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"Un tronc de figuier déraciné" est le récit des expériences vécues par l’auteur. À travers sa plume, vivez ses aventures lors d’un périple professionnel et familial de 26 ans, entre une Afrique nouvellement indépendante, une Asie palpitante et mystérieuse, ainsi qu’un Moyen-Orient en pleine croissance.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Après des études en commerce,
Denis Challot s’est expatrié dans le secteur bancaire en Afrique subsaharienne, puis au Moyen-Orient et en Asie, où il a fait de belles découvertes. Ce livre a été écrit à la demande de ses enfants qui ont été témoins d’une partie importante de leurs pérégrinations.
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Seitenzahl: 394
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Denis Challot
Un tronc de figuier déraciné
© Lys Bleu Éditions – Denis Challot
ISBN : 979-10-422-2238-3
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122 - 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122 - 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335 - 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Un figuier plante ses racines dans n’importe quel sol, qu’il soit aride ou irrigué souvent dans un coin de mur sans aucune trace de terre et développe ses racines imperturbablement, recherchant la présence de l’eau quitte à broyer une canalisation déficiente pour se nourrir. C’est un arbre courageux qui produit des fruits délicieux.
Mais une leçon de botanique n’est pas le but de ces quelques lignes, malgré un père botaniste et forestier, je n’y connais rien.
En Algérie, vers 1850, les Français qui se sont implantés sont chaussés de souliers en cuir teinté et la mode du moment veut qu’ils soient noirs. Au Maghreb ; le cuir garde sa teinte naturelle après avoir été tanné. Le progrès n’est pas encore à la fantaisie.
Les autochtones appellent ces Français les « pieds noirs ».
La colonisation du Maroc et de la Tunisie ne s’est faite que plus tard au début du vingtième siècle et ces pays ont été rattachés à la France qui les a dirigés sous forme de protectorat par opposition aux provinces d’Algérie organisées en départements français.
Les petits Français nés dans ces pays ne représentent qu’une première génération de « colons ». Le mot est injuste, car dans la majorité des cas, les Français installés au Maroc sont des militaires, fonctionnaires, médecins et commerçants. La principale arrivée de migrants français au Maroc intervient après la Deuxième Guerre mondiale lorsque la France peine à se remettre de 5 ans de privations et le Maroc représente l’El Dorado du moment.
Ces Français n’ont pas eu le temps de prendre racine au Maroc. Ils n’ont pas le droit à l’appellation « Pied noir » et seront baptisés sous le qualificatif de « tronc de figuier ».
Ce n’est pas très poétique, mais c’est plus une plaisanterie qu’un qualificatif injurieux.
Un peu d’histoire :
À la fin de la pacification de l’Algérie, caractérisée par la lutte armée des troupes françaises contre les tribus berbères ou arabes, le général Lyautey, spécialiste de la pacification des nouvelles colonies (Indochine, Madagascar et Algérie) protège la frontière algéro-marocaine contre les intrusions des tribus guerrières qui proviennent du Maroc.
Il reçoit l’ordre de pacifier le Maroc en prenant le contrôle de la ville d’Oujda et des alentours jusqu’en 1912 où il crée le protectorat tout en continuant de rallier les tribus au Sultan qui règne sur un pays divisé. La France administre le pays et le protège à l’intérieur comme à l’extérieur.
Il faut préciser ici que les berbères, habitants depuis l’origine des temps de l’Afrique du Nord et dont l’origine ethnique n’est pas démontrée ont été envahis au 8e siècle par les Arabes musulmans venus d’Arabie par le sud de la mer Méditerranée. Au 20e siècle les Berbères ne se sont pas totalement assimilés aux Arabes qu’ils considèrent encore comme des envahisseurs.
Quand on dit ; en France, par mépris, « c’est un travail d’arabe » c’est en fait une expression inventée par les berbères pour critiquer leurs envahisseurs. La langue berbère est différente de l’arabe et ce dernier, parlé au Maroc est différent de celui qui a cours en Égypte et même dans les pays voisins du Maghreb.
Les troncs de figuier vont donc évoluer dans ce milieu social disparate et ne se sentiront jamais totalement chez eux.
La famille
Mes parents se sont mariés alors que mon père faisait ses études à Nancy à l’École forestière qui préparait les élèves à une carrière dans les Eaux et forêts. Le Maréchal Lyautey, natif de Nancy, récemment remercié de ses services de résident général au Maroc où il a régné pendant 13 ans en maître absolu, visite l’école et vante les mérites et les avantages d’une carrière au service des forêts du Maroc où l’œuvre à accomplir est immense. Il s’agit de planter plutôt que d’exploiter la forêt. Mon père s’enthousiasme pour le projet et postule pour un poste au Maroc. En septembre 1925 naissent les jumeaux. Les parents ont 22 et 21 ans.
Dès 1926 c’est le départ pour le Maroc où le début de carrière se passe en tant que garde forestier habitant le Bled dans une maison forestière à Khemisset puis à Tedders. Par la suite il sera affecté dans des villes plus importantes en fonction de son avancement. Rabat où naîtront les deux filles, Bernadette en 1932 et Marie Jeanne en 1938 puis Meknès où naîtront les deux derniers François en 1942 et Denis en 1944.
Mes parents sont parisiens d’origine, citadins, pas du tout préparés à cette vie aventureuse. Mon père Jean Paul Challot était fils unique né en 1903 et a passé son enfance à Paris.
Du côté de mon père, Paul Challot était fonctionnaire à la SNCF et sa femme, Blanche Bernard était mère au foyer après avoir servi comme infirmière pendant la guerre de 1914-18. Ils n’auront qu’un fils, Jean Paul. Paul Challot meurt d’une pneumonie quelques semaines après sa mise à la retraite en 1935. Il n’en aura pas beaucoup profité. Sa femme lui survivra presque 30 ans et mourra le même été que son fils en 1964.
Le grand-père, Paul Prosper Challot, devait avoir une situation confortable ; il a été maire de la ville de Sannois et a laissé derrière lui une chronique manuscrite de la vie sous Napoléon 3 et la guerre de 1870.
C’est lui qui a offert à son fils Paul en cadeau de mariage un petit immeuble de 5 étages dans le 14e arrondissement pour lui procurer une rente. L’immeuble est acheté en 1899 pour la somme de 11 000 francs (franc Or de l’époque).
Côté maternel, Armand Cadol, médecin né vers 1875, épouse une riche héritière Marguerite Baudoin dont la famille installée dans le Cher est une longue lignée de magistrats et hommes de loi. Son frère Roger Baudouin est propriétaire d’une officine d’agents de change, seuls organismes à échanger les valeurs à la bourse de Paris. Il a une solide fortune, pas d’enfants et sa deuxième femme, après l’avoir éloigné de la famille, récupérera le tout à sa mort. Marguerite Cadol est propriétaire du château d’Allouis de ses fermes et bois alentour. Le château a été acquis vers l’an 1800. Il est resté le berceau de la famille. Curieusement, la transmission s’est toujours faite par les femmes occasionnant à chaque héritage un changement de nom.
Marguerite est aussi l’une des premières femmes à avoir passé son baccalauréat vers 1900. Il s’agit du vrai baccalauréat CAT. Il en existait un pour les femmes qui portait surtout sur les tâches ménagères.
Un des personnages intéressants de la famille Cadol est Edouard Cadol, dramaturge né en 1838 et ami de Jules Verne et mort en 1898. Il écrit livres et pièces de théâtre. Il a l’idée d’un voyage tour du monde issu d’un pari entre membres d’un club qui, effectué totalement dans un sens, permet de gagner un jour complet grâce au décalage des fuseaux horaires.
Il écrit une pièce qu’il nomme « le tour du monde en 80 jours ». Il fréquente Jules Verne et, afin d’assurer la sortie de sa pièce dans un bon théâtre parisien, il demande à Jules Verne de la signer. C’est un succès mondial. L’histoire dit qu’ils se sont fâchés par la suite et on peut comprendre pourquoi.
Armand Cadol et Marguerite auront deux enfants : Sonia, ma mère et Edouard plus jeune de 4 ans qui mourra pendant la Deuxième Guerre mondiale.
Le déraciné
Pourquoi parler de déracinement ?
Rien de dramatique en ce qui me concerne. Cette enfance au Maroc est insouciante, dans de bonnes conditions matérielles de vie avec des domestiques à la maison. Les amis des parents sont des gens aisés et cultivés et, dans les classes du lycée que nous fréquentons, il n’y a pas de différences entre les élèves français. Bien entendu les Marocains vivent de leur côté et, sans vouloir paraître méprisant, on se sent un peu au-dessus du panier.
Quand on passe des vacances en France, on comprend que les différences existent et, en jouant avec les enfants des fermiers d’Allouis, maison de famille, on ressent que, pour eux, nous sommes les châtelains ; c’est gênant ; on a un peu honte de notre statut.
Plus tard, au moment du passage des bacs (il y en a deux qui sont assez éliminatoires) c’est la mentalité différente des Français de métropole qui nous interpelle. La question de l’Algérie française n’y est pas étrangère, car, en supportant l’idée de l’Algérie française, nous croyons voir le bon côté du problème. L’avenir nous prouvera le contraire.
La vie dans un appartement presque HLM que mon père a choisi à cause de la facilité de prendre le métro dans le 19e arrondissement de Paris nous paraît triste après la villa piscine du Maroc ; les transports en commun, le temps maussade l’hiver trop froid, les nuits trop longues, les embouteillages, les problèmes de la France au quotidien, rien ne nous fait sentir bien chez nous en France. On a en plus quitté copines et copains et, à 16 ans, cela compte beaucoup.
Je ne passe que trois ans à Paris, et, au hasard des concours, me retrouve à Marseille.
Là, on ne peut pas dire que je me sente perdu. Les pieds noirs qui ont fui l’Algérie en 1962 sont omniprésents à Marseille. On s’y croit « comme là-bas ».
À l’École de commerce, un panel d’étudiants très disparates venant d’horizons variés surtout géographiquement fait qu’on n’est pas accueilli par les collègues marseillais et on se fait des copains parmi ceux qui viennent d’ailleurs. J’ai retrouvé un copain du Maroc, Bernard P. J’en ai un autre qui a vécu à Abidjan et qui parle souvent de sa vie là-bas. Je commence à me faire une idée de mes futures destinations.
Pour l’obligation du service militaire ramené à seize mois, il faut choisir entre la caserne militaire en France et la coopération en Afrique, je n’hésite pas et postule pour un poste d’enseignant en Algérie.
Enfin, lorsque le séjour en Algérie se termine et qu’il faut chercher du travail, je potasse un recueil d’entreprises qui travaillent en Afrique, publié par le magazine Jeune Afrique.
C’est ainsi que le déraciné confirme sa volonté de partir ailleurs.
J’y suis né à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, 5 jours après le grand débarquement de Normandie par les alliés, mais ça c’était le cadet de mes soucis et je ne pense pas que ce grand évènement historique ait eu une influence sur ma destinée. Nous sommes à Meknès dans l’intérieur du pays en juin ; il fait si chaud que l’on dispose des casseroles d’eau autour de mon berceau pour éviter la déshydratation. Je survis à l’été, je suis même un beau bébé que l’on surnomme « Prosper Dodu ».
Mes premiers souvenirs : une grande maison à Casablanca avec un jardin et de grands arbres. C’est normal, mon père est officier des Eaux et forêts. On vit dans une pépinière où sont plantés les semis des futures forêts.
Au Maroc, on n’exploite pas la forêt, on la plante ; et dans tout le pays, les officiers des eaux et forêts travaillent au reboisement qui permet également de lutter contre l’érosion.
Ma grande sœur et ses copains me font croire à la présence de sous terrains secrets sous la maison et réapparaissent par miracle à l’autre bout, ayant couru plus vite que moi.
Je revois le trajet vers l’école maternelle en tenant la main de ma grand-mère. Ce premier établissement scolaire est le lycée de jeunes filles de Casablanca qui accueille aussi les petits garçons, premier titre de gloire de mes brillantes études :
Je suis « ancien élève du lycée de jeunes filles ».
La suite c’est à Rabat à partir de 1948, nouvelle expérience en grande maternelle au lycée de jeunes filles. J’ai 4 ans. Un jour, je ne peux retenir ma vessie j’inonde le sol de la classe, la maîtresse me permet de rentrer me changer. Je retourne chez moi à pied au grand étonnement de ma mère qui me voit débarquer sans escorte après avoir traversé une rue assez animée.
À part ce douloureux incident, enfance sans problème sinon que je suis tout petit, bien plus petit que les autres ce qui me vaut protection et condescendance des plus grands et mépris de bien d’autres. Difficile d’être choisi avant le dernier dans l’équipe de foot. Du coup, je ne suis pas très motivé pour le sport.
Le Maroc du protectorat est facile pour les enfants français ; tout est français, les policiers, facteurs et commerçants, je vais à l’école seul à pied en classes primaires, puis à vélo.
Les Marocains se montrent très discrets dans la ville européenne. Le maréchal Lyautey a construit les villes nouvelles ou vivent les Français à l’écart des médinas et peu de Marocains s’y promènent. Le laitier distribue son lait en vélo avec ses gros bidons en fer blanc attachés de chaque côté de la selle. Il lui arrive de mal rincer le bidon, produisant un lait très léger. Il faut lui en faire la remarque pour obtenir un lait plus pur la prochaine fois. En plus, nul ne sait où il puise son eau.
Le rémouleur de couteaux arrive à grands cris pour annoncer sa visite ; de même pour le marchand de glaces que l’on soupçonne d’utiliser l’eau du fleuve pour sa recette et à qui nous avons l’interdiction d’acheter. Il y a même le bamboula, géant noir qui danse en jouant du tambour, fait rouler ses yeux et sa petite natte au sommet de son calot. Il nous fait très peur.
Je me souviens du montreur de singe qui le fait danser au bout d’une corde et lui ordonne, entre autres pirouettes et mimiques de faire « couche comme la vieille ».
Le boulanger passe avec sa carriole tirée par un cheval. Quelle joie quand le cheval libère sa vessie à grands seaux dans la rue après avoir déroulé son engin démesuré !
Un jour, une camionnette passe dans la rue et le chauffeur clame une invitation au cirque Amar dans son micro. Le cuisinier qui n’a jamais entendu ça dit « C’est le fou qui gueule ».
Le cuisinier s’appelle Aomar. Il est marié et sa femme lui pond un enfant chaque année. Ma mère lui conseille d’être prudent ; il répond : « ma femme, il est comme ça ».
On parle des évènements qui aboutiront à l’indépendance en 1956. Quelques attentats dans des fermes isolées, des bombes dans les grandes villes et une manifestation à Meknès qui tourne mal et se termine en bain de sang de civils innocents.
En attendant, la vie se déroule normalement ; c’est la plage le dimanche. Les maillots de bain sont en laine tricotés par maman et, mouillés, ils pendent lamentablement entre les jambes. Il faudra attendre quelques années pour le maillot en toile. On aimerait bien y faire un pique-nique, mais mon père n’y trouve aucun plaisir et propose de nous mettre du sable dans nos sandwichs pour nous assurer d’une même sensation. Humour peu apprécié par nous et nous recherchons les invitations des copains qui ont une cabine sur une plage.
Petits, nous jouons dans la rue avec les enfants des voisins qui ont notre âge. Le Maroc est plein d’enfants. Pas de problème pour trouver des copains ! Parmi ceux-ci, un certain Georges Pernoud, fils d’un journaliste qui travaille à Radio Maroc, qui deviendra le fondateur de la célèbre émission de télévision : Thalassa.
Une de nos voisines, mère de huit enfants, accouche de jumeaux en janvier puis de deux autres en décembre de la même année. Le contrôle des naissances est encore loin.
Après moi, ma mère fait encore deux fausses couches. On aurait pu être 8 enfants.
On visite les garages de réparation de voitures pour tenter de récupérer des roulements à billes de camions.
Nous fabriquons des chariots à trois roues avec lesquels nous dévalons la pente qui vient de la résidence du gouverneur français au-dessus de chez nous au mépris des voitures qui passent de temps en temps. Heureusement aucun accident n’est arrivé. La circulation est plutôt calme.
À l’époque, pas de gadgets électroniques, on joue aux billes et à la toupie, on lance des noyaux d’abricots sur des cibles et on en gagne plusieurs quand on réussit le coup. Le ballon de foot détruit les essais de plantation de ma mère dans le jardin, mais le jeu préféré restera la collection de petites voitures Dinky Toys et le train électrique branché sur le secteur.
Le scoutisme est de rigueur dans la famille ; tous les enfants y sont passés. Je suis louveteau puis scout. On y passe de bons moments. J’aime bien les camps aux vacances de Noël et Pâques. Nous faisons même une traversée de l’Espagne pour un camp au Pays basque dans un vieux camion Renault, la cheftaine pas plus de 20 ans, au volant. Toute la troupe s’entasse dans la benne bâchée sur le matériel, tentes et sacs à dos. Ça chahute bien à l’arrière et l’un des garçons manque de basculer sur la route après une roulade audacieuse. On le retient de justesse. Les ceintures de sécurité sont loin d’être inventées. Une campagne d’affiches de la sécurité routière menace ; « Le cent appelle le sang ». Plus tard, le scoutisme me permet de faire de la spéléologie, beaucoup de randonnées en vélo et l’ascension du mont Toubkal de plus de 4000 mètres à Noël (souvenir de mes orteils gelés faute d’équipements appropriés).
Les parents jouent au tennis. Tous les enfants ont pris des leçons. J’en prends quelques-unes et on m’en dispense vu mon manque d’enthousiasme. Je ne serai jamais un bon joueur.
Comme je suis un peu rebelle malgré ma petite taille, j’évite les leçons de piano ou la baguette s’abat immanquablement sur les doigts à chaque erreur.
J’évite aussi les cours particuliers d’anglais avec une certaine Mademoiselle Lange ; tous les autres y sont passés, mais je me rattraperai plus tard. Il semblerait que l’éducation du sixième enfant ne soit pas aussi rigoureuse que celle des premiers.
Mon père tient une place élevée dans les Eaux et forêts. En 1953 il a cinquante ans, mais il a commencé très tôt sa carrière au Maroc.
Diplômé de l’Agro puis de l’école forestière de Nancy, il arrive au Maroc en 1926 avec sa femme et deux jumeaux qui n’ont pas un an. C’est très risqué, car il est affecté comme garde forestier en pleine campagne. Ma mère parvient à allaiter ses jumeaux jusqu’à 18 mois. Peut-on imaginer cela aujourd’hui ?
Les jumeaux grandissent sans école et tout se passe bien. Notre père est souvent à la maison.
Lors de la visite d’un directeur parisien à la maison forestière, celui-ci se penche vers l’un des jumeaux et lui demande ce qu’il voudra faire plus tard. Celui-ci répond ! « moi quand je serai grand, je ferai comme Papa, je ferai rien ». Tant pis pour les espoirs d’avancement.
Notre père poursuit sa carrière en travaillant principalement sur les reboisements des terres arides et la lutte contre l’érosion. Il sillonne le Maroc dans sa Citroën et connaît beaucoup de monde surtout parmi les chefs de tribus qui bénéficient des nouvelles routes tracées par le génie français et les nouvelles plantations.
Cela nous vaut des visites en famille dans les zones qu’il reboise et des banquets donnés en son honneur par les caïds ou chefs de tribus : Pastilla, méchouis et pâtisseries. On est assis sur des coussins au sol. On mange sur des tables basses entourés uniquement d’hommes à part ma mère et mes sœurs. Les femmes qui ont tout préparé mangeront les restes plus tard aux cuisines installées en plein air. Elles ont du mérite ; la pâte feuilletée de la pastilla se roule, à la main pendant 24 heures et le méchoui cuit au moins quatre heures après que les braises se sont formées.
Parmi les histoires que raconte mon père, il y a celle du jour où il entraîne un de ses directeurs dans un de ces banquets du bled. Il fait chaud sous la tente et les mouches sont tenaces. Mon père en attrape quelques-unes et attire l’admiration du directeur qui le félicite. En réponse, il obtient : « Que croyez-vous que je fasse au bureau toute la journée ? ».
Encore un bon point pour l’avancement.
Une autre fois, il promène en voiture un forestier américain qui est venu, accompagné de sa femme. À chaque bourricot ou charrette de foin, elle fait arrêter la voiture pour prendre une photo. Excédé, mon père appuie sur l’accélérateur. Quelques années plus tard, il retrouve son américain en Arizona. Celui-ci, devant ses collègues, annonce que mon père est le meilleur conducteur qu’il ait connu au monde. Il rajoute : c’est le seul qui a réussi à faire taire ma femme !
Au Lycée l’ambiance en classe est tendue à cause de la discipline stricte. Certains profs nous terrorisent et passer au tableau se révèle souvent un cauchemar. On travaille dans un cycle infernal de leçons à réciter, de devoirs à rendre, de compositions trimestrielles. Un fameux prof de maths distribue les mauvaises notes ; on ne compte plus les zéros. Il a un fort accent de Carcassonne. Il dit : « Je vous ai déjà mis un zéro, ce sera une bicyclette ». Je vis dans la hantise des cours à venir. Les mauvaises notes sont souvent sanctionnées par des heures de colle à faire le jeudi ou le dimanche. Quand un prof plus faible se laisse dépasser par les évènements, le chahut démarre au quart de tour dans la joie.
C’est le cas des profs d’arabe (dialecte marocain qui s’enseigne en 6e et 5e à partir d’une écriture phonétique). Les jeunes Français s’en moquent et c’est dommage, car cet enseignement du dialecte local était une bonne initiative de l’administration française.
La majorité des Marocains étant illettrés en arabe classique, parler le dialecte était une bonne idée. Malheureusement les élèves de 12 ans sont bien ignorants et sans pitié.
De même pour le prof de dessin qui est un véritable artiste. Jean Gaston Mantel. Ce pauvre homme est chahuté dans toutes ses classes et nous n’avons aucune honte. Il doit manquer d’argent, car c’est vraiment un grand peintre dont les toiles se vendent aujourd’hui à plus de 20 000 euros et on peut les admirer sur internet.
Certains élèves ont un talent pour organiser un immense chahut dans la cour. La cloche qui sonne l’entrée en classe disparaît fréquemment. Dans ce cas le sifflet de ralliement par le surveillant général est suivi d’une clameur de ridicule et tout le monde refuse d’entrer en cours. On gagne une bonne demi-heure.
Dans les classes, trois communautés cohabitent. Les rares Marocains sont assis au premier rang. Fils de notables ou de commerçants aisés, ils se tiennent sages et ne chahutent pas. On les ignore ou on se moque d’eux ce qui n’est pas charitable, mais, à notre âge, on ne se soucie pas de la bienséance.
Dans les rangs suivants siègent les enfants des commerçants juifs de la ville, studieux et méfiants à notre égard. Pas de contact en dehors de la salle de classe.
De temps en temps, une bagarre éclate dans la cour tout de suite entourée d’une meute hurlante, nouvelle occasion de chahuter !
En 1956 l’indépendance du Maroc est décidée par la France. On dit que les Marocains sont les premiers surpris de l’avoir obtenue si rapidement. Ils ne sont pas prêts. Ils espéraient obtenir des concessions et un peu de contrôle sur le pays. Le sultan, Mohamed V, revient de Madagascar où le gouvernement français l’avait envoyé en exil.
Des hordes de Marocains convergent vers Rabat pour le glorieux retour dans les bennes des camions surchargées. Une foule immense se masse sur le parcours de l’aéroport jusqu’au palais royal, quinze kilomètres sur plusieurs rangées. Les hommes hurlent « hiah hiah istiqlal », vive l’indépendance et vive le roi « Hiah el Malik ».
Les femmes font des youyous en continu. Le spectacle est hallucinant.
Nous avons trouvé un perchoir éloigné de la route, mais avec une vue sur le passage du Roi.
Quand le cortège passe, c’est le délire, une femme debout à côté de moi, sort un sein long et mou de sa djellaba et l’agite frénétiquement pour marquer son amour du roi.
Après l’indépendance, l’atmosphère change, des familles marocaines avec une ribambelle d’enfants déambulent calmement dans les quartiers résidentiels. Ils sont chez eux et contents de visiter ces beaux quartiers de villas dans de grandes avenues bordées d’arbres dont l’accès leur était non interdit, mais déconseillé jusque-là.
Lors de la colonisation du Maroc, le Général Lyautey avait fait construire des villes nouvelles à l’américaine, en dehors des médinas occupées par les musulmans et les Mellahs occupés par les juifs ; deux communautés qui, avant la création de l’État d’Israël, vivaient en parfaite entente.
Lyautey avait même interdit l’accès des mosquées et des medersas (écoles coraniques) aux non-musulmans et la règle s’est maintenue après l’indépendance du pays.
Une partie de la communauté européenne quitte le Maroc sans précipitation au contraire de ce qui se passera plus tard en Algérie. Il va tout de même se produire un problème d’incompétence dans les bureaux et les administrations, car les Marocains n’ont pas été formés et cela crée des situations cocasses, parfois agressives des deux côtés.
Une femme française est agressée pour avoir frappé du poing un timbre à l’effigie du sultan sans méchanceté, mais le timbre ne collait pas bien. Mon père suggère qu’elle aurait dû signaler qu’elle venait de lui lécher le derrière. Pas sûr que l’humour triomphe dans cette situation.
Nous sommes en 1958. Mon père est alors directeur des Eaux et forêts. Il répond à un ministre de l’agriculture qui veut imposer ses volontés avec fermeté malgré une certaine ignorance des métiers de ses directeurs. Il convoque ses directeurs le matin pour écouter un enregistrement réalisé durant son sommeil où, paraît-il, il développe des idées constructives. Malheureusement, l’enregistrement est vide.
Deux ans plus tard, un directeur marocain sera nommé à sa place, réquisitionnera son bureau, la ligne téléphonique, la secrétaire et enfin la maison et ce sera le retour en France pour mes parents après 35 ans de vie au Maroc.
Ils en ramènent de beaux souvenirs et des objets de collection qui datent de leurs premières années dans le pays. Tapis en laine, bassines en cuivre rouge et poteries de Fès.
Ma sœur, Marie Jeanne chante avec des copains sympas dans la chorale « A cœur joie ». Certains copains jouent de la guitare et je suis fasciné. C’est le début d’une passion ; j’ai le droit de me blottir dans un coin et d’écouter sans me faire remarquer. Les jeunes adolescents prennent une allure décontractée et anticonformiste. Ils sont « bohème », c’est une première vision du mouvement hippy. Je participe à une chorale, mais l’engouement ne tient pas très longtemps.
Pour nous les jeunes, la vie se passe entre le Lycée et les copains. Il y a aussi les copines et on danse l’après-midi. On appelle ça des surprises-parties, ancêtres de la boum. Nous sommes fanas de la musique rock qui débute en Europe et apprenons à danser sur Bill Haley, Elvis Presley et Fats Domino. Les radios des bases américaines nous aident à développer cette culture.
Je me détache un peu du scoutisme.
Comme nous avons grandi, nos parents font visiter les villes du Maroc, Meknès, Fès, Marrakech, le Moyen Atlas et le grand sud.
Je me rappelle une folle nuit d’été à Taffraout où il fait si chaud que nous montons les lits sur la terrasse de l’hôtel pour y trouver un peu d’air. Nous sommes immédiatement attaqués par une nuée de moustiques. Le sommeil, à peine trouvé, les chacals se mettent à hurler, ils réveillent les chiens qui aboient tant et tant qu’ils réveillent le muezzin pour la prière de l’aube. Le lendemain dans la voiture, les jeunes dorment malgré la chaleur écrasante. En juin, dans cette région, la température monte à près de 50 degrés.
Mon père raconte son histoire : dans cet hôtel, il a dormi dans le lit de Michelle Morgan, célèbre actrice aux yeux bleus légendaires. Malheureusement elle avait quitté l’hôtel la veille.
Mes parents sont désolés de voir les médinas se moderniser. Déjà en 1935, ils ont vu arriver le fer blanc qui ruinait l’étal des commerçants et qui avait remplacé la terre cuite et le cuivre dans les ustensiles que l’on achète au souk. Que dire des objets en plastique aux couleurs criardes qui envahissent les étalages aujourd’hui ? On a oublié, mais, dans les années 50, le nylon et la matière plastique ne sont pas encore utilisés dans l’industrie.
Les médinas restent divisées en Souks ou quartiers d’artisans qui ont chacun leur spécialité. On voit travailler les artisans, les odeurs vous prennent à la gorge et les couleurs sont magnifiques. La médina est sillonnée d’ânes qui dévalent les ruelles à toute allure au cri de » Balek » de leur guide.
Quand il ne court pas derrière, il est assis tout à fait sur l’arrière-train de l’animal.
On ne retrouvera plus ce charme dans une organisation des médinas orientées vers le tourisme. Aujourd’hui, les potiers ont été exilés hors des villes à cause de la chaleur que les fours dégagent. L’artisanat est produit dans des usines et les médinas se limitent à des marchands de souvenirs pour touristes. Heureusement, la création de Riad, maisons traditionnelles marocaines transformées en hôtels ou maison d’hôtes permettent au visiteur de découvrir l’ambiance particulière de la vie en médina.
On ne peut pas parler du Maroc sans mentionner une cuisine délicate ou sel et sucre se marient merveilleusement.
Lors d’un séjour à Marrakech, des années plus tard, nous découvrons un restaurant nommé El Fasi tenu entièrement par des femmes qui produit une cuisine traditionnelle de grande qualité. Nous commandons une épaule d’agneau pour deux et les portions sont si généreuses que nous en distribuons aux autres convives.
Le Maroc restera pour moi un pôle d’attraction et nous y retournerons à plusieurs reprises avec Angela. Pendant nos études en France, mon frère François y retourne deux fois par an pour rejoindre Brigitte, sa future épouse. Les parents de Brigitte sont stricts ; elle n’a pas le droit de recevoir des lettres. François les fait passer par une copine.
Ils s’y marient durant l’été 1965, période où j’effectue un stage d’études dans une usine de fabrication de papier à Kénitra, ville où mon frère André vit toujours. Il est arrivé au Maroc en 1926 ; il en partira en 1982 après une longue carrière dans les Eaux et forêts. J’ai récupéré la vieille deux-chevaux Citroën de ma mère et cela me change la vie. Le plaisir d’être enfin indépendant, même si Maman règle encore les factures !
En 1966 j’ai terminé mes études à l’école supérieure de commerce et la deux-chevaux me ramène une fois de plus au Maroc pour un périple qui dure un mois.
Angela est du voyage. Ses parents ont bien voulu me la confier. Elle n’a pas vingt ans. Je la taquine en prétendant que les oranges qui pendent des arbres dans les avenues sont délicieuses. Elle en cueille une, debout sur le siège de la deux-chevaux et trouve le fruit succulent. Autant pour moi, le gag a raté, mais ils sont curieux quand même ces Anglais !
On fait un grand tour du Maroc qui débute dans les montagnes sauvages du Riff où l’on cultive le Haschish, mais nous ne sommes pas tentés et personne ne nous en propose. La ville de Chefchaouen a grandi en quelques années, mais a conservé son caractère unique. Les maisons sont peintes à la chaux dans laquelle une teinte bleu azur a été mixée. La peinture se poursuit sur les bords de la rue et les portes et fenêtres sont peintes en bleu foncé, donnant une impression de fraîcheur.
Nous continuons dans les montagnes du Rif et prenons une piste très abrupte dans une magnifique forêt de cèdres centenaires à la recherche d’un coin pour camper. La piste est tellement abrupte que je dois la finir en marche arrière. En faisant demi-tour, je manque d’écraser Angela. Les vacances commencent bien !
Avant de faire l’ascension, nous avons acheté quelques produits dans une épicerie d’un village très isolé. La boîte de sardines doit être largement périmée et nous nous réveillons dans la nuit avec une tourista mémorable. Nos menus sont simples sardines à l’huile dans un bout de pain, pâtes à la sauce tomate sur un camping gaz. Pas question de trouver un MacDo au coin de la route !
Le reste du voyage se passe bien, à part le vol du porte-monnaie d’Angela qui contient l’argent du voyage. Le budget est serré, mais on arrive quand même au bout du voyage avec plein de souvenirs. Nous aurons visité Chefchaouen, Fès, Meknès, Ifrane et ses chalets de ski, Tinerhir, Ouarzazate, et Marrakech avant de finir à Rabat et repartir vers la France à travers l’Espagne.
D’autres voyages ont suivi. En 1978, invités par mon frère André, nous faisons encore un bon périple dans le sud avec une R16 Renault. De Midelt, dans le Moyen Atlas, nous prenons la piste pour le cirque de Jaffar et le lac d’Imilchil. Comme il n’y a pas d’hôtel, nous demandons le gîte dans la maison du Caïd comme nous l’a conseillé le guide du routard. On nous offre une pièce sans fenêtres où nous pouvons dormir sur un lit de paille. Confort spartiate.
Le lendemain, sur une piste où il ne passe que quelques voitures par jour, la voiture crève deux pneus en l’espace de 10 minutes. Nous venons de traverser un village. Je laisse Angela au bord de la route et marche deux kilomètres en poussant la roue crevée. Les deux pneus réparés, nous poursuivons la piste vers Tineghir pour trouver qu’elle a été emportée par une crue. Nous finissons dans le lit de l’oued asséché en priant pour que les rochers du chemin ne traversent pas le carter d’huile. Heureusement, le loueur ne vérifiera pas le bas de caisse au retour de la voiture.
En 1996, nous y séjournons au départ de Paris dans un bel hôtel de Marrakech : le Tikida trouvé par Jeremy qui travaille dans le tourisme. Magnifique hôtel avec sa piscine gigantesque et un restaurant marocain fameux devenu inabordable pour nous aujourd’hui.
En septembre 2001, au lendemain du mariage d’Hélène, nous chargeons la Peugeot 206 CC décapotable, nouvellement livrée la veille du mariage. Avec deux petites valises et nos sacs de golf, nous partons traverser l’Espagne et rejoindre le Maroc.
En chemin, nous nous arrêtons quelques jours chez notre ami Frédéric F. dans sa ferme de cochons au sud de Madrid et nous assistons, interdits, au drame des tours jumelles de Manhattan.
En arrivant au Maroc les jours suivants, nous assistons à quelques manifestations anti-américaines qui suivent l’évènement. Les jeunes Marocains se félicitent de cette prouesse !
Rien de bien inquiétant pour nous et le voyage se passe à merveille. La 206 suscite l’admiration quand elle passe, décapotée, dans les villes ; c’est une des premières que l’on voit au Maroc. J’ai peur de la laisser dans les parkings des villes, mais, une fois la capote fermée, elle paraît semblable aux autres 206 et rien de fâcheux ne se passe. Sur la route entre Marrakech et Casablanca, la plaine de ben Guerir m’offre une ligne droite de 32 kilomètres. Belle opportunité pour monter le compteur à 200 km/h.
Exploit à ne pas renouveler, car, le lendemain, roulant à 130 pour 120 vers la frontière du retour, je suis arrêté par les gendarmes et dois négocier dur pour leur abandonner mes derniers Dirhams.
Discussion bon enfant et amende qui termine dans la poche du gendarme.
Les voyages des années 2000 nous conduisent plus vers l’Australie et l’Asie et ce n’est qu’en 2023 que nous referons un voyage en avion vers le Maroc en février. Arrivés à Marrakech en avion, nous découvrons un aéroport moderne gigantesque et prenons une voiture de location. Je passe sur le prix exorbitant de l’assurance payée en Euro et en espèces au loueur, mais il vaut mieux se prémunir. Un accident ou des dégâts sur la carrosserie peuvent vite se chiffrer en sommes astronomiques.
Nous découvrons des quartiers neufs à perte de vue et peinons à trouver nos repères.
La population qui était de 16 millions en 1960 est passée à 37 millions et cela nous fait un choc même si cela ne fait que vingt ans depuis notre dernier voyage.
Même en février, le tourisme à Marrakech et Essaouira est abondant et on entend parler anglais tout autour de nous. Les jeunes Marocains ont compris l’avantage de l’anglais et de ses débouchés et, dans notre premier Riad, nous conversons longuement en anglais avec deux étudiants qui gèrent l’établissement.
La médina de Marrakech grouille de monde et la balade est un peu gâchée par les motos qui circulent dans les ruelles, obligeant les passants à se réfugier dans les boutiques.
À noter une magnifique route de montagne entre Agadir et Taffraout avec un spectacle magnifique d’amandiers en fleurs malgré le frisson dû à l’étroitesse de la route qui ne permet pas toujours le croisement de deux voitures et dont les bords sont fortement à pic.
Nous avons aussi aimé la médina de Taroudannt beaucoup moins touristique que Marrakech. Nous y avons mangé le magnifique tagine poulet citron avec salade en entrée et pomme banane en dessert pour moins de deux euros chacun.
Chaque voyage nous laisse un excellent souvenir des endroits visités et de la gentillesse des Marocains avec lesquels nous avons le plaisir de discuter et qui apprécient de pouvoir parler à un ancien qui a vécu la période du protectorat.
La France, c’est la destination des vacances. On quitte le Maroc valises sur le toit et on traverse l’Espagne en voiture et en grand nombre. Les six enfants ne sont pas tous du voyage, car André est marié et Bernadette fait des études à la Sorbonne, mais la Citroën n’a que cinq places pour 7 passagers et les petits voyagent sur les genoux des aînés. Pour un voyage, mon père a même embarqué Aomar, le cuisinier marocain qui aidera en cuisine une fois arrivé dans la maison de famille à Allouis où vivent mes grands-parents Cadol. Il fera aussi des ravages chez les jeunes paysannes du coin auxquelles il se présente comme un riche propriétaire terrien du Maroc afin de gagner leurs faveurs.
Comme on ne croise pas souvent des voitures, on klaxonne dès qu’on aperçoit une plaque du Maroc, et on fait de grands signes d’amitié ; ça rompt la monotonie du voyage qui dure au moins cinq jours sans oublier la sieste maternelle sous un arbre avant de reprendre la route qui fait baisser la moyenne. Il fait très chaud dans l’intérieur de l’Espagne, la voiture empeste l’essence et nous sommes souvent pris de fortes nausées. Mon père choisit avec soin les hôtels et les restaurants avec son guide Michelin qui ne le quitte pas. Il lui arrive même de leur envoyer des commentaires quand il n’accepte pas leur jugement.
La France, c’est Allouis où vivent mes grands-parents maternels. La maison est gigantesque, au moins douze chambres et un immense parc de cinq hectares. Chaque année, les grands-parents passent l’hiver au Maroc et ne reviennent à Allouis qu’à la belle saison.
Le grand-père Cadol, né dans les années 1870 a été médecin, mais une maladie des maxillaires lui empêche d’exercer la médecine et, à partir de la fin de la guerre de 1914, il vit sur la fortune de sa femme sans avoir besoin de travailler.
Apparemment la fortune est copieuse et il vend des terres de ferme quand le besoin d’argent se fait sentir. Ayant décidé d’acheter une voiture, il vend les diamants du collier de sa femme et les remplace par des faux sans l’en avertir. La voiture deviendra « la fameuse Panhard », car la supercherie sera vite découverte.
Dans cette grande maison qu’on appelle le château, il est vrai que le confort est limité : on puise l’eau à la main, à la fontaine située devant la maison, on la transporte dans des brocs jusqu’à la cuisine où on la fait chauffer sur la cuisinière à bois qui sert aussi à faire la cuisine, pour pouvoir se laver. On se lave dans des cuvettes en porcelaine et parfois dans une baignoire sabot en zinc.
Pour le potager un âne fait tourner une noria qui remonte l’eau du puits. Les toilettes sont très sommaires et situées à l’extérieur de la maison. Pour s’y rendre, on doit longer la maison sur au moins vingt mètres et la nuit, c’est terrifiant. On imagine des araignées géantes tapies dans l’ombre, d’autant qu’elles pullulent dans les toilettes. Le plus ancien cabinet dispose d’une grande planche trouée qui sert de siège directement au-dessus de la fosse. L’odeur n’est pas alléchante et pour l’hygiène des petits carrés de papier journal sont posés sur la planche. L’autre cabinet dispose d’une lunette en bois et d’un levier à bascule. Il faut chercher l’eau au puits pour nettoyer.
Ces petits inconforts ne gâchent pas les vacances, et les bons souvenirs demeurent. Derrière la maison se trouve la ferme qui produit un revenu à nos grands-parents. Nous y passons beaucoup de temps et apprenons tout ce qui nous paraît si mystérieux dans la vie d’une ferme. Ramasser les œufs, traire les vaches. On se fait même servir un petit coup de rouge, on est bien trop jeunes, mais le fermier y met de l’eau. C’est une infâme piquette de 7 ou 8 degrés. Il paraît que les ouvriers agricoles en boivent 10 litres par jour pendant le travail des moissons.
On va à la ferme avec nos bidons en fer blanc pour chercher le lait, à l’heure de la traite des vaches. On s’est entraîné à traire ; il faut une bonne poigne et éviter le coup de sabot, surtout celui qui renverse le seau plain de lait. La trayeuse électrique viendra plus tard. La fermière nous sert à partir d’un grand bidon de 20 litres du lait encore tiède avec la mousse et la crème. Rentrés à la maison, on doit le faire bouillir dans une marmite avec une drôle de petite capsule qui doit l’empêcher de monter au moment de l’ébullition. On achète aussi de délicieux fromages de chèvre.
Une année 1947 ou 48, les cousins d’Amérique sont venus passer l’été à Allouis. Ce sont de grands gaillards de 10 ans, mes aînés et je suis fasciné. Nous faisons des promenades en charrette tirée par l’âne qui dans une bonne famille de latinistes s’appelle Asinus.
Les traditions sont respectées et cela ajoute au charme de ces grandes réunions familiales. Un colonel au cours d’un repas avec ses officiers s’est écrié avant que les autres ne se servent : « C’est excellent, j’en reprendrai ». Les officiers n’osèrent pas en prendre trop. Chez nous, « Excellent » a gardé toute sa signification, on doit se servir avec modération.
L’appel aux repas se fait à l’aide d’une cloche que l’on secoue avec vigueur.
Le dernier arrivé à table après que la fameuse cloche ait sonné l’appel, se voit chanter par tous les autres :
Voilà l’ bel alcendor, voilà l’beau picador,
Voilà l’beau pipi, voilà l’beau caca,
Voilà l’beau picador
Je ne saurai jamais ce qu’est un alcendor, mais je suis terrifié à l’idée d’arriver un jour le dernier à table.
Pendant les repas, s’il y a de la tarte, on commence toujours par les bords pour finir au milieu, plus moelleux.
Il y a, bien sûr, le pâtissier Huet, au village, dont les éclairs, les galettes feuilletées ou de pomme de terre que l’on déguste avec les petits fromages de chèvre de la fermière, et enfin, le gâteau Paris Brest lui ont fait une réputation régionale et la dégustation est souvent précédée d’un moment de silence approbateur. Et d’une petite ronde où l’on chante : « Ami, ami, ami… »
En été, les pêches sont délicieuses ; dans le verre où l’on a laissé du vin rouge, on épluche sa pêche, on la coupe en morceaux, on rajoute du sucre et ça devient un « mignapouf », appellation toute personnelle à la famille et dont j’ignore l’origine.
Mon frère Jacques adore la trompe de chasse, instrument réservé aux réunions de chasse à courre où chaque phase de la chasse est ponctuée par un air de fanfare différent. Le répertoire est assez limité, mais il joue bien et, du fond du parc, cela procure une étrange mélodie un peu désuète.
Près de la propriété qui s’appelle le château, et sur des terres qui appartenaient autrefois à la grand-mère, l’office de radio national a développé des installations d’émission radio et construit un pylône haut de plus de trois cents mètres. Nous en sommes très fiers et on peut repérer la maison de très loin. Pas de problème non plus pour écouter France inter.
La France, c’est aussi l’appartement de ma grand-mère paternelle à Paris dans le 17e arrondissement. Elle s’appelle Blanche, son mari, Paul est mort en 1935 d’une pneumonie, quelques semaines seulement après avoir pris sa retraite de fonctionnaire.
Il nous arrive de passer une semaine l’été chez cette grand-mère parisienne avec mon frère François. C’est le maximum supportable pour la grand-mère. De la fenêtre, on regarde la circulation déjà dense à Paris, rien à voir avec le Maroc. À cette époque on klaxonne pour n’importe quelle raison et il en résulte un grand tintamarre qui ne cesse que tard dans la soirée.
Petits, on va voir passer les trains à vapeur du haut du pont Cardinet. Elle nous emmène au zoo de Vincennes, au jardin des plantes, au musée Grévin avec ses personnages en cire et les glaces déformantes qui nous font rire. Il y a le tour en bateau à rames du bois de Boulogne et les petits voiliers qu’on lance dans le bassin des Tuileries et qui finissent par se coincer sous la fontaine centrale.
De retour dans l’appartement, on se chamaille entre frères et la grand-mère a du mal à restaurer le calme malgré le fameux train électrique de notre père conservé religieusement au fil des années.
La vie en France quelques années après la Deuxième Guerre mondiale est encore imprégnée de cette période de privations qui a marqué tous les Français. Le Maroc n’a pas subi les mêmes privations et nous avons le sentiment d’être privilégiés.