Un premier cri pour un dernier souffle - Francis Mazeau - E-Book

Un premier cri pour un dernier souffle E-Book

Francis Mazeau

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Beschreibung

Une étrange malédiction semble hanter une famille à travers plusieurs générations. À la recherche de la vérité, nous serons emmenés, à travers les tourments des deux guerres mondiales, à vivre les profondeurs de la grande dépression et à nous plonger dans l’effervescence des années folles. Cette aventure frénétique nous mènera depuis les sommets du K2 jusqu’aux abysses océaniques. Nous croiserons la route des grands singes du Congo et traverserons les mers en solitaire. Pourtant, lorsque la vérité éclatera enfin, le monde tout entier sera ébranlé.


À PROPOS DE L’AUTEUR


Avec une imagination florissante nourrie par ses multiples lectures, Francis Mazeau prend la plume pour donner une vie à toutes les aventures construites par son esprit.

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Seitenzahl: 385

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Francis Mazeau

Un premier cri

pour un dernier souffle

Roman

© Lys Bleu Éditions – Francis Mazeau

ISBN :979-10-422-0520-1

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Marcelle doit accoucher dans la nuit du dimanche 31 décembre 1899. C’est le premier enfant de cette famille de paysans de Grignols et Albert, le futur père, est fier et inquiet. Il espère que tout va bien se passer. Le plein d’eau a été fait à la source du Fond de la Lande, juste en face de la maison du père Garrin, tout à côté. Il faut dire que sa maison des Pâqueries est isolée au milieu de cette forêt dense, et que c’est la seule source proche. Chaque jour, c’est la corvée d’eau et aujourd’hui, il a particulièrement veillé à bien remplir toutes les jarres. Il a dû aussi faire bouillir cette eau pour éviter toute contamination du bébé et de la maman. C’est Marcelle qui a insisté et il ne faut pas contrarier une femme quand elle va donner la vie. Il est vingt-deux heures, les deux grands-mères sont là pour aider, l’oncle de Marcelle est au café du village pour arroser la naissance et ne pas gêner les femmes. L’autre grand-père est mort d’un accident de chasse à l’automne. Le docteur ne pourra pas passer, il viendra à l’aube. La lumière danse. Les bougies et les lampes à huile et à pétrole donnent un spectacle d’ombres chinoises tremblotantes. Marcelle souffre, mais ne se plaint pas. Les draps propres ont été mis. Le bébé doit arriver dans une belle maison. Les souliers du dimanche sont au pied du lit, pas question de laisser les sabots tout crottés dans la chambre. Le chien gémit dans le froid, il ne comprend pas pourquoi il n’est pas devant la cheminée qui crépite d’un feu d’enfer. C’est sa place, d’habitude.

Une odeur de soupe embaume la maison. Elle mijote dans la cheminée depuis l’après-midi. Marcelle a décidé de fêter le Nouvel An et le nouveau siècle comme il faut. Elle s’est affairée toute la journée à faire des gâteaux, à découper les légumes pour faire une bonne soupe grasse, envoyant plusieurs fois Albert cherché des ingrédients manquants chez Mimine, l’épicière. Elle a tué elle-même le poulet choisi avec soin. C’est toujours elle qui tue les bêtes pour le repas et hors de question de laisser ce grand couillon d’Albert le faire, tant il est maladroit. Malgré son ventre bien rond, elle a arraché les boyaux du poulet d’un seul geste. Albert eut un mouvement de recul et d’écœurement. La bête fut farcie et recousue en un tour de main et mise à rôtir dans la cheminée vers neuf heures. Marcelle dresse encore la table pour le repas de son homme et les belles-mères. La journée fut ensoleillée, mais les nuages ont recouvert les Pâqueries à la nuit tombante. Les couteaux aiguisés la veille par Albert tranchent le saucisson et le lard avec facilité. Ce soir c’est la fête, alors Marcelle sort son pâté d’alouettes à la truffe. Les verres restent vides. Albert ne veut pas être saoul pour l’arrivée de son enfant. Et si Marcelle a besoin de lui ? Et si les belles-mères, ces langues de vipère, allaient raconter à tout le conté que le père était noir pendant que sa femme était dans les douleurs ? Non, pas de ça. Minuit approche. Marcelle ne peut plus retenir ses cris de douleur. Elle est habituée à la souffrance, du haut de ses vingt ans, mais là, c’est au-dessus de ses forces. Les belles-mères se précipitent dans la chambre et chassent le père qui veut aussi entrer. C’est une affaire de femme.

— Il nous faut de l’eau chaude et des serviettes propres et tièdes pour l’enfant, disent-elles au futur père avant de lui claquer la porte au nez.

Les hurlements de douleur s’intensifient. Albert entend les deux vieilles femmes essayer de calmer celle qui est en couches. Albert boit une gorgée de café, mais le crache aussitôt, rien ne passe. Soudain, les deux belles-mères s’affolent, c’est un siège. Elles ouvrent la porte de la chambre et hurlent.

— Il nous faut le docteur, viens nous aider. Apporte les linges et l’eau.

Affolées, elles ne savent plus quoi faire. Albert se précipite dans la chambre et découvre sa femme dans une mare de sang. Un léger râle lui parvient. Sa Marcelle se meurt. Il lui attrape la main et la serre fort. La future maman ouvre péniblement les yeux, regarde une dernière fois son mari et esquisse un sourire.

À cet instant, la pendule sonne minuit, l’orage éclate au-dessus de la maison, Marcelle ferme définitivement les yeux, et Germaine pousse son premier cri. Les deux femmes ont pu sauver l’enfant, mais pas la mère.

Ce fut le pacte avec l’enfer, un premier cri pour un dernier souffle.

Un cri de rage et de douleur déchire la forêt grouillante. Relayé par les loups affamés, le hurlement déferle sur le village en une onde de choc et d’effroi. Ceux déjà au lit sont réveillés en sursaut, ceux qui font encore la fête arrêtent la musique. Le maire a compris. Tous ont compris. À la tête d’une délégation comprenant le curé, le docteur et sa femme, il monte aux Pâqueries dans sa carriole tirée par ses deux vieux chevaux et éclairé par des torches. Le grand-père, fin rond, n’est pas en état de les accompagner. Le spectacle les saisit d’horreur. Ils découvrent un bébé baignant dans le sang de sa mère trépassée. Au pied du lit, deux vieilles femmes en pleurs et le pauvre Albert tenant sa femme ensanglantée dans ses bras.

À partir de ce jour maudit, Albert ne peut aimer son enfant. Quand il veut la prendre dans ses bras, un flot de sang s’écoule sur lui et le doux sourire de sa Marcelle lui apparaît. Il confie sa fille aux deux grands-mères. Le visage de Germaine lui est insupportable et jamais il ne le revit. Pendant trois longues années, Albert se tue aux champs la journée, et se saoule la nuit. Rien n’y fait, ni les avertissements du docteur, ni les engueulades du maire, ni les prières du curé. On le retrouve un beau matin, noyé dans la mare de la source au fond de Fourcaud, juste avant Varénas. C’est la petite Garrin qui aperçoit des souliers flotter au-dessus de l’eau. Albert est au bout, un poids attaché au cou. Il a coulé direct. Albert ne savait pas écrire, alors, on retrouve, au milieu de ses bouteilles vides, un dessin grossier le représentant avec sa Marcelle et sa Germaine dans les bras et leur faisant un baiser sur la joue.

Déjà que les deux vielles ont recueilli la tueuse de mères avec réticence, elles ne peuvent pas supporter davantage cette enfant qui vient aussi de tuer son père.

Germaine est finalement confiée au curé et à Eugénie, la maîtresse d’école retraitée.

Paradoxalement, c’est une chance pour Germaine. Très douée, elle apprend très vite à écrire et à lire. C’est la première de la classe et on pense à elle pour aller à Saint-Astier, représenter le village à la grande école.

Alors, Germaine se met à écrire, écrire encore et encore, l’histoire se sa maman, de son papa, de sa naissance. Elle demande à tout le village de lui expliquer sa famille, qui étaient ses parents dont elle n’a aucun souvenir ? Même les deux vieilles grands-mères, d’abord réticentes, lui racontent cette nuit maudite à jamais. Comme demandé par Germaine, tous les moindres détails lui sont relatés et expliqués, allant jusqu’au malaise des deux vielles qui faillirent y passer aussi. Germaine remplit deux cahiers qu’elle conserve précieusement.

Très en avance sur son âge, tant à l’école que physiquement, beaucoup de garçons lui tournent autour. Il est vrai que du haut de ses quatorze ans, elle en fait bien vingt et certaines filles, en âge de marier, sont jalouses et ressemblent à des fillettes boutonneuses face à elle.

C’est au début de 1914 qu’elle remarque, pour la première fois, le nouvel instituteur du village. Arrivé pour la rentrée précédente de sa Charente natale, Louis est bien plus âgé qu’elle. Il doit bien avoir 22 ou 23 ans, c’est un vieux. Germaine n’aime pas les garçons de son âge, ils sont bêtes, boutonneux et incultes. Louis est attiré par la fraîcheur de cette fille, elle a un charme apaisant et toutes les autres femmes lui apparaissent mièvres et sans intérêt. C’est justement dans la nuit de l’anniversaire de Germaine, qu’ils dansent ensemble pour la première fois. C’est tout de suite l’amour fou. Ils ne se quittent plus, faisant jaser tout le village. Menacé de renvoi par le maire, sous la pression de ses administrés et surtout de toutes les bigotes outrées par ce couple infernal de la tueuse de parents, encore mineure, et de l’étranger, Louis est convoqué par l’administration, reçoit un avertissement et est sommé de mettre un terme à ce blasphème. Mais les deux amoureux ne peuvent se séparer. C’est grisant de se retrouver en cachette, mais ils ne peuvent pas vivre l’un sans l’autre. Louis va démissionner de son poste et partir avec sa belle, loin de ce village maudit.

Mais le 3 août change tous les plans. La France déclare la guerre à l’Allemagne et tous les jeunes hommes sont mobilisés sur le champ. Louis n’y échappe pas. Germaine crie son malheur, s’accroche au cou de son Louis, mais à quoi bon, toutes les femmes sont dans le malheur. C’est une vague de désespoir qui enveloppe la France. Le curé est aussitôt sollicité pour célébrer les mariages de tous ces enfants du pays qui vont partir à la guerre. Les fiancées veulent montrer leur amour pour leurs hommes et dire, par ce mariage, qu’elles les attendront au village, qu’ils ne seront pas seuls, qu’ils pourront écrire à leurs femmes et recevoir des colis, que la patrie sera reconnaissante du devoir accompli.

L’union de Germaine et Louis fait partie du lot de mariages célébrés. Ce ne sont plus des indésirables, mais des héros. Alors, avec la bénédiction du curé et de la France, Louis a le droit de se marier avant d’aller se faire tuer.

Germaine tremble tous les jours pour son Louis, elle attend le facteur, s’inquiète quand il n’y a pas de lettre. Elle lui écrit tous les jours, elle raconte par le détail comment elle s’occupe des champs hérités de ses parents, comment elle chasse, enfin, comment elle se débrouille. Elle lui dit que tout le monde pense à lui. Germaine s’attache à ne pas se plaindre, son homme doit garder le moral. C’est beaucoup plus dur pour lui, dans les tranchées. Elle lui envoie des pâtés d’alouettes, comme les aimait sa mère. Du foie gras bien stérilisé, aussi. Rien qui puisse se gâter, il change souvent d’endroit, alors les colis arrivent souvent très tard. Un jour, Germaine fait une énorme surprise à son Louis. Avec ses maigres économies, elle s’est fait prendre en photographie, à Saint-Astier. Elle porte le magnifique corsage en dentelle offert par son mari, le jour des noces. Elle est superbe. Louis sera content.

Le Noël 1914 sera inoubliable. Louis a enfin une permission de trois jours. Il doit arriver au train de Périgueux, puis en prendre un autre pour arriver à Saint-Astier. Germaine l’y attend depuis une heure, elle ne veut pas le louper. Ils se jettent dans les bras sur le quai bondé de la gare. Ça s’embrasse de partout, ça rit très fort, ça pleure aussi. Des pleurs de joie, de retrouvailles, mais aussi de chagrin pour les femmes dont les maris ne descendent pas du train.

Le village fête ses jeunes qui viennent du front. Tout le monde leur demande de raconter. Ont-ils tué beaucoup d’Allemands, ont-ils été blessés, ont-ils peur dans les tranchées ? Mais aucun ne parle. L’effroi se lit dans leurs yeux. Les hommes n’ont qu’une envie, retrouver leurs femmes, leurs enfants, leurs fermes, leurs terres.

Ce soir de Noël, Germaine et Louis font l’amour toute la nuit. Ils ne veulent plus se séparer. Leur fusion est si intense qu’ils ne voient pas l’aube arriver. C’est la fête au village et ils sont attendus, comme tous les autres. Tant pis, ils iront plus tard, il faut se reposer.

Après les trois jours, le départ des hommes est déchirant. Certains voudraient bien déserter, mais ils connaissent le châtiment et le déshonneur qui s’abattrait sur leur famille.

Chaque permission rapproche un peu plus. Germaine et Louis. Et celle du 20 août 1918 est particulièrement attendue par Germaine. La France et ses alliés ont pratiquement gagné la guerre. Il reste un peu de résistance des Allemands, mais la victoire est annoncée dans les semaines qui arrivent.

Germaine a une grande nouvelle pour Louis. Il va être fier.

Le soleil chauffe très tôt, ce 17 août. La brûlure de ses rayons est plus intense que les autres jours. Germaine est inquiète, elle a un pressentiment. Cette nuit, elle a rêvé de ses parents, et plus particulièrement de sa maman qui baignait dans son sang. Germaine a peur. Germaine pleure. Déjà dans les champs dès l’aube, elle ne veut pas montrer son désarroi. Les voisines sont là, aussi, et tout le monde se réjouit des permissions à venir et de la fin de la guerre toute proche. Soudain, la Margueritte hurle en montrant le chemin du doigt. Le maire, accompagné d’un gendarme et du docteur, arrive d’un pas lent et hésitant, la tête basse et l’œil triste. Ils prennent à gauche, vers les Pâqueries. Germaine tombe les genoux dans la terre. Les autres femmes se signent.

Louis est mort le 11 août à l’aube, en défendant héroïquement le village de Montdidier, près d’Amiens. Grâce à l’action héroïque de son bataillon, la route Amiens – Paris a été rouverte par les Français et les Allemands ont subi de grosses pertes.

Germaine n’entend plus rien. Tout bourdonne dans sa tête. Ses cris déchirants résonnent jusqu’au cœur de Grignols. Le soleil se voile. Les chiens aboient de toute part. Soutenue par les autres femmes, elle est prise de convulsions et se met à cracher du sang. Affolé, le maire s’écarte pour laisser le docteur faire son travail. Ce dernier s’approche pour donner un calmant à Germaine quand celle-ci s’effondre, inanimée.

Germaine se réveille deux jours plus tard dans son lit. Le soleil est haut, il doit être midi. Henriette, la femme du maire, est à côté d’elle. Cela fait plus de deux heures qu’elle lui éponge le front et lui humidifie les lèvres.

Germaine ne comprend pas ce qu’elle fait là, ni pourquoi Henriette est ici. Soudain, tout lui revient. Les sanglots déboulent sur son visage. L’envie de crier lui prend. La femme du maire serre très fort sa main dans la sienne. Elle lui caresse le visage et essuie ses larmes avec un mouchoir propre.

Louis ne saura jamais qu’il va être papa. Germaine l’a appris un mois après la dernière permission de son homme. C’est le docteur qui lui a confirmé. Faut dire que Germaine s’en doutait. Cela faisait déjà deux semaines qu’elle avait des nausées, la vue de nourriture lui donnait envie de vomir. Et puis, elle avait du retard, beaucoup de retard. Le sang n’était pas venu, comme tous les mois. Maintenant, ses seins étaient devenus durs comme des melons, et son ventre bien rond rendait jalouses les autres femmes qui maudissaient le ciel de ne pas avoir ensemencé aussi leurs entrailles.

La petite Madeleine est née le premier janvier 1919 dans la chambre des Pâqueries, dans des draps propres, entourée du maire, de sa femme, du docteur, d’une infirmière et deux vieilles grands-mères grabataires. Tout le monde savait les circonstances de sa naissance et personne ne voulait que cela arrive de nouveau.

Sorti un instant, s’assurant qu’il était seul, le maire dit en se signant :

— Un premier cri pour un dernier souffle.

Germaine ne veut pas d’aide, Germaine ne veut pas qu’on la plaigne. Elle veut faire plaisir à Louis. Alors, elle se tue à la tâche. Toute la journée aux champs, elle mène le vieux cheval acheté au maquignon de Saint-Astier. Cette vielle rosse arrive tout juste à tirer la charrue, Germaine se crève. Madeleine, toujours fichée sur son dos, enveloppée dans une chemise de son père, ne pleure pas. Elle ne pleure jamais. Les yeux grands ouverts, la petite semble mener sa mère comme celle-ci mène le cheval. Ça décuple les forces de Germaine. Sous la pluie, sous le soleil brûlant, accompagnée par les cris moqueurs des merles et des corbeaux, elle se casse le dos et les reins aux Pâqueries. Même les visites du maire ou du curé n’y changent rien. Louis doit être fier d’elle. Le soir venu, c’est la corvée d’eau. Bien sûr, ce n’est pas très loin, mais les seaux sont lourds après une journée épuisante. Et il faut manger, aussi. Oh, ce n’est pas qu’elle y a goût, mais il faut bien prendre des forces. Et puis il y a Madeleine. Elle mange pour quatre. Ensuite, c’est la corvée de bois qu’il faut rentrer pour allumer la cuisinière. Ce bois qu’elle a coupé tout l’hiver, Madeleine toujours collée à elle et hurlant contre le vieux canasson au bord de la mort. Dès que la petite a mangé, c’est le cheval qu’il faut nourrir avec le foin du printemps dernier. Même en été, la nuit est tombée quand Germaine peut s’occuper d’elle. Face au vieux miroir de Louis, elle ose à peine se regarder. Elle qui avait séduit Louis avec sa peau rose, ses joues goulues, et ses yeux coquins est devenue une laideronne. Le visage tout crotté de boue est boursouflé de fatigue. Ses yeux ne sont que deux boules noires, vides, perdus au fond du désespoir. Ses vêtements sales et déchirés lui donnent l’air d’une femme de mauvaise vie. Les larmes coulent lentement sur ses joues, traçant deux sillons roses le long de son visage terreux.

Germaine ne mange pas beaucoup. Elle a énormément maigri. Ses forces la fuient un peu plus chaque jour. De temps en temps, la femme du maire lui apporte une bonne soupe de légumes avec des tailles du pain du boulanger du village. Germaine chasserait bien, mais elle n’a pas le temps de cuisiner le gibier. Aussi, ses voisines lui apportent un lapin en sauce ou une volaille rôtie, mais Germaine est fière. Alors, elle les rabroue vertement, criant qu’elle n’a pas besoin de charité et menace de jeter ces repas tous faits. Mais, dès que les mégères sont retournées chez elles, Germaine se jette sur ce repas délicieux et se gave à en éclater.

Enfin arrive le moment préféré de Germaine. À la lumière chancelante d’une bougie, elle sort les cahiers de sa maman et écrit à son tour. Elle complète l’histoire de sa famille. Madeleine doit savoir. Elle doit tout connaître sur sa grand-mère, sur sa maman, sur son papa, sur sa naissance, sur son enfance. Germaine s’applique à parler de Louis, ce papa très beau et merveilleux. Comment expliquer que ce père et sa fille, inconnus l’un pour l’autre, sont les seuls trésors de sa vie ? Elle lui parle de ce père très doux, très instruit. Elle détaille leur rencontre, lui dit comment son cœur battait à rompre quand elle le voyait. Leur premier baiser, sa peau douce, ses yeux envoûtants. Comment elle était désarmée face à cet homme qui n’était pas comme les autres ? Jamais grossier, toujours prévenant et délicat, Louis ne buvait jamais comme les autres soûlards du village. Après un verre ou deux, il partait retrouver sa belle sous les moqueries de tous les jaloux de Grignols.

Germaine pleure toutes les nuits. La guerre est une chose maudite, elle lui a pris son homme, son bonheur, sa vie.

Germaine a tenu quatre ans. Un matin, les volets étant restés clos après le lever du soleil. Alertés par les voisines, le maire, le curé et le docteur se présentent à la porte des Pâqueries. Ils frappent à la porte, mais personne n’ouvre. Seuls les pleurs et les cris de Madeleine brisent le silence macabre.

Pendue au milieu de la cuisine, sa fille pleurant à ses pieds, Germaine tient deux photos : celle de Louis dans la main gauche et celle de Madeleine dans la droite. Juste avant de pousser le tabouret qui la reliait à la vie, son homme et sa fille étaient présents dans son cœur.

Grâce aux démarches de Gustave, le maire, Madeleine, obtient le titre de Pupille de la nation. Cette loi du 27 juillet 1917 accorde plus de protections aux enfants orphelins de guerre, sans pour autant être sous la tutelle de l’état. Les tuteurs conservent leur plein exercice de leurs droits.

Rejetée par ses arrières grands-mères grabataires et mourantes, Madeleine est envoyée à l’orphelinat de Périgueux, en attendant qu’un tuteur soit désigné.

Madeleine s’accroche à la porte des Pâqueries, sa maman va s’inquiéter, elle est juste partie un moment, elle va revenir. Madeleine crie, se débat, elle doit rester, elle veut rester. Henriette la prend dans ses bras et la serre fort contre son cœur. Les doux baisers finissent par calmer la petite. La femme du maire, Madeleine dans les bras, rentre dans la maison et passe dans toutes les pièces avec l’enfant aux yeux écarquillés. La chambre de sa maman est rangée et propre, la sienne aussi. Madeleine prend son doudou Oscar et les voilà dans la cuisine. Tout est rangé et lavé. La cuisinière est froide, l’évier vide, les bougies éteintes bien alignées sur le buffet. Henriette sort de sa poche une grosse clef, celle des Pâqueries. Elle prend la main de Madeleine dans la sienne, et d’un geste sec, toutes deux ferment la porte de cette maison qui va dormir et se reposer comme Germaine le fait en ce moment.

L’enfant est forte, aucune larme ne coule sur ses joues.

— Tu vois ma petite, dit la femme du maire avec une forte émotion dans ma voix, je vais garder ta clef chez moi. Tu pourras venir la prendre quand tu voudras.

Toutes deux descendent vers le village à pied, en passant par Chaumont pour apercevoir le château de Grignols, puis la Jenbertie et Combens. Arrivés sur la place du village, Gustave les attend avec la carriole attelée à ses deux magnifiques chevaux. La veille, Henriette a préparé les maigres affaires de Madeleine. Elle les a mis dans sa malle d’enfant à elle, Madeleine n’en a pas. Le départ se fait sans adieu, sans cris, dans l’indifférence générale. Les hommes sont trop occupés à boire un verre sous la halle et les femmes se dépêchent d’aller au Vern pour faire la lessive. Seules, les anciennes voisines de Germaine lèvent le nez et adressent un petit signe à cet enfant du malheur.

La carriole arrive après trois heures de route à Périgueux. Les larmes coulent sur les joues de Gustave et Henriette. La petite main de Madeleine serre très fort celle de la femme du maire. Mais aucune plainte, aucun cri ne sort de la bouche de l’enfant. L’immense porte cochère s’ouvre dans un grincement terrible et une forte femme à l’œil strict et au visage fermé tend la main vers sa nouvelle pensionnaire sans dire un seul mot. Comme la petite met du temps à lâcher la main qui la relie encore aux Pâqueries et à l’amour, la femme à la robe noire et aux cheveux impeccables la tire vers elle.

— Allez, viens, on ne va pas te faire de mal. Les autres attendent pour manger. Dépêche-toi.

Déjà, un homme hors d’âge prend sa malle en râlant.

— Qui a encore des malles en bois de nos jours, c’est insensé.

La lourde porte se referme dans un cri déchirant avant de claquer bruyamment. Le bruit sec des deux tours de clefs dans deux serrures fait sursauter Gustave et sa femme qui s’effondre en larmes dans les bras de son mari.

Il s’en suivit les années de plomb, comme les appellera Madeleine. Des années de privation de liberté. Finis les courses autour des Pâqueries, les roulades dans les près de Chaumont, les cris des corbeaux. Ce furent aussi des années d’une discipline de fer. Tout était interdit. Il y avait des règles à respecter pour tous et partout, sinon les punitions pleuvaient comme au printemps à Grignols. Madeleine n’avait pas d’amis. Pourtant tous les enfants étaient orphelins, mais les autres savaient obéir. Madeleine se rebellait chaque jour passé dans ce qu’elle appelait sa prison. Alors, pour ne pas être punis eux aussi, les autres enfants la mettaient à l’écart. Cette solitude lui pesait beaucoup, mais elle préférait ça à l’obéissance aux ordres aboyés par la femme en noir dont elle ne put jamais dire le nom. On ne l’appelait plus par son prénom, mais la punaise, la chiante, l’emmerdeuse. C’est ce qui lui forgeât son caractère indépendant. Derrière cette solitaire se cachait un enfant plein de rêves, plein d’envies, plein de vie, d’une sensibilité extrême. Madeleine pouvait passer des heures à contempler une fourmi transporter son fardeau ou chercher sa maman parmi les étoiles, en priant qu’elle ait pu retrouver son papa.

Après deux ans passés dans cet établissement, son rejet de l’autorité est total. Dès que Madeleine en a l’occasion, elle essaie de fuguer, de passer par-dessus les murs, mais pour une fillette de six ans, ils sont encore hauts. Elle ne reçoit aucune visite, l’abandon est total. Souvent, dans ses rêves, Henriette venait la chercher et l’emmenait dans sa maison. Les Pâqueries l’attendaient et l’odeur du feu dans la cuisinière annonçait une tartine grillée couverte de la crème du lait qui avait bouilli. Sa maman allait terminer de donner à manger au cheval et elles se feraient de gros bisous bien baveux sur leurs joues recouvertes de terre.

— On dirait des gorets qui font leur toilette, dirait Germaine en éclatant de rire.

Mais personne ne vient, jamais.

Un jour, Madeleine a de la chance. Le curé est venu manger à l’orphelinat avant de dire la messe, comme tous les dimanches après-midi. Mais elle remarque que la porte n’est pas verrouillée. Aussitôt dit, aussitôt fait. Voilà notre Madeleine qui coure à toutes jambes dans la rue longeant sa prison et tourne juste au bout, sur sa gauche, sans savoir où elle va. Elle recommence l’opération trois ou quatre fois, tantôt à gauche, tantôt à droite afin de brouiller les pistes et s’arrête dans une ruelle, totalement essoufflée, pour écouter si on la poursuit. Rien, pas un appel, pas un cri, personne dans les rues, personne à ses trousses. Elle reste juste le temps de récupérer son souffle et la voilà qui repart. En passant devant une église, elle peut voir l’heure : trois heures. Les seules choses bien apprises à l’orphelinat sont la lecture et l’écriture. Elle cherche « Grignols » sur tous les écriteaux de signalisation, mais rien. Soudain, elle voit « Saint Astier ». Ce n’est pas loin de son village, alors elle suit la route dans cette direction. C’est long, ses jambes lui brûlent. Les semelles de ses chaussures éculées s’ouvrent sur le devant, des ampoules commencent à la faire souffrir, mais rien de l’arrête. Quand elle voit ou entend arriver une carriole ou une de ces voitures infernales, Madeleine se cache dans les herbes. Au cas où ce serait la grosse femme en noir qui la cherche. Enfin, elle voit un panneau indiquant Grignols avec 10, écrit en gros. Encore dix kilomètres, Madeleine est épuisée. Mais ce qui l’inquiète, c’est que la direction indique la forêt. À sept ans, on a peur la nuit, dans la forêt, même quand on a habité aux Pâqueries. Il y avait toujours maman pour la rassurer, mais là, elle est toute seule.

La nuit est là quand Henriette entend un petit râle, derrière sa porte. Puis des petits coups à peine audibles sur le bois massif. Son sang ne fait qu’un tour. Gustave est au bistrot, elle est seule.

— Qui est là ? demande la femme, d’un ton ferme.

— Maman… maman, répond une petite voix.

Bon sang. Henriette ouvre la porte comme si elle voulait l’arracher. Madeleine est allongée sur les marches, totalement épuisée, les pieds en sang. Henriette la prend toute de suite dans ses bras et l’embrasse sans pouvoir s’arrêter. Puis, la fait manger, la lave, la couche dans des draps propres à côté d’elle, près de la cheminée. La fillette s’endort d’un trait, repue et bien au chaud.

Quand Gustave rentre enfin, vers minuit, Henriette se précipite dehors et lui fait signe de ne pas faire de bruit, avec son doigt sur la bouche. Les larmes plein les yeux, la femme du maire lui prend la main délicatement avant de le faire entrer.

Tous trois passent la nuit autour de la cheminée, emmitouflés dans les couvertures.

Depuis ce jour, Madeleine ne retournera jamais à l’orphelinat. Malgré les protestations de la tenancière, Gustave obtient, grâce à ses fonctions et ses relations, que la fillette soit confiée à ses bons soins, au grand plaisir de sa femme. Il devient le tuteur légal de Madeleine. À l’époque, le tuteur est forcément un homme, une femme n’a pas de droits.

Un an après, Madeleine devient officiellement l’enfant de Gustave et Henriette Fremeur. L’adoption plénière a été prononcée par le notaire à la mairie, en présence de Madeleine, Gustave, Henriette, du curé de Grignols, ainsi que de tous les conseillers de la commune. Une énorme fête est donnée le dimanche suivant sous la halle de la mairie. Comme un baptême. Une année plus tard, c’est le baptême d’Henri, le fils de Gustave et d’Henriette né trois mois plus tôt. Madeleine est fière d’avoir un frère.

À dix ans, ses envies de libertés la guident déjà. Elle a compris que pour être libre, il faut être instruit, savoir lire, écrire, bien parler, tout savoir, être polie, mais ne pas se laisser marcher sur les pieds. Alors, Madeleine est une adolescente studieuse, curieuse de tout. Sans cesse poser des questions, insister tant qu’on n’a pas de réponse. On l’appelait « la fouineuse ». Au village, au collège, c’était : attention, voilà « la fouineuse ».

En 1936, Madeleine à dix-sept ans. C’est le Front populaire, les congés payés, Jaurès. Le désir de liberté et de justice éclate comme une rose sublime. Même Grignols est sens dessus dessous. Le village est en ébullition. Des cortèges rejoints par ceux de Manzac et de Villamblard vont grossir les hordes d’assoiffés de libération des classes et d’émancipation féminine, qui défilent dans Périgueux ou Saint-Astier. Madeleine est au premier rang. Elle revendique la liberté tous les jours, l’égalité entre les hommes et les femmes, la justice de salaires décents. Très vite, Périgueux est trop petit, pour elle. Elle a des envies de Paris, de Champs-Élysées, d’Arc de Triomphe, de Tour Effel. Elle se sent aspirée par cette ville merveilleuse. Elle dévore les journaux et les magazines qui détaillent la vie parisienne. Les Folies bergères, les danseuses, les cabarets, tout cela l’attire comme un insecte ébloui. Elle admire Marlène Dietrich, et rêve de rencontrer Michelle Morgan. Joséphine Baker la fascine et Simone de Beauvoir l’envoûte. Mais comment rejoindre ces femmes éprises de liberté qui posent les bases de l’émancipation féminine tant réclamée ? Il va lui falloir encore attendre plus d’un an, le 18 février 1938, pour commencer sa vie de citoyenne libre. La loi votée ce jour mémorable dote les femmes d’une capacité juridique propre. Elles ne doivent plus obéissance à leurs maris, elles peuvent posséder leur propre carte d’identité, avoir un passeport, ouvrir un compte en banque sans avoir besoin de l’accord de leurs époux. Ces derniers disposent encore du choix de la résidence et le l’autorité parentale, ou même de décider si une femme peut travailler ou non, mais la liberté est en marche et plus personne ne peut l’arrêter. Les derniers bastions tomberont en 1965.

Madeleine ne peut plus rester à Grignols, elle veut vivre, s’amuser, rire, pleurer, être amoureuse.

Henriette et Gustave ont compris depuis longtemps. Ils ne s’opposent pas aux rêves de leur fille.

Henriette met en garde cette libertaire contre les hommes et leur violence quand on est une belle jeune fille comme elle. Mais rien n’y fait, il faut qu’elle parte, la vie l’appelle, l’amour l’attend. Toutes les nuits, le monde des arts la hante, celui de la littérature la sublime, les cercles d’influences féminines l’attendent. Simone de Beauvoir n’a-t-elle pas dit : « on ne naît pas femme, on le devient » ? Elle veut participer à cet élan mondial qui va faire émerger un monde et un ordre nouveaux.

En ce premier juin 1938, Henri est chargé de distraire sa sœur. Elle trouve bizarre que ce frère, d’habitude peu enclin à marcher, lui demande de l’amener voir le moulin d’Acquit, puis celui de Burrel ou celui de la Motte. Mais, comme elle va partir le lendemain, Madeleine est contente de passer tout ce temps avec ce frère qu’elle ne va pas revoir de sitôt. C’est une matinée spéciale ou tous deux se découvrent. Un lien particulier s’installe et les rapproche subitement, un vrai amour de frère et sœur. Quand ils arrivent, vers midi, devant la maison des parents, ils se serrent dans les bras et s’embrassent tendrement. Ils ne veulent plus se quitter. Pour Madeleine qui doit partir, qui veut partir, ce frère soudainement découvert plus intimement la fait douter un instant. Mais non, elle ne peut pas rester, sa vie n’est plus là, elle n’est plus maîtresse de son destin qui l’appelle. Paris l’appelle, Paris l’attend, Paris la supplie. Henriette a préparé une surprise. Un poulet rôti doucement dans la cheminée pendant que les patates rissolent sur la cuisinière. Henriette n’a pas oublié le pâté d’alouettes ni le gâteau au chocolat. Mais sa surprise est bien emballée dans un papier brillant soigneusement plié et entouré d’un joli ruban de soie.

Madeleine ouvre le paquet avec délicatesse. Elle découvre quatre cahiers parfaitement conservés. Surprise, elle interroge du regard ces parents.

— C’est l’histoire de ta famille, ma petite, ton histoire, ton enfance. Germaine, ta maman, me les a confiés en me faisant promettre de te le remettre quand je jugerai qu’il sera l’heure. Elle y a écrit son amour pour toi, pour ton papa, ses joies, ses peines, ses remords, ses regrets. Tu vas connaître ta grand-mère, si belle, si douce et ton grand-père brisé par le chagrin. Tu vas découvrir l’enfance de ta mère, puis sa rencontre avec un homme merveilleux, ton père. Tu vas comprendre l’amour fou de Germaine pour son mari, sa passion pour toi, sa tragédie.

Émue, Henriette ne peut retenir ses larmes. Elle prend dans ses bras cette jeune femme qui va les quitter et la serre très fort. Toutes deux pleurent sur l’épaule de l’autre. Et voilà que Gustave et Henri fondent aussi en larmes. Ce soir, la maison du maire est un flot de joies et de peines qui monte vers les cieux comme une prière.

Gustave a aussi un cadeau. Sa femme n’est même pas au courant. Alors, quand tout le monde est calmé, il tend une petite enveloppe à sa fille en déposant un tendre baiser sur son front. Madeleine y trouve 900 francs, toutes ses économies depuis des mois.

— Tu en auras plus besoin que moi, dit-il.

Et les voilà tous repartis à verser de grosses larmes à l’unisson.

Puis c’est Henri qui tire la robe de sa sœur. Lui aussi à un cadeau. Il donne un paquet mal ficelé d’où sort la patte arrière de Gaspard, son ourson.

— C’est pour toi, dit ce dernier. Tu verras, quand on est triste, Oscar sait nous consoler.

— Mais il va te manquer, répond Madeleine très émue par le cadeau de son petit frère. Tu ne pourras plus le serrer dans tes bras, ni lui faire des câlins, ni dormir avec lui.

— Je sais, mais ce n’est pas grave. Il sera avec toi pour te protéger. Et puis je n’ai plus besoin de doudou, je suis grand maintenant.

Madeleine a trouvé l’adresse d’un foyer pour jeunes filles dans une revue. Après avoir échangé plusieurs lettres, fourni une recommandation de Monsieur le Maire de son village, détaillé ses talents, certifié ses bonnes mœurs, attesté de son inscription dans une école de couture à Paris, la directrice du foyer lui a confirmé qu’elle est bien attendue le dimanche pour la rentrée et qu’une chambre lui est attribuée.

Le départ de Grignols est terrible. Une grande partie du village est sur la place pour voir le maire et sa famille prendre la direction de la gare de Saint-Astier. Madeleine se retourne sans cesse, son village lui manque déjà. Une envie de descendre de la voiture lui taraude le ventre, elle veut courir vers la forêt, sa forêt, son enfance. Ses ongles s’enfoncent dans le cuir du siège, il est trop tard pour revenir en arrière. C’est sa décision, c’est son destin, c’est ce qu’elle veut depuis des mois et des années. Bien sûr que c’est difficile et triste, mais elle reviendra à Grignols, elle le promet, elle se le promet.

Prise dans le tourbillon de Paris, très vite, Madeleine ne va plus au foyer ni à l’école de couture. Elle découvre le monde de la nuit, des fêtes qui durent jusqu’au petit jour. Elle assimile instantanément les codes de la vie mondaine de la capitale. Éblouie par cette jeunesse en effervescence, la petite provinciale se fait vite remarquer par sa soif de connaissance et de culture. Elle fréquente les cinémas, les cafés branchés, les théâtres. Son film culte est « Retour à l’aube » avec Danielle Darrieux, c’est tout à fait elle, c’est tout à fait ce qu’elle veut devenir. Mais cette vie trépidante épuise vite son petit pécule. Hébergée par une amie de la nuit, Madeleine est aux abois. Elle ne peut plus suivre le rythme. Impossible d’avoir de nouvelles robes ou de nouveaux bijoux. Pas question de porter les mêmes apparats chaque soirée, ou d’apparaître avec des tenues défraîchies. La vie mondaine nocturne a un prix et Madeleine est prête à le payer. Son amie lui explique.

— Tu dois trouver un riche amant, beaucoup plus âgé que toi, c’est indispensable. Regarde, moi j’ai rencontré Alain de la Ferrière il y deux ans et j’ai tout ce que je veux. J’espère que tu as compris que ce n’est pas moi qui paye le loyer de cet appartement ? Ni toutes les robes ?

Madeleine tombe des nues. Elle n’avait pas compris. Ça doit se voir à sa tête, car son hôte éclate de rire.

— Eh bien, ma vieille, tu es vraiment une bouseuse. Je vais m’occuper de toi. Dès ce soir, tu seras casée. Avec ton joli minois et ton air ingénu, tu fais déjà des ravages auprès de certains cœurs à prendre. Ils me demandent tous qui tu es et où je t’ai trouvée.

Madeleine reste sans voix. Sa naïveté et son innocence l’affligent. S’il lui restait quelques illusions sur la liberté des femmes, elles viennent de disparaître. Elle regarde son amie et éclate de rire à son tour, tout en lançant la question.

— Mais il va falloir que je couche avec lui, alors ?

— Bien sûr, il faut bien que ces vieux bourgeois aient une compensation. Mais tu verras, ils ne sont pas gourmands et surtout, tu vas beaucoup apprendre de leur expérience. La plupart ont une femme qui ferme les yeux, certes, mais dont ils doivent aussi s’occuper.

L’amie se rapproche de la jeune ingénue, la prend par les épaules et lui parle doucement à l’oreille.

— Comme toutes les autres, j’ai mon homme. Un jeune beau garçon. On est fous amoureux. Il s’appelle Antonio, c’est un peintre italien sans le sou et sans talent. Et grâce à mon cher Alain de la Ferrière, je peux le gâter autant que je veux. Il n’y trouve rien à redire. Et là, c’est moi qui l’entretiens, c’est ça la liberté. Et puis, je lui fais profiter de l’expérience sexuelle d’Alain, ça le rend dingue. Tu verras, c’est l’extase.

Le soir même, Madeleine rencontre un ancien commandant de l’infanterie, qui dépose sa vie à ses pieds.

La Grignolaise s’acclimate très vite à cette vie de courtisane. En plus, elle a eu de la chance de tomber sur Gaston, un fou de culture, de littérature, de cinéma, de peinture. Son amant lui fait découvrir les spectacles de Sacha Guitry, et surtout de sa troisième femme, Jacqueline Delubac. À ses côtés, elle assouvit ses envies de modernité, elle côtoie Picasso, Bacon, porte des toilettes somptueuses, assiste à toutes les premières des pièces la mode, fréquente tous les cabarets de Montmartre. Madeleine est invitée à toutes les soirées huppées de Paris. Sa vie n’est plus qu’une immense fête.

Mais elle brûle sa vie par les deux bouts. Madeleine goûte à l’alcool et surtout à la drogue. Après un an de cette vie d’excès, la petite provinciale est méconnaissable. Son teint est blafard, ses yeux fatigués, sa peau ravagée, son cœur vide.

Elle veut faire une pause, prendre le temps de réfléchir au sens de la vie, au sens de sa vie. Gaston est d’abord compréhensif, puis impatient. Il faut qu’elle choisisse vite. De folles soirées les attendent et il ne compte pas les rater, avec ou sans elle.

Ce soir de juillet 1939, hantée pas des idées suicidaires, Madeleine est seule sur le pont neuf. Pressée de vivre pour échapper à l’imminence de la guerre, la jeunesse parisienne crie, s’amuse, danse dans les rues et sur les ponts, tous les jours jusqu’au bout de la nuit, ivre de se sentir vivante et libre avant le chaos et l’obscurité qui vont s’abattre sur elle.

Les hordes de filles et de garçons en transe bousculent Madeleine et essayent de l’entraîner dans leurs folies, mais c’est peine perdue. Rien ne peut détourner l’ancienne ingénue de son destin. Elle s’approche du parapet du pont. Soudain tout est calme, le pont est vide. Hypnotisée par la Seine qui s’écoule rapidement, Madeleine commence à enjamber le garde-fou. Sa tête tourne, ses yeux se ferment, ses bras s’ouvrent. Elle se laisse aller.

Soudain une main ferme lui entoure la taille, la soulève et la bascule de l’autre côté de la rambarde.

— Fais attention, ma belle, reste avec nous, dit une voix suave.

Un baiser sur la joue chasse ses idées noires.

— Je m’appelle Roberto, mon amour, et toi ?

Ce n’est plus sur la joue qu’il dépose un baiser, ce coup-ci. Puis, il la fait tourner en une farandole diabolique, accompagné par les encouragements de ses amis déjà tout amoureux de la belle qu’il vient de sauver.

C’est comme cela que Madeleine rencontre Roberto, un jeune anarchiste sicilien. Le coup de foudre est immédiat.

Fini les soirées mondaines et la vie de la nuit. Terminé Gaston avec son alcool et ses drogues et son argent. Madeleine rompt totalement avec sa vie de débauche et de courtisane pour s’installer dans les bas-fonds de Paris, et basculer dans la quasi-clandestinité. Roberto et ses amis, anarchistes convaincus, sont contre à peu près tout. Ils vivent au jour le jour, de petits larcins au détriment des bourgeois, de désir de révolution, et d’amour. Surtout d’amour. Madeleine retrouve sa vie, sa fraîcheur, sa liberté. Elle devient l’égérie de la révolte qui va balayer le monde actuel pour installer un nouvel ordre mondial.

Quand la guerre est déclarée, le groupe se prépare à résister dans Paris. Roberto est le plus fanatique de tous, le plus idéaliste, aussi. C’est ce qui plaît à Madeleine, ce qui la galvanise. Elle est amoureuse. Avril 1940 est merveilleux. Elle attend un enfant de Roberto. Ils sont ivres de joie. Mais la défaite de juin 1940 les anéantit. Les Allemands entrent dans Paris et Roberto devient fou.

Un soir, il ne rentre pas. Madeleine est inquiète. La nuit passe, mais pas de Roberto. Au petit matin, elle se rend sur le boulevard Haussmann à la recherche du père de son enfant. Il lui avait dit qu’il irait traîner là-bas. Soudain, l’horreur. Roberto est pendu à un arbre, avec un écriteau agrafé sur le torse. Il a été exécuté pour l’exemple. Roberto a abattu un officier allemand, la veille, à la sortie d’un restaurant. C’est ce qui attend tout auteur d’acte de rébellion contre l’armée allemande.

Le Berliet s’arrête en grinçant devant la halle de Grignols. C’est samedi soir et le bourg est désert. Madeleine descend péniblement avec son ventre rond et ses deux valises. Alertés par ce bruit inhabituel, des rideaux s’écartent, des yeux épient, mais personne ne reconnaît l’enfant du pays. C’est le dernier mois d’été et Gustave est aux champs avec Henri. Ils vont bientôt rentrer pour manger et Henriette, occupée à éplucher les légumes, sursaute quand les coups retentissent sur la porte. Depuis la guerre et la présence toute proche de la ligne de démarcation, la peur de l’armée allemande inquiète tout le monde.

— Oui, voilà, dit la femme du maire, d’une voix forte. Qui c’est ?

— C’est moi, maman, répond une voix à peine audible.

Henriette renverse le seau de légume et les épluchures volent partout dans la cuisine. Elle trébuche contre le tabouret en se jetant sur la porte, et manque rouler au sol.

C’est Madeleine, sa petite Madeleine. Mon Dieu, comme elle a l’air fatiguée. Henriette ne peut pas s’arrêter de pleurer en serrant son enfant dans ses bras. L’étreinte est interminable, toutes ces années à rattraper.