Un pâle soleil sur Pantin - Guy Lebé - E-Book

Un pâle soleil sur Pantin E-Book

Guy Lebé

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Beschreibung

Une banlieue qui n’était pas encore le 93 et un Paris aujourd’hui disparus revivent en 1956 pour une enquête où se mêlent plusieurs assassinats et d’âpres convoitises. Les protagonistes, auxquels il se heurtera, donneront à un détective privé, entraîné malgré lui dans l’aventure, un élan obstiné pour sortir la veuve d’une sale guerre et son gamin de la rudesse d’une vie sans perspective.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Comme un hommage à Léo Malet, dans cet ouvrage, Guy Lebé fait évoluer ses personnages dans un environnement et une époque dont il souhaite garder la mémoire.

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Veröffentlichungsjahr: 2023

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Guy Lebé

Un pâle soleil sur Pantin

Roman

© Lys Bleu Éditions – Guy Lebé

ISBN : 979-10-422-0208-8

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

I

Février 1956

Je n’avais rien à faire aux Buttes Chaumont cet après-midi-là.

Le lac, à l’abandon, vide depuis des mois, ressemblait à une patinoire sur laquelle personne ne s’aventurait. Je le contournais d’un pas nerveux.

Les crevasses noires et la sombre entrée du belvédère dessinaient un immense crâne blême, surgi du lac, effrayant.

Les branches des arbres couvertes de givre pendaient comme des draps mis à sécher là, en vrac.

Hormis un clochard blotti dans la guérite d’un gardien, peu d’êtres vivants respiraient ici l’air glacé de ce mois de février ; toute vie animale ou végétale semblait avoir disparu. Le froid qui s’était abattu d’une manière inédite sur Paris et le reste du pays avait tout pétrifié.

Je tournais en rond dans les allées verglacées, incapable de penser. Pourquoi avais-je accepté cette affaire qui sortait de mes habitudes ? J’étais animé d’un mouvement de colère, mêlé de contrariété de m’y être laissé entraîner malgré moi.

Depuis les immeubles alentour, des lumières annonçaient déjà le début de soirée ; le déclin du jour accentuait l’aspect désolé du parc.

À la sortie menant à la station de métro Botzaris, un bistrot attira mes pas. Je me pressai d’y entrer. Une odeur de café mêlée de vin chaud se répandait dans la salle ; la lumière rehaussait la chaleur que peinait à fournir un poêle à charbon au pied duquel dormait un chien. Les rares clients, accoudés au zinc, parlaient bas ; le froid au-dehors semblait imposer le silence comme pour une veillée funèbre.

Je commandai un grog en passant devant eux et allai m’isoler au fond de la salle. Au deuxième, mon cerveau se remit en marche, dissipant mon malaise.

Le matin même je m’étais rendu chez Paul Gouézec, maraîcher à Bobigny, du moins chez sa veuve, car lui venait d’être tué en Algérie à l’occasion « d’une opération de police à l’intérieur des départements français » comme le gouvernement désignait ce qui se passait là-bas. Elle habitait chez ses beaux-parents, eux-mêmes maraîchers, avec leur fils, né quelques semaines avant le départ de son père.

Elle m’avait adressé une lettre, reçue à la fin de la semaine dernière. L’écriture manuscrite, un peu hésitante et arrondie, ressemblait à celle d’une écolière appliquée qui peine à former les pleins et les déliés.

Son mari lui avait fait promettre, s’il lui arrivait quelque chose, de me confier une lettre à remettre à quelqu’un. Il pensait que je saurais le retrouver. Elle ne pouvait pas venir jusqu’à moi, insistait sur l’importance de ladite lettre pour son destinataire comme pour son mari. « En sa mémoire je vous supplie de venir. Je ne suis pas riche, mais je vous paierai », avait-elle conclu avant de signer.

Certes, depuis une dizaine d’années, mon activité d’enquêteur privé consistait à retrouver des personnes disparues, mais avec comme seuls commanditaires des notaires que certains héritages encombraient et parfois d’huissiers sans état d’âme.

Le nom du mort ne me disait rien. Pas plus que son adresse à Bobigny où je n’avais d’ailleurs jamais mis les pieds. Sa veuve semblait accomplir une sorte de vœu testamentaire.

Ému par sa lettre un peu maladroite, j’avais décidé de donner suite à son appel. En ce moment les affaires étaient calmes, gelées, devrais-je plutôt dire, comme le reste du monde. Pour autant, je n’avais pas besoin de celle-ci pour boucler la fin du mois, payer ma secrétaire et calmer mes créanciers.

Je me rendis à Bobigny en autobus. Malgré le gel sur la voie publique, la R.A.T.P. avait à cœur de convoyer ses usagers à destination. D’après mon plan de la banlieue parisienne, il me fallait descendre à la station Chemin des vignes en face du long mur du cimetière parisien de Pantin.

Je débarquais de la plateforme du bus sur un trottoir abandonné ; personne, aussi loin que je pus voir. J’empruntai la rue des Vignes. Je me demandai si ces vignes avaient à une époque fait le bonheur de quelque vigneron en ce coin du département de la Seine et produit de quoi remplir les cuves de Bercy.

Par ce froid inhabituel, personne ne sortait, pourtant un camion bâché arrivait, roulant à l’allure d’un piéton. Je lui fis signe de s’arrêter ; après une courte glissade, il stoppa. Le chauffeur avait noué une écharpe de grosse laine autour de ses oreilles pour les protéger, une autre lui enlaçait le cou. Cette drôle de bobine confirma le chemin à suivre, elle m’indiqua que la maison des Gouézec se reconnaissait à sa porte verte. Le camion reprit sa route en dérapant un peu. Je continuai, marchant avec difficulté, le trottoir se dérobant parfois sous mes pas.

J’arrivai vers onze heures devant une petite porte percée dans un haut mur. Elle donnait sur un passage étroit revêtu de gros pavés plus ou moins bosselés.

À peine avais-je franchi le seuil qu’un chien se manifesta. Ses aboiements devinrent plus offensifs lorsqu’il m’aperçut. Je m’avançai vers la maison d’habitation avec une précaution superflue, une longue chaîne accrochée à un câble le laissait aller et venir dans une zone limitée.

Devant moi s’étendait un immense jardin protégé par des cloches et des châssis dont le givre recouvrait des paillassons isolant les cultures du froid. Ce paysage morne ressemblait à un terrain vague d’un blanc sale ; il avait quelque chose de triste.

Je me dirigeai vers la maison. Les marches bordées d’une fine rampe en fer au pommeau de départ à moitié cassé accédaient à un perron taillé dans une dalle de grès.

Avant que je ne frappe, la porte s’ouvrit sur une jeune femme couverte de plusieurs gilets de laine et d’un tablier de cuisine en grosse toile indigo. Un fichu noué à l’arrière de sa tête masquait ses cheveux, soulignant l’ovale de son visage et sa pâleur. Le léger retroussement de ses sourcils et sa bouche sans sourire exprimaient une sorte de mélancolie.

— Bonjour, madame, je suis Aloyse Prat, j’aimerais rencontrer madame Thérèse Gouézec.
— C’est moi.

Mince, je l’avais prise pour la domestique, la bonne, comme ils disent ici, je l’appris plus tard.

— Ah ! Bonjour, madame.

La surprise me faisait radoter.

— Entrez, monsieur.

Je pénétrai dans une salle où un fourneau dégageait une forte chaleur et une agréable odeur de pot-au-feu. Un buffet en bois dont l’une des portes était fendue, une longue table en formica bleu et des chaises en bois meublaient l’endroit. Sur une courte étagère fixée au mur qui suintait, une buée chargée d’effluves, un poste T.S.F. était réglé sur Radio Luxembourg.

— Installons-nous là, dit-elle en désignant la porte d’une autre pièce. Prenez les patins.

Je posai les pieds sur des rectangles taillés dans un vieux pull-over de laine et glissai dans la pièce d’un mouvement ridicule sur un linoléum épais. Tous les meubles, plus luxueux, contrastaient avec ceux, rustiques, de la précédente pièce. Sur les, un papier peint gris perle mettait le mobilier en valeur. Tout était propre et bien rangé. Il faisait moins chaud qu’à côté ; un poêle à charbon fournissait assez de chaleur pour que rien ne gèle. La pièce ne servait pas souvent ; les jours de fête qui se limitaient aux fêtes religieuses et au Nouvel An.

Sur le buffet, la photographie des parents, des enfants, du couple le jour de son mariage et d’un jeune gars accoutré en soldat. Tout le monde en habits du dimanche. De manière un peu anachronique, parmi celles qui honorent la famille, une photographie souvenir de régiment, pour honorer la Patrie sans doute, était glissée dans un coin du cadre de celle du soldat.

Le travail n’avait pas besoin de photographie, occupant le reste du domaine, au-dehors.

Voyant mon air surpris devant cette photo, Thérèse Gouézec précisa.

— C’est une photo du régiment. Paul l’a fait en Allemagne. Elle a été prise à Cologne où il était en permission avec des copains. C’est lui à droite.

En compagnie de trois autres troufions, Paul Gouézec, tête nue, calot à la main, semblait heureux d’occuper l’Allemagne. Le torse un peu bombé renforçait son aspect solide ; de la solidité de ceux dont la seule force de travail permet de manger quand la paie est touchée à la fin de la semaine. Comme les trois autres, il arborait une belle moustache chevron, sans doute pour mieux marquer virilité et autorité acquises sous les drapeaux.

— Thérèse ? appela une voix qui entrait dans la maison.
— Oui, madame, je suis là.

Une femme apparut, grande, sèche, habillée comme Thérèse, mais sans tablier, l’air rude, sans être hautaine, la cinquantaine, déjà vieille.

— Ma belle-mère, madame Gouézec.
— Bonjour, madame, dis-je en soulevant mon chapeau.
— On mange à midi, répondit-elle, pour Thérèse et sans doute pour m’indiquer que je ne devais pas m’éterniser.
— C’est près, je n’en ai pas pour longtemps.

Puis, se tournant vers moi.

— Merci d’être venu, asseyez-vous.

Elle semblait un peu intimidée par notre rencontre, comme si elle avait douté de ma possible venue.

— Excusez-moi, je reviens, dit-elle en quittant la pièce, me laissant seul parmi des meubles et des ornements qui donnaient à voir la réussite aussi familiale que celle acquise par le travail.

Je l’entendis monter un escalier.

Elle revint, portant un morceau de papier roulé et lié par une sorte de paille plate, du raphia, me dit-elle, lui-même scellé par une sorte de pâte grise, sèche, dure. Oui, un sceau, mais pas en cire. Du mastic pour les carreaux des châssis du jardin, précisa-t-elle alors que je palpai ce scellement du pauvre. J’ouvris le paquet.

Une lettre et une bague, du moins ce qui en restait ; on avait retiré l’objet qu’elle sertissait.

La lettre était rédigée sur un vieux papier froissé qui avait dû servir d’emballage. Vert ou jaune pâle à l’origine, il était sale et vieilli. De multiples plis le quadrillaient, barrant par endroits certaines lettres.

« Joseph Koluski, place de Fêtes », suivait un texte que je lus pour moi-même « CE SALAUD M’A DÉNONCÉ BUTTES CHAUMONT PLANQUE LES ADAMAS OÙ CHATON » et pour signature Simon.

L’écriture en lettres capitales était anguleuse, tracée sans support, au crayon à papier, vaille que vaille, dans l’urgence.

— Vous voulez que je remette ça à ce Joseph Koluski ?
— Oui, Paul y tenait.
— Pourquoi faire appel à moi ?
— Paul y tenait.
— Votre mari me connaissait ?
— Il connaissait votre nom.
— Vous savez pourquoi il y tenait ?
— Non
— Il connaissait ce Joseph Koluski
— Je ne sais pas.
— Comment avez-vous eu mon adresse ?
— Roland, un ami d’enfance de Paul, me l’a donnée.

Elle avait un peu oublié la promesse faite à son mari, mais la semaine dernière, Roland l’avait convaincue de m’écrire en lui indiquant mon adresse « en souvenir de Paul », avait-il insisté.

Elle voulait se débarrasser du paquet, comme s’il avait été la funeste cause de la mort de son mari qui ne reviendrait pas.

Les cris d’un nourrisson se firent entendre. Lui aussi s’était adapté aux heures de la maison ; on mangeait à midi ici.

— Où puis-je trouver ce Roland ? Comment déjà ?
— Terrault. Il habite chez ses parents, un peu plus loin dans la rue.
— Merci, je vais m’occuper de ça, mais je ne vous garantis rien.
— Ce n’est pas grave, Paul y tenait.

Elle me tendit quelques billets qu’elle avait sortis de la poche ventrale de son tablier.

— Pour vos frais. Un détective, ça a des frais.

Cinq mille francs. Il lui fallait sans doute plus d’une semaine pour gagner ça. Ce qu’elle me demandait ne valait pas cinq mille francs. Je les pris sans opposer de refus.

Elle me précisa l’adresse de Roland Terrault.

Ceux qui mangeaient à midi, c’était à elle d’y veiller : gosse, belle-mère, patron et ouvriers. Bru ou pas bru, tout le monde travaillait pour justifier sa croûte ici.

Le poste de radio vantait une marque d’apéritif avec son émission « L’Homme des vœux ». On pouvait gagner de l’argent en se trimballant avec des capsules dudit apéro dans la poche. Combien fallait-il boire de bouteilles avant d’espérer gagner ? Malin la réclame !

Paul mort pour la patrie, travail et famille réunis sur une seule et même parcelle de terre. La maison Gouézec respirait la nostalgie de Pétain.

Du haut du perron je jetai un regard circulaire sur cette étendue qui, de ce point de vue, avait quelque chose de lugubre.

J’avais le temps d’aller interroger ce Roland qui semblait tant tenir à moi.

Je longeai de hauts murs assemblés au plâtre qui cernaient les terrains derrière lesquels poussaient salades, poireaux, navets, carottes, radis et autres légumes, selon les besoins du Ventre de Paris, plusieurs fois par saison.

De temps en temps, une brèche laissait apercevoir un jardin dans son ensemble ou plutôt un champ de châssis, gris eux aussi.

II

Chez les Terrault, la porte était rouge bordeaux. À peine ouverte des grondements agressifs m’accueillirent. Pas un chat dans les rues, mais des chiens dans les maisons.

Je m’avançai sur un passage cimenté. Tout était gris et triste là aussi. Les aboiements n’étaient pas joyeux non plus. Ils redoublèrent lorsqu’une espèce de corniaud m’aperçut. Il était claquemuré dans une lamentable cage de barreaux en fer et surmontée d’une tôle ondulée. La rouille qui les recouvrait avait laissé de longues traces sur le ciment.

Un homme décharné, sorti de je ne sais où, se mit à aboyer pour faire taire le chien. L’habitude de l’un comme de l’autre sans doute, il obtint satisfaction.

— C’est pourquoi ? m’accueillit-il.
— Je cherche Roland Terrault.
— C’est pourquoi ?

Je me demandai s’il avait bien entendu ma réponse.

— C’est vous ?
— Non.
— Il est là ?
— Roland, appela-t-il, tournant sa carcasse vers la porte d’où il avait surgi ; je l’avais cru à cet instant sorti de nulle part.

Un gaillard, carré d’épaules, de menton et de coupe de cheveux, apparut à son tour. Ses yeux verts me fixaient.

— C’est pourquoi ?

À l’évidence, ils ne savaient pas dire autre chose comme mondanité d’accueil ici.

— Roland Terrault ?
— Oui, c’est pourquoi ?

Il fallait de toute hâte le rassurer sur « c’est pourquoi » avant qu’il ne demande au chien de me poser la question.

— Je suis Aloyse Prat, c’est à propos de Paul Gouézec.

Un hochement de tête accompagné d’un « Vous buvez un coup » me répondit. Je pris cela pour un oui.

La pièce où il me fit entrer, éclairée d’une ampoule parcimonieuse, n’avait pas vraiment de statut particulier. S’y trouvaient dans un fouillis inconcevable, des outils, des pots sans étiquette, des bouteilles, des sacs en toile de jute à même le sol. Une table sur laquelle s’entassaient divers objets, réservait un coin à des verres et un litre de rouge étoilé qui justifiait qu’on s’y attarda à un moment ou à un autre de la journée. Un vieux poêle donnait tout ce qu’il pouvait, des morceaux de bois en vrac à même le sol attendaient leur tour de chauffe. Ça sentait à la fois la fumée, le sulfate de cuivre et la vinasse. Bien que de plain-pied, elle avait tout d’une cave.

Roland prit un verre qu’il emplit de gros rouge presque à ras bord. Il fit le complément à même hauteur des deux autres déjà servis. Pas question de trembler pour boire un coup ici.

— Alors ? m’invita-t-il à la conversation.

J’hésitai à parler devant l’autre gars qui buvait en fermant les yeux, le petit doigt levé. Un raffiné sans doute. Une fois son verre vide, il s’essuya la bouche d’un revers de manche et quitta la pièce en rappelant à Roland que la patronne avait dit « qu’on mange ». Ça m’arrangeait, je préférais rester seul avec lui pour l’interroger à mon aise.

— Pourquoi avez-vous suggéré à Thérèse Gouézec de s’adresser à moi ? On ne se connaît pas.
— J’ai vu votre nom dans le journal. Vous retrouvez les personnes disparues.

En effet, voilà presque un mois j’avais fait l’objet d’un article dans Le Parisien libéré, plutôt flatteur, pour avoir retrouvé les ayants droit d’un héritage inattendu. De modestes gens allaient pouvoir sortir un peu de leur misère et peut-être s’offrir un frigidaire et un poste de télévision.

— Je ne suis pas le seul.
— Oui, mais le gars du wagon a crié votre nom.

Allons bon ! Qu’est-ce que cette blague ? Par ce froid, je n’avais tout de même pas fait le trajet parce qu’un quidam avait lu mon nom dans le journal et qu’un autre l’avait crié depuis un train !

— Mon nom ?
— Oui.

Devant mon air ahuri, il me raconta une histoire à laquelle j’avais peine à croire, du moins qu’elle puisse m’impliquer de quelque façon que ce soit.

En 1943, Paul Gouézec et lui, gamins, allaient rôder à la gare de Bobigny, intrigués par la présence récente de soldats allemands, les allées et venues d’autobus qui amenaient des voyageurs et les départs de trains qui partaient on ne sait où. Étrange manège pour ces gosses. Leur jeu consistait à s’approcher le plus près possible des trains, sans être vus des soldats.

À un moment, un homme les avait appelés depuis un wagon et, par un trou entre deux lattes du plancher, leur avait passé un papier roulé et une bague sans rien dessus. Il avait demandé à Paul d’adresser le tout à celui dont le nom était griffonné sur la lettre. Le train commençait à rouler quand l’homme avait, paraît-il, crié mon nom.

Les gamins avaient gardé tout cela ne sachant pas quoi en faire. Quand on a une dizaine d’années, Paris était très loin. Trop loin.

— C’était quand ?
— En septembre 1943, un peu avant la rentrée des classes, précisa-t-il.

Je peinai à imaginer que mon nom ait pu être crié par un déporté en partance pour les camps de la mort. Les mômes avaient dû mal entendre, la trouille d’être pris, la locomotive qui démarre, les soldats qui gueulent, les chiens qui aboient, et puis, en treize ans la mémoire, finit par faire défaut.

— Vous êtes sûr qu’il a crié mon nom ? insistai-je, toujours incrédule.
— Oui, il a dit « dites-le à Aloyse Prat, c’est un flic ».

Je n’étais plus flic en 1943. J’avais démissionné en juillet 1940, n’ayant pas la même vision du métier que les dirigeants de l’époque.

Il ajouta :

— Quand j’ai vu votre nom dans le journal, j’ai su que c’était vous.
— Dans le journal on ne dit pas que je suis policier.
— Vous êtes détective, c’est pareil.

Non, ce n’était pas pareil. Je renonçai à lui expliquer la différence ; trop compliqué pour lui.

— Vous n’avez pas cherché à trouver le destinataire depuis cette époque ?
— Quand on est revenu de la gare, moi et Paul, on s’est bien gardés de raconter l’affaire. Si les parents avaient su qu’on traînait là-bas, on aurait pris une trempe. Ils voulaient pas d’ennuis avec les boches. Pourtant ils étaient pour Pétain. Et puis, ils auraient brûlé la lettre et jeté la bague. Paul y tenait à cette lettre.
— Une fois devenus adultes, vous auriez pu tenter quelque chose.
— Après la guerre, quand on a appris l’histoire des camps pour les juifs, ça nous a fait un coup. Surtout à Paul. Il voulait qu’on retrouve le gars. C’était notre devoir impérieux, qu’il disait. Il avait des expressions des fois. Mais on savait pas comment faire.

Il respirait par le nez, produisant un bruit comme font les bœufs, marqua un silence et semblait s’éloigner. Il ajouta.

— Nous, on reste entre quatre murs à faire pousser des légumes. Pas moyen de sortir avant d’aller au régiment. Moi ça a été en 50, bon pour l’Allemagne et Paul en 53.

Je n’avais pas besoin de connaître sa vie, je le laissai cependant se griser de paroles, car j’avais besoin d’en savoir davantage.

— C’est tout juste si on avait le temps de trouver une fille pour se marier. Quand on en trouve une, comme la vie est dure ici, elle se barre avec le premier endimanché venu.

Ses yeux fixaient la bouteille, moi, ils ne me voyaient plus. Je laissais filer.

— La mienne est partie au bout de deux ans. Elle supportait plus d’être la bonne de la famille qu’elle disait.

Il resta un instant silencieux puis sursauta, comme s’il venait de me voir dans la pièce. Il revint à son histoire.

— Paul voulait retrouver le gars. À son retour du régiment, il semblait pourtant sûr de pouvoir y arriver.
— Comment cela ?
— Je ne sais pas, il m’a juste dit avoir fait des rencontres qui lui ont fait comprendre des choses.
— Il vous a dit quoi ?
— Non, mais après son régiment, on sortait avec des copains à lui et des fois ils en parlaient.
— Vous avez dit que le gars du wagon a crié mon nom. Aloyse ou Alois, c’est aussi un prénom allemand, peut-être des soldats s’étaient entre appelés, il y en avait pas mal autour des wagons.
— Non ! Il a dit « Aloyse Prat c’est un flic ». J’en suis sûr.

Il s’était animé, comme s’il s’obstinait à vouloir me convaincre, coûte que coûte. Je n’insistai pas.

— Les copains de régiment, ils s’appellent comment ?
— Celui qu’on voyait le plus souvent c’était Yves, les autres je ne sais pas.
— Pas de nom ?
— Yves, il est de Stains. Il l’a toujours appelé comme ça.
— Il ressemble à quoi ?
— Il est grand, costaud, bien peigné, avec un blouson de cuir.

Comme portrait parlé, on faisait mieux.

Roland Terrault, par loyauté ou amitié, avait voulu poursuivre le projet de Paul. Par compassion, peut-être. Je ne voyais pas ce qu’il pouvait tirer d’autre de cette affaire. Pas plus que je ne comprenais en quoi je pouvais y être mêlé.

Je m’entendis pourtant dire pour la seconde fois de la journée.

— Bon, je vais m’occuper de ça, mais je n’ai aucune information solide pour retrouver ce Joseph Koluski.

Nous sortîmes de l’antre sans un mot. Je m’arrêtai un instant pour regarder autour de moi. À quelques détails près on retrouvait le même agencement que chez les Gouézec ; seules les couleurs des portes et des volets semblaient devoir distinguer les maisons les unes des autres.

Le rôle du chien enfermé ou attaché était d’alerter, par des hurlements plus ou moins féroces, les habitants de toute intrusion d’un étranger. Ça dispensait de sonnette, surtout lorsqu’on est au fond du jardin.

De hauts murs en plâtre cernaient le terrain, blancs à l’origine, assombris avec le temps, ils reflétaient le soleil sur les cultures dans des parties nommées les costières.

Passé une petite porte, on arrivait sur une cour par une courte allée pavée ou cimentée pour les plus riches.

La maison dans un coin, au nord du terrain, ne faisait aucune ombre aux cultures.

S’ouvrait sur la rue la porte cochère d’un hangar attenant sous lequel on mettait les légumes en valeur pour le vendre aux Halles à Paris. L’endroit servait aussi de remise pour le matériel et les outils nécessaires aux travaux du jardin.

Un maximum de surface était réservé aux parcelles cultivées. Un système de rails les quadrillait pour acheminer les caisses de légumes du jardin jusqu’au hangar sur des wagonnets poussés à la force des bras et des jambes.

Le minimum était réservé aux familles propriétaires, aux ouvriers et à la bonne, logés et nourris sur place, au plus près des labours, au plus près du labeur. L’essentiel de leur vie s’écoulait dans le jardin où il y a toujours à faire.

Une énorme cuve noire, située en hauteur m’intrigua, Roland m’expliqua qu’il s’agissait d’une réserve d’eau qui, par un système de tuyaux enterrés, alimente des points d’eau dans le jardin, des cannelles, destinées à arroser les cultures par de grands mouilleurs ou des lances à eau.

On peut rêver meilleur horizon quand on a vingt-six ans et que sa femme vous a quitté. Les sorties avec Yves et Paul lui ont peut-être donné l’envie de départ, loin de ces quatre murs sans avenir.

Je le quittai vers midi et demi.

Trop perturbé par tout ce que je venais d’apprendre, ignorant dans quel sens et où j’allais, je remontai la rue.

Arrivé à un carrefour, je me trouvai nez à nez avec un grand zig habillé en soutane de musulman blanche, coiffé d’un couvre-chef d’un blanc brillant. Une chéchia si je me souvenais bien. D’une légère inclinaison du buste, il me salua d’une courtoisie que je n’attendais pas à cet endroit.

J’étais surpris de trouver un tel individu ici. Je décidais de le suivre. Très vite, il prit une rue au fond de laquelle se dressait une grille d’où on pouvait apercevoir la façade blanche d’un bâtiment d’architecture mauresque, comme on se l’était représentée à l’exposition universelle. S’il n’y avait ce froid, on se serait cru quelque part en Algérie, là où Paul Gouézec a laissé sa peau, une veuve et un pupille de la nation.

Abandonnant cette vision coloniale, je poursuivais mon chemin sans savoir où il me menait. À quelques centaines de mètres de là, à gauche, une rue en impasse, inattendue dans un environnement dessiné par les hauts murs gris des terrains maraîchers, menait à une zone de petites maisons modestes. Je m’avançai et vis que l’impasse s’ouvrait sur une autre au milieu de laquelle une enseigne signalait la présence d’un bar. Il était temps que je me pose un peu pour faire le point sur ce qui venait de me tomber dessus.

Le bar faisait aussi épicerie et tabac.

Après avoir acheté un paquet de Gitanes maïs, je m’installai dans un coin et commandai un apéritif. Un Cinzano ? Va pour un Cinzano. En attendant ma commande, j’allumai une cigarette d’une allumette que je soufflai en expirant ma première bouffée ; entouré d’un halo de fumée je réfléchissais à toute cette histoire venue d’un autre temps et à laquelle j’étais, semblait-il, attaché.

Je ne comprenais rien du tout au message laissé par ce Simon. « Planque les adamas ». Et que s’était-il passé aux Buttes Chaumont ?

Qui était ce Simon qui me connaissait alors que j’étais encore policier ?

Je décidai de commencer par là. Ma brève carrière, compromise par la guerre ou plutôt par l’armistice et ses suites, se situait entre février 1939 et juillet 1940.

Il fallait que je comprenne comment ce Simon m’avait connu au point de croire en moi et me faire confiance en partance vers la mort.

Le patron interrompit mes cogitations en apportant mon apéritif.

— Vous déjeunez ici ?

Ah ! On pouvait déjeuner ici. Eh bien, soit ! À peine avais-je répondu par l’affirmative qu’il me mit sous le nez une carte. Elle ne mentionnait qu’un seul menu laconique : Terrine du chef, steak frites, fromage, crème caramel, vin en sus.

J’optai d’un « pour moi ce sera le menu ». L’autre ne comprit pas le trait humour et repartit vers son bar pour lancer la commande. Ayant accompli sa tâche, il se plongea dans le journal.

L’absence de palabres m’arrangeait. Je pus continuer à réfléchir à ce que m’avaient appris Thérèse et Roland. La première chose qu’il me fallait élucider était de savoir dans quelles circonstances j’avais pu rencontrer ce Simon et si nous nous connaissions vraiment. Pour l’instant, j’avais beau passer en revue les affaires que j’avais pu traiter comme policier, rien ne me revint en mémoire. Pour le reste je laissai de côté le galimatias que représentait le message adressé à Joseph Koluski.

La salle s’était emplie d’ouvriers venus pour un apéro, l’achat d’un paquet de cigarettes ou pour déjeuner sans perdre de temps avant de retourner à la tâche.

Le repas terminé, assez correct alors que j’avais craint une cuisine aussi désinvolte que le patron, je repris mon trajet errant. Longeant une voie de chemin de fer sur un sentier boueux, j’arrivai à un carrefour d’où j’aperçus l’enseigne d’un bistrot auquel on accédait en haut de marches peu amènes pour les poivrots qui devaient le fréquenter. « Entre les deux ponts ». Subtile comme enseigne pour un endroit situé entre deux ponts de chemins de fer. Je commandai un café et un jeton de téléphone. Les deux étaient tièdes, comme les relations de la patronne avec les clients, du moins les occasionnels. La serveuse semblait plus accorte, mais je n’eus pas le plaisir de ses services.

J’appelai Adèle, ma secrétaire. Je l’avais recrutée parce qu’elle se prénommait Adèle, comme cette journaliste, écrivaine aventurière, courageuse et intrépide qui avait eu quelques heures de gloire au début du siècle. À son contact, j’avais constaté qu’elle se révélait du même tempérament.

— Quoi de neuf, mademoiselle ?
— Rien Patron. Il fait trop froid pour que les clients se manifestent.
— Je suis à Bobigny. Je rentre chez moi sans passer par l’agence. Ah, au fait, je viens d’être victime d’un mirage. J’ai croisé un dignitaire musulman se promenant dans les rues de Bobigny jusqu’à la façade d’un édifice comme on en fait en Algérie où ailleurs en Afrique du Nord. Une mosquée, je crois. Vous pouvez vous renseigner là-dessus ?
— Si c’était un mirage, je vous demanderais bien ce que vous avez bu et non pas vu.
— Mirage, façon de parler et d’évoquer le désert. Non, il y avait bel et bien un grand musulman en costume du pays et un édifice d’architecture du même métal, et par moins dix.
— Bon, je recherche ça, dit-elle avec sérieux.
— Merci, à demain.
— À demain, Patron.

Je raccrochai. Après réflexion, je pressentis que l’affaire ne menait pas à rien. L’insistance des protagonistes, le gars du wagon, Paul, Thérèse, Roland, à me voir dans le coup, laissait à penser que tout ne m’avait pas été dit des enjeux qui motivaient ce beau monde à me voir retrouver ce Joseph Koluski.

Koluski, ça sonne bien le patronyme juif ashkénaze. De manière confuse, me revenait alors une affaire, rue des Fêtes, non loin de la Place des Fêtes donc.

Le froid mordait le peu de peau que je laissais à l’air libre. Je marchai et en bon péripatéticien, je finis par faire la lumière sur un point.

Jeune policier en 1939 au commissariat du XIXe arrondissement de Paris, j’avais été chargé d’une affaire de voie de fait, menaces et autres babioles, rue des Fêtes.

Pendant la Drôle de guerre, des paroissiens de Belleville, comme ailleurs en France, avaient trouvé malin d’importuner les juifs, leur imputant la cause de la guerre. « Pendant que nos gars sont mobilisés, ils ne connaissent pas la ligne Maginot », avaient-ils comme pauvre argument. Comme si être juif exemptait de la guerre. Ils tombaient sous le coup des décrets et de la loi Marchandeau, mais j’avais fait en sorte de les inquiéter et de les calmer sans autre procédure.

Un horloger bijoutier juif était victime de ce voisinage antisémite dont le comportement mettait en difficulté son commerce. Il avait fini par porter plainte. J’étais intervenu ès qualités, promettant aux crétins des ennuis en cette période où une guerre déclarée n’entraînait aucun combat, qu’ils risquaient de se retrouver sur la fameuse ligne Maginot à faire de l’intendance. Ils se montrèrent assez crétins pour me croire sur parole.

Moshé Olsiek, le bijoutier, m’accueillit dans la partie de sa boutique qui lui servait d’atelier pour réparer ou fabriquer des bijoux. Il ne savait plus comment me remercier, voulant même m’offrir une montre en gage de reconnaissance, ce que je refusai, policier au service de tous les citoyens, comme indiqué dans l’article 12 de la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789. Policier et idéaliste, cela n’avait duré que quelques mois.

Quand j’avais quitté leur boutique, un jeune gars d’à peine vingt ans, leur fils, me fixait d’un regard silencieux, exprimant de la gratitude, peut-être même de l’admiration. Il réajustait des carreaux au sol autour du comptoir qui portait la caisse enregistreuse. En se relevant, il essuya ses mains sur ses vêtements et m’en tendit une, se confondant en remerciements qui finirent par me gêner tant ils étaient appuyés. Était-ce lui Simon ? Il me fallait l’admettre pour l’instant, n’ayant aucun autre individu auquel me raccrocher.

J’étais passé à d’autres affaires, la plus importante ayant été mon avenir dans la police. L’esprit de collaboration qui commençait à régner dans ses rangs ne m’animait pas. J’avais démissionné en juillet 1940 et me fis embaucher par une compagnie d’assurances au Mans, pour la durée de la guerre.

Tous ces souvenirs me revenaient et sans m’en rendre compte j’avais remonté la rue de la République, entre les murs maraîchers dont le nombre de parcelles se comptait avec les grandes cuves noires. J’arrivai à un carrefour où un café formait un angle pointu comme une part de tarte semblait m’attendre pour une escale supplémentaire. Mon séjour dans cette banlieue gelée appelait des pauses vivifiantes. J’entrai.

Une jeune femme en blouse vert kaki essuyait des verres en attendant le chaland ; un homme assis devant un café triait des papiers. Son allure avait tout du représentant de commerce. Personne d’autre dans ce troquet vétuste à peine chauffé. Je m’accoudais au zinc et commandais un café double. Pendant qu’il coulait du percolateur à grand bruit, je demandais à la serveuse si la gare de Bobigny était loin. À une station de bus selon elle, en direction de Drancy, accompagnant son propos d’un geste de la main.

Pour autant, je préférai ne pas prolonger mon séjour dans cette banlieue gelée.

En sortant, je vis le bus arrêté au feu rouge. Un signe du destin sans doute. Je pressais le pas vers la station République à quelques mètres de là.

Je descendais à la station suivante et traversais l’avenue pour regarder la gare, comme si elle allait me confier un secret.

Le gros bâtiment aux lignes rationnelles s’élevait sur trois étages et d’un quatrième plus étroit dans sa partie centrale. Le ciment noirci par les fumées des locomotives, les volets fermés sur tous les étages, lui donnait l’allure d’une bâtisse maudite à l’abandon.

En face, de l’autre côté des voies ferrées, une entreprise de récupération de métaux avait amoncelé de la ferraille qu’une grue munie d’énormes pinces déplaçait.

Le givre accentuait la noirceur de la gare ; la rouille rendait informe tout ce qu’elle recouvrait. L’activité du ferrailleur faite des grincements aigus de la grue et du fracas de la ferraille qu’elle relâchait en vrac, faisait écho à ce dont la gare, silencieuse aujourd’hui, avait été témoin. Sinistre.

Cette gare avait vu un tiers des juifs de France déportés à Auschwitz-Birkenau de juillet 1943 à août 1944. Paris était libéré et on continuait à déporter des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards. Vingt et un convois ont ainsi transporté 22 500 personnes.

Le bus 151 me ramena Porte de Pantin.

Avant de rentrer chez moi, j’avais décidé d’aller chercher quelque inspiration aux Buttes Chaumont où, semble-t-il, s’était passé quelque chose en 1943.

En fait d’inspiration, je ne trouvais, dans les deux grogs que j’avais avalés, que celle d’aller traîner mes guêtres du côté de la Place des Fêtes et alentour.

III

Où chercher un juif dix ans après la guerre ? Était-il encore vivant après toutes ces années ?

Je ne reconnus pas la rue des Fêtes, ne trouvant pas tout de suite la boutique de Moshé Olsiek où j’étais venu voilà plus de quinze ans. J’étais passé devant sans la remarquer. Au bout de la rue, je fis demi-tour ; la redescendant, je la vis sur le trottoir d’en face. C’était bien elle.

J’entrai. La clochette de la porte alerta un jeune apprenti qui m’indiquât que le propriétaire, un certain Ledziny, n’était pas là, mais serait de retour en fin d’après-midi.

La boutique avait peu changé. Le comptoir toujours à sa place. Une caisse enregistreuse neuve occupait la place de l’ancienne. La peinture avait été refaite, même teinte, plus claire. Une couche de vernis donnait au sol un brillant plus lumineux et luxueux. Les présentoirs plus larges mettaient en valeur les bijoux et les montres proposés à la vente. J’indiquai au jeune garçon repasser plus tard.

Remontant la rue j’arrivai Place des Fêtes où les stigmates de la guerre étaient encore apparents. Reconstruction urbaine à envisager.

Différentes communautés s’y retrouvaient, toutes avaient fui la mort à un moment ou à un autre, Juifs ashkénazes, Grecs, Arméniens fuyant le génocide, Espagnols, le franquisme…

J’allais et venais dans de nombreuses boutiques du quartier. Je finis par entrer dans l’une d’entre elles dont le nom du propriétaire sonnait bien l’immigré juif polonais. Trop jeune pour avoir connu Simon ou Joseph. Connaissait-il des anciens ? Non pas trop. La guerre, la déportation avaient anéanti des familles, dispersant un peu plus la diaspora qui avait du mal à retrouver des survivants. Il me dirigea cependant vers un ancien qui était arrivé en France avant la Grande Guerre, et qui, par on ne sait quel miracle, avait échappé à la suivante. Le vieillard qui m’accueillit trimballait sur lui toute l’histoire du quartier. Ses traits portaient les traces de la peine, de la souffrance, de la peur, mais aussi de la dignité d’être un homme.

Je me présentai à lui sans détour. Enquêteur privé j’étais à la recherche de Joseph Koluski pour lui remettre une lettre signée de Simon Olsiek. Je m’avançai un peu, je n’avais rien d’autre pour justifier mes questions.

Il avait surtout connu leurs parents respectifs, peu les jeunes gens. Ces derniers avaient disparu en 1943, sans qu’on sache où ils avaient pu aller. Déportés ? Émigrés ? Morts ? Il se souvenait que la dernière personne à les avoir vus s’appelait Milka Rybnik, une jeune femme de leur âge. Elle vivait encore, non loin de là et travaillait comme infirmière à l’hôpital Rothschild, rue Manin.

— Pensez-vous qu’il soit possible de la rencontrer ? lui demandai-je.
— Je vais l’avertir afin qu’elle vous reçoive dès que possible. Elle acceptera sans doute, mais sur son lieu de travail.
— Ce sera très bien. Je vous remercie.

Je dus revenir deux jours plus tard pour m’entretenir avec elle pendant sa pause méridienne. Elle avait accepté de prendre un café avec moi au troquet le plus proche de l’hôpital.

— Aide-soignante, rectifia-t-elle lorsque j’évoquai sa profession à l’hôpital. J’ai été embauchée à l’hiver 1944.

Elle retira son manteau, sous lequel elle avait gardé sa blouse de travail et un gilet posé à même les épaules.

Elle semblait embarrassée de se trouver là, seule, avec un homme qu’elle ne connaissait pas, à évoquer des souvenirs peut-être douloureux.

L’intermédiaire du vénérable et l’endroit fréquenté par les personnels de l’hôpital devaient la rassurer. En entrant, elle avait d’ailleurs pris le temps de saluer plusieurs personnes, me montrant ainsi qu’elle était entourée. Et puis, on m’avait présenté comme un enquêteur qui cherchait Joseph Koluski, sans intention de lui nuire.

— Merci d’avoir accepté de me rencontrer. Comme vous l’a dit celui qui m’a dirigé vers vous, je cherche l’un de vos amis, Joseph Koluski, afin de lui remettre une lettre d’un certain Simon. Vous savez où je peux le trouver ?

Elle me confirma que Simon était bien le fils de Moshé Olsiek et qu’il avait été déporté en 1943. En revanche, elle n’avait aucune nouvelle de Joseph depuis cette année-là.

— Quand avez-vous vu Joseph pour la dernière fois ?

Elle prit le temps de rassembler ses souvenirs ou d’estimer l’importance de l’information à me délivrer.

— En décembre 1943. Il avait décidé de rejoindre un réseau de résistance juif. Selon lui, il ne servait plus à rien de se cacher ou de fuir. Il voulait se battre, faire partie des vainqueurs, en mémoire de Simon et des autres.
— Il se cachait ?
— Comme nous tous. Le plus souvent chez des voisins qui prenaient des risques. Simon et lui avaient été raflés comme juifs apatrides le 17 juillet 1942, alors qu’ils étaient nés en France. En attendant leur transfert au Veld’Hiv, ils avaient été détenus dans une piscine du XIXe arrondissement, pas très loin d’ici. Ils avaient réussi à s’échapper par un soupirail, je ne sais comment. Depuis, la police française les recherchait. Ils se cachaient chez les uns ou chez les autres, place des Fêtes et parfois ailleurs.
— Et vous ?
— Un policier municipal nous a avertis la veille de la rafle de ne pas rester chez nous. Des amis non juifs nous ont cachés jusqu’à la fin de la guerre.
— Tous les policiers ne faisaient pas de zèle, remarquai-je.
— Certains des nôtres ne les ont pas crus. Pas en France, là où ils avaient trouvé refuge, le pays de Zola, disaient-ils. Ceux-là ont été arrêtés et déportés.

J’étais déjà au Mans, loin de Paris, la presse locale en avait un peu parlé.

— Avez-vous su ce qu’il est devenu ?
— Rien, plus un signe. J’ai fini par me faire à l’idée qu’il était mort. J’espérais au combat plutôt que pris par la police française ou la Gestapo.

Cette précision indiquait sans doute de son sentiment sur le rôle de la police française pendant la guerre.

Je réagis avec un temps de retard.

— Pourquoi en souvenir de Simon ?
— Joseph était convaincu qu’il avait été dénoncé. Il pensait que la police n’était pas là par hasard, juste au moment où s’organisait leur départ pour la Suisse. Selon lui, seul le passeur avait pu faire ça, pour lui voler les diamants.
— Des diamants ?
— Simon et lui avaient pu en réunir assez pour payer leur voyage et vivre en Suisse.
— Il y en avait beaucoup ?
— Je ne sais pas.

Elle respectait le silence que j’imposais pour me laisser le temps de réfléchir.

Simon Olsiek et Joseph Koluski avaient découvert un moyen de s’enfuir en Suisse et d’échapper à la police, française ou allemande. Ils trouvent une filière, mais « ce salaud m’a dénoncé Buttes Chaumont ».

— Vous savez où Simon a été arrêté ?
— Du côté des Abattoirs de la Villette, Joseph me l’avait dit peu après leur départ raté.
— Joseph Koluski n’était pas présent ?
— Non, ils étaient prudents et évitaient d’être ensemble. Simon devait retrouver le passeur et récupérer Joseph en chemin.

Les Buttes Chaumont étaient peut-être sur le trajet menant au lieu de rendez-vous.

Elle interrompit mes cogitations.

— Vous pensez que Joseph est toujours vivant ?
— Je ne sais pas, désolé. J’ai quelque chose pour lui, enchaînai-je, laissé par Simon au moment de son départ pour les camps.

À cette évocation elle frissonna, réajusta le gilet posé sur ses épaules.

— Vous avez connu Simon Olsiek ? lui demandai-je en baissant un peu la voix.

Le oui qu’elle prononça semblait lointain, coincé dans sa gorge depuis 1943.

— Il était un peu plus âgé que moi, comme un grand frère qui nous protégeait, bien avant la Guerre.
— Savez-vous pourquoi il voulait se réfugier en Suisse avec Joseph ?
— Depuis 1942, leur vie était d’aller de cache en cache, de fuir la police. En Suisse une communauté juive accueillait les réfugiés. Simon avait fini par entrer en contact avec un passeur.
— Savez-vous comment il l’avait trouvé ?
— Non, ils ont préparé leur plan en grand secret ; ils ont attendu la veille de leur départ pour m’en informer.

J’allais lui montrer la lettre et l’anneau de bague. Je me ravisai, autant ne pas l’émouvoir à la lecture d’une lettre manuscrite de Simon. Je citai de mémoire son contenu.

— Je ne comprends pas ce que cela signifie, dit-elle. Le seul mot que je connaisse c’est adamas.

Ah ! Elle allait pouvoir éclaircir ce point obscur du message. Je l’invitai à poursuivre d’une moue que j’espérai expressive.

— Cela veut dire diamants.
— Diamants, répétai-je, davantage pour retenir le mot qu’obtenir une confirmation.
— Oui, cela vient d’un mot grec qui veut dire indomptable, car on ne savait pas comment tailler le diamant. Et puis, adamas est devenu diamant par la suite. Simon m’a appris cela avant-guerre.

Je ne l’écoutai plus. « Planque les adamas », planque les diamants. Joseph aurait compris le message. Prudent, Simon n’avait pas conservé leur magot sur lui. Joseph devait les détenir, voilà pourquoi il devait être récupéré en route, si et seulement si tout allait bien.

Après un silence triste, elle remit son manteau.

— Je dois reprendre mon service maintenant.

Je me levai.

— Oui, je comprends. Merci, mademoiselle, votre aide m’a été très utile.
— Vous pensez que Joseph est toujours vivant ?

Sa question à nouveau posée le serait sans doute maintes et maintes fois en attendant un oui pour réponse.

— Je ne sais pas. Je suis désolé.

Je ne savais pas dire mieux que lorsqu’elle m’avait posé la question une première fois ; j’essayai un sourire de compassion, hélas, je n’étais pas bon comédien. Ses yeux s’embuèrent. Elle ferma son manteau et partit sur un inaudible « au revoir ».

Je restai là, debout, maladroit. Plusieurs clients se tournèrent vers moi, me fixèrent avec des regards tantôt hostiles, tantôt interrogatifs. J’eus un sourire bête pour exprimer mon désarroi et quittai les lieux à mon tour.

La seule vraie piste que j’avais pu suivre doutait elle-même que Joseph Koluski fût encore vivant treize ans après l’avoir vu pour la dernière fois. Sa disparition s’imposait alors comme indiscutable.

L’enquête s’arrêtait là. Vaines recherches comme on dit dans la Police judiciaire.

Thérèse n’avait pas le téléphone, ses beaux-parents du moins. Je ne voulus pas lui écrire, méfiant quant à la certitude que le courrier lui fut bien remis. Je projetai d’aller la voir dès le lendemain pour lui rendre ses cinq mille francs.

Madame Gouézec, la belle-mère, ouvrit la porte avec un regard à la fois interrogateur et réprobateur. Est-ce que je venais encore empêcher cette maison de tourner à heure fixe et déranger ceux qui travaillaient ?

— Bonjour, madame, je voudrais voir madame Gouézec. Ce ne sera pas long.
— Thérèse, vous voulez dire ?

Elle aussi s’appelait Gouézec, néanmoins je n’avais rien à lui déclarer, ni même à lui demander. Elle me mettait mal à l’aise cette matrone des légumes.

— Oui, Thérèse. Est-elle là ? Ce ne sera pas long, insistai-je.

Pourtant on était loin de midi.

— Entrez, elle est dans la pièce du fond.

J’avançai dans la grande pièce d’où j’aperçus une plus petite derrière un passage que je n’avais pas remarqué lors de ma précédente venue. L’endroit, froid et humide, faisait office d’arrière-cuisine et de cabinet de toilette.

Thérèse langeait son enfant, avec délicatesse. Elle le regardait avec tendresse et amour. Son regard s’emplissait du sien. Elle prenait tout son temps. Temps où elle était avec lui, sans doute un rare moment, entre deux corvées de ménage, de cuisine, de jardin. Je la laissai faire attendant mon tour. La belle-doche, dont il me vint de la faire rimer avec boche, activa le mouvement.

— Thérèse, tu as de la visite.

Je pénétrai dans la pièce.

— Terminez, je ne suis pas pressé, m’excusai-je.

La vielle quitta la pièce sans un mot, ulcérée ou domptée, je m’en fichai, content de son départ.

Thérèse termina ses activités maternelles.

— J’ai terminé mon enquête, déclarai-je.

Puis, prenant un ton neutre, celui des rapports oraux.

— J’ai rencontré des personnes qui ont connu Joseph Koluski. Elles ne l’ont pas revu et sont sans nouvelle de lui depuis 1943. Toutes pensent qu’il doit être mort. Je suis désolé, mon enquête s’arrête là.

Je lui tendis la lettre de Simon, la bague et les cinq mille francs.

— Gardez tout cela. C’étaient les dernières volontés de Paul. Maintenant c’est fini, dit-elle, à la fois lasse et soulagée.

Elle se dégageait de ces objets témoins de la quête de son mari. Elle voulait tourner la page sur une affaire qui avait empoisonné leur vie, tant il devait en être obnubilé.

— Bien madame, reprenez votre argent, je n’en ai pas eu besoin.

Elle glissa les billets dans la poche de son tablier.

Je soulevai mon chapeau, accompagnant le geste d’un « au revoir » auquel je ne pus m’empêcher d’ajouter « courage, madame ».

Elle ne dit rien, prit son enfant dans ses bras et se dirigea vers la fenêtre qui donnait sur la rue. Moi, je vis que cette fenêtre ne donnait pas sur le jardin.

Je quittai la maison et rentrai chez moi, sans même avertir ma secrétaire, sans même savoir comment j’étais rentré.

Les jours qui suivirent, malgré le froid et le verglas, je me mobilisai sur deux affaires, l’une m’emmena à Orléans, l’autre à Chartres. J’oubliais le XIXe arrondissement, les terres maraîchères et cet épisode inédit depuis que je recherchais des personnes perdues de vue.

IV

Début mars la vague de grand froid avait laissé place à des températures de saison.

La journée finissait, ennuyeuse et maussade. Adèle terminait un courrier qui clôturait l’affaire confiée par le notaire de Chartres. Un héritier, étudiant aux Beaux-Arts, un peu bohème, bénéficiait des dispositions testamentaires de la veuve d’un général, lointaine parente. Outre-tombe elle faisait un pied de nez à son univers bourgeois.