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Un cerisier en fleurs relate l’histoire d’un homme qui a trois passions : l’argent et deux femmes exceptionnelles.
Grâce à un brouillon de lettre découvert après sa mort se reconstitue la trame de ce roman qui gravite autour d’un « fait divers » qui est un probable assassinat. En toile de fond : l’art, la littérature et la musique qui sont aujourd’hui des préoccupations constantes. Laissez-vous entraîner par cette double histoire d’amour aux allures de Polar.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Médecin, marin, et artiste-peintre-plasticien dont des œuvres figurent dans de nombreuses collections privées en France et aux quatre coins de la planète, Michel Castanier constitue un plaidoyer pour l’art, la musique et la littérature qui motivent sa démarche d’écriture. Après Le portrait d’Olga, il nous livre Un cerisier en fleurs, son deuxième roman.
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Seitenzahl: 314
Veröffentlichungsjahr: 2022
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Michel Castanier
Un cerisier en fleurs
Roman
© Lys Bleu Éditions – Michel Castanier
ISBN :979-10-377-7061-5
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Car enfin en vrai lâche il a toujours vécu
Il se ferait fesser pour moins d’un quart d’écu
Et l’argent est le dieu que sur tout il révère
L’étourdi, Acte I, Scène II, Molière
Quelle qu’en soit la nature et à quelques exceptions près, la vérité est presque toujours digne d’être dite. Vérités séculaires ou vérités de l’instant, vérités uniques ou vérités plurielles, vérités révélées ou vérités décelées et jusqu’aux vérités contestées ou embarrassantes, il n’est pas juste de les taire. Aussi, me dispenserai-je de masquer ici, ma vérité.
Je suis, aujourd’hui, à l’heure où ce texte s’écrit – non sans quelques hésitations et murmures – dans le cours de ma quatre-vingt-neuvième année d’âge (vérité temporelle). Cette insolite accumulation d’années de vie que le temps a empilées sur mon dos et dans mon esprit, m’impressionne et m’interroge. Vus du présent, si on les met en perspective, on peut contempler les éléments d’une vie très pleine, très diverse et très intense qui m’ont amené aux instants où l’existence touche à son pic et s’approche de son terme. Aussi, mon âge, qu’on qualifie de troisième ou de canonique, me permet-il de prier la lectrice ou le lecteur qui tient ce volume entre ses mains, de concéder une bonne dose d’indulgence à un homme couvert d’années sinon de lauriers. Qu’ils en soient amicalement remerciés.
Dans mon précédent roman, « Le portrait d’Olga », écrit à l’âge de quatre-vingt-six ans, je faisais la narration de l’extravagante histoire d’un tableau merveilleux et ensorcelé, apte à détourner le cours pré-écrit de quelques destinées humaines, au hasard des tribulations très actives et très magiques de ce chef-d’œuvre incongru.
Ce roman nouveau, dans lequel vous vous apprêtez à vous plonger, chère lectrice, cher lecteur, sera la relation aussi fidèle que possible de ce qu’on désigne ordinairement dans le jargon de presse par l’expression de fait divers, qui ne fixe guère l’attention mais qui peut, avec le temps et pour peu qu’on soit doué d’un esprit un peu curieux, exciter l’intérêt et déboucher sur une issue inattendue, improbable. Ce récit, je l’ai écrit à l’âge de quatre-vingt-huit ans, vieillard en bisbille avec la marche du temps, ce temps qui s’échine à ronger et dévaster les êtres vivants. Selon l’expression imagée, je m’accroche aux branches pour ne pas chuter et sombrer. La vieillesse est un passage qu’il importe de ne pas rater.
Henri Matisse, âgé, a dit un jour à un interlocuteur :
Soyons donc Matissiens quelque temps, à fond, ce sera autant de gagner sur l’inexorable horloge qui ne cesse de battre la mesure de nos temps respectifs qui s’amenuisent avec… le temps, et soyons Matissiens dans la joie et l’espérance.
Je ne pouvais imaginer donner une suite à mon précédent roman « Le portrait d’Olga ». Les suites – m’avait dit un ami écrivain – intéressent le public et il m’incita à œuvrer dans cette voie. Mais au terme de mon insolite narration précédente, la quasi-totalité des protagonistes y compris le narrateur, avaient été rattrapés par la camarde, presque tous étaient occis (peut-on dire définitivement ?), un vrai massacre. Aujourd’hui ils gisent dans les divers cimetières et nécropoles réservés aux personnages de romans et dès lors il ne m’était pas aisé de rendre visite à leurs âmes mortes, aux paradis – ou aux enfers – là où probablement elles errent pour l’éternité. Ces lieux existent, j’en suis convaincu, du moins dans l’imaginaire des rêveurs dont je me flatte d’être un représentant : Don Quichotte peut y discuter amicalement avec Bouvard et Pécuchet, Emma Bovary faire des confidences à Anna Karénine ou encore la Princesse de Clèves s’entretenir avec le Baron de Charlus, etc. Je regrettais amèrement l’impossibilité d’aller y retrouver mes personnages disparus, d’autant que j’avais noué des liens affectueux avec nombre d’entre eux. Outre que je ne me sentais pas très disposé à effectuer cette sorte de déplacement – il eut fallu trépasser soi-même, ce qui n’était pas mon désir principal – et de plus, à la réflexion, je n’avais pas très envie de me confronter à nouveau avec des êtres de fiction à qui j’avais donné la vie et que j’avais ensuite mis à mort. Ils m’en auraient peut-être voulu. Sait-on jamais ? La vengeance est un plat qui… etc. Je renonçais donc à d’improbables et finalement peu souhaitables résurrections.
*
Écrire, c’est communiquer.
Je communique, tu communiques, il communique, etc., etc.
Je communique : « L’auteur livre son texte, bon ou mauvais, à des lectrices, des lecteurs qui apprécieront ou non, ils ou elles seront ses juges impitoyables. Sens unique. »
Tu communiques : « La lectrice, le lecteur peut parfois, rarement, communiquer avec l’auteur, mais en revanche il peut, le plus souvent communiquer avec ses proches, ses amis pour commenter et faire part de ses appréciations positives ou négatives. »
Ils communiquent : « Là est le rôle de la presse, de la critique littéraire qui va – à l’appui de critères contestables – approuver ou désapprouver un ouvrage qui a demandé des heures, des jours, des mois, et peut-être des années de travail acharné. Souvent ces instances s’abstiennent de communiquer, écrasant de leur mépris les auteurs oubliés ou snobés. Ne vaut-il pas mieux une critique qui éreinte, plutôt qu’une absence de critique ? La question reste posée. »
Écrire, c’est errer sur un chemin chaotique et sinueux dont souvent on discerne mal la destination, un chemin paraissant inexploré et sur lequel on s’imagine que nul ne s’est aventuré jamais.
Écrire, c’est aussi tenter de proposer à la lectrice, au lecteur de regarder dans la même direction que l’auteur, lequel s’érige en guide suprême, le temps de la lecture, le choix étant fixé sur des critères variés de mode, de notoriété ou de nouveauté. Écrire, c’est essayer de créer pour un moment une communauté de pensée avec des inconnus, une vision partagée sur une histoire, sur des idées, des sentiments, des questionnements.
Écrire, c’est lancer une bouteille à la mer. On ignore si le billet qu’elle contient sera lu un jour.
Enfin, écrire, à quel qu’âge qu’on le fasse, c’est exhaler de soi-même des idées, des pensées, des colères, des indignations, des fumées qui sont enfermées et qui ne demandent qu’à paraître au grand jour pour être jetées en pâture à qui veut bien les recevoir. Écrire, c’est méditer, c’est enrager, combiner, bricoler parfois, c’est chercher à sortir du droit chemin, c’est regarder autour de soi.
Mais un vieil homme de quatre-vingt-huit ans qui a l’audace, à son âge, d’écrire un roman, voilà qui n’est pas ordinaire, bien que nombreux soient les « écrivains professionnels » qui se sont exprimés – souvent avec bonheur – à un âge avancé. Il ne s’agit pas de radoter, mais d’offrir une histoire originale tirée d’une imagination toujours en éveil et en phase d’activité, malgré les années accumulées. Je me suis donc une nouvelle fois jeté à l’eau et tenté de n’être pas submergé ou noyé par l’ampleur de la tâche. J’ai prêté la vie à de nouveaux personnages tirés du néant imaginaire, pour les faire vivre dans un monde fictif, leur conférant par ce biais une vie qui s’apparente à la réalité. Je les ai mis en scène sur les planches d’un théâtre d’ombres, le temps mesuré de la narration d’un fait divers qui dans le vrai du récit, n’en est peut-être pas un, mais très probablement un crime, on le verra. Dans ce texte, tout est vrai… dans l’irréalité de la fiction.
Le narrateur de ce racontar, qui est un autre que moi, doit-il s’excuser d’être un homme dont la jeunesse est lointaine, perdue dans les brumes du passé ? Pas plus que moi qui en suis le rédacteur (pas le narrateur), ce vieil homme ne saurait y consentir. L’âge n’est pas une faute impardonnable, pas encore.
Je prends, à ce propos, la liberté d’adresser quelques admonestations à mes contemporains en âge, qui liront ces quelques pages : « Ne jamais capituler devant le temps qui est là pour nous nuire et nous user. Vivre, vivre, quoiqu’il advienne, bouger, lire, faire tourner notre centrale neuronale, sortir, parler, s’instruire, aller au cinéma, éteindre la télé, jouer aux cartes, apprendre, ne jamais ralentir le rythme et la vie de nos cervelles : une machine qui tourne au ralenti finit par se gripper et s’enrayer. Vivre par toutes les cellules de nos vieilles carcasses. Et aux jeunes – s’il en est qui me lisent – je leur dis : ne méprisez pas trop les vieux. Avant d’être ce qu’ils sont devenus, comme vous ils ont traversé leur jeunesse, ils ont eu votre soif de vivre et d’aimer, votre enthousiasme et votre joie. Un jour vous ne manquerez pas de nous remplacer sur la pyramide des âges qui va se rétrécissant. Si vous nous méprisez aujourd’hui, vous mépriserez-vous alors vous-mêmes, demain ?
Et maintenant, pour en finir avec ce bavardage, je veux laisser la plume au narrateur d’une intrigue un peu bizarre, ce narrateur qui n’est pas moi-même, il ne faut avoir ni doute ni illusion sur ce point précis. L’auteur reste le maître du jeu, le narrateur est son valet obéissant et respectueux. Avant de me retirer en catimini, je tiens à dire encore ceci : amie lectrice, lecteur ami aussi, qui avez décidé de vous plonger dans ce récit tenu entre vos mains en cet instant et afin de vous encourager à ne le pas le lâcher avant qu’il ne soit lu entièrement, attisez vos neurones les plus attentifs, les plus perspicaces de votre cerveau en éveil. Sachez, dès à présent que ce roman vous paraîtra, dès les premières pages, n’avoir ni queue ni tête. En effet, il débute par la fin, la mort tragique du héros principal, alors que son terme bute sur ce qui – avec une pinte d’imagination – pourrait tenir lieu de commencement…
Comprenne qui voudra.
Mais je ne veux pas déflorer ce récit avant de l’entreprendre, je souhaite laisser à la lectrice bienveillante ou au lecteur sourcilleux, le soin et peut-être le plaisir, d’en découvrir page après page les diverses étapes… ou de l’abandonner en chemin si son attention ou son intérêt vacillent. Soyez remercié.e.s pour votre patience et votre indulgence à la lecture de ces pages… et que la joie demeure ! »
En plein Paris, il existe une rue un peu retirée, au nom étrangement poétique, une rue grise et terne, une rue qui n’est que rue, sans boutiques et sans arbres, banale jusqu’au gris de ses pavés en éventails. Cette rue, la plus ordinaire des rues parisiennes, la plus grise des rues, située dans le XIIIearrondissement, non loin de la station de Métro « Glacière », cette rue traversière quelconque, presque invisible, est sans aucun doute la rue qui porte le plus joli nom de rue de la capitale. Alors que les artères qui quadrillent les quartiers de Paris sont affublées de noms de batailles, de maréchaux, de généraux, de saints, d’anciens présidents ou d’hommes politiques et parfois de quelques artistes, écrivains ou autres célébrités des siècles passés, cette rue grisaille, inconnue des Parisiens, rue peu souriante qui semble ne mener nulle part, cette rue sans joie où on peut longer deux ou trois boutiques vides et abandonnées, vestiges de temps plus prospères, a été nommée joliment Rue du champ de l’alouette.
Parmi les immeubles qui bordent cette rue grisâtre au nom plein de poésie, il en est un qui tranche avec ses voisins par son aspect un peu plus recherché et architecturé. Immeuble assez récent en pierres de taille qui devaient être blanches lors de la construction mais qui sont devenues, avec le temps, d’un ton gris-brun sali conférant à l’ensemble un aspect terreux, vieilli prématurément.
C’est au septième et dernier étage de cet immeuble terni sis Rue du champ de l’alouette, qu’habitaient, depuis plus d’une dizaine d’années, mon ami Jacques G. de son état « marchand d’art », en semi-retraite et sa compagne japonaise Sakura au prénom savoureux signifiant au pays des mikados « Cerisier en fleur », la bien nommée car cette femme encore jeune de tournure, pouvait s’apparenter en imagination à un superbe assemblage floral dont les fleurs roses qui le composent seraient le bouquet des multiples qualités tant physiques qu’intellectuelles qui caractérisent cette belle personne venue des archipels du soleil levant.
*
Jacques G. était mon ami depuis l’âge de l’adolescence. Mais lorsque j’emploie le terme d’« ami », je ne suis pas certain d’utiliser le substantif qui convient, tant il m’a dominé ma vie durant, tant il a tenté de m’entraîner dans des entourloupes de diverses sortes, tant son amitié a pu être fluctuante, incontrôlable et labile au hasard de ses intérêts et de son humeur insensée. Il n’a pas hésité à essayer de me manipuler à plusieurs reprises à son profit, sa valeur suprême, le profit. Dans la réalité, j’étais davantage son ami qu’il n’était le mien. La disparité de nos moyens et de nos positions dans la société ressemblait à l’écart qui peut exister entre une Rolls et une 2 cv. Nos rapports, qui ne se sont jamais effacés, souffraient souvent d’un déséquilibre en ma défaveur dont il savait user sans le moindre scrupule. Mais je restai son ami car la fidélité demeure quoiqu’il arrive, l’un de mes principaux défauts et son emprise n’a cessé de m’attacher.
Nous nous sommes connus en classe de quatrième, condisciples au lycée Claude Bernard à Paris puis restés amis dans les classes suivantes jusqu’au baccalauréat au-delà duquel nos études respectives ont fait diverger nos routes. Mais par la suite, nous avons toujours tenu, Jacques et moi, à cultiver notre relation amicale dont les fluctuations se sont enchaînées selon les diverses circonstances qu’il serait oiseux de détailler ici. Il était mon ami, avec tout ce que ce terme contient d’affectivité, bien que parfois, il s’asseyait avec une désarmante désinvolture sur notre amitié en la maltraitant sans vergogne. Il n’hésitait jamais – s’il y trouvait un avantage – à écorner une sorte de contrat tacite, fictif mais bien réel, qui nous liait, lorsque ses intérêts étaient en jeu. En fait, dans la réalité de sa vie, Jacques n’avait pas d’amis : beaucoup de relations d’affaires – on sait ce qu’elles valent – sur tous les continents, mais aussi, et surtout il possédait une collection d’ennemis, d’adversaires qu’il soignait et entretenait avec soin.
Jacques m’avait choisi davantage que l’inverse. Je m’étais laissé séduire par les qualités que je lui prêtais et je lui en prêtais des kyrielles, dont la plupart étaient bien réelles : une intelligence supérieure, une fluidité de pensée et par-dessus tout une faculté étourdissante à énoncer avec clarté, concision et finesse ses réflexions, ses opinions, dont il résultait qu’il était presque impossible de ne pas filer dans le même sens que lui, tant son pouvoir de persuasion était imparable. Il avait du charme, mon ami Jacques, mais un charme trompeur, il attirait ses proies pour les mieux dévorer. Son aspect était royal, sa prestance impériale et il en jouait se faisant acteur de son propre personnage, pour gagner les perspectives qu’il s’était fixées.
Dans la Rue du Champ de l’alouette où résidait mon « ami » Jacques G., en dehors de la vie quotidienne des riverains, il ne s’y passait pas grand-chose. Un insaisissable calme – un calme plat, disent les marins – était ce que l’on ressent en empruntant cette voie parisienne sans attrait, mais dans cette rue incolore au nom si bucolique, vivaient mes amis Jacques et son épouse japonaise Sakura.
L’amitié est un sentiment polymorphe. On n’a pas le même type d’amitié avec tous ses amis. Avec l’un, je suis plutôt ceci, avec l’autre plutôt cela. Ce n’est pas une attitude caméléonienne, c’est que l’amitié peut se conjuguer sur des modes diverses, sur des registres particuliers, adaptés à Pierre, Paul… ou Jacques.
Jacques, puisqu’il s’évoque à nous, avait acquis cet appartement Rue du champ de l’alouette, une dizaine d’années auparavant et avec Sakura ils l’avaient décoré, aménagé à la japonaise. Le mobilier était sobre : une large table basse, des sièges simples, des poufs, quelques (beaux) tableaux accrochés aux murs. À force d’acheter et de vendre des toiles, il était parvenu à discerner en connaisseur la qualité des œuvres. Il savait regarder, il savait estimer et il savait coter, tant il est constant que plus on connaît, plus et mieux on aime. Une sorte de buffet-armoire – Tansu en japonais – était le seul meuble important dans le salon. Le seul ? Non, car dans un coin de cette vaste pièce, sur quatre pieds trapus, il y avait le piano, un quart-de-queue laqué noir. Cet instrument – ami intime de Sakura, musicienne passionnée qui, sans être virtuose à la Martha Argerich ou à la Lang-Lang, possédait un niveau au-delà du talent – était un peu le maître de maison.
Jacques se plaisait dans cet appartement bien aéré et lumineux. En semi-retraite, la soixantaine bien dépassée, il avait mis depuis plusieurs années un frein à ses activités commerciales, principalement la vente et l’achat d’œuvres d’art et il gérait avec efficacité les copieux bénéfices engrangés au cours des années passées.
*
C’est très précisément le 10 octobre 2020, un samedi d’une journée tiède et grise que dans la soirée, comme presque tous les jours, Jacques descendait par l’ascenseur, le sac-poubelle qu’il avait l’intention de jeter dans le bac-collecteur, situé dans un local étroit et malodorant au rez-de-chaussée de l’immeuble. Ce soir-là, il ressentit une sensation inaccoutumée d’intense fatigue pesant sur ses épaules et se prolongeant jusqu’à l’apex de son crâne, il se sentit fiévreux et ses oreilles bourdonnèrent. D’ordinaire le local-poubelle dégageait une odeur insoutenable, fétide. Aujourd’hui, rien, aucun relent désagréable ne vint agresser ses narines. Il ne sentit rien. Étonné, incrédule, il approcha son nez du container-collecteur, celui-ci avait perdu ses effluves habituels. « Voilà qui n’est pas banal » pensa-t-il. Perplexe il haussa les épaules en se débarrassant de son sac d’ordures qui avait lui aussi perdu son « parfum » et remontant d’un coup d’ascenseur à son étage, il s’interrogea machinalement sur l’étrange phénomène et dit à Sakura :
Puis, éreinté, fébrile et oubliant son néant olfactif, il alla se coucher.
Le lendemain matin, ébahi, dans la salle de bains, il constata que le savon, le dentifrice avaient perdu leurs odeurs respectives. Le parfum qu’utilisait Sakura était devenu inodore. Plus rien ne sentait plus rien. Son olfaction avait totalement disparu, il était devenu anosmique. Le petit-déjeuner, qu’habituellement il savourait avec délices, lui parut insipide, d’une rare fadeur, le menant au bord de la nausée. Il ressentit quelques picotements au fond de la gorge et constata que son nez s’enchifrenait. Un peu plus tard, ayant décidé de ne pas sortir, dans la journée, quelques quintes d’une toux sèche apparurent au fond de sa poitrine devenue tendue et douloureuse. Le soir, une lassitude d’abord pesante puis écrasante, quelques heures après, l’oppressa, comme s’il s’était coltiné tout le jour des sacs de ciment ou de patates. Seule la position allongée parvint un peu à le soulager.
La nuit fut fiévreuse et agitée.
— La grippe, se dit-il. J’ai chopé la grippe. Je me sens éreinté, fourbu comme jamais.
Le matin suivant il refusa d’absorber la moindre nourriture. D’ailleurs dit-il, après y avoir goûté :
— Le croissant, le café n’ont aucune saveur. C’est vraiment bizarre !
Ne se sentant plus aucune force ni énergie, il décida d’aller se recoucher.
Frappé d’agueusie (ayant perdu le goût) et d’anosmie (l’odorat), Jacques était encore plus mal le troisième jour, fourbu, fébrile, toussant sec, il se mit à penser que peut-être le fameux virus qui régnait en maître sur la planète Terre, pourrait être le responsable de ses tourments. Entre temps, le coronavirus était devenu la Covid-19. Il avait changé de sexe et pris un chiffre comme les rois de France, qui eux, les Louis, se sont arrêtés à dix-huit. Ce changement de nom et de sexe n’avait entamé en rien sa virulence et il redoublait de ravages en cet automne, il se paya une nouvelle vague, la deuxième disait-on, profitant de ce que la population avait relâché les prescriptions et conseils sanitaires édictés par les politiques et par la Faculté, il s’abattit une nouvelle fois sur les gens, proies toutes trouvées pour satisfaire sa voracité implacable et mortifère.
Jacques eu peur, tout en se forçant inconsciemment de n’y pas croire, d’être la victime du virus. Il retourna dans sa tête la série de symptômes que les commentateurs télévisuels serinaient en boucle sur les écrans, il rechercha ceux qui échapperaient à la liste fatale et qu’il ne présenterait pas, mais ne les trouva pas car son état s’apparenta de plus en plus à la pathologie de la Covid-19.
Je l’imaginai, pestant contre son sort et contre le virus :
Erreur fatale, Jacques se fourvoya. C’est le virus cette odieuse petite boulette hérissée d’épines, à peine un être vivant, qui allait l’emporter, allait le dominer, détruire la bonne santé de cet homme solide, un roc, et s’emparer de sa vie, l’enfoncer dans le néant.
Au cours de la soirée suivante, la fièvre ne le quitta pas, il se sentit éreinté, migraineux, écrasé de courbatures, la toux persista oppressante, étouffante. Impossible de sommeiller, de reposer, il était arrivé à un tel point de fatigue que le lendemain matin, Sakura se décida enfin à appeler le docteur C, secourable médecin généraliste dont le cabinet médical était situé rue de la santé (je n’invente rien !)dans le quartier proche, lequel se présenta en fin de matinée et conseilla, ou plus précisément prescrivit l’hospitalisation immédiate dans le Service des maladies infectieuses de l’Hôpital de la Salpêtrière.
Testé dès son arrivée aux urgences, le diagnostic fut avéré sur le champ. Ce qui était redouté fut confirmé, incontestable, la covid-19 avait frappé, Jacques était contaminé. Un traitement approprié fut mis en œuvre, antibiotiques, corticoïdes, fébrifuges, sédatifs, etc. Le lendemain, après une nuit agitée et sans sommeil, il eut quelques heures de paix et de lucidité. Il suggéra au médecin du service qu’on tente de lui administrer la molécule qui faisait beaucoup parler les spécialistes infectiologues et discuter davantage les quidams ignorants qui débattaient indéfiniment de la fameuse molécule, l’hydroxychloroquine.
— Pourquoi, questionna-t-il, ce médicament n’aurait-il pas la même efficacité à Paris qu’à Marseille ?
Le médecin traitant s’y opposa avec un léger mouvement d’épaule, sans ajouter de commentaire.
Deux jours plus tard, malgré un traitement intensif l’état du malade s’aggrava encore, les difficultés respiratoires devinrent de plus en plus oppressantes, la fièvre au plus haut, le rythme cardiaque emballé, un état général semi-comateux, le service dut procéder à son transfert en « Réanimation », la Réa comme ils disent, qui souvent, malheureusement, est l’antichambre du cimetière. Perfusions, intubation, ventilation assistée, monitoring, tous les moyens disponibles furent mis en œuvre pour sauver mon ami. Tout le personnel de la « Réa » se défonça la santé pour tenter de guérir celle du malade. Tout aura été essayé, mais le minuscule petit virus vicieux aura été le plus fort, sera venu à bout du grand Jacques, colosse d’argile. La souris dévora la montagne, inexorablement.
Au bout de trois jours de « Réa », il fallut se rendre à l’évidence, le coronavirus fut déclaré vainqueur de ce tragique duel. Jacques, mon ami depuis près de cinquante années, trépassa, inconscient depuis deux jours, à l’âge de soixante-deux ans.
À la réflexion, il me parut extravagant d’imaginer qu’un microscopique unicellulaire ait pu mettre K.O pour l’éternité un être vivant plein de force, constitué de milliards de cellules dont la moindre dépasse de très loin la propre taille de ce virus ridiculement petit, mais doué d’une puissance de destruction infiniment disproportionnée et terrifiante. Je vis là une aberration de la nature, une anomalie difficile à intégrer, une injustice incompréhensible et scandaleuse.
Sakura fut anéantie et tous ses amis dans le plus noir des chagrins. L’évènement avait été si soudain, si brutal, une dizaine de jours avaient suffi pour réduire à rien un homme de soixante-deux ans robuste et vigoureux.
Mort le 20 octobre 2020, un mardi humide et gris, vers quatre heures du matin, il avait pris un masque figé plein de paix et de sérénité. Jacques ne laissait après lui que de rares et pâles regrets. Ses vrais amis se comptaient sur les doigts d’une seule main. Ceux qu’il qualifiait d’amis n’étaient tout au plus que des relations, des connaissances anciennes nouées dans le cadre restreint de ses affaires. Avec Sakura (son cerisier en fleurs) et moi, pas plus d’une dizaine de personnes – il est vrai que la pandémie sévissait encore – assistèrent à ses obsèques. Il fut inhumé au cimetière Montparnasse dans lequel il possédait une tombe, concession perpétuelle, héritée de quelque lointain aïeul.
*
Mais, vous êtes en droit de me faire remarquer avec pertinence :
— Vous avez fait disparaître le personnage qui était peut-être le héros de votre roman, dès les premières pages. C’est plutôt insolite, non ?
Je vous répondrais :
— Ne vous impatientez pas, rassurez-vous, l’auteur possède plusieurs tours dans son sac. Il est le maître du temps, de l’espace, il est le patron des divers personnages qu’il met en scène et manie à sa guise comme des marionnettes obéissantes.
Il a même le pouvoir de ressusciter un mort s’il pense que cette action est nécessaire à son récit…
Oui, l’auteur est bien ce dieu créateur d’êtres humains, fussent-ils de papier et d’encre, il leur donne la vie, il peut en être le meurtrier à l’occasion si ça lui chante. Aucune sorte d’entrave ne saurait limiter son entière liberté ni sa fantaisie écrivassière. Auteur, narrateur, personnages, on a là une équation à plusieurs inconnues qu’il va falloir résoudre. L’auteur est ce dieu au pouvoir sans limites, à la liberté totale dans le domaine qu’il a décidé de créer. Quant au narrateur, s’il se différencie de l’auteur – il peut même être son exact contraire –, il doit rester au service de celui-ci, il est là pour conduire le fil du récit avec fidélité et précision, il est en outre un personnage à part entière, vivant parmi les diverses créatures, que l’auteur a sorti du néant. Alors, auteur ou narrateur, qui suis-je ? Je l’ignore, peut-être l’un, peut-être l’autre. Sans doute, les deux. Suis-je un personnage narrateur détenteur de quelques pans de la personnalité de l’auteur qui seraient ainsi dévoilés ? Voilà un imbroglio malaisé à démêler.
*
La vie, à présent évaporée, de mon « ami » Jacques G. avait été étrange et chaotique comme l’était la rugosité de son caractère. Un zigzag de vie, au parcours fluctuant, mouvementé, avec des alternances de demi-réussites et de semi-échecs. Il avait beaucoup entrepris, dans des directions variées et s’était ramassé quelques pelles cuisantes. Mais aussi, il avait réalisé de nombreuses et juteuses affaires aux quatre coins de la planète. On peut dire que son bilan, à ce jour, penchait globalement du côté du bien, du bon et surtout… du gain.
Aussi distants que soient mes souvenirs qui remontent dans le temps, Jacques s’y rattache de près ou de loin. Nous nous étions connus au Lycée, en classe de quatrième et sommes demeurés liés par une constante et désormais ancienne habitude, en dépit du fait que nos vies et nos personnalités aient divergé sur beaucoup de sujets et de manières de vivre. Il entretenait à mon égard une sorte d’impératif d’exclusivité, considérant en soi-même – peut-être inconsciemment – que je lui appartenais en propre ou, pour le moins, que je devais me faire un devoir d’appartenir à sa sphère d’influence, débouchant sur une place de choix à laquelle il m’avait promu, me contraignant ipso facto à une fidélité sans faille. Puisqu’il m’avait choisi, j’étais en retour tenu de souscrire à ce choix sans y apporter le moindre frein.
Il jugeait que je devais me considérer comme étant son bien, en quelque sorte, tenu à une docilité consentie, de laquelle toutefois je n’hésitais pas à m’affranchir à l’occasion. Mais je m’étais positionné dans une sorte de passivité confortable faite à la fois d’une admiration sincère et aussi parfois de méfiance épisodique. Je me laissais entraîner au gré de ses fantaisies, de ses lubies, vers où il avait choisi d’aller, lieux ou options diverses, sans chercher à le contrer ni le contredire. Cette relation « amicale », que j’ai entretenue avec scrupule et une vraie sincérité, ne s’est jamais relâchée, bien qu’il s’érigea dans une position dominante à mon égard. Il me suffisait de me laisser emporter dans son sillage éclatant et aléatoire vers des aventures imprévues. Mais je me réservais de conserver, sur le fond des choses, ma pleine liberté d’acquiescer ou non à son autorité. Le consentement, d’accord, la soumission jamais.
Cette étrange amitié de style « Je t’aime, moi non plus », parfois lisse comme un galet, parfois cabossée comme une vieille carrosserie à la casse, je l’ai gardée et cultivée durant plus d’une cinquantaine d’années et qui, pour Jacques allait de soi, sans même y accorder une quelconque pensée, vient de sombrer dans le néant du sommeil éternel, provoqué par un virus importé du pays des mandarins et des dazibaos, me laissant quelque temps désemparé avec en moi le sentiment d’une sorte de veuvage, déchirure finale d’une amitié tourmentée. Pourtant, au risque de me répéter, j’étais en désaccord avec lui sur de nombreux chapitres. Son amour exclusif et inconsidéré de l’argent, du gain, du profit à tout prix m’exaspérait souvent. Je le lui disais, je le reprenais sur un mode ironique ne provoquant en réponse de sa part, que haussements d’épaules et sourires en biais. Sûr de lui en toutes circonstances, il menait ses affaires comme on mène un navire, en capitaine, pacha autopromu, au pas de charge, en glorieux conquérant que rien ni personne n’a jamais impressionné.
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Après les obsèques de Jacques, je raccompagnai Sakura chez elle, Rue du champ de l’alouette, nos masques – Covid oblige – nous faisaient ressembler à des malfrats pillant la banque du coin ou à des comploteurs en mal de quelque méfait sournois.
Je restai jusqu’en fin de journée avec la belle personne qu’était cette Japonaise, cerisier en fleurs, mais dont les fleurs, ce jour-là, avaient un aspect un peu fané par les larmes tombées de ses beaux yeux gris foncé. Elle avait beaucoup pleuré, mais malgré ses sanglots qui avaient ravagé son visage, elle gardait une dignité, une noblesse toute nipponne, dans son désarroi. Elle me faisait part de sa gratitude pour le temps que je lui accordai au cours duquel je m’efforçai d’évoquer de multiples et gais souvenirs dans le but d’étouffer un peu la peine. Ma présence auprès d’elle la rassura, brisa sa solitude nouvelle. Puisque j’étais – me dit-elle – le meilleur ami de Jacques, elle sollicita mon aide pour tous les problèmes et démarches administratives, successorales et notariales qui allaient se poser à elle dans les prochains jours. De plus, elle souhaita me charger de trier, ranger, éliminer ses papiers innombrables laissés en vrac dans son bureau : piles de dossiers, cartons remplis à ras bord de chemises gonflées par les feuilles A4 empilées, carnets de comptes, talons de chéquiers, correspondances diverses, etc.
Sakura est une belle personne – je ne le redirai jamais assez – que j’admire, Japonaise sans âge, fine et vive, au regard lointain. Quoique les traits de son visage soient académiquement ordinaires dans leur régularité géométrique et symétrique, la beauté de ce visage trop parfait est faite des rares facultés expressives qu’il possède. Ses tournures, ses impressions devinées lui confèrent une réelle et émouvante beauté qui réside pour une grande part dans l’éloquence de son regard expressif. Un regard qui en dit long, sans prononcer une seule parole, un silence disert, lourd d’émotion et de beauté. De ce regard, je ne me lasse pas d’en admirer le son et la lumière.
De bonne grâce, j’acceptai l’aide qu’elle me demanda et – couvre-feu oblige – je rentrai chez moi avant 18 heures. Le lendemain matin, Sakura me téléphona, me priant de passer la voir Rue du champ de l’alouette pour les affaires de Jacques. J’accédai illico à son appel, curieux de connaître le motif de cette impérieuse convocation, elle ne m’en avait pas précisé la raison, me laissant dans l’interrogation, l’incertitude et la perplexité. Je me rendis à l’adresse de cette rue si grise au si joli nom, j’y trouvai une Sakura désorientée, submergée par une marée montante de liasses de papiers épars dans tous les coins de l’appartement, même sur le clavier du piano… Elle avait pensé pouvoir dompter cette montagne de papeteries, mais vite dépassée, au bord de la submersion, elle m’avait lancé son SOS, et me dit, avec un ravissant sourire, qu’elle se trouvait au fond d’un gouffre sans fond et victime d’un tsunami imminent.
J’ai beaucoup d’affinités avec cette Japonaise gracieuse et fine, cette « Madame Chrysanthème » subtilement européanisée, mais imprégnée de la tête aux pieds du charme de sa japonéité naturelle, issue en droite ligne d’un des chefs-d’œuvre cinématographiques d’Akira Kurosawa. Ses lèvres artistiquement dessinées se distinguent par l’ébauche quasi permanente d’un demi-sourire à peine exprimé mais qui illumine l’ovale parfait de son visage aux traits réguliers. Elle est d’une taille plutôt grande pour une Japonaise, sylphide asiatique dont la silhouette sinueuse ondule imperceptiblement et que les années n’ont pas réussi à ébrécher. D’apparence sans âge, Sakura, cerisier en fleur, doit avoir aujourd’hui une cinquantaine d’années, soit une dizaine d’années de moins que Jacques, qui, lui, en paraissait davantage. Mais on sait bien que l’âge n’est pas seulement un marqueur d’état-civil, il est ce qu’on veut bien qu’il soit, si le temps et les circonstances acceptent de s’accommoder au désir ou au hasard génétique de chacun.
Puisque nous sommes au cœur de ce sujet (Sakura), je souhaite m’appesantir – si j’ose dire – sur la nature de cette Japonaise. Jacques l’a connue au cours d’un voyage d’affaires à Tokyo vers les années 1990. Elle est native de la ville de Kagoshima dans l’île de Kyushu, au sud de l’archipel nippon. Toute petite fille elle avait été stupéfiée, au cours d’une des activités culturelles de son école, par la prestation d’un pianiste interprétant avec brio une polonaise de Chopin. Sur le champ elle avait décidé avec une certitude inébranlable et définitive que là serait le sens de sa vie future. Décision arrêtée dans son esprit, sans entraves ni contradictions possibles de qui que ce soit. À dater de ce jour, le piano fut le but principal de ses pensées et de ses conduites. Ses parents ne s’y opposèrent pas et sa résolution affirmée devait déboucher sur un parcours musical très riche : leçons de piano, solfège, travail acharné, progrès fulgurants. À dix-sept ans, elle se présenta au concours d’entrée d’une école de musique et s’achemina peu à peu pour devenir une pianiste d’un excellent niveau, ce qui n’est pas exceptionnel chez les Japonais et les Asiatiques qui sont naturellement ouverts à la « musique classique ».
Qui m’expliquera ce curieux et troublant phénomène qui veut que les Asiatiques et particulièrement ceux natifs d’Extrême-Orient soient très nombreux à aimer et pratiquer avec succès la musique issue d’occidents ? On ne compte plus les interprètes d’un immense talent : chinois, japonais ou coréens, les Yoyoma, les Lang-Lang, les Kate Liu, Miu-Moon-Shung, et bien d’autres encore, alors que les amateurs et praticiens de cette sorte de musique sont rares parmi les Africains qui ont peu d’attirance vers la musique européenne, aucun, à ma connaissance, n’a accroché avec Bach, Chopin, Beethoven ou Debussy. Pourtant les Afro-Américains ont produit les pianistes parmi les plus géniaux du XXe siècle. Comprenne qui pourra. La question peut-elle être posée ? Si question il y a ?
Pour clore cette digression et revenir à Sakura, j’ajouterai que cette Japonaise est belle, belle de cette beauté indéfinissable, abstraite, troublante et rayonnante qui émane, telle une aura imperceptible que possèdent certaines femmes, asiatiques ou non. Elle a une silhouette de statue antique, avec en plus une finesse et une sensibilité animées. Une peau de porcelaine Ming, dont on remarque que chaque centimètre carré paraît animé d’une vie sous-jacente autonome et invisible. J’ai une vraie affection pour cette épouse de mon ami Jacques, veuve à présent, et j’ai, en retour, le sentiment de ne pas être détesté par elle. Je la plaignais parfois de devoir supporter le caractère monolithique de son compagnon dont l’égotisme quasi exclusif devait, certains jours, lui paraître un peu lourd. Mais elle savait d’expérience que celui-ci occultait une sensibilité volontairement étouffée et je n’ignorais pas qu’elle était capable – avec son amour et l’immensité de sa générosité – de dompter, canaliser, freiner ou arrondir les pans les plus acérés, les plus dominants de la personnalité de Jacques.
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Le jour dit, après avoir franchi le seuil de l’appartement de la Rue du champ de l’alouette, je me tins, ébahi, debout devant Sakura. Mes yeux ne parvinrent pas à croire ce qu’ils apercevaient. Elle avait un air d’égarement qu’on devinait avant qu’elle ne prononça une seule parole. Je la sentis troublée, attristée bien que son visage resta parfaitement impassible comme s’il était recouvert d’un masque d’albâtre, ne laissant deviner aucun signe de sentiment lisible.