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"Un café avec vue" explore le parcours inspirant de trois femmes extraordinaires, marquées par leur courage et leur résilience. Leurs histoires, bien que souvent ignorées par les médias, incarnent l’espoir et l’humanité. Confrontées aux défis de la vie, à la nature humaine et au destin, elles naviguent à travers la crise de la Covid, partageant des souvenirs à la fois émouvants, drôles et tragiques, enrichis de réflexions sur notre société. Ce récit se présente comme une véritable ode à l’espoir, rappelant avec force que, malgré les injustices, la renaissance, la victoire et le bonheur demeurent des possibles.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Co-auteure de la pièce de théâtre "Union fatale", jouée à Paris il y a vingt ans,
Valérie Declaire a longtemps mûri ses idées avant de se lancer dans cette aventure exaltante. Optimiste et empathique, elle accorde une grande importance à la transmission et au partage.
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Seitenzahl: 350
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Valérie Declaire
Un café avec vue
Roman
© Lys Bleu Éditions – Valérie Declaire
ISBN : 979-10-422-5109-3
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À toutes les guerrières pacifiques,
qu’elles aient vaincu
ou qu’elles soient en pleine bataille.
À toutes ces héroïnes du quotidien,
qui ne feront jamais la une des journaux,
mais qui par leur courage et leur ténacité
inspirent et guident celles qui doutent encore.
Prologue
Le lundi 6 septembre 2021 vers 20 h, Diane est, comme bon nombre de Français, devant sa télévision. Assise en tailleur sur son canapé, elle a calé dans le bas de son dos un gros coussin moelleux et elle butine sa soupe à la tomate un peu trop chaude. Les images du début du journal de France 2 défilent devant ses yeux ; perdue dans ses pensées, elle n’écoute pas vraiment les notes virevoltantes envoyées par les cordes et les cuivres audacieux du générique. Elle saute d’une idée à un souvenir qui lui donne une idée ou lui rappelle un souvenir. Son esprit vagabonde.
Cette pas encore cinquantenaire vit seule depuis quelques années. Sa fille a quitté l’appartement à sa majorité, et maintenant âgée de vingt-quatre ans, elle vit avec son amoureux. Aujourd’hui, c’est Pablo, un superbe chat noir de six ans, qui lui tient compagnie. Pour l’instant, il traîne sur la terrasse à la recherche d’araignées avec lesquelles jouer. La soupe, ce n’est pas son truc.
Diane apprécie le calme de sa solitude. Après une vie de femme tumultueuse durant laquelle elle a dévoré et s’est fait manger toute crue, elle s’est octroyé une pause. Un temps blanc nécessaire. Il ne s’agissait pas de faire le bilan de ses défaites ou de ses victoires, mais plutôt d’offrir à son cœur quelques saisons de repos. Il a énormément travaillé, pendant des années, se gonflant d’amour pur, galopant comme un dératé, s’électrisant dans des séances de sexe débridé et fougueux. Il s’est aussi fait piétiner, lacérer et jeter violemment au sol. Il était temps qu’il prenne un peu de vacances.
Elle le sent maintenant reboosté et prêt à vivre de nouvelles aventures. Pas question de revivre les émois du passé. Le sang qui circule dans ses ventricules est aujourd’hui limpide, le plasma est rutilant, les plaquettes musclées et les globules dans leur armure toute neuve sont aussi badass qu’Hippolyte, fille d’Arès et d’Otréré. Comme habité de clairvoyance, il est prêt à entrer en action, à créer.
Ce n’est pas la voix d’Anne-Sophie Lapix qui vient cueillir Diane, mais celle de Jean-Paul Belmondo dans un extrait de L’As des as. Elle pose son bol sur la table basse et regarde l’écran.
« C’était une voix, une gueule, un monstre sacré du cinéma français. Jean-Paul Belmondo est mort, il avait quatre-vingt-huit ans… »
Les photos les plus emblématiques de l’acteur défilent devant ses yeux et Diane perd à nouveau le contact avec la présentatrice qui les commente.
Certes, elle a un peu de peine. Bébel a marqué son enfance et à travers sa mort c’est une belle poignée de souvenirs de jeunesse qui arrivent en fanfare. Des rires complices avec son père quand il tentait de l’imiter, coinçant entre ses dents un énorme cigare qu’il n’allumait jamais. La première sortie au cinéma avec sa maman pour Joyeuses Pâques. Marie Laforêt à l’apogée de sa beauté, aussi élégante dans ses tenues que dans l’adultère que lui fait subir Lautner… Puis Itinéraire d’un enfant gâté sur Canal Plus, en solitaire, un samedi vers 4 h du matin dans le canapé familial.
Elle pense à Claude Lelouch, qu’elle adore… Lui non plus n’est plus tout jeune… Sera-t-il le prochain ?
Parfois, certains jours de bonne fortune, de belles personnes traversent notre route. Et elles nous font rêver et rire. Elles nous inspirent, nous donnent du courage ou de l’espoir. Elles nous guident un temps. Et puis elles disparaissent… pfiou… Comme ça. Souvent sans crier gare. À croire qu’il faut nous rappeler sans cesse que l’immortalité n’existe pas. Qu’à chaque mort, on prend à nouveau conscience de la fragilité de la vie.
Diane se souvient de l’émoi national qui s’était emparé de la France au moment du décès de Johnny. L’hommage de tout un pays à son icône.
Elle n’avait pas compris ces torrents de larmes anonymes pour un homme qui avait brûlé sa vie dans tous les excès. Cette mort était inéluctable. Elle avait eu l’élan de prendre dans ses bras toutes ces âmes meurtries pour les réconforter. Elle aurait aimé leur murmurer à l’oreille, pendant qu’elle les câlinait, que la mort est bien là, chaque jour. Que c’est à chaque instant que l’on doit être conscient que tout peut s’arrêter. Et qu’il ne faut pas subir cette vérité comme une épée de Damoclès suspendue au-dessus de nos têtes, mais comme un mantra, gardiende nos actions, qui nous rappelle en permanence que chaque seconde est un cadeau, que la vie peut être une magnifique aventure et que toutes les épreuves traversées sont autant de victoires.
Elle aurait tant aimé qu’ils comprennent que tous ceux qui s’en vont continuent de vivre en nous, laissant dans nos cœurs quelques offrandes qui participent à notre construction.
Les battements de son cœur résonnent un peu plus fort dans sa poitrine. Diane se dit qu’il est temps. Elle est prête. Cette certitude la rend profondément heureuse. Elle se lève, doucement, et éteint la télé. Elle repousse rapidement tout ce qui encombre la table basse. Puis elle se dirige vers le secrétaire sur lequel est posé son ordinateur. Elle le saisit et s’installe à nouveau sur le canapé, ajustant le coussin derrière son dos. Elle allume la machine, le récit peut commencer.
Gabrielle a toujours aimé le café. D’aussi loin qu’elle se souvienne, dès son plus jeune âge, elle siphonnait les fonds de tasses de sa grand-mère. Corsé, au lait, plus ou moins sucré, à peine tiède ou carrément froid, elle adorait sentir ces quelques gouttes dévaler sa gorge et envahir son nez et ses papilles de leurs saveurs exotiques. C’était le goût de l’interdit ! Le goût des grands ! Eux seuls avaient le privilège de déguster ce nectar venu d’ailleurs…
Alors, Gabrielle soupirait, baissait tête et épaules et retournait s’asseoir sur l’immense canapé d’angle en face de la table où sa grand-mère prenait 5 minutes de répit. Elle attendait son heure… L’heure à laquelle Mamina terminerait son café et se lèverait pour débarrasser.
Sous ses airs de chérubin, les ailes bien déployées et l’auréole plus lumineuse que jamais, Gabrielle emporte délicatement tasse, sucrier et cuillère dans la cuisine.
Après avoir jeté un regard derrière elle afin de s’assurer que dans le salon on l’avait bien oubliée, elle laissait place à son petit démon qui se chargeait de vider le précieux liquide dans son gosier.
Le mieux c’était quand Mamina recevait ses copines du club de bridge. Ce n’était pas souvent, mais quel bonheur pour la bête à cornes ! Il restait toujours un fond dans la cafetière ! Alors, comme à son habitude, Gabrielle débarrassait et déposait tasses et cuillères dans l’immense évier en céramique. Il était si profond et elle si petite qu’on ne pouvait distinguer ce qu’elle fabriquait, les bras plongés dans le bac jusqu’aux aisselles. Elle versait le fond de la cafetière dans la tasse la moins vide et filait dans l’atelier de son grand-père pour aller se cacher dans un coin et siroter son butin.
Ahhhh ! C’était chouette d’être un enfant dans les années 70 ! On respirait à pleins poumons la fumée de la gauloise de papa dans la voiture, on ne mettait pas de ceinture de sécurité ni de crème solaire et on nous laissait vadrouiller où bon nous semblait, du moment que c’était dans un périmètre bien défini : la maison… la cour… le camping… le bout du champ du père Lafont…
Du niveau de sérénité des parents découlait le nombre de mètres carrés de l’aire de jeu. On pouvait se défouler, courir dans tous les sens, les parents étaient confiants. Confiants ou inconscients ? Aujourd’hui, qui laisserait sa progéniture hors de sa vue toute une après-midi ? Est-ce parce qu’à l’époque nous étions moins informés ou parce qu’il y avait moins de danger ?
Assise à même le sol, au beau milieu du jardin, en pyjama, Gabrielle soupire en regardant ses pieds nus. Aujourd’hui, c’est le 18 mai 2020. La France vient de sortir du premier confinement. Depuis fin 2019, le monde a vécu une tranche de vie qui a mis les pleins phares sur ses lacunes et aussi ses forces. Des exemples de solidarité ou de folie ont prouvé que l’Homme est aussi doué dans le beau que dans le laid. Comment a-t-on fait pour en arriver là ? Pourquoi l’humanité ne se réveille pas face à ce qu’elle est en train de vivre ?
Gabrielle est dubitative.
Merde ! C’était quand même mieux avant ! Elle a maintenant quarante-neuf ans et elle a le droit de boire autant de café qu’elle veut. Ou presque… à cause de ce satané docteur qui l’a alertée dernièrement sur une « éventuelle hypertension qui pointerait son nez ». Elle s’en fout, elle continue de s’en enfiler des litres. Les médecins sont des cons.
Elle plonge à nouveau le regard dans les méandres de ses réflexions. Ouais, c’était mieux avant parce que quand on est enfant, on n’a pas de souci, pas de facture, pas de contrainte ou si peu ! Et boire du café est une aventure, puisque c’est interdit ! Pour Babou, boire du café c’était trouver le Graal ! Marcher sur la Lune ! Planer dans les airs comme un oiseau ! Bref, boire un café c’était comme chaparder un morceau de liberté !
Gabrielle aime à penser qu’elle a conservé un petit bout de cette intrépidité enfantine.
Un mug fumant posé sur ses genoux rabattus sur la poitrine, elle laisse la légère brise matinale caresser son visage. Elle adore ce moment au cœur de l’aube qui n’appartient qu’à elle, avant que la journée ne démarre sur les chapeaux de roue et qu’elle perde toute indépendance.
Ça va être encore une belle journée. Qui aurait pu dire qu’un jour le printemps serait plus doux à Lille qu’à Montpellier ? Les climatologues qui bossent sur le dérèglement climatique sans doute.
Elle respire l’air chargé d’humus. Que c’est bon, ces odeurs de terre et de petrichor ! Elle savoure le silence et la noirceur de cette nuit presque finie. Elle sent ses plantes de pieds bien ancrées dans le sol, quelques brins d’herbe frais coincés entre les orteils. Le soleil arrive mollement, les oiseaux s’éveillent et l’atmosphère se réchauffe doucement.
Gabrielle ferme les yeux et sourit.
Elle est en parfait équilibre avec elle-même, avec le monde, avec le tout. Ici et maintenant, le temps n’existe plus. Gabrielle n’existe pas : elle est.
Il lui aura fallu de nombreuses années d’introspection pour en arriver à ce stade de plénitude. Beaucoup d’amour donné et reçu. Beaucoup de rencontres aussi. Elle repense à cette autrice qu’elle a découverte il y a quelques semaines et qui dépeint si bien la transformation de soi qu’il y a à faire chaque jour pour s’aimer soi-même et par conséquent aimer les autres.
Comment s’appelle-t-elle déjà ? Putain ! C’est génial, les liseuses, mais quand tu n’as plus le bouquin entre les mains tu oublies et le nom de l’auteur et le titre… Ou alors je commence déjà à perdre la boule ? Manquerait plus que ça ! Hypertension et Alzheimer ! C’est moche de vieillir Babou…
Nathalie Aflalo ! Oui, c’est ça ! Ouf !
Gabrielle éprouve un réel soulagement de constater que ses neurones font encore bien le job, l’hypertension c’est déjà bien suffisant. Nathalie Aflalo. Quand elle a découvert les Notes à moi-même, Gabrielle s’est dit que tout le monde devrait lire ces réflexions. Se recentrer sur l’essentiel, accueillir ses émotions, bonnes ou mauvaises, faire la paix avec soi pour être en paix avec le monde.
Gabrielle en est persuadée : si on arrêtait de se regarder le nombril, de vouloir toujours plus, toujours mieux, on retrouverait cette sérénité, cette douceur de vivre.
Mais non, nous sommes tous tourmentés, apeurés, esclaves d’un mode de vie qui a perdu toute simplicité. En grandissant, l’humanité s’est complexifiée, elle fait maintenant une course de vitesse sur la distance d’un marathon. Elle s’épuise depuis des siècles. Elle a tellement grossi, s’est tellement empiffrée qu’elle ne tient plus la distance. Et en plus, elle est devenue exigeante. Il vient ce bonheur ? Elle est où cette putain de plénitude ? Quand est-ce que toute cette merde va s’arrêter ? Alors vient la sensation d’injustice qui finalement fait monter une colère immense. Une colère irraisonnée, sans libre arbitre. Nos sentiments sont exacerbés et quand on en touche un positif : gratitude, joie, générosité… on est perdu ! Trop de bien-être, ça fait peur, alors on se dépêche de ranger tout cela au fond d’un tiroir qu’on ferme à double tour et on revient à son nombril.
Gabrielle est en colère.
C’est vrai quoi ! Après lui avoir craché dessus pendant des années, le 13 novembre 2015 après l’horreur retransmise sur tous les écrans du monde à la suite de l’attaque terroriste du Bataclan, on s’est mis à serrer la police dans nos bras. Après avoir totalement ignoré leurs conditions de travail, on s’est mis à applaudir le personnel hospitalier à 20 h, tous les soirs, pendant le confinement. Et finalement ? Que se passe-t-il après ? On reprend le cours de nos petites vies et on oublie.
Et on met tous les flics dans le même sac quand on apprend la bavure de l’un d’entre eux. C’est un salop à n’en pas douter. Tous ceux qui abusent de leur pouvoir sont des salops et il faut les punir fermement. Mais pourquoi tout remettre en cause ? Manquons-nous à ce point d’objectivité pour classer tout un groupe d’individus parce que l’un d’entre eux a merdé ? Ne faudrait-il pas, maintenant qu’on a mis le doigt sur le dysfonctionnement, repenser, réorganiser toute la structure et surtout garder la tête froide ?
On s’est aimés si fort en 2019 et pendant le début de la crise Covid… On a rêvé à une évolution positive de notre monde, on la touchait presque de nos doigts boudinés… Toutes ces émotions si pures, altruistes et généreuses… Ne font-elles pas un bien fou ? Si, mais on oublie, on range vite tout ça dans le tiroir…
Comment peut-on oublier l’amour ? Comment pouvons-nous retourner si vite dans nos prisons 3.0 étouffantes et délétères ?
Gabrielle est triste.
Quelques semaines, quelques mois ne sont pas suffisants pour réveiller l’humain endormi dans sa carapace mondialisée. Alors, puisque nous ne sommes pas assez sages pour comprendre qu’une belle vie, on la décide, il faut faire entendre de plus en plus fort toutes les voix comme celle de Nathalie Aflalo. Il faut planter des graines de bonheur, inlassablement, dans tous les esprits. Il est urgent de réapprendre à être heureux autrement qu’avec sa belle voiture, sa belle maison, son bel enfant bien intelligent qui fait de brillantes études.
Combien d’entre nous ont un jour visé un idéal ?
… Voilà, voilà…
Plusieurs décennies de gavage en mode « si tu achètes le nouveau Dyson Cyclone V10, tu seras aussi beau que le comédien de la pub et ta maison sera trop classe ! Tout le monde t’enviera et voudra te ressembler ! On te jalousera dans les soirées chicos que tu fréquenteras, hommes et femmes seront tous à tes pieds, ils auront tous envie de coucher avec toi et de porter ton enfant. »
… Hé ho ! Réveillons-nous ! C’est qu’un aspirateur, et son utilité c’est de faire disparaître la saleté, pas de rendre beau et riche.
Gabrielle rit en silence et prend une gorgée d’arabica. Elle est tiède, mais ce n’est pas grave. Les oiseaux s’en donnent maintenant à cœur joie, elle s’entend à peine penser. Encore quelques instants, encore quelques bouffées d’humus.
Sa vieille chatte vient s’enrouler autour de ses jambes. Sa vieille chatte… Elle adore cette dénomination. À chaque fois qu’on lui demande si elle a un animal de compagnie, elle répond invariablement :
— J’ai une vieille grosse chatte toute pourrie !
Et elle se délecte des réactions, tantôt hilares, tantôt embarrassées, son interlocuteur ne reste jamais de marbre devant cette phrase toute simple qui peut prendre des allures graveleuses, voire vulgaires, selon la personnalité de celui qui l’écoute.
Et c’est vrai qu’elle est toute pourrie, cette vieille chatte. Gabrielle l’a récupérée par le biais d’une association. Ça fait maintenant quatre ans que Doudou Gros Bidon fait partie de la famille. Et il aura fallu près de deux ans de négociation acharnée pour que son jules, Philippe, dans un soupir las, usé jusqu’au trognon par tant de ténacité et d’arguments, finisse par accepter d’accueillir ce « petit être fragile, négligé par la vie dans un monde égoïste et violent » (dixit sa fille Charlie, qui fut un vaillant soldat durant cette bataille). Et c’est Doudou qui a gagné le premier prix !
Elle est toute grise. Des yeux verts délavés. Courte sur pattes avec une queue toute maigrelette et… un énorme bidon résultant de ses nombreuses gestations dans la rue. Selon l’association, elle avait sept ans au moment de l’adoption. Selon le vétérinaire que Gabrielle a consulté (le père de Mathis qui a une super baraque), elle en avait plutôt dix. Une oreille à moitié arrachée et presque plus de dents. Loin d’être la Kate Moss des chats, la chartreuse du pauvre quoi !
Ce qui a fait chavirer le cœur de Gabrielle, c’est que ça faisait deux ans qu’elle était en famille d’accueil et que personne n’en voulait. C’est marrant ça… deux ans de pourparlers avec Phil, deux ans de famille d’accueil… En fait, c’était juste une question de timing pour les réunir toutes les deux, il n’y a pas de hasard.
Le cœur tout entier posé au creux de sa main, Gabrielle caresse sa vieille amie.
La plupart des gens préfèrent les chatons. C’est bien compréhensible. Les chatons sont si mignons ! Et puis on les éduque comme on veut. Quand on récupère un vieux chat tout pourri, c’est l’inconnu. On doit vivre à son tempo, on observe les actions et réactions de cette petite misère. On ne force rien. On attend. On construit en fait. Par l’inaction et le silence, on pose les jalons de cette nouvelle relation. Tout en douceur et patiemment.
Et c’est comme ça que Gabrielle et Doudou se sont apprivoisées. Au fil des jours, des semaines et des mois, elles se sont observées de plus en plus près, se tournant un peu autour, mais pas trop et pas trop vite, jusqu’à se toucher. Aujourd’hui, elles sont délicatement fusionnelles. Doudou est encore percluse des coups qu’elle a reçus dans sa vie d’avant, alors pas question qu’elle vienne se lover sur les genoux. Les câlins, à même le sol, sont acrobatiques (heureusement, Gabrielle est encore bien souple), mais emplis d’une tendresse et d’un amour infini.
Collée à sa cuisse, Doudou offre à Gabrielle son plus généreux ronronnement. Elle adore quand sa maîtresse passe dans le jardin. C’est comme si elle recevait une invitée. Le jardin, c’est sa propriété et elle adore la visiter avec cette grande femme si douce. Avec elle, pas de cri, pas de geste brusque. La femme est juste là, et elles partagent l’instant comme les Lillois partagent un merveilleux de chez Fred autour d’un bon café.
Ce que Doudou comprend et vit parfaitement, mais qu’elle ne pourra jamais expliquer, c’est que Gabrielle est ce qu’on appelle une hypersensible. Les cinq sens toujours très en éveil, Gabrielle laisse vivre pleinement l’animal qui l’habite. Elle communique avec tout. Elle est le tout. Son âme est grande ouverte.
Son âme, son esprit, sa conscience, appelons ça comme on veut, ce n’est pas important. Gabrielle est « aware »… comme Jean-Claude Van Damme.
La pause de l’aube, comme elle aime l’appeler, est bientôt terminée. Son esprit a bien vagabondé ce matin et pas mal d’émotions sont déjà au taquet ! C’est bien les filles…
Gabrielle est calme.
Elle pose son mug sur le sol, s’étire, les bras tendus vers le ciel en gonflant ses poumons. Sa tête bascule en arrière, elle a légèrement le tournis. Quand elle reprend sa position initiale, elle emplit ses yeux du paysage. Ce qu’elle préfère dans le café, en fait, c’est la vue. Le mélange expresso – instant présent. Cette pause n’a pas de prix. Dans cette vie de dingue qui la fait virevolter dans une valse folle, ce moment relève du sacré. Hors de question de s’en passer ni de le bâcler. D’autant plus que bientôt elle n’en aura plus.
Car Gabrielle sait qu’elle va bientôt mourir. C’est imminent. Elle va disparaître de cette Terre, de cette vie. Chaque seconde compte. Il faut qu’elle se hâte d’inonder son cœur de bonheur, encore, et il y a tellement de choses à préparer.
Assise dans la véranda, Marguerite savoure son café allongé en regardant le grand parc qui s’offre à sa vue. Il est 8 h 15, à peu de choses près, et la journée promet d’être belle. Les paysages de campagne sont toujours un peu féériques le matin. Un soupçon de brume qui flotte délicatement au-dessus de l’herbe encore toute perlée de rosée, un ciel orangé et parsemé de nuages longs et lascifs, et cette absence de bruits mécaniques, humains. Pas de moteur, pas de vrombissement étouffé d’usine au loin. Juste le chant des oiseaux et le braiment de deux ânes heureux d’être sortis de leurs box.
Lentement, Marguerite défroisse ses pétales. Ses joues encore rosies de sommeil, elle fait tranquillement l’inventaire de ce qu’il reste à faire pour terminer l’aménagement du jardin. Débarrasser le tamaris des branchages morts qui traînent à son pied. Mettre des écorces de pin sur les derniers parterres autour de l’hibiscus, du forsythia et du lilas. Redresser et renforcer la clôture qui donne sur la pâture de Johnny et Bébé. Les deux baudets de la famille doivent leurs noms non pas à l’idole des jeunes ni à l’iconique Brigitte nationale (Bardot hein, pas Macron), mais bien à Patrick Swayze et Jennifer Grey, incarnant ainsi à eux deux un vibrant hommage au cultissime Dirty Dancing.
Marguerite boit une gorgée, serrant le bol au creux de ses mains, puis le repose délicatement.
Il ne manque plus grand-chose pour que la vue soit parfaite.
Elle ne s’est jamais sentie aussi bien, aussi libre, aussi sereine. Après neuf ans d’enfer, elle a fini par se relever et elle n’a plus peur de le dire ni de le penser avec conviction : elle s’est relevée. Elle est remise. Elle a cicatrisé.
Sur son téléphone, elle lance sa playlist « café croissant » en croquant délicatement dans son toast grillé et commence à dodeliner de la tête en suivant le tempo du morceau de musique qui commence.
Si quelqu’un pouvait observer la scène, il resterait sans voix devant cette femme divinement belle. Il serait abasourdi par ce rayon de soleil qui éclaire la blondeur de ses cheveux bouclés. Il chavirerait devant la manière délicate qu’elle a de replacer une mèche derrière son oreille. Marguerite est l’incarnation de l’élégance. Elle fait partie de ce type de femme sur laquelle on peut mettre n’importe quel vêtement et à qui tout va. Ça agace gentiment ses amies, à qui elle offre régulièrement les mêmes chemises, les mêmes petites robes d’été, les mêmes étoles qu’elle arbore, mais qui ne font jamais le même effet que quand ils sont portés par elle.
Marguerite a toujours eu le goût des belles choses, des beaux objets, raffinés et subtils. Aucun hasard dans le fait qu’elle soit décoratrice d’intérieur depuis plus de trente ans. Elle a commencé dans un cabinet d’architecte avec pour seul bagage son enthousiasme et son aplomb. Elle était si sûre d’elle à vingt ans et tellement insouciante ! Elle a fait son trou, a construit brique après brique sa réputation pour finalement devenir la référence incontournable de l’aménagement d’intérieur sur toute la région lilloise. Il y a un an, elle a même fini par se payer le culot de quitter le cabinet et se mettre à son compte, emportant avec elle une longue liste de clients qui ne pouvaient se passer de ses services et avec qui elle avait bâti une solide relation de travail. Aujourd’hui, elle participe à des chantiers de rénovation, des aménagements de nouvelles constructions un peu partout en France, et même parfois à l’étranger. Résidences secondaires, installation du grand de la famille dans son appart d’étudiant, déménagement suite à une mutation… Elle accompagne ses habitués dans les grands changements de leur vie. Et ça lui fait un bien fou ! Elle se sent utile, tant aux autres qu’à elle-même. Voir le regard conquis de ses clients devant ses croquis ou ses réalisations la comble de joie. Après avoir longtemps cherché l’amour et le respect des autres, à travers son travail ou son amitié, aujourd’hui, enfin, elle sait qui elle est. Ce qu’elle a construit, elle ne le doit qu’à elle. Alors, maintenant, elle donne sans plus rien attendre en retour… ou presque ! Un talent comme le sien se monnaie ! Et une belle commission, ça se prend, surtout quand on a une grande maison de maître à entretenir !
Après la séparation, elle a décidé de garder cette magnifique bâtisse plantée au cœur de l’Avesnois. Malgré les mauvais souvenirs, les flashs encore éprouvants qu’elle subit au sortir d’une pièce ou à la vue d’un mur, elle a choisi de rester. Parce qu’il ne faut pas tout mélanger. Parce qu’il y a eu aussi de merveilleux moments, de superbes soirées, de beaux éclats de rire et beaucoup d’amour sous ce toit d’ardoises. Parce qu’elle a sélectionné chaque meuble, placé chaque lampe, posé chaque cadre et parce que cette maison n’incarne pas que son histoire. C’est le refuge de ses enfants, le cocon qu’elle a créé pour eux. Elle a imprégné chaque pierre, chaque poutre de son essence, de sa personnalité. Cette demeure est la sienne et son fiasco conjugal n’a rien à voir avec elle.
Son petit déjeuner terminé, Marguerite repart dans la cuisine se servir un second café. Comme d’habitude, elle prend un nouveau bol : elle déteste quand il reste des miettes molles dans le fond. Beurk.
Il est 8 h 45 et elle a toute la journée devant elle. C’est ça qui est formidable quand on est à son compte : on gère son temps comme on l’entend. Ses trois enfants sont maintenant grands et indépendants, ou presque. Après leur avoir consacré tout le temps et l’attention qu’une mère active peut offrir, aujourd’hui elle pense à elle.
Maintenant que le confinement est terminé, elle peut s’octroyer une journée de spa. Finalement, ils sont passés vite, ces cinquante-cinq jours. Elle a pris le temps de chiner de nouveaux meubles sur internet, a fait le plein des tendances à venir en feuilletant ses magazines de référence et est allée chercher l’inspiration en traînant dans les expos virtuelles montées plus ou moins à la hâte par des musées du monde entier. Et puis les chantiers en cours ont quand même avancé, une chance pour ces artisans du bâtiment qui travaillent souvent seuls et dont la trésorerie est souvent injustement faible… De nombreux appels, quelques visites avec attestation, elle n’a vraiment pas eu la sensation de ne pas travailler ou de travailler peu. C’était juste plus cool, plus calme. La résignation de ses clients face à la situation leur faisait accepter sereinement les nouveaux délais. Sa façon à elle de prendre de leurs nouvelles y faisait beaucoup aussi.
Machinalement, elle passe un doigt sur ses lèvres. La cicatrice presque invisible à l’œil se devine encore quand elle l’effleure. Une image de chair ouverte, la sensation d’un liquide chaud qui coule à flots sur son menton et le long de son cou pour venir imprégner son chemisier… Elle repose prestement sa main sur la table et chasse rapidement le souvenir de son esprit.
Je me suis relevée – Je suis remise – J’ai cicatrisé.
Ce mantra qu’elle a inventé avec l’aide bienveillante de sa psy a une double efficacité :
1 – Elle doit le répéter en pleine conscience, chaque mot devant peser de tout son poids dans son esprit.
2 – Invariablement, il la fait sourire, car il lui fait penser au sketch qui a révélé Dany Boon « Je vais bien – Tout va bien » et à la vision tellement drôle qu’il a eue du traitement de la dépression.
Je me suis relevée – Je suis remise – J’ai cicatrisé.
D’ici quelques mois, le divorce sera prononcé et elle pourra définitivement tourner la page. Une formalité quand on voit le travail qu’elle a su réaliser sur elle-même jusqu’à maintenant. Mais elle attend avec impatience cette dernière signature. Symboliquement, c’est important pour elle. Elle sait qu’après cela ses sourires seront plus vrais, les regards qu’elle s’adressera dans le miroir seront plus francs, peut-être même plus audacieux. Ses gestes seront libérés, son aura pleinement déployée. Finie cette sensation pesante et étouffante de sentir que quelque part deux yeux l’épient, la traquent. Plus d’ombre menaçante derrière elle. Plus de mauvaises surprises, de coups tordus, de manipulation. Plus de châtiments suivis de caresses. Sa vie sera sienne. Définitivement. Plus d’attache ni de menace, elle sera totalement libre.
À cette pensée, elle sourit, mais sent une larme couler sur sa joue. L’épreuve est derrière elle, mais les souvenirs restent. Elle fait tout ce qu’elle peut pour positiver, avancer, mais elle est bien consciente qu’elle ne pourra jamais oublier ces années de calvaire. Les scènes continueront de passer devant ses yeux, de moins en moins souvent certes, mais irrémédiablement. Il reste encore un long chemin à parcourir pour apprivoiser la douleur, la trahison, l’humiliation, la peur…
Marguerite sait qu’elle oscillera encore entre joie et colère pendant de longues années. C’est son fardeau. Le résultat de ses choix, de ses erreurs aussi. Elle n’admet pas avoir une part de responsabilité dans ce qui lui est arrivé. Elle est bien consciente que ce déchaînement de violence, elle ne le méritait pas et qu’elle ne l’avait pas provoqué. C’est très clair aujourd’hui. Mais elle regrette de ne pas avoir parlé. De ne pas avoir appelé au secours avant que la situation ne lui échappe totalement. Avant que la tragédie ne la force finalement à abdiquer et étaler salement sa vie aux yeux de tous. Elle a longtemps cru qu’elle pourrait tout arranger. Elle était même persuadée que ce n’était qu’une mauvaise passe, que tout rentrerait vite dans l’ordre parce que l’amour sauve tout, l’amour guérit tout. Elle a continué d’aimer, coûte que coûte, vaille que vaille. Elle a excusé, justifié, encaissé, pardonné, patienté, s’est adaptée, faite toute petite. Elle a même un temps cessé de parler à la maison dans l’espoir de ne plus déclencher de fureur. Quand elle y repense…
Mais quelle idiote !
À cette époque, elle était tellement aveuglée d’amour et de terreur. Elle ne comprenait pas que c’était un jeu infernal qu’elle perdrait à chaque fois. Elle n’aurait jamais pu comprendre puisque c’est insidieusement que la partie a commencé. Dans la voiture, sur le trajet qui l’amenait chez des amis…
Ça a commencé comme ça. Vu de cette façon, c’est vrai qu’on peut avoir tendance à se remettre en question. Et c’est vrai aussi que Marguerite faisait la tête ce fameux soir. Assise toute seule à table après le dîner pendant que tout le monde dansait et riait. Elle se sentait terriblement seule, inutile et triste.
Alors qu’autour d’elle les couples se couvaient de regards tendres, se caressaient furtivement le dos, se chuchotaient des mots doux et gloussaient de plaisir, elle restait seule comme une cruche à table. Délaissée. Exclue.
Alors oui, elle avait souhaité rentrer.
Et hop ! Une petite graine de belladone plantée dans le cœur meurtri de Marguerite.
J’exagère… C’est vrai… Je n’ai pensé qu’à moi…
Et le mal s’insinue, lentement. Il se délecte de la douleur qu’il vient d’infliger. Il plante ses crocs délicatement dans la chair bien fraîche du cou de Marguerite. Sans même qu’elle s’en rende compte, elle s’offre à lui, elle dépose à ses pieds sa pureté, son amour et tout son être. Et le mal accepte l’offrande, sentant le flot de cette puissance naissante brûler son âme et gonfler ses veines, il se repaît de cette formidable sensation, de ce pouvoir qui prend place dans chaque cellule de son corps. Il exultera bientôt, quand, à la prochaine réflexion, il constatera que la fleur se donne à nouveau et il se régalera encore de sa sève, de son énergie vitale, de son identité…
Non. Marguerite ne pourra jamais oublier. Ce qu’elle peut faire en revanche, c’est se pardonner. Une légende raconte que nous avons tous un chemin de vie déjà écrit. Et ce chemin c’est notre âme qui le trace, bien avant notre naissance. Elle décide quelles seront les épreuves que nous traverserons, car pour elle, la vie terrestre a pour but de la faire grandir afin d’atteindre la sagesse suprême. Cette vie incarnée nous apprend à devenir meilleurs. Il semblerait que ça ne fonctionne pas bien pour tout le monde !
C’est son amie Gabrielle qui lui a raconté cette histoire il y a quelques mois. Elle est fantasque Gaby, un peu perchée parfois… Mais Marguerite a bien compris le message qu’elle souhaitait lui transmettre : Cette période de ma vie, que j’ai choisie ou pas, doit me rendre meilleure. Je ne dois pas m’en vouloir ni me sentir coupable. Je dois juste pardonner mes faiblesses et m’aimer très fort. Parce que je le mérite. Parce que je me suis relevée – Je suis remise – J’ai cicatrisé.
À l’abri des regards, planqué derrière un grand chêne rouge d’Amérique, Amer Ramadan observe sa femme. Comme tous les midis après le déjeuner, elle est assise sur son banc favori, square Foch, juste devant l’entrée du siège de la banque où elle travaille. Elle lui tourne le dos et il ne voit que son épaisse chevelure brune qui brille sous les rayons de ce généreux soleil de mai. Il devine ses beaux yeux verts perdus dans le vague. « C’est sûr, elle est encore en train de cogiter sur une problématique de boulot ». Il sourit. « Elle est belle ma femme ». À cette réflexion, son cœur se gonfle d’amour et d’orgueil. Elle retire son chèche et ouvre sa veste, il doit faire quelques degrés de plus en plein soleil… se dit-il. Lui supporte assez bien son costard cravate. Il a toujours mis un point d’honneur à être élégant, quelles que soient les circonstances. Autour d’eux, d’autres Lillois profitent de la pause déjeuner pour prendre un peu l’air et se dégourdir les jambes, mais lui ne voit qu’elle. Elle vient de jeter un œil à sa montre. Amer l’imite. Il est 13 h 40 et il reste encore un peu de temps avant que chacun ne retourne à ses activités.
Mélanie, ya ayouni… Tu es mes yeux, tu as pris possession de tout mon être un jeudi. Le 4 juillet 2001, quand tu as passé la porte de mon restaurant pour y dîner avec tes amies. Vous étiez trois, mais je n’ai vu que toi, ton petit sourire timide et ton regard à la fois doux et plein de malice. Je t’ai observée, toute la soirée, lavant dix fois les mêmes verres pour rester derrière le bar et t’avoir toujours dans mon angle de vue. Tu riais de plus en plus fort à mesure que le vin embrumait ton cerveau. Ta voix grave résonnait dans ma poitrine et les battements de mon pauvre cœur se sont mis à tambouriner de plus en plus fort. J’avais trente-six ans, toi, vingt-cinq. Comment aurais-je pu imaginer ce soir-là que nous deux ce serait pour la vie ? Je me souviens de cette phrase que tu m’as lancée au moment de partir en plongeant tes yeux dans les miens : « C’était délicieux ! À très bientôt ». Ton intonation était appuyée. Était-ce un message pour moi ? Une promesse ? Ou juste un compliment poli parce que ma cuisine avait su satisfaire tes papilles ? J’ai osé croire qu’il s’était passé quelque chose entre nous ce soir-là et j’ai commencé à t’attendre. Chaque soir, chaque jour. Je n’ai pas dû patienter bien longtemps ! Quelle magnifique coïncidence de t’apercevoir quelques jours plus tard passer à toute vitesse devant la vitrine ! Tu as tout de même pris le temps et le risque de me faire un signe de la main en souriant. J’ai souri à mon tour en constatant que tu faisais du patin. Qui fait encore du patin à vingt-cinq ans ? De belle inconnue d’un soir, tu es passée au statut de belle aux patins. Et chaque midi, je guettais ton passage. Chaque midi, tu glissais devant le restaurant et m’offrais ton joli sourire. Et puis un jour, tu es passée en baskets et tu es entrée. C’était la fin du service, j’étais seul en salle. Serveuse et cuisinier étaient en train de nettoyer la cuisine à l’étage. Je ne te l’ai jamais dit, mais mes jambes se sont mises à trembler. Je sentais mon front perler de minuscules gouttelettes de sueur. Une sensation de chaud et froid en même temps et cette impression terrifiante que tout mon vocabulaire s’était fait la malle dans la panique. Je te regardais comme un imbécile, j’ai grimacé un sourire. Dans ma tête, ça turbinait à 200 km/h et finalement j’ai laissé échapper un ridicule « Bonjour jolie patineuse ».
Et tu m’as lancé « Un coca s’il vous plaît » en t’asseyant sur un tabouret du bar. Il fallait que je brise la glace, que je parle pour te retenir le plus longtemps possible. J’aurais fait n’importe quoi pour que tu restes vissée à ce siège jusqu’à la fin des temps. La partie de ping-pong qui se jouait entre ma tête et mon cœur était insupportable, bien trop rapide. J’étais submergé par un flot d’émotions que je ne connaissais pas et je devais faire comme si cette situation était tout à fait normale : c’est une jolie patineuse qui vient boire un coca. Je t’ai servi un verre et on a discuté de la pluie et du beau temps. Finalement, tu as réussi à me détendre. Tes mots étaient doux. J’ai tant bien que mal rangé ma fébrilité et nous avons bavardé. J’ai sorti quelques blagues, pas mes meilleures, mais elles t’ont plu, ce qui a flatté mon ego. C’était un beau moment. Il est gravé dans ma mémoire. Ce jour-là, tu m’as signifié sans fausse pudeur que ton cœur était libre. Alors j’ai pris mon courage à bras le corps et j’ai décidé de m’en approcher jour après jour, coca après coca, pour ne pas lui faire peur. Je ne voulais pas te le prendre. Je préférais que tu me le donnes. Tu ne peux imaginer le cadeau merveilleux que tu m’as fait en me l’offrant quelques semaines plus tard. J’ai été ému quand tu m’as avoué avoir ressenti le même flot d’émotions ce fameux jeudi. Ces chatouilles dans le ventre comme tu dis avec ton sourire plein de douceur. J’avais bien vu que toi aussi tu me regardais, mais jamais je n’aurais imaginé que ce petit jeu déboucherait sur un mariage trois ans plus tard. Serait-il possible que les coups de foudre existent ? Était-il écrit quelque part que nous devions nous rencontrer ? Que nous étions faits l’un pour l’autre ?
Rapidement, nous avons emménagé ensemble et chaque moment a été un enchantement. Nous nous sommes apprivoisés par l’humour. Tout était prétexte à faire rire l’autre ou à rire à ses dépens. J’ai ri tant de fois de te voir rire… Nous avons tellement ri…