Un sens à la vie, malgré tout - Clément Gédéon - E-Book

Un sens à la vie, malgré tout E-Book

Clément Gédéon

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Beschreibung

« L’unité pour une ambition sociétale ne semble pas une préoccupation collective, le pays se vide déjà, et surtout, de ses enfants aux têtes bien faites qui ne perçoivent aucune vision d’intégration et de développement. Personne ne transcende, quelquefois seulement, si rarement, pour rassembler, pour entraîner, pour motiver, pour construire dans la durée par sa connaissance, par son aura et son leadership. Le détenteur d’un pouvoir, quel qu’il soit, ne tarderait pas à se faire casser les reins au nom de nos pratiques coutumières. »


À PROPOS DE L'AUTEUR


Un sens à la vie malgré tout est, pour Clément Gédéon, le résultat d’une longue analyse sur les marques indélébiles de la colonisation blanche sur les peuples noirs. Il est le socle des observations de l’auteur sur le monde moderne, saupoudré de sa riche expérience de vie.

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Veröffentlichungsjahr: 2022

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Clément Gédéon

Un sens à la vie, malgré tout

Récit

© Lys Bleu Éditions – Clément Gédéon

ISBN :979-10-377-5289-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À mon épouse,

Ginette

et

À mes deux enfants,

Marie-Odile et Patrick

Il est une fois…

… ma vie, mes aventures, mes choix, mes doutes, mon histoire, mes opinions, mon rêve.

J’ai choisi de les raconter.

C’est Clément, de mon troisième prénom, qui n’a jamais servi, a toujours été oublié, qui a les pleins pouvoirs pour écrire, consigner et en assume toute l’expression.

Préface

Je voudrais, dès l’entrée, dire à Clément Gédéon, combien je me sens honorée d’avoir à présenter au lecteur cet ouvrage, l’aboutissement d’un parcours personnel et professionnel qui aurait suscité chez beaucoup une légitime fierté, mais qui, curieusement, soulève chez son auteur, doutes et interrogations.

En dirigeant le miroir vers lui-même, l’auteur, mêlant présent, passé et expérience mystique, se regarde vivre, se regarde avoir vécu, affirmant ainsi la décisive conquête de soi ; par l’indicible bonheur de l’écriture, s’élabore et se confirme la singularité d’un destin.

Mais l’écriture autobiographique n’est pas simple, et encore moins, neutre. Elle nous révèle souvent que l’extérieur social d’un individu ne nous apprend presque rien, ou peu de chose, sur ce qu’il est en son for intérieur.

Et se pose une question : Clément Gédéon que personne ne connaît, écrit-il pour lui ou pour les autres ? Pour d’autres que les dédicataires que sont sa femme et ses deux enfants ? Écrit-il pour répondre au souhait de Goethe : « Ce que nous devons à la postérité, c’est de laisser le plus grand nombre de confessions de ce que nous avons été ».

Clément Gédéon tente en effet de témoigner de ce qu’il a été pendant quatre-vingts ans, de ce qu’a été son temps.

Tout au long de ces pages reviennent des images, des menus plaisirs, des jeux, des petits bonheurs qui tissent une enfance, une adolescence, une jeunesse, heureuses, en dépit de la rigueur paternelle.

Ici ou là, des paysages évoqués avec tendresse, quelques velléités de confidences, quelques bribes de confessions, des rêves de l’âge de raison. Il sonde les replis de son cœur, épouse les méandres son âme, regrette ses déboires ou errances politiques. Le mal fait à dessein, dont il a pu être victime, sitôt dit est déjà pardonné. Restent les cicatrices, les meurtrissures, les imprudences.

Les interrogations multiples, sur lui, sur son moi profond, sur le monde comme il va, nourrissent une forme de désenchantement. La vie, à mesure qu’elle l’abandonne, lui retire des mains son bien le plus précieux : l’intégrité physique. Les inquiétudes douloureuses que lui inspire son Petit Pays, redécouvert lors d’un pèlerinage aux sources en Afrique du Sud, suscitent la nostalgie d’un paradis perdu et le désir secret de vivre une seconde vie, dans laquelle, sans aucun doute, il se souviendrait de celle-ci.

Parvenu au dernier décours de sa vie, l’auteur répond à l’urgence de témoigner, et le récit nourri de références historiques précises, se veut comme un moyen de penser l’Histoire et de vivre sa spiritualité.

À certains passages, il peut paraître illuminé, mystique, ou tout simplement magicien. Sa mémoire traumatique, suite aux graves interventions évoquées, donne une grande place au surnaturel, à Dieu, dont les voies semblent mystérieuses et impénétrables. Les évènements qui jalonnent notre existence, succès et échecs, bonheurs et malheurs, ne sont que l’envers de nos tapisseries individuelles.

Dans l’ombre et le silence, sans songer à une exposition publique, il est des hommes et des femmes qui, la plume à la main, essaient de voir clair dans leur vie, d’en démêler l’écheveau confus, d’y mettre un ordre, le leur. Ce ne sont pas forcément des écrivains, ils ne cherchent pas forcément à faire œuvre de littérature, mais simplement, acte d’écriture.

Clément Gédéon est de ceux-là, qui expriment intentions, interrogations, explications, et qui malgré des expériences erratiques ne sont pas fous même si cette crainte les tenaille.

Cet acte d’écriture a d’autant plus de sens que les difficultés rencontrées sont plus intimes, plus tenaces, plus irréductibles. Cette écriture confidentielle, ce récit des intermittences d’une vie personnelle très tôt inquiète, insatisfaite par endroits, parfois terriblement angoissée, répond au besoin ultime de donner « un sens à la vie, malgré tout ».

Évelyne Nero

Introduction

Le 1er mai 2016, nous sommes deux, nous voulons déplacer une lourde pièce de béton sans intérêt, sortie du sol de mon jardin ; nous n’y parvenons pas, elle me tombe sur la pointe du pied, et je bascule de tout mon long sur le dos, violemment dans une motte de sable, mais très peu de sable ; mes membres sont traversés par une vibration, un courant électrique, une résonance.

Allongé sur le sol, abrité du soleil par une touffe de palmiers multipliants, je prends mon souffle ; en fait, je voudrais bouger mes doigts et mes orteils, pour m’assurer que je ne suis pas paralysé, mais j’ai peur, je crains que ce soit vrai ; j’ai mal au dos, je me donne encore quelques minutes.

Naturellement, je pense à la vie, et au pire, à ne plus pouvoir vaquer à mes occupations basiques de la vie.

Trois quarts de siècle, et peut-être une colonne vertébrale en plusieurs morceaux ; me voilà handicapé, bientôt dans un fauteuil roulant, suis-je en train de ruminer, avant de tenter de me sortir de cette position.

Jean-Claude, dont l’aide n’avait pas été suffisante, me regarde, couché sur le dos, dans le sable, me fait remarquer que la vie est bête, et pourtant je n’avais fait là, aucune réflexion à haute voix. Nos cerveaux s’étaient alertés sur la même cible, la vie.

Sujet auquel je m’étais toujours intéressé ; aussitôt, à terre, je reconstitue mon chapelet.

La vie est tout un ensemble, liberté, chemin, mouvement, aspiration, développement personnel, épanouissement, choix, changement, voyage, bonheur, espérance, amour, mais aussi défi, bataille, lutte, malheur, souffrances, accidents, succès, échecs… ce que vous en faites, ou ce qu’elle fait de vous.

Le monde autour de soi, plus fort que tout, n’est pas sans raison, et a besoin de l’imagination de tout individu ; il se suffit, sans jugement, de la sommation à tout instant de tout ce qui est la vie de chacun.

C’est cette vie individuelle qui importe, qui au-delà d’une certaine limite, appelle à la synchronisation avec d’autres pour verser dans la démarche du progrès, de l’évolution.

L’être humain est là, pas pour récolter, mais pour semer, pas pour se demander quoi tirer de l’existence, mais pour porter un idéal altruiste et partager toute réalisation.

Le seul sens de la vie est de servir l’Humanité, dit Bernard Werber, quoi qu’en coûte la survenance de souffrances, de chagrins, de pleurs, qui ne sont jamais absents de la vie.

Aussi, une vie est ponctuée de moments de bonheur et de malheurs, comme il m’est donné de penser que c’est le cas pour tout être humain.

Telle est la mienne.

Qu’il y ait des incidents de parcours, matériellement, socialement, psychologiquement, pour ne citer que ceux-là, sans être prévenu, c’est la vie.

Chacun, sa chance, son sort, son destin, me direz-vous ! Justement, j’en sais quelque chose que je veux vous raconter.

À bien réfléchir, la vie a un sens, dont une part, qui ne dépend point de soi, encore moins des autres ; on naît, on meurt, avec, entre ces deux moments, un parcours imposé, où on reçoit et où on donne, trop souvent, si peu, égoïste au monde, sensible à un paramètre, l’environnement ; il y en a qui s’en suffisent.

En revanche, chacun peut donner son sens à la vie, une autre part, à sa vie ; ses choix croiseront le chemin du hasard, et sa vie sera marquée par le bonheur ou le malheur, que lui inculqueront les valeurs tirées des parents, de l’école, de l’enfance, de la culture, des goûts, des choix, objectifs et ambitions, et qui différencieront nos vies en société, pour en faire une richesse humaine.

Puisqu’il en est ainsi, n’est-ce pas recommandable d’établir un état des lieux, à diverses étapes de sa vie, et pour que finalement l’on trouve et sauvegarde à notre part de vie, le sens qu’on lui veut, ou qu’éventuellement on le corrige, ou le modifie.

Cet état indiquera-t-il que la chance a facilité une prise de décision, une rencontre, citoyenne, ou amoureuse, un choix de métier, et que dans tous ces cas, cet individu était au bon endroit, au bon moment.

Ou tout le contraire, et si c’est le cas, avait-il les moyens de l’empêcher ?

Quelle part était en jeu ?

À supposer qu'il veuille se définir de nouvelles voies de vie, et parvenir à une meilleure vie, y parviendrait-il ?

Sa volonté suffit-elle à faire changer le cours des choses, le déroulement de la vie qu’il voulait, et quand bien même, sa vie future ne ressemblerait plus du tout à celle passée.

Autrement, son sort était-il scellé ?

Ni plus ni moins, n’est-ce pas ?

Ma vie va se terminer, sans que j’aie démêlé des questionnements venus s’y accumuler à tout moment, indépendamment de ma volonté.

Ces questionnements, que concernent-ils ?

Pourquoi et comment ont-ils pu apparaître ?

Pouvais-je voir venir ?

Quelle part a pesé le plus sur ma personne ?

Ai-je vraiment des réponses ? Pourrais-je les trouver ?

J’ai parcouru ma vie à emprunter des méandres en nombre infini, qui ont conforté ma résilience, jalonnée de hasards heureux, inattendus ; mais inattendus aussi de situations malheureuses, avec l’impression que les premiers survenaient comme à l’improviste, les seconds explosant au terme d’une longue maturation, d’une bataille rangée qui ne dit point rien sur sa justification.

Le bambin, qui voit le jour à la Capesterre-Belle-Eau, sortie d’un marigot, après une belle aventure historique, humaine, sociale, industrielle, économique, dans un environnement des plus captivants de l’Île, vit dans son milieu de champs de canne à sucre, des habitations aux noms singuliers de Grand Rivière, Changy, Sainte-Claire, Blondinière, Moulin-à-Eau, Pérou, Bois-Riant.

Mon père qui se frotte au quotidien, à ces cannes, hésite à mettre le pied sur un navire qui le conduirait à la dissidence et à la Grande Guerre ; il choisit le métier de géreur d’habitation, on disait aussi le commandeur, mot usité du temps des colons esclavagistes ; mon père n’y prête pas attention, mais il en a le tempérament.

Mon tour de m’y frotter viendra, je ne me pose pas de questions, pas à cet âge-là, dans la traversée de l’après-guerre et des premières années de départementalisation et d’assimilation ; trop jeune, je ne comprends pas encore ces mots, ces évènements, ces contextes ; les parents n’en parlent pas, ou du moins, si, j’en suis persuadé, mais les enfants ne doivent pas écouter les paroles des grandes personnes.

Moi, je regarde, découvre, apprends et enregistre, entre une mère attentionnée, sans être à cheval sur des principes d’éducation, et un père, aux griffes toujours sorties, qui tient à soigner à tout point de vue, ses progénitures pour leur assurer toute chance d’éviter une vie ratée.

Les évènements se succèdent, certains se répétant quotidiennement, d’autres n’apparaissant que de rares fois au cours de la campagne cannière et sucrière, qui rythment ma journée, mes occupations, ma curiosité, mes gambades.

L’adolescent a développé ses facultés de compréhension ; il a perçu ou été frappé par des évènements fortuits, afférents à l’environnement et à lui-même ; il a cherché à en éclaircir certains, les plus significatifs, pour acquérir la connaissance ; il n’a pas tout compris.

La culture des idées, des comportements, des arts, ne se pratique pas dans le milieu rural, trop occupé à nourrir le pays du mieux qu’il peut, et la Guadeloupe n’est que cela, ne disposant de rien qui ressemblerait à la ville de Saint-Pierre, qui brille longtemps de mille feux, jusqu’à ceux de la montagne Pelée en 1902.

Pointe-à-Pitre, le lycée, la vie nocturne, les plaisirs partagés avec de nouveaux réseaux lui ouvrent l’esprit ; sa curiosité prend une nouvelle dimension, il veut comprendre davantage et plus vite ; il rencontre d’autres qui savent plus que lui.

Il ne comprend pas que l’école et sa famille ne l’aient pas initié à la compréhension du monde qui l’entoure, qu’il aura à affronter, et qui l’a formaté ; mais il comprend que prendre ses distances peut mieux le forger au sens de la vie, de celle qu’il voudra, pour son bonheur.

L’adulte actif, même très actif, regardé comme hors du commun, historiquement et culturellement, passe son temps sur le qui-vive ; il a dû s’imposer un unique objectif, par éducation familiale, et par philosophie personnelle, donner le change par l’exemplarité, ce que m’avaient mille fois répété mes parents, et leurs amis, de vrais.

Chance, hasard, sort ou destinée, se demande le sénior parvenu aujourd’hui dans son quatrième âge, pour expliquer ou justifier les avatars de sa vie.

Peut-être, est-ce une thérapie que d’aller les chercher dans son for intérieur, de les inventorier sans défaut, de les exprimer clairement.

Parler de soi n’est pas une évidence ; par tempérament, je serais tenté de n’évoquer que l’extraordinaire, l’invraisemblable, même quand cela m’expose au vu et au su de tout le monde.

Je ne veux que l’on se trompe sur moi, dans toutes mes composantes, le travail, la famille, le citoyen, le Noir, le père, le frère, l’ami, le sportif, le bénévole.

Comme tout Homme, je suis le résultat d’une combinaison, d’une osmose, de l’ADN de mes géniteurs originellement, et des impacts et effets de l’environnement et des évènements qui ont conditionné, de nombreuses années, ma vie, moulant et formatant ainsi un caractère, une intelligence, une connaissance, une morphologie, une logique, des choix de vie, au milieu d’un réseau multidimensionnel, que je n’ai jugé, pour l’essentiel, que soupçonneux, réfractaire, voire violent.

Est-ce encore la force traumatique de l’esclavage, dont nous ne nous sommes jamais débarrassés ?

Je porte des maladies presque inconnues, découvertes inopinément en ma personne ; les entorses, les luxations, les déchirures musculaires, des hernies m’ont poursuivi à toutes mes activités sportives ; pourquoi ?

Ce ne sont que des signaux d’un traumatisme qui s’autodéveloppera.

Mon sort est scellé depuis la naissance ; voilà ma part de vie contre laquelle je ne pourrai rien.

Des occasions inespérées et surprenantes de me plonger dans des mondes inconnus, j’en ai connu, et j’en connais encore.

Loin de l’égoïsme, je n’ai traité mon environnement qu’avec indifférence.

La toute dernière occasion n’a pu me laisser insensible, qui va renforcer ma réflexion sur moi, mon pays et le monde, un voyage en Afrique du Sud, en novembre 2018.

Membres d’un groupe associatif international, le Friendship Force, nos clubs, de Guadeloupe et de Mispah, se rencontrent à Cape Town, pour établir un pont de l’amitié, support fondamental à la paix entre les Peuples.

« Peuple », personne n’en disconviendrait, s’agissant de l’Afrique du Sud.

Mais Peuple des Antilles, cela sonne comme une utopie, et pourtant c’est là que devrait viser notre ambition de pays à la recherche de la meilleure voie de développement.

De qui avons-nous mandat pour entreprendre une telle initiative ? En fait, dans les deux cas, nous sommes de dignes représentants de deux communautés responsables, l’une naturellement et majoritairement noire, à Mispah, et l’autre artificiellement constituée de migrants, conglomérée à l’initiative de quelques bonnes âmes venues, d’abord le fusil, puis le fouet à la main, pour se construire leur force de travail, dans cette île perdue de la Caraïbe, la Guadeloupe.

À Mispah, Trévor et Elénor, coloured people, nos hôtes, de mon épouse et de moi-même, qui abritent dans leur petite et modeste maison, trois générations de leur famille, nous ont attribué l’espace le plus noble de leur logement, leur chambre et leur salle de bain.

Établir en une semaine, un lien d’amitié qui survive et se renforce après la séparation, exige un vrai dialogue, un échange soutenu et varié, une profonde découverte réciproque notamment de nos histoires de société.

D’emblée, et grâce aux contacts établis, plusieurs mois à l’avance, ils savent que nous sommes des Français, venant d’une région des Caraïbes plutôt mal connue, de quoi jeter le trouble et rendre interrogateurs, eux et nous.

Des questions curieuses viendront, mais j’ai conscience, plus que jamais, que, en cet endroit, j’ai mal à mon petit pays.

Mais ma vie est même extraordinaire ; partout, mon corps occupe mon esprit ; je soupçonne des zombies logés en moi, qui, sournoisement, n’ont cessé de me triturer des organes essentiels à la vie, me rendant infirme à jamais ; combien d’éminents chirurgiens m’ont déjà pris en main pour en établir le diagnostic et l’expulsion de ces zombies, toujours sans y parvenir vraiment.

Pour me débarrasser du plus scélérat d’entre eux, du moment, mon neurologue crut bien faire de me transférer d'urgence à la Timone ; est-ce en compensation, Dieu s’est manifesté pour m’instruire, dans un hôpital, de l’infiniment petit, chez l’homme, à l’infiniment grand, dans l’univers, comme pour m'inviter à une méditation sur le monde, sur la vie.

J’ai fait le choix de vous dire, à travers mon vécu, qui je suis, qui vit derrière celui que vous voyez et que vous croyez connaître, de tout dévoiler de ce qui m’a construit, cadre de vie, hasard, mes parents bien sûr, opportunités et méchancetés, d’ici et d’ailleurs.

Chapitre 1

Les premières leçons

Tous les enfants sont des poètes.

Ils ont souvent un sens profond du mystère.

O. Green

D’un Marquisat sorti d’un marigot

C’est une époustouflante histoire que celle de Capesterre-Belle-Eau, un marigot à l’origine.

Pointe extrême-orientale de la côte au vent de la Basse-Terre, cette commune de Capesterre est dominée par deux massifs montagneux de plus de mille mètres, d’où partent nombreux cours d’eau d’importance diverse ; les Amérindiens disposaient, d’un village, certainement le plus important de l’île, légèrement au sud, pas loin de la mer et de l’embouchure de la rivière du Grand Carbet.

À la latitude de ce cap, il est inévitable, en novembre 1493, que Christophe Colomb, quittant une escale à l’île de Marie-Galante, en direction de l’ouest, et feignant une légère approche de l’île de la Dominique, à laquelle il ne trouve pas d’attrait particulier, aperçoive cette belle chute du Carbet, au flan de la soufrière.

Il y accoste pour approvisionner en eau la flotte de ses dix-sept navires.

Les Indiens caraïbes, sa surprise, se montrent peu accueillants.

Cette escale ne dure pas.

Christophe Colomb a préféré aller mouiller à Sainte-Marie, plus au nord, à la mer bien plus calme, où il aurait déversé plantes et cochons, en vue de nourrir son nombreux équipage lors de ses futurs voyages.

J’avais appris cette histoire de notre instituteur, Élie Phéron, à une sortie de la classe, à la savane de Sarlassonne ; j’écoute avec intérêt, j’ai douze ans.

Plus tard, je comprends alors la signification de ce mémorial, un buste en marbre, posé à Sainte-Marie, surélevé, offert par un sculpteur génois, rappelant depuis 1916, le débarquement de Christophe Colomb et de tous ses navigateurs.

Installé dans un square, entouré de deux canons et de deux ancres marines, en face du bureau de poste, auquel se rendent mes parents, j’ai pu lire le poème laissé à son pied, sur une plaque de marbre, par le gouverneur, Charles Houël, en charge de la colonie.

Un bon siècle après, Espagnols et Anglais cherchent à occuper, coloniser, ce sont des petites guerres entre Européens dans les Antilles ; l’île de Saint-Domingue en fait les premiers frais, les Indiens Caraïbes, victimes de violence et, guerriers de nature, ils s’opposent à leur extermination déclarée.

Avec d’autres compères, Houël achète l’île dans un premier temps, la partage en 1640, avec de l’Olive et Duplessis, et sa belle-famille, de Boisseret.

Il aide les seigneurs à défricher à volonté et à l’excès, provoquant entre voisins, discordes et divisions.

Les habitations se remarquent, les colons propriétaires postant leurs résidences au sommet des collines, entourées à une certaine distance, des cases réservées aux esclaves.

Des marquisats se multiplient ; deux d’entre eux tiennent la vedette, celui de Moulin à Eau, baptisé Marquisat de Brinon, qui arbore une belle allée de quatre cents palmiers royaux, tantôt appelée allée Pinel, tantôt allée Dumanoir ; celui de Poirier, plus au nord, près de Sainte-Marie, qui dispose d’un immense espace, couvert d’énormes arbres à fleurs, les poiriers ; acquis en 1764 avec sa sucrote, ce dernier porte une distillerie, l’Espérance Monrepos, depuis la fin du 19e siècle, certainement la plus ancienne et toujours en activité.

Les affaires font et défont les habitations, les marquisats ; les seigneurs et les riches familles, tantôt gagnent, quelquefois, tantôt perdent, dans ces transactions forcées ou subies ; certains parviennent par des croisements matrimoniaux, à cumuler des habitations, ou à fusionner des sucreries, voire à diversifier leurs domaines en productions nouvelles, notamment par le cacao.

Bien de patronymes actuels sont de ces cuvées de colons, de seigneurs et d’habitants.

La grande aventure de l’usine de canne à sucre de Capesterre commence en 1738, quand un proche parent de Houël hérite de cette propriété de trois cents hectares.

Celui-ci la revend à une famille Pinel en 1754, qui s’impliquera dans les premières initiatives de modernisation de l’usine et réalisera la belle allée de palmiers royaux à Moulin à eau en 1830.

Les transactions entre seigneurs continuent de plus belle, dans cette fin du 18e siècle.

La grande habitation de Moulin à Eau et le marquisat de Brinon constituent ensemble les prémisses du grand Marquisat.

La concurrence devient inégale.

Les petits industriels sucriers, à Capesterre, comme partout en Guadeloupe, allaient pâtir de l’énormité de leurs propres investissements ; leurs engagements financiers se sont amoncelés et s’annoncent trop lourds.

Le Crédit Foncier Colonial n’hésite pas à saisir les usines, les habitations et bien des familles, à se les approprier pour des valeurs dérisoires, et à les revendre à de grosses sociétés françaises ; les Pinel en sont les premières victimes.

Ainsi naît la Société des Sucreries Coloniales qui poussera son domaine jusqu’à Goyave, à l’initiative d’un certain Lacaze-Ponçou, déjà grand propriétaire, en Martinique, et de l’habitation Marquisat ; il acquiert en 1873, de nouvelles habitations ; la révolution industrielle lui donne l’opportunité de rénover davantage par des équipements performants, permettant de réorganiser le travail ; des voies ferrées accélèrent, à partir de 1898, le transport des cannes, depuis le Carbet au sud, et depuis Sainte-Marie au nord.

Les ingrédients de prospérité de cette commune sont là, d’origine agricole, par la fertilité de son sol extrêmement irrigué ; des évènements historiques et des potentialités naturelles pourraient, au fil du temps, assurer un cachet à cette ville, située à mi-distance entre Pointe-à-Pitre et Basse-Terre.

L’usine fournit de l’énergie électrique, à la ville, dont on disait qu’elle est belle pour l’époque, bien que ce soit un petit bourg, doté certainement de la première paroisse de l’île, avec des habitations recélant de toutes sortes de métiers d’artisans.

Capesterre devient la vitrine de l’expansion économique dans l’île et c’est certainement là le point de départ de son développement.

Cette prospérité n’allait pas sans quelques exactions envers les esclaves, le Code Noir réglementant dès 1685, le pouvoir de disposition des colons envers leurs esclaves.

Capesterre devient progressivement le centre des révoltes contre la férocité grandissante des abus de l’esclavage, jusqu’à prendre des proportions inhabituelles au 19e siècle.

Dans l’après-guerre, la commune adopte l’idéologie communiste, qui convient aux ouvriers de souche, agricoles, comme industriels qui lui imposent la dénomination de Capesterre la Vaillante.

Au début du siècle, étaient apparus en France des industriels qui tirent du sucre de la betterave ; Napoléon 1er décide d’encourager cette production en raison du blocus britannique dans la Caraïbe.

Cela n’a pas empêché la création d’importantes usines sucrières des plus modernes, dans les années 1860, dont les trois qui marqueront l’histoire économique et sociale de l’île, Beauport, Darboussier, Marquisat.

L’abolition de l’esclavage proclamée, en 1848, une crise sucrière s’annonce, qui ne dure pas, les colons trop heureux d’avoir été indemnisés pour la perte de leur main-d’œuvre d’esclaves et trop sereins de l’arrivée d’une nouvelle main d’œuvre, des engagés de l’Inde.

La communauté hindoue ne va pas tarder à se battre pour ses droits civiques ; un des leurs, Henry Sidambarom, impliqué dans la gestion de la commune de Capesterre, mène une action humaniste et un combat de procédures, devant les autorités françaises, pour la reconnaissance de ces droits, qu’ils obtiendront.

Les Libanais et Syriens, migrant pour fuir les guerres religieuses, choisissent pour destination, l’Égypte, la France, et le continent américain, mais aussi en Guadeloupe, à Pointe-à-Pitre, Basse-Terre, Moule et Capesterre ; ils colportent sur les habitations, tissus et vaisselles.

Capesterre devient même très active lors de la Grande Guerre ; elle offre à des passeurs ses côtes pour conduire à la Dominique, des volontaires dissidents qui veulent contribuer à la libération de la France.

Capesterre est à la manœuvre dans toutes les manifestations ouvrières, elle poursuit sa prospérité.

Elle attirera plus tard, des Haïtiens, des Dominiquais, et des Marie-galantais, pour sa canne à sucre, et ses bananeraies.

À Bois-Debout naît un fils de planteur, qui devient, à sa majorité, écrivain et diplomate, Alexis Léger, du pseudonyme Saint-John Perse.

Cette commune pourrait briller de mille feux, mais il va lui manquer un port, c’était impossible et Houël préférera Basse-Terre.

De son sérail sont sorties d’autres célébrités, qui font la fierté du pays, la Mulâtresse Solitude, Camille Mortenol, Germain Saint-Ruff, Sony Rupaire, Gisèle Pineau, Michel Rovélas, Sylviane Telchid, qui ont émargé les uns dans la science ou le monde des armées, d’autres dans notre histoire de libération de l’esclavage, ou dans la culture ou l’éducation de ma génération.

Si l’on peut parler de développement économique, très tôt et très longtemps à Capesterre, la canne y a sans conteste, contribué ; elle a favorisé dans des temps plus contemporains, l’apparition des ingrédients nécessaires au progrès intellectuel et culturel.

En ce début des années 1790, un riche bourgeois marseillais, révolutionnaire, à la vie quelque peu alambiquée, qui a déjà goûté à la Caraïbe, est nommé administrateur colonial, avec la mission de concrétiser en Guadeloupe, l’abolition de l’esclavage ; il s’investit dans la libération des Noirs qui le soutiennent dans la création d’une armée dont il a besoin pour combattre les Anglais, qui occupent déjà la Martinique.

Fin 1794, le tribunal révolutionnaire et la guillotine qu’il installe à Basse-Terre font fuir la plupart des colons, abandonnant habitations et usines ; un vent de liberté vient de souffler, ces affranchis refusent alors la nouvelle terreur que veut instituer Victor Hugues, le travail forcé.

Il se transforme en tyran, et avec sa guillotine qu’il met en œuvre contre les blancs royalistes, il se fait expulser ; il perd son titre, revient, se marie et est rappelé pour le rétablissement de l’esclavage, cette fois en Guyane, que réinstituait le nouveau consul à vie, Napoléon Bonaparte, dans notre colonie de Guadeloupe.

Dans le même temps, les Haïtiens gagnent leur liberté par la révolte, chèrement payée ; la Guadeloupe est repartie pour une reprise de la colonisation, sur plus de trente ans, avant une abolition généralisée dans toutes les colonies.

Plusieurs usines de petite taille disparaissent.

La canne à sucre et les habitations ne seront plus jamais ce qu’elles ont été ; les unions de familles de colons trouvaient les moyens de se conserver ou de se transmettre les biens, les marquisats et les usines.

Le cyclone de 1928 ravage les zones de montagne, zones de prédilection du café et du cacao que comptent dans leurs domaines, quelques colons du sud du Carbet ; ils n’hésitent pas à occuper les terrains disponibles, en substituant à ces deux productions, une nouvelle culture, la banane, qu’ils importent de la Martinique.

Après la Seconde Guerre, la betterave s’étend à toute l’Europe, la France en devient le principal producteur, le sucre des Antilles connaît des hauts et des bas.

L’exploitation de la banane en montagne s’avoue de plus en plus difficile pour les porteurs de régimes, la qualité de la banane d’exportation s’en ressent ; les plantations descendront progressivement des coteaux de la Basse-Terre, pour envahir les plaines de Capesterre, au moment même où l’organisation des transports se modernise.

L’usine Marquisat ferme en 1968, mais une dizaine d’années déjà qu’une part des cannes de la région sont broyées et transformées à l’usine de Darboussier à Pointe-à-Pitre, ouvrant une phase de dépérissement des alentours ; les jeunes désespérés partent, pour tenter de réussir leur vie à Paris ; c’est l’ère du Bumidom.

C’est de la réforme foncière qui ne dit pas son nom, c’est la liquidation du foncier et des parcs immobiliers des habitations, c’est le laisser-faire aux familles d’ouvriers qui occupent des terres en vue d’agrandir leurs jardins créoles et de développer leur cheptel.

Mon père n’avait pas laissé passer l’opportunité de l’acquisition de la maison de l’habitation Changy.

Que j’avais été heureux, ma famille a sauvé mon âme, j’y ai vécu 16 ans, l’essentiel de mon adolescence, là où j’ai fait mon apprentissage de la canne, de la banane, dans toutes leurs nuances humaines et environnementales.

Je me sens imprégné de cette commune, d’une telle histoire.

Pendant ce temps, la canne à sucre devient mon compagnon, elle me rentre par tous les pores, elle formate mon mode de vie, mon rythme de vie, mon appréciation du monde social et économique, des ouvriers, des dirigeants, de la Guadeloupe.

De mon père, qui ose… à Marquisat

Mon père, Georges, né à Bananier, hameau de la Commune de Capesterre, au sud, y vit dans l’entre-deux-guerres.

Bananier bâti sur un relief accidenté, sillonné de nombreuses ravines, offre sur le versant maritime, de splendides vues sur Marie-Galante, Les Saintes et la Dominique.

Dagobert, mon grand-père, qui tient une forge, malgré son handicap des membres inférieurs, ne se laisse pas compter ; il veut à ses enfants une vie plus agréable que la sienne, et celle de ses ancêtres ; il a davantage poussé le garçon, le seul de la fratrie.

Mon père a longé, pendant toute son adolescence, de grandes étendues de canne à sucre, pour faire le chemin qui le conduit à l’école à Capesterre.

On devine ses multiples petites incursions, avec tous les copains, dans les profondeurs des sentiers, pour déguster quelques cannes à sucre ; ces sentiers l’ont quelquefois mené aux vestiges d’anciennes habitations aux histoires insoupçonnées, la Belle Alliance, le Bois-Debout, le Moulin à Eau et Blondinière ; sur les charrettes attelées d’énormes taureaux transportant des cannes à sucre ; les enfants s’y hissent en vue d’économiser leurs forces, et pour s’amuser de tout.

Sa voie est tracée, la canne à sucre.

Se suffisant d’un court apprentissage scolaire, il trouve son premier emploi à Blondinière ; il poursuit sa carrière, d’habitation en habitation, marquant ainsi ma vie de bambin, d’adolescent et plus généralement, ma vie de citoyen.

Aussi, sa ténacité et sa pugnacité au travail, le goût du travail bien fait par lui comme par les autres, se sont-ils accaparés de lui, l’ont-ils emmené peu à peu à perdre le contact avec ses parents de Bananier, obsédé par une seule ambition, réussir comme le lui avait suggéré son tenace père, et comme l’attend de lui son patron blanc.

Il se marie en 1939 avec Michelle Marie, à peine âgée de 15 ans, issue d’une famille Cécilia, de Gosier ; l’idée d’une dissidence, après l’appel du Général de Gaulle, lui traverse l’esprit, mais il donne la préférence à la famille.

Je viens de naître.

Il est géreur, en 1945, à Changy, un des fleurons des habitations du Grand Marquisat, qui résulte des ventes, des reventes, des fusions, entre riches seigneurs, au gré de toutes les combines matrimoniales, depuis le Moulin à Eau, jusqu’à Sainte-Marie.

Trois siècles viennent de s’écouler.

1642, les premiers esclaves débarquent en Guadeloupe, et Capesterre en est la première bénéficiaire.

La colonisation pure et dure de notre île vient de se déclarer, après le transbordement des premiers esclaves ; Capesterre, première bénéficiaire, fait aussi, en premier, l’expérience de la violence, d’abord celle des Indiens caraïbes qui refusent de se soumettre, dans leur propre milieu de vie, à la discipline de fer que veulent leur imposer les premiers colons emmenés par d’Esnambuc et de l’Olive, qui obtiennent du Cardinal de Richelieu, le droit d’exploiter, sous toutes les formes, ces îles d’Amérique, les îles du Pérou, les Antilles, qu’ils écument déjà depuis 1625 ; celle des esclaves certainement, qui n’ont aucun choix de vie, dans un monde inconnu, répliquant aux colons qui, par extraordinaire, se voient attribuer un droit extrême d’appliquer sans compter le Code Noir de Louis XIV ; aussi celle des batailles que se livrent les européens, depuis la mer, jusque dans les terres cultivées, cherchant tous à ravir les possessions coloniales ou à détruire les fortifications le long des côtes de Capesterre.

La canne à sucre constitue le levier du développement agricole et de la prospérité de ce territoire, dont les grandes plaines se prêtent aux grandes cultures, jusqu’à compter une vingtaine d’usines, en fin du 17e siècle.

Dans la première moitié de ce siècle, les gouverneurs généraux, leurs familles, les proches de leurs petites armées se bousculent pour posséder ou se partager l’île.

Un nouveau gouverneur, Charles Houël, commence par mettre de l’ordre, s’approprie cette région de Capesterre, déjà florissante, par sa vanille, son manioc, son café ; il fait de Sainte-Marie successivement son habitation et son marquisat, où il construit pour sa famille et sa belle-famille, une forteresse, entourée de belles allées de poiriers.

Il introduit la canne à sucre, qui attire de riches seigneurs ; les habitations se multiplient ; d’autres marquisats font leur apparition.

En 1654, des migrants hollandais, juifs et protestants, chassés du Brésil par des Portugais de retour, débarquent en Guadeloupe, portant avec eux, encore de la canne à sucre, ainsi que 300 esclaves ; Houël s’empresse de leur proposer des zones à défricher et à s’y installer, au sud du grand Carbet, comme au nord, à Bois-Riant, Changy, Carangaise.

Il crée la première sucrote de l’île, il aménage le rivage de Sainte-Marie pour expédier le sucre vers la France.

C’est ainsi qu’apparaîtront, en cette région, les prémisses d’une histoire longtemps agitée dans cette Capesterre.

La Grande Guerre n’a pas commencé, les grands investissements se multiplient, les faciès des teneurs d’habitations pour le compte des grandes sociétés coloniales sont davantage colorés.

Mon père fait partie du lot, déjà géreur à Grand Rivière, juste de l’autre côté de la rivière du même nom.

Cette fois, mes parents occupent la maison d’habitation, construite par un « Habitant » d’un ou deux siècles auparavant, à laquelle conduit un immense champ de filaos.

C’est là que je suis mis au monde, en 1940, dans un contexte de restrictions alimentaires, que le gouverneur Constant Sorin, rallié au régime de Vichy, tient à minimiser en forçant la population à produire, par tous les moyens.

Georges et Michelle m’emmènent d’abord un frère, Lucien, l’année d’après, qui ne tarde pas à quitter cette terre, puis Madely, une sœur.

Je fais mes premiers pas à la petite école privée tenue par Mme Lemoine, à 100 m de la maison de l’autre grand-mère, Alexandrine, San-Sann de son petit nom.

Je dois m’accoutumer avec les bruits de vapeur qu’évacue l’usine, à longueur de journée, de ses turbines, des bruits de marteaux et d’autres outils métalliques, de ses sifflements ordonnant aux ouvriers les heures de travail, et de repos, les bruits des grincements de la grue, tantôt chargeant les cannes à broyer, et tantôt déchargeant celles des camions, les bruits aussi des locomotives livrant des dizaines de wagons de cannes, à toute heure.

Du fleuron des habitations

Encore un peu plus au nord, cette habitation de Changy qui rassemble plusieurs centaines d’hectares, représente l’exploitation phare du Grand Marquisat.

La maison de l’Habitant dispose de six pièces, permettant de caser l’administration de l’habitation et le salon de couture de ma mère ; la cuisine consiste en une dépendance équipée d’un énorme potager, et d’un coin pour la lessive, ainsi que d’un espace d’entreposage de légumes divers.

Ma conscience s’ouvre peu à peu à l’agitation qui règne autour de la maison de l’Habitant ; les ouvriers viennent consulter le patron, l’économe, le surveillant ; ils viennent se fournir en engrais pour les plantations et les rejetons ; ils viennent affûter leurs outils.

J’ai grandi, je peux courir et aller découvrir de plus près, sur l’habitation, les familles, logées dans des cases en bois, placées dur pilotis, recouvertes de tôles, un deux pièces avec un simulacre de cloison, qui sépare les parents des enfants ; la literie est réduite à sa plus simple expression, le matelas entre deux ordinaires draps ou une multitude de tissus divers, dessus, dessous ; les occupants passent en fait leur journée, dehors, sur des bancs, à faire la causette, en famille et avec les voisins.

Autour de ces cases s’étend le jardin des produits les plus utiles, dans la tradition du jardin à nègres, comme l’ont désigné les colons.

On y trouve ignames, madères, piments, bananiers, pois d’Angole, manguiers, mais encore des plantes médicinales, contre douleurs et fatigue.

Pas loin des cases, au sol, à l’ombre d’un arbre, dans un espace extrêmement bien balayé, se dressent trois grosses pierres au milieu desquelles la femme du foyer place ses brindilles et son bois sec, et allume le feu pour faire le repas, souvent l'unique de la journée.

Ces femmes lavent leur plancher d’une macération de chiendent ou d’autres plantes chargées de vertus, comme les feuilles de vèpèlè, cet arbre sacré qu’a emmené la communauté indienne.

Ma mère a établi avec Félicia, la Marie-galantaise, et Tine, l’Indienne, certainement aux plus longs cheveux sur l’habitation, toutes les deux, extrêmement serviables, une relation de confiance ; elles lui assurent nombreux petits services domestiques dans la maison, à la moindre occasion.

Ensemble, elles aiment à parler de leurs soucis, de leurs familles, de leurs origines, de leurs besoins.

Elle ne manque pas de marquer sa gratitude, en offrant à leurs enfants, à chaque rentrée scolaire, leur dernier bel ensemble assorti, fleuri ou en toile de madras.