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Extrait : "Ce jour-là, le 15 juillet 1870, à la récréation de quatre heures, je me promenais avec Dorval dans la cour des grands à Saint-Louis. J'allais avoir dix-sept ans. Nous venions d'assister à la classe d'histoire, et mon compagnon d'études, qui connaissait à fond l'épopée napoléonienne, me donnait, sur la bataille de Waterloo, des détails que j'ignorais."
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• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.
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Seitenzahl: 289
Veröffentlichungsjahr: 2016
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À Mon fils Fernand.
H.M.
EN
1870
Ce jour-là, le 15 juillet 1870, à la récréation de quatre heures, je me promenais avec Dorval dans la cour des grands à Saint-Louis.
J’allais avoir dix-sept ans.
Nous venions d’assister à la classe d’histoire, et mon compagnon d’études, qui connaissait à fond l’épopée napoléonienne, me donnait, sur la bataille de Waterloo, des détails que j’ignorais.
Ce Dorval était un brave garçon de mon âge, au front intelligent, au regard énergique, que son père, officier de cavalerie, destinait à la carrière des armes.
Notre camarade répondait d’ailleurs le mieux du monde aux intentions paternelles ; il manifestait une passion très vive pour le métier militaire ; à tout propos, il nous disait combien il aspirait à l’heure où il entrerait à Saint-Cyr, et avec quelle joie il conduirait un régiment au feu.
Il n’ignorait rien de la vie des conquérants célèbres ; souvent même, il nous racontait des anecdotes et des faits que nous ne trouvions pas dans nos livres, et au récit desquels son cœur battait d’émotion.
Cette après-midi-là, en m’entretenant de la suprême lutte de Napoléon Ier, sa prunelle s’éclairait d’une larme ; et, aux noms de Blücher et de Wellington, sa voix trahissait une fureur sourde.
Pendant que je l’écoutais, très intéressé, tout à coup, un mouvement inaccoutumé se produisit à l’autre bout de la cour.
Un surveillant, un journal à la main, causait au milieu d’un groupe qui grossissait à vue d’œil et d’où partaient des appels adressés aux amis. Précipitamment, chacun abandonnait les jeux ou les conversations pour courir là-bas.
Et des visages s’assombrissaient, alors que d’autres rayonnaient d’enthousiasme.
« Regarde donc », dis-je à Dorval.
On nous faisait signe de venir.
« Qu’est-ce que cela peut être ? s’exclama Dorval. Allons voir ! »
Nous eûmes vite rejoint les curieux ; et, tout de suite, je demandai :
« Qu’y a-t-il ?
– La guerre vient d’être votée par la Chambre, me répondit brusquement Loubin.
– La guerre ! fis-je ; avec qui ?
– Avec la Prusse… »
Le surveillant donnait des explications : le trône d’Espagne se trouvait vacant ; la Prusse voulait y faire monter un prince allemand, la France s’y opposait.
Nous avions bien entendu parler de cette question dans nos familles depuis plusieurs jours ; mais personne ne pensait que le conflit s’envenimerait à ce point-là. Aussi, cette déclaration de guerre causa-t-elle chez nous autres, jeunes collégiens, une étrange surprise.
Pour ma part, je me souviendrai toujours de l’effet magique que la nouvelle produisit sur mon esprit.
J’étais à la veille de quitter le collège, c’était une étape ; je sentais déjà que j’avais grandi. Mais, à ce mot de guerre, il me sembla que, subitement, d’enfant je devenais homme. Je n’avais vécu que dans les livres, j’allais vivre la vie réelle, la vie tourmentée, et, comme début dans l’existence active, assister à un évènement décisif pour mon pays.
Et l’issue de cet évènement ne nous paraissait pas douteuse. Le maître d’étude assurait que nous serions vainqueurs sur toute la ligne. Il rappelait nos luttes mémorables contre les Allemands, depuis Louis XIV jusqu’à Napoléon. Certes, il y avait bien eu, çà et là, quelques défaites ; mais il les expliquait, soit par des trahisons, soit par une fatalité quelconque ; et à nos yeux elles passaient inaperçues sous l’éclat des victoires.
Il calcula, avec une patriotique exagération, qu’il ne fallait pas plus de six semaines à la France pour vaincre la Prusse ; il indiqua la marche probable des armées ; en quelques minutes, il nous fit traverser toute la Confédération germanique, prit vingt villes, livra cent batailles, entra dans Berlin et mit les Allemands sous le talon de nos généraux.
Nous l’écoutions béats, émerveillés, les yeux brillants d’une convoitise de conquête, sautant de joie, à l’idée de voir la France agrandie déborder au-delà du Rhin.
La conversation roula ensuite sur les guerres de la Révolution et sur les volontaires de 1792. Le maître d’étude nous rappela que, parmi ces braves, il y eut des enfants ; et il cita ces petits tambours de douze à quatorze ans qui s’immortalisèrent par des actes héroïques :
André Étienne qui traversa, le premier, le canal d’Arcole à la nage sous un feu meurtrier ; Sthrau qui, tournant les Autrichiens, arriva sur eux, tout seul, battant la charge ; ces derniers supposèrent que Sthrau était suivi de son bataillon ; ils se crurent pris de flanc et se débandèrent ; Crouzinié qui passa par une brèche trop petite pour un homme et vint ouvrir à Lannes la porte de Mantoue ; Méril à qui des uhlans coupèrent une main pour le faire taire ; il battit de l’autre, criant : « Je taperai jusqu’à la mort ! » Ils furent obligés de le tuer.
Au milieu de ces récits qui exaltaient notre enthousiasme, qui nous jetaient dans un délire de patriotisme, une voix s’éleva du groupe et cria :
« Eh bien, moi, je m’engage ! »
Il y eut un mouvement de surprise et d’émotion ; tous les yeux se tournèrent vers celui qui venait d’articuler très nettement ces mots.
C’était Dorval !
Nous le considérâmes, saisis d’un respect admiratif, sachant qu’il tiendrait parole.
« Oui, je m’engage ! répéta-t-il, je m’engage ! »
Un hourra de bravos accueillit sa déclaration.
Alors il entonna la Marseillaise et fit le tour de la cour.
Nous le suivîmes en chantant avec lui l’hymne guerrier. Il marchait, le bras tendu, le masque énergique et farouche ; et il lançait à pleins poumons l’appel aux armes.
Et voilà qu’au second tour, une autre voix cria :
« Moi aussi, je m’engage ! »
Et un nommé Verriez sortit du groupe et s’avança vers Dorval.
Tout le monde s’arrêta.
Dorval considéra Verriez des pieds à la tête, comme pour se rendre compte s’il était bon pour le service, puis il lui demanda d’une voix rude :
« C’est sérieux ce que tu dis ?
– Très sérieux, répondit l’autre avec fermeté.
– Ce n’est pas de la fanfaronnade ? insista-t-il.
– Tu plaisantes ! »
Tous les deux se fixèrent un instant dans le blanc des yeux, sans que le regard de chacun eût la moindre défaillance.
« Alors, viens ! » dit Dorval, en prenant le bras de Verriez.
Ils se mirent en marche pendant que nous les applaudissions ; et nous les suivîmes en chantant le second couplet de la Marseillaise.
Nous allions commencer le troisième tour et le troisième couplet, lorsque, de nouveau, une voix héla :
« Eh, je vais avec vous ! je m’engage aussi, moi ! »
On s’arrêta et Dorval dit :
« Ah ! c’est toi, Loubin ! Tu sais que ce n’est pas pour rire ! ceux qui promettent ici de s’engager doivent s’engager.
– C’est ainsi que je l’entends !
– Bien sûr ?
– Bien sûr !
– En ce cas, avance ! »
Dorval, Verriez et Loubin s’accrochèrent tous les trois par le bras ; la promenade recommença, et la Marseillaise fut reprise au troisième couplet.
Depuis quelques instants, la tentation de me joindre à eux me donnait une fièvre d’impatience ; l’imprévu de l’aventure m’attirait et un grand souffle patriotique me gonflait la poitrine.
Je projetai donc de m’engager ; mais en même temps quelque chose me retenait : je songeais que mon père s’opposerait sans doute à mes intentions et que, sûrement, ma mère les combattrait de toute la force de son amour maternel.
Pourtant, gagné par l’exemple de mes camarades, fier d’être acclamé comme eux, je me surpris, dans une minute d’emballement, criant à Dorval
« Je suis des vôtres… »
J’eus, à mon tour, ma petite manifestation.
Alors, pour en finir d’un coup, Dorval monta sur un banc et s’écria :
« Y en a-t-il d’autres qui veulent s’engager ? Qu’ils le disent ! Mais je les avertis que ce ne sera pas une promesse vaine ! »
Quelques-uns semblèrent se tâter ; puis, obéissant probablement à la crainte des parents, gardèrent le silence.
« Il n’y en a plus ? » insista Dorval.
Personne ne répondit.
Alors Dorval nous fit monter tous les trois à côté de lui, sur le banc, pour que nous fussions bien en vue, et il prononça les paroles suivantes, de façon à être entendu de tous les assistants :
« Camarades qui nous écoutez, nous quatre ici présents, Verriez, Loubin, Gridennes et moi Dorval, nous jurons solennellement, devant vous tous, de nous engager d’ici huit jours pour servir pendant la durée de la guerre dans l’armée française, et de nous y conduire en courageux soldats et en dévoués patriotes. »
Tous les quatre, nous criâmes, la main tendue :
« Nous le jurons ! »
Dorval, avec l’emphase et la gravité d’un tribun parlant à la foule, reprit :
« Nous jurons de nous engager, malgré les observations, les larmes ou la défense de nos familles. »
Nous répétâmes :
« Nous le jurons ! »
« Camarades, reprit Dorval, vous venez de recevoir notre serment : retenez bien nos noms ; et si jamais l’un de nous manque au devoir ou à l’honneur, souvenez-vous de lui ; et lorsque vous le retrouverez dans l’existence, appelez-le renégat, crachez-lui à la face ; et méprisez-le, comme on méprise un lâche et un traître. »
Plusieurs salves d’applaudissements suivirent ces paroles énergiques, et nous descendîmes très impressionnés.
On nous fit une longue ovation ; quelques minutes plus tard, je me dirigeais vers la rue d’Assas, où demeurait ma famille, en face de l’ancienne pépinière du Luxembourg.
Chemin faisant, après l’élan de la première minute, je me sentis troublé, à cause de mes parents.
« Comment vais-je leur annoncer ma résolution ? pensais-je. Que vont-ils dire ? J’aurais dû leur parler de mon projet, leur demander conseil. »
Je pressentais une scène, un refus catégorique ; je me voyais pris entre mon serment et leur défense formelle de le tenir.
Et je me disais que si je passais outre, moi qui m’étais toujours tant appliqué à ne jamais leur causer le moindre chagrin, j’allais leur faire une peine immense et, qui sait, amener peut-être le désespoir de toute leur vie.
Quand j’arrivai à la maison, je trouvai mon père et ma mère causant, dans le salon, des incidents de la journée.
Ma mère, que j’embrassai, me pressa contre elle plus fort que de coutume ; et, très inquiète, elle me dit, en soupirant :
« Tu connais la nouvelle ? Ah ! mon Dieu ! pourvu que ton père ne soit pas appelé sous les drapeaux ! »
Et ce cri de ma mère m’atteignit au cœur ; elle craignait peu pour moi, sachant que je n’avais pas l’âge d’être soldat ; et pourtant je m’en irais dans quelques jours, je lui donnerais ce coup auquel elle ne s’attendait pas ; mon père partirait peut-être aussi ; et elle resterait seule !…
On se mit à table ; et aussitôt, ma mère réclama ma sœur Henriette, alors âgée de huit mois. On eût dit qu’elle voulait nous avoir tous les trois, auprès d’elle, comme si, troublée par de sombres prévisions, elle eût craint qu’un danger ne nous menaçât.
Annette, la bonne, lui apporta l’enfant dont les drôleries naïves, les bégaiements informes nous amusaient tant d’habitude ; mais cette fois on prêtait peu d’attention aux gentillesses d’Henriette. En revanche, ma mère, cédant à une tendresse anxieuse, la caressait constamment, puis nous enveloppait tour à tour, mon père et moi, d’un regard dans lequel son souci et son amour se confondaient.
Annette allait de la salle à manger à la cuisine où se tenait Aschuler ; nous remarquâmes qu’elle pleurait.
Jean Aschuler, où le « Père Jean », comme nous l’appelions, était un brave Alsacien d’une soixantaine d’années, au service de la famille depuis plus de trente ans. Je l’avais toujours connu simple et bon, très chauvin, affligé d’un fort accent strasbourgeois qui parfois nous faisait rire.
Il avait un fils de trente ans, nommé Charles, qui avait servi dans les cuirassiers ; depuis sa libération, il travaillait à la fonderie de mon père. Charles devait épouser Annette le mois suivant ; et la pauvre fille se désolait en songeant à cette maudite guerre qui obligerait son fiancé à risquer sa vie dans les batailles.
Nous l’entendions manifester doucement ses alarmes à son futur beau-père qui, dans son langage rude, tentait, mais en vain, de lui donner du courage.
Je voulais savoir ce que mon père pensait des évènements ; et je l’amenai à parler de la situation, persuadé qu’il entrevoyait, comme moi, l’immense succès de nos armes.
Hélas ! il s’en fallait !
Mon père se montra, au contraire, très soucieux, doutant de la victoire, affirmant que nous n’étions pas prêts, avouant même la crainte d’une catastrophe.
Et ses réflexions ébranlaient douloureusement mes espérances, me jetaient dans une sorte d’épouvante.
« La Prusse, me dit-il, nous a tendu un piège auquel nous nous sommes laissé prendre. Depuis des années, très discrètement, elle se préparait à la lutte ; alors que nous nous endormions, nous, amollis par un certain bien-être, et trop confiants dans notre seul courage. Aujourd’hui, beaucoup mieux armée que la France, elle va mettre immédiatement en ligne douze cent mille soldats bien exercés. Que pouvons-nous lui opposer ? Trois cent mille hommes à peine ! Aussi, j’estime qu’au lieu de chanter comme on le fait, et de voir déjà les Français à Berlin, il serait plus sage d’observer un grand sang-froid et d’envisager que les Prussiens pourraient venir à Paris.
– Que dites-vous là, mon père ! » m’écriai-je dans un mouvement de révolte intérieure.
Mon père continua :
« Nous avons en France un patriotisme profond, mais souvent imprudent et aveugle. Gâtés par un long passé de gloire, nous nous considérons comme invincibles. Une telle opinion de soi-même est dangereuse, parce qu’elle endort un peuple dans une fausse sécurité. Au contraire, celui qui, tout en ayant conscience de sa force, ne se croit jamais assez protégé par elle, celui-là ne cesse de veiller et d’accroître ses moyens de défense ; celui-là ne sera pas vaincu.
– Alors, d’après vous, nous allons à la défaite ? dis-je, bouleversé.
– J’en ai peur, répliqua mon père, à moins qu’on ne se mette à la hâte à fabriquer des armes, à fondre des canons, et qu’on ne fasse partir tous les hommes valides. Ah dame ! le devoir est rude ; il faut que chacun paye de sa personne… et au besoin de sa vie. »
Je comprenais combien le langage de mon père était sensé ; mais ses paroles m’accablaient, me poignardaient le cœur. Tombant, d’un coup, de l’enthousiasme qui tout à l’heure me grisait, à de noirs pressentiments, je voyais la France envahie, Paris aux mains de l’ennemi ; et je songeais avec effroi aux horreurs de la guerre entrevues dans les livres ; des souvenirs historiques me hantaient, je me rappelais ces villes assiégées où les femmes et les enfants mouraient de faim, tombaient sous les obus. Et la peur du terrible inconnu que nous avions devant nous me prit, non pour moi-même, mais pour ceux que j’aimais.
Sans doute ma mère se livrait aux mêmes réflexions, car, aux derniers mots de mon père, ses yeux s’emplirent de larmes.
Je m’approchai d’elle pour la consoler par des tendresses, tandis que mon père, regrettant son élan de franchise, chercha à atténuer le sens de ses paroles.
« C’est une manière de parler, lui dit-il très affectueusement ; j’exagère, tu le penses bien. Ils ne sont pas encore là ; et, au fond, je te l’assure, je ne crois pas qu’ils y viennent jamais. »
Mais le coup était porté ; et je pensai que mon père l’avait peut-être fait un peu exprès pour préparer ma mère aux luttes à venir, aux douleurs prochaines.
Ma pauvre mère était forte, malgré son extrême sensibilité ; elle eut vite raison d’un moment de faiblesse. Elle se raidit contre sa peine et poussa un long soupir.
Pendant ce temps, à la cuisine, le père Jean grondait toujours après Annette qu’il ne parvenait pas à raisonner ; alors, élevant la voix dans un mouvement d’impatience, il prononça avec son accent habituel et cet emportement plein de sincérité qui mettait une rudesse honnête dans son visage :
« Faut pas pleurer comme ça, petite sotte !… c’est bête à la fin ! Est-ce que je pleure, moi !… c’est mon fils pourtant ! Tout le monde ne reste pas sur le champ de bataille, en somme !… Nous le reverrons, je vous le prédis ! j’en suis certain. »
Puis changeant de ton, avec quelque chose de souriant, de câlin et d’étrangement ému dans la voix, il poursuivit :
Et s’il gagnait la croix ! Ah ! il en est capable ! je le connais. Hein ! c’est là que vous serez fière de vous promener avec lui, quand il aura le petit ruban rouge à sa boutonnière !
« Le bedit ruban rouche », prononçait le brave alsacien.
Ce fut pour ma bonne mère comme un exemple qui lui redonna du courage.
Vers la fin du dîner, mon père questionna Aschuler au sujet de l’Alsace et notamment de Strasbourg.
Chaque fois qu’on l’entretenait de sa ville natale, le père Jean s’échauffait ; en ces circonstances pénibles, il ne tarit point. Il nous dépeignit la cité, les faubourgs, les champs, nous parla des fêtes ; puis, dans son enthousiasme, il s’écria :
« Jamais les Prussiens n’arriveront jusqu’à Strasbourg ; si pourtant ils mettaient le siège devant cette ville, Strasbourg il les repoussera, il les tuera jusqu’au dernier. Jamais ils ne prendront Strasbourg ! chamais, vous m’entendez. »
Et, en articulant ces paroles, ses yeux flamboyaient, les nerfs de son cou se tendaient, il serrait les poings avec une énergie étonnante, comme dans une grande colère.
Il se calma, pourtant ; son regard s’adoucit, devint vague, erra un instant au loin, bien loin ; et, pris subitement d’une nostalgie qui mouillait ses cils roux, Aschuler poursuivit lentement :
« Oui, c’est beau, Strasbourg ! c’est bien beau ! Voilà trente-cinq ans que j’y “suis pas été !…” Ha ! je voudrais bien, avant de mourir, revoir mon pays, avec la petite maison où mes parents sont morts et où je suis né ; et puis la cathédrale, et puis les champs et tout… Si monsieur voulait, l’année prochaine j’irais passer deux ou trois jours dans mon pays ; je serais bien content, monsieur Gridennes, bien content. »
Nous étions très touchés par les sentiments qu’exprimait en mauvais français le bon Aschuler ; et mes parents promirent de lui donner, l’année suivante, la permission qu’il demandait.
Nous nous préparions à sortir de table, lorsque Faget, le contremaître de la fonderie de mon père, se présenta pour demander des renseignements au sujet des affaires de la maison.
Il était accompagné de son fils, un apprenti ciseleur, garçon de mon âge, très intelligent et plein d’entrain. Nous avions joué jadis ensemble ; il me marquait beaucoup de sympathie et un certain respect, m’appelant « Monsieur Fernand », alors que je lui disais : Jules, tout court.
Pendant que son père s’entretenait avec le mien, nous échangeâmes quelques paroles à mi-voix, près de la fenêtre.
« Monsieur Fernand, me dit-il gaiement, la guerre est déclarée ! chic ! chic ! »
Et, pour manifester son contentement, il secouait vivement la main droite, en faisant claquer l’index contre le médium.
« C’est cela qui te rend si joyeux, lui répliquai-je.
– Eh oui, parbleu ! les Prussiens, on va leur tailler des croupières, que ça leur ira comme un gant ; et s’ils veulent un complet, ils l’auront sur mesure par-dessus le marché, un complet qui ne fera pas un pli dans les entournures, je vous le garantis.
– En es-tu certain ?
– Absolument ; papa l’a dit. On va leur prendre tout le Rhin, autrement dit, les érhinter. »
Et, satisfait de son mot, il poursuivit :
« Vous comprenez, les érhinter, avec ou sans h, à la volonté du preneur. »
Je souriais de la confiance de Jules et de son amusant bagout.
Je lui demandai :
« Qu’est-ce que tu penses faire ?
– Je ne sais pas encore ; mais je le ferai sûrement ; je ne resterai pas chez moi quand les autres vont à la promenade. Pas si bête ! je veux me balader aussi, moi. D’abord, je m’incorpore tout entier dans la garde nationale ; ma tête en est déjà ; le reste viendra ensuite ; voyez plutôt. »
Et il sortit de dessous son bras un képi neuf dont il se coiffa.
« J’ai l’air d’un général ; pas vrai ? Et on se battra comme un lion. Puis, lorsque nous aurons enlevé aux Allemands leurs royaumes et leurs duchés, nous signerons la paix ; et comme nous aurons donné à la France de vastes territoires, nous nous payerons un jour de campo… formio. On fermera les boutiques, les magasins, les écoles, les ateliers, les administrations, les usines, les échoppes, toutes les boîtes où l’on travaille, petites ou grandes, et l’on écrira dessus : “Fermé pour cause d’agrandissement !…” Naturellement, puisque la France se sera agrandie. Quant aux Prussiens, ils fermeront, eux aussi, mais… “pour cause de réparations”. Ah ! je leur conseille de numéroter leurs os… leurs eaux du Rhin ! »
À ce moment, Faget, qui avait terminé avec mon père, interpella son fils.
« Tu viens, mon gros !
– Oui, p’pa. »
Je regrettais cette interruption, car Jules aurait pu bavarder sur ce ton plaisant durant une heure, sans épuiser sa verve faubourienne et bon enfant.
« Allons, pensai-je, en le quittant, en voilà un avec lequel on ne s’ennuiera pas ! »
Lorsqu’ils furent partis, mon père prononça :
« C’est un bien brave et bien honnête homme que Faget, mais un rêveur, un utopiste. Il prétend avoir trouvé le principe d’une machine infernale capable de détruire tout un corps d’armée en quarante-trois secondes, pas une de plus. Il doit me montrer ses plans ; je serais curieux de les voir. »
Nous passâmes au salon ; je ne trouvai pas encore l’occasion de causer seul avec mon père. Toute réflexion faite, mon but maintenant était d’obtenir, de lui d’abord, l’autorisation de m’engager. Il se chargerait ensuite d’apprendre doucement la nouvelle à ma mère et de la préparer petit à petit à mon départ. Je résolus donc d’entretenir mon père le lendemain matin.
Nous nous couchâmes vers onze heures ; j’eus beaucoup de peine à m’endormir.
Durant la nuit, mes inquiétudes se mêlèrent à mes espérances ; mon esprit fut ballotté entre des rêves de victoires et des cauchemars de défaites.
Lorsque je m’éveillai, le soleil qui montait au-dessus des maisons, derrière le Val-de-Grâce, incendiait ma chambre. Dans la rue, sur le pavé, un escadron de cuirassiers passait. Personne n’était levé, sauf mon père, accoutumé à travailler dès l’aube.
« C’est le moment de lui parler », me dis-je avec un soupir.
Tout en m’habillant, j’eus la conviction que de très mauvais jours s’annonçaient pour nous et que j’étais appelé à jouer un rôle dans les évènements.
« Eh bien ! pensai-je, debout devant la glace, si un devoir s’impose à moi, je le remplirai, quelque dur qu’il soit ! »
Dès que je fus prêt, je courus frapper à la porte du cabinet de mon père. Le cœur me battait avec violence, car j’allais accomplir une de ces actions qui peuvent avoir une importance décisive dans notre vie.
Une fois entré, je voulus parler, mais je ne savais comment aborder la question.
Mon père vit mon embarras ; alors il me demanda :
« Qu’y a-t-il, mon enfant ?
– Il y a, répondis-je, très ému, que je crains de vous avoir mécontenté.
– En quoi donc ? » fit-il, me regardant d’un air surpris, un peu sévère.
Je le lui expliquai.
« Voici : J’ai compris, comme vous, que la France a besoin de toutes les forces dont elle dispose pour soutenir la guerre contre l’Allemagne ; et… j’ai songé à m’engager.
– À t’engager !… » reprit-il ; et un sursaut le redressa dans son fauteuil.
Il y eut un instant de silence ; le visage de mon père s’illumina d’abord d’un rayon d’orgueil. Au fond, il m’approuvait certainement, il était même fier de moi.
Mais bientôt un pli douloureux fronça ses sourcils ; l’affection paternelle s’inquiétait, prenait le dessus.
« Fernand, ce n’est pas sérieux ?
– Si, mon père, c’est très sérieux.
– Tu es trop jeune !
– Bast ! je suis fort et bien portant ; deux collégiens comme moi vaudront bien un soldat.
– Tu ne t’imagines pas, reprit-il, ce que c’est que la guerre ; à quelles fatigues énormes tu t’exposerais. La campagne peut durer jusqu’à l’hiver ; tu ne résisteras pas aux longues marches, aux nuits passées dehors, sous la neige.
– Je vous assure que j’endurerai les fatigues aussi bien qu’un autre. D’ailleurs, il y a des enfants moins âgés que moi qui ont porté les armes.
– Je le sais ! » répliqua-t-il, hésitant et impatienté.
Il luttait contre lui-même, avec la peur de céder ; et, se sentant faiblir, il fit un effort énergique et déclara sur un ton très décidé :
« Non, non, je ne veux pas ! ne me parle plus de cela, Fernand…, je t’en prie ! »
Je songeai à mon serment contracté en présence de mes camarades, et je poursuivis :
« C’est que… voilà !… j’ai promis !
– Promis !… quoi ?… à qui ? »
Alors je racontai la scène de la veille, la promenade dans la cour, l’enthousiasme, le serment fait, sur l’honneur, de s’engager, malgré l’opposition des parents.
Mon père s’étonna, resta perplexe une seconde ; puis, comme s’il eût trouvé subitement l’argument suprême et décisif, il s’écria :
« Malheureux ! tu n’as donc pas pensé à ta mère ?…
– Si, j’y ai pensé ; je suppose bien qu’elle ressentira beaucoup de chagrin ; mais les mères auront peut-être moins à souffrir du départ de leurs enfants qu’elles n’auraient à souffrir d’une invasion qui résulterait de l’indifférence du pays devant l’ennemi. N’est-ce pas pour les défendre, et parce que nous les aimons, que nous voulons partir ?… »
Il marchait, maintenant, à grands pas dans la pièce, soucieux et satisfait à la fois de me voir dans ces idées. Il s’arrêta devant moi et me dit :
« Et qui donc restera avec elle, pour la consoler, pour la protéger, peut-être, quand je ne serai plus ici ? Car enfin, je n’ai que quarante-deux ans, moi ; je vais être appelé, j’y compte. Ce sera une grosse douleur pour elle ; et tu veux que cette douleur, elle l’éprouve deux fois ; tu veux qu’elle ait à se lamenter doublement, sur l’époux et sur le fils !… »
Ces raisons me touchaient, certes, jusqu’au fond du cœur ; mais je revenais toujours à ma parole donnée, et je disais :
« Qu’est-ce que mes amis penseront de moi ?
– Ils penseront ce qu’ils voudront ; tu n’es pas encore le maître de tes actions ; d’ailleurs, il est inutile que tu retournes au collège ; les examens sont passés ; les vacances commencent dans huit jours ; tu ne les reverras donc plus.
– Je peux les rencontrer dans l’existence ! m’écriai-je, me trouver même en relations d’affaires un jour avec eux ! Alors, ils se souviendront, et ils n’auront que du mépris pour moi ; à leurs yeux, je serai le fanfaron qui a eu peur, le monsieur qui n’a pas de parole, le soldat qui a déserté. Ils raconteront cette aventure à tout le monde ; ce sera la tache de ma jeunesse, le remords de toute ma vie ! Ah ! mon père, y songez-vous ? et voulez-vous donc que j’aie honte de moi-même ? »
Alors mon père me serra dans ses bras et s’écria :
« Non, mon enfant, je ne veux pas que tu aies honte de toi-même ; je veux que tu sois un patriote, un brave, un homme honnête et irréprochable ; et j’approuve ce que tu as fait, et je suis fier de toi, et je te félicite ! Mais c’est ta mère, ta pauvre mère qui m’inquiète.
– Ne pourriez-vous pas la préparer à ce départ ? demandai-je.
– Il n’y a qu’un moyen, répondit mon père, c’est d’attendre que les évènements soient plus avancés. Quand elle verra que tout le monde court à la frontière, quand elle comprendra mieux les obligations imposées à chacun, lorsque enfin elle se sera habituée peu à peu à l’idée des sacrifices nécessaires, alors nous lui parlerons de ton projet. Et tu pourras, quoique n’étant pas des premiers, te conduire aussi bien que les autres et accomplir ton devoir de Français. »
Je sentis que je devais faire quelques concessions et que je n’obtiendrais pas davantage ; je dis à mon père :
« Eh bien ! c’est entendu. »
Et comme ses yeux brillaient d’une émotion contenue, je me jetai à son cou, en suppliant :
« Surtout, ne me faites pas trop languir. »
Il me le promit. Puis, pour que je n’aie pas d’explications à donner à mes camarades, et sans doute pour éviter de ma part un coup de tête précipité qui aurait pu causer une trop vive douleur à ma mère, il décida que je ne retournerais pas au collège.
Le jour même, il chercha à me distraire ; il m’emmena à son magasin d’objets d’art situé au premier étage d’une maison de la place de la Bourse.
Là étaient exposés aux regards des visiteurs des statuettes, des groupes en bronze, œuvres d’artistes connus ou de jeunes sculpteurs dont le talent commençait à s’affirmer.
Tout cela s’alignait sur des tables, des piédestaux et des socles en chêne, dans une espèce de grand salon clair tendu d’étoffe rouge.
Je me rappelle qu’enfant j’éprouvais un plaisir extrême à me promener au milieu de ces personnages, fixés dans l’immobilité du métal et qui, pourtant, semblaient si bien vivre. C’étaient des camarades pour moi, de vrais amis que j’affectionnais. J’avais la permission de leur conter des histoires, de les mêler à mes jeux, à la condition de n’y point toucher. Et lorsqu’un acheteur emportait un de mes préférés, je pleurais en cachette, comme au départ d’un compagnon qui vous quitte pour toujours.
Il y avait quelque temps que je n’étais entré dans le magasin ; en revoyant cette petite famille d’autrefois, les souvenirs d’enfance me revinrent en foule ; une sorte de griserie très douce hallucina mon esprit.
Je m’arrêtai une minute devant chacun d’eux pour renouer connaissance ; et les conversations que je leur tenais quand j’avais six ans me remontaient instinctivement aux lèvres.
Lorsque j’eus fini ma tournée, je vins m’asseoir à une table, et de longs soupirs soulevèrent ma poitrine ; alors, pendant que mon père travaillait à son bureau, je me mis à faire des croquis, pour tuer le temps.
Tous ces petits bonshommes de bronze, ces enfants, ces déesses, ces guerriers, ces fortunes me parurent inquiets et tristes comme moi.
Il me sembla même qu’ils s’animaient peu à peu, qu’ils me parlaient de la guerre, qu’ils manifestaient eux aussi le désir de partir, mais que quelqu’un les empêchait de se mouvoir, les forçait à attendre l’heure.
Je copiais un jeune athlète gaulois qui, debout, le bras gauche armé du bouclier, tirait son glaive.
Et tout à coup, à travers ma rêverie, je crus entendre mon modèle de bronze prononcer lentement, avec cette voix presque imperceptible qui, parfois, vient, nous ne savons comment, des choses qui nous environnent :
« Un jour, bientôt, j’irai me battre. »
Et tous les autres répétèrent :
« Oui, oui, nous irons nous battre, nous irons tous ! »
Je ne me doutais pas alors que ces singulières paroles, perçues par mon esprit bien plus que par mes oreilles, exprimaient un engagement qui, comme nous le verrons, fut scrupuleusement tenu !…
Durant une semaine, je sortis avec mon père ; un matin il m’emmena à la fonderie.
Elle se trouvait à Saint-Cloud, dans une propriété où nous passions mes deux mois de vacances, quand nous n’allions pas à la mer. Elle était installée au bout du jardin, derrière la maison, sous un vaste hangar.
Le soir, on apercevait de loin, dans l’ombre, les orifices incandescents des fourneaux ; trois trous disposés comme deux yeux et une bouche. On eût dit des monstres fantastiques dévorés par un feu intérieur. Souvent leur bouche s’ouvrait et du gosier pourpre sortait une longue coulée de lave rouge étincelante que des hommes noirs recueillaient à l’aide de creusets et qu’ils vidaient dans les moules des statuettes. Un atelier d’ajustage et de ciselure touchait à la fonderie.
Cette fois-là, les ouvriers, une vingtaine environ, se réunissaient pour dire adieu aux camarades qui partaient le lendemain ; et mon père leur avait donné rendez-vous, afin de leur souhaiter bonne chance.
Charles Aschuler, le fils du père Jean, était avec eux ; c’était un grand garçon fort, un peu blond, à l’air honnête et doux.
Ils vinrent boire dans la salle à manger ; la plupart, anciens soldats, portaient déjà le képi et le pantalon garance. Très enthousiastes, ils manifestaient une grande confiance et se promettaient d’accomplir des prouesses.
Quand ils eurent trinqué et qu’ils furent sur le point de se séparer, ils jetèrent un dernier coup d’œil ému à la fonderie, que certains d’entre eux ne reverraient peut-être plus jamais. Et l’on sentait qu’ils laissaient là quelque chose d’eux-mêmes ; ils éprouvaient en ce moment un chagrin visible, à quitter ces fourneaux, ces outils, et le bon travail habituel et réglé qui faisait vivre leur famille.
Qui donc, maintenant, nourrirait la femme et les enfants ? Enfin, à la grâce de Dieu ! Il fallait bien aussi, ces êtres chers, les défendre contre les envahisseurs.
Nous rentrâmes à Paris, avec Charles Aschuler ; et, le lendemain, il se passa à la maison une scène pénible, dont je garderai le souvenir éternellement.
Ce jour-là, des régiments se rendaient à la gare de l’Est. Charles Aschuler, convoqué à la caserne de Lourcine, avait déjeuné avec nous ; et, son petit paquet à la main, il s’apprêtait à prendre congé.
Le père Jean, très ému, mais digne et solennel, fixait son fils d’un regard ferme, regard de père, dans lequel l’amour inquiet se mêlait à de la fierté heureuse. Il lui faisait une foule de recommandations et lui répétait pour la dixième fois :
« Charles, mon cher enfant, tu te battras comme un lion, n’est-ce pas ? et tu leur flanqueras une bonne pile, hein ? »
Annette, suffoquée, les yeux rouges, la figure toute décomposée par la douleur, pleurait à grands flots de larmes, sans pouvoir prononcer une parole. Et Charles essayait en vain de la consoler, se tenait près d’elle plus affecté par le chagrin de sa fiancée que par la perspective des périls de la guerre.
L’heure étant venue, les mains se serrèrent et le père Jean, suivi d’Annette qui voulut conduire son futur jusqu’à la caserne, descendit avec son fils.
Par la fenêtre ouverte, nous entendions tous les bruits du dehors ; le temps était chaud, le ciel très pur ; et des échos de clairons, des piétinements de troupes au loin, tout ce brouhaha d’une ville qui se prépare à la guerre arrivait jusqu’à nous, nous secouait d’une vive émotion patriotique.