prochaine.
La formatrice tendit à Massonnet un petit dossier qui contenait quelques curriculum vitae.
— Vous avez devant vous les CV préparés par nos candidats. Ne tombez pas dans les représentations habituelles liées à la détention et préparez-vous plutôt à recevoir des personnes qui se seront mises à leur avantage. Nous les avons encouragées à se coiffer, se raser, et même à s’habiller avec des tenues fournies par l’association Emmaüs. Les expériences professionnelles sont courtes et peu explicites. Les niveaux scolaires sont très faibles et les parcours chaotiques. Certains détenus n’ont jamais occupé d’emploi stable et n’arrivent même pas à se projeter dans un métier ou un autre.
Les propos troublèrent un peu Massonnet.
— Je comprends bien la situation ; mais un véritable employeur aurait quelques exigences non ? Avec des projets aussi minces sur quoi dois-je insister selon vous ?
La question était pertinente et la directrice apporta quelques précisions.
— En l’absence de projet professionnel bien défini, il peut effectivement paraître prématuré de les confronter à de véritables exigences d’employeurs. En revanche, un comédien comme vous peut insister sur les manques des candidats ou leurs problèmes de comportement. Nous faisons ensuite le pari qu’ils puissent y réfléchir et se projeter.
— Mmm ! Si je comprends bien, il me faut jouer le rôle d’un employeur à la fibre sociale qui mettrait les intérêts de sa boîte au second plan.
Massonnet ne paraissait pas vraiment convaincu.
— Monsieur Massonnet, nous connaissons parfaitement tous les candidats et avant chaque entretien vous bénéficierez de quelques clefs qui vous permettront d’insister sur ces fameux points spécifiques. En revanche, il est hors de question d’aborder le passé délictueux des détenus… Enfin, sauf s’ils y font eux-mêmes allusion. C’est bon pour vous, monsieur Massonnet ? On va pouvoir y aller ?
Comme pour confirmer et illustrer ses propos, la formatrice tendit les deux premiers dossiers qui présentaient effectivement des profils totalement différents. La photo d’un homme de trente-cinq ans renvoyait à Massonnet le sourire narquois d’un homme qui prenait la pose. Alors qu’un autre garçon, planqué derrière sa mèche, faisait des efforts désespérés pour sourire avec une mâchoire aux dents douteuses.
Massonnet joua le jeu en respectant à la lettre les consignes données par les travailleuses sociales et les deux premiers entretiens se déroulèrent à merveille. L’acteur parvint à recadrer les prétentions mythomanes du premier qui se voyait en commercial invitant chaque midi de nouveaux clients au restaurant. Puis il tenta de soutenir et de compléter l’argumentaire du second qui n’arrivait même pas à expliquer pourquoi il n’avait jamais travaillé.
Le débriefing de chaque rencontre prenait autant de temps que l’entretien lui-même et Massonnet pouvait progressivement adapter son attitude. Lors du troisième « jury », l’acteur commençait à se sentir relativement à l’aise quand une réaction un peu bizarre le prit totalement au dépourvu. Il avait pourtant formulé une question simple à un homme d’âge moyen qui semblait ouvert à la coopération.
— Je cherche des ouvriers qui connaissent le travail d’équipe, pensez-vous pouvoir faire confiance à des gens que vous voyez pour la première fois ?
La réponse fut simplement « Non ! C’est hors de question » et le candidat resta campé sur cette position jusqu’au bout de l’entretien, laissant l’employeur factice complètement dépité. Massonnet venait de comprendre à ses dépens que la confiance était une denrée très rare en détention. Son regard désabusé glissa sur le dossier du dernier candidat et il s’arrêta sur la photographie souriante d’un jeune homme qui avait encore une tête d’adolescent.
— Pardon, mais je crois connaître ce Mehdi ! Est-ce que ça pose un problème pour continuer ?
La responsable du service de Probation réagit immédiatement.
— Tout dépend du contexte monsieur Massonnet, vos relations ont-elles quelque chose à voir avec le passé délinquant de notre jeune ami ?
— Pas du tout madame, je crois juste reconnaître un jeune garçon que j’ai encadré en colonie de vacances « théâtre » il y a fort longtemps. Plusieurs détails correspondent, son prénom, son âge, sa ville de naissance. Le visage peut-être ? Mais encore une fois, je peux me tromper.
Bon, s’il ne s’agit que de cela, je ne vois aucune raison d’interrompre les entretiens.
La formatrice se leva pour aller chercher le dernier jeune homme. Dès son entrée dans la pièce, Massonnet sut qu’il ne faisait pas erreur. C’était bien le petit Mehdi qu’il avait ramené chez lui à la fin d’un mois de juillet de 2004 ou 2005 ? L’année restait incertaine dans son esprit, mais l’anecdote se trouvait toujours gravée dans la mémoire.
Le jeune homme salua le jury tout en prenant place. Son regard s’arrêta sur l’acteur et, comme s’il le connaissait depuis toujours, il lui fit un grand sourire. Sourire qui ramena Massonnet plusieurs années en arrière.
***
Après trois semaines de colonie dans les Vosges, personne n’était venu chercher le petit Mehdi à la descente du car. Une à une, les familles étaient reparties avec progéniture ; larmes et bagages (dans une colonie réussie, les enfants pleurent aussi au moment de quitter les copains). Mehdi, lui, était resté là. Planté seul parmi quelques adultes qui s’affairaient encore au milieu de tentes et de grandes malles pleines de matériel pédagogique. Plusieurs fois Massonnet avait appelé au domicile de l’enfant. En vain ! Finalement, après avoir prévenu et obtenu l’accord téléphonique du commissariat, il avait pris la décision de le ramener chez lui.
C’est Mehdi qui lui avait indiqué la direction de son quartier et désigné la barre où il habitait. La voiture s’était immobilisée sur une placette encadrée par trois bâtiments qui formaient un grand U. Des dizaines de fenêtres s’ouvraient sur l’été : des cris d’enfants et des odeurs de cuisine s’échappaient de tous les étages. Ils n’eurent même pas à monter quand un gamin les apostropha du haut des étages.
— He ho ! Venez voir, c’est Mehdi qui rentre de colo !
Comme par magie, plusieurs têtes s’étaient encadrées aux fenêtres avoisinantes.
— Alors c’était bien la colo Mehdi ?