Une fleur dans la nuit - Eloise Grand - E-Book

Une fleur dans la nuit E-Book

Eloise Grand

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Beschreibung

Vous êtes-vous déjà demandé quelle fleur vous représente ? Celle qui correspond à votre caractère et permettrait de déterminer votre compatibilité avec une autre personne ?

Non ?

Moi non plus, figurez vous. Mais j’adore y réfléchir à propos des autres à chaque fois que quelqu’un entre dans ma boutique. Enfin, ça, c’était avant que Thaïs, pétillant tournesol, débarque dans ma vie.

Il y a des instants où un vent de nouveauté vous surprend. Où la recherche d’une muse prend un tournant inattendu. Où votre colocataire ronchon vous embarque dans ses coups de folie…

Si mon aventure vous intrigue, achetez un gâteau à la boulangerie d’en face, attrapez un thé et venez à Un pétale dans le vent. Moi, Rowan, l’un des meilleurs fleuristes de Saint-Louis, je vous y attends. Vous pourriez peut-être découvrir votre fleur pendant que je cherche la mienne ! Qui sait ?

À PROPOS DE L'AUTRICE  

Née en Auvergne en 1997, Eloïse Grand est désormais perdue en région parisienne (ne lui demandez pas pourquoi, elle ne comprend toujours pas ce qu’il s’est passé dans sa tête). Ingénieure de profession, elle ne s’est jamais séparée de ses passions. Mordue d’art sous toutes ses formes, elle aime dessiner ses personnages ou en faire de jolies peluches au crochet. Elle joue aussi du violon et du piano à ses heures perdues ! De temps en temps, elle grimpe dans un avion pour se jeter dans le vide avec un parachute sur le dos.

Depuis 2019, il ne se passe pas un jour sans qu’elle travaille sur ses projets livresques. À travers ses romans, elle souhaite s’exprimer sur des injustices contemporaines qu’elle veut voir s’effacer, et bien sûr : donner des papillons dans le ventre à ses lecteurs. "Une Fleur dans la Nuit" est le septième roman qu’elle rédige, et le premier à être publié.















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Seitenzahl: 440

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Couverture par Scarlett Ecoffet

Maquette intérieure par Scarlett Ecoffet et Emilie Diaz

Correction par Emilie Diaz

 

© 2025 Imaginary Edge Éditions

19 chemin des cigalons 83400 Hyères

© 2025 Nade Arslan

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés.

 

Le code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou production intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

ISBN : 9782385721343

 

 

 

 

 

 

À ma chère maman,

qui m’a transmis son amour des fleurs

Chapitre 1 Portée par le vent

 

 

De douces senteurs m’embaument. Des senteurs apaisantes que j’ai toujours associées à mes instants de détente, d’évasion. Mes doigts habiles effleurent les tiges des pivoines et frôlent les pétales, sans les altérer. J’aime tant le volume de ces fleurs aux multiples déclinaisons. Du pastel aux teintes plus vives, elles s’érigent en protagonistes de chaque bouquet auquel elles offrent leur beauté. Et aucun parfum ne saurait égaler leur douceur. Je comprends sans problème pourquoi elles apparaissent si souvent pour les mariages, pourquoi de nombreux clients et professionnels les nomment comme leur plante préférée. De toutes les pivoines, la rose me parle le plus. Un symbole de sentiments amoureux, timides et dissimulés.

Un sourire rêveur étire mes lèvres tandis que je coupe un morceau de scotch vert. Je l’enroule autour de la première tige, puis de la deuxième. Je glisse une astilbe1 entre les jumelles. Sa structure plumeuse fait tout son charme. « Je t’attends ! », crie-t-elle au destinataire du bouquet.

Lorsqu’on compose, le langage apporte une véritable plus-value. L’art floral ne s’exprime pas que par le visuel. Il cache des mots si importants. Des mots que ces plantes nous adressent, du fond de leur cœur. Des mots qu’une personne suggère à une autre, parfois sans le réaliser.

Au fil de mes mouvements, le volume se crée. Les astilbes s’échappent en épis au milieu des imposantes pivoines, sans jamais prendre le dessus. Elles embellissent les protagonistes.

— Qu’est-ce que vous ajouteriez pour déstructurer cette composition ? demandé-je à mes élèves, déjà fascinées.

Ma jeunesse choque souvent les apprentis. Ils n’imaginent pas depuis combien de temps j’exerce, depuis quand j’ai trouvé cette vocation. J’ai toujours su où je m’épanouirais le mieux.

— Des feuillages ? s’essaye Ariana, mal assurée.

En difficulté depuis le début de l’année scolaire, elle se débrouille pourtant comme une cheffe dans mes cours. Forte et courageuse, elle me rappelle les pois de senteur. Au sein d’un groupe, elle véhicule énergie et curiosité. Elle attire l’œil, à l’instar de ces petites fleurs à la forme singulière.

— Des feuillages, oui, acquiescé-je. Lequel vous inspire le plus sur cette table ?

— L’eucalyptus, annonce aussitôt Blake de sa voix fluette. Par contre, je ne saurais pas dire lequel…

Les regards des jeunes femmes se rivent à moi. Voir leurs iris luire d’impatience comble mon cœur.

— Toutes les formes conviendront ici, expliqué-je en saisissant une branche d’eucalyptus Willow. J’apprécie le caractère de celui-ci. Les longues feuilles lancéolées s’associent bien avec les fleurs en épi comme les astilbes. Je trouve qu’elles amplifient le romantisme. Pour votre réalisation, n’hésitez pas à utiliser un autre type. On procédera aux analyses à la fin.

— D’accord, répondent-elles en chœur.

— Je vous laisse avancer en vous inspirant de ma composition. Appelez-moi si vous avez des questions.

Les demoiselles opinent du chef, et je me redresse dans un crissement de chaise. J’observe leur manière de saisir les précieuses plantes, avec une délicatesse presque maladive. Mes paupières se plissent d’amusement. Les pétales se décrochent facilement si on ne sait pas comment manipuler les fleurs. Aussi, durant leur première année, les fleuristes en devenir témoignent souvent trop de précautions. La maîtrise vient avec l’expérience, et je ne doute pas que cette promotion brillera, comme les précédentes.

La poitrine gonflée de fierté, je m’éloigne vers les étals. Je parcours les vases un à un, vérifie la qualité de l’eau, des hellébores. Dès qu’une fleur se flétrit, on la retire afin que nos clients profitent des produits les plus frais tout au long de la semaine.

Le claquement d’une porte m’arrache à mes pensées. Une tige et un sécateur en main, je tourne la tête vers les vestiaires. Lorelei, la propriétaire de la boutique, vient d’en sortir en trombe. Essoufflée, la quarantenaire trottine jusqu’à moi et me presse l’épaule. Un air navré se fige sur ses traits. Je ne connais que trop bien cette expression.

— Je suis vraiment désolée, Rowan, prononce-t-elle, théâtrale. J’ai une urgence et je ne vais pas pouvoir t’aider aujourd’hui. Appelle Everly si jamais. Je suis vraiment, vraiment désolée.

Je lui caresse le bras dans un geste de réconfort.

— Je m’en sortirai. Ne t’inquiète pas pour la boutique et va, lui murmuré-je avec douceur.

— Le livreur arrivera juste après ton cours, et tu as la liste des commandes dans mon bureau !

— Je sais…

Dans un sourire, je la force à pivoter et la pousse vers la porte. Elle me scrute une ultime fois par-dessus son épaule, avant de filer dans les rues de Saint-Louis. Lorsqu’elle disparaît de mon champ de vision, je vaque à mes occupations. De temps à autre, les élèves m’interpellent pour des conseils. Je corrige alors la position de leurs éléments, parfois trop écartés ou l’inverse. Quand les épis dépassent beaucoup du bouquet, leur teinte éclatante noie le raffinement des pivoines. Tout est question d’équilibre et de subtilité. Dès qu’elles le comprendront, elles auront les bases pour faire leurs propres créations.

— Vous pouvez ajouter les feuillages qui vous plaisent, maintenant, déclaré-je en reprenant ma place. Je vous montrerai ensuite comment entourer ce genre de bouquet avec du papier.

La décoration se révèle aussi nécessaire que le bouquet lui-même. Un nœud mal formé avec un ruban, et le travail se retrouve gâché en une seconde. Aux aguets, je rajuste l’eucalyptus aux feuilles rondes sur lequel Ariana a jeté son dévolu.

— Puisque la forme des feuilles est différente, tu ne peux pas les utiliser de la même manière que moi, lui indiqué-je. Au lieu de les glisser à l’intérieur, tu pourrais en mettre autour des fleurs.

— Oh, bien vu ! s’extasie-t-elle. Ça donnera un côté plus organisé.

— Il y a des tonnes de façons de disposer les éléments, alors amusez-vous. Je vous montre des exemples pour vous faciliter l’apprentissage, mais vous pouvez explorer d’autres styles autour de ces fondations. C’est comme ça que vous trouverez votre identité artistique.

Réactives, les apprenantes me prennent au mot. Je les sens soudain plus libres dans leur expression. J’apprécie particulièrement le travail de la plus jeune, dont le bouquet commence à ressembler à une étoile. Elle s’est bien débrouillée pour lier les tiges. Tout se tient.

Satisfait, j’attrape un fin papier rose, presque transparent. Par-dessus, je rabats une feuille corail, puis superpose du blanc afin de former un dégradé. Les élèves imitent mes gestes avec une précision relative. Elles peinent à aligner les bords. Ainsi, je les enjoins à tenter leur chance à nouveau.

Dès qu’elles approchent de l’acceptable, j’enroule le pliage autour de mon bouquet et scotche les pans. Désormais, la composition possède ses vêtements. Il ne manque que l’accessoire — un joli ruban — pour terminer le tableau.

— Comment tu fais pour que le nœud soit si parfait ? s’étonne Blake, une pointe de frustration dans la voix. Les miens ne sont pas symétriques, et ils retombent tout le temps…

— La pratique, m’égayé-je. Plus tu t’exerceras, mieux tu t’en sortiras. Enfin, pour ça, il faudrait aussi que tu partes dans le bon sens.

Ses lèvres se pointent en une moue boudeuse. Elle défait son ouvrage et entreprend de nouer son ruban une deuxième fois. Après trois essais infructueux, je viens à sa rescousse. Je lui montre étape par étape, et lui laisse le soin de former les boucles. Elle manque encore d’assurance, mais elle progressera au fil de l’année.

La séance achevée, on débat des sentiments dégagés par les huit compositions, sans compter la mienne. La cadette remporte les votes du meilleur travail du jour. Sa dextérité est prometteuse. Si elle poursuit sur cette lancée, elle parviendra sans mal à percer dans le milieu de l’art floral.

— Je vous libère pour ce matin. Comme d’habitude, je garde le plus beau pour la vente, et vous pouvez emporter les autres avec vous.

— Merci pour ce cours, Rowan ! s’exclame Ariana, encore plus enjouée que d’ordinaire.

Elle inspire à plein nez le parfum des pivoines. J’ai l’impression de percevoir ses senteurs enchanteresses, moi aussi. Partager cette passion avec mes pairs, c’est ce qui me plaît le plus. Ici, je ne détonne pas. Je trouve ma place, sans préjugés.

— On me paye pour vous donner ces cours, tu sais ? plaisanté-je dans un rire ténu. Et puis, ça me permet d’utiliser les invendus de la semaine, ce qui est non négligeable.

— Au moins, c’est une relation donnant-donnant, renchérit Blake. Tu enseignes vraiment bien, on ne te le dira jamais assez.

— On en reparle à la fin de l’année, chuchoté-je.

Elles vont finir par me faire rougir, avec leurs compliments et leurs regards empreints d’admiration.

— Ah, et… pour la semaine prochaine, percuté-je. Il ne nous reste que deux sessions avant les vacances de Noël. Qu’est-ce que vous diriez de designer des compositions vous-mêmes ? Prenez la semaine qui vient pour dessiner vos idées et choisir vos fleurs. On fera une revue vendredi, et je vous garderai ce qu’il faut de côté.

— Trop bien ! s’écrie la cadette. Quel type de composition ?

— Celle qui vous plaît le plus dans ce qu’on a déjà vu ensemble. Mais attention !

Intriguées, elles me dévisagent avec une étincelle espiègle.

— Vous serez évaluées sur le dernier cours, donc n’attendez pas jeudi soir pour vous y mettre. Je ne donnerai aucun conseil si vous ne m’apportez pas un minimum de matière.

— Promis, on ne comptait pas s’y prendre à la dernière minute, m’assure Ariana. Merci encore, et à la semaine prochaine !

La clochette de l’entrée tintinnabule alors qu’elles quittent le magasin. J’emmène mon bouquet près du comptoir, puis place celui de la cadette dans un vase adapté. En vitesse, je nettoie notre plan de travail. Je termine pile à temps pour l’arrivée du livreur ! J’attache mes cheveux blonds en un chignon brouillon, avant de me munir de la liste des commandes. Le conducteur descend de son camion quand je sors. Le vent de la fin de l’automne s’engouffre sous mon tablier rose pâle.

— Bonjour, lancé-je à la cantonade.

— Salut Rowan, me répond-il d’un timbre cristallin. Personne pour t’aider, ce matin ? La livraison est conséquente, tu vas t’en sortir ?

Il me reluque de haut en bas, comme s’il jaugeait mes muscles secs à travers mes vêtements. Son collègue saute au sol et me fixe à son tour. Au lieu de m’agacer, je hausse les épaules et feins ne pas relever les sous-entendus. Je me fiche bien des a priori sur mon physique. Mes airs frêles trompent quiconque ne voit pas plus loin que la finesse. Avec le patinage artistique et la danse, mon corps supporterait bien plus que quelques allers-retours les bras chargés de pots.

— Vous pouvez tout déposer devant la boutique, formulé-je pendant qu’ils ouvrent les portes arrière. Je m’occuperai de ranger.

— Compris !

Dès qu’ils amènent une plante, j’en inspecte la qualité et coche les cases sur ma feuille. Au fur et à mesure, je les porte à l’intérieur afin qu’elles ne subissent pas de choc thermique prolongé. Il subsiste une quantité astronomique quand j’adresse un geste de la main aux camionneurs. Le véhicule s’éloigne et dévoile un regard inquisiteur. Ses courtes mèches brunes dressées sur sa tête, Jasper s’accoude à la rambarde qui borde le trottoir. Même d’ici, j’aperçois le pli sévère entre ses sourcils fournis. Ses deux billes noisette me fusillent.

— Tu vas vieillir avant l’heure, Jas ! me moqué-je entre deux traversées de voiture. Déride-toi et va plonger tes beignets dans l’huile !

Il bougonne un « gnagnagna » ridicule en affichant sa plus belle mimique désespérée. Au summum du dédain, il recule, lisse sa tenue farinée de pâtissier, et s’enferme dans la boulangerie en face de ma boutique. Il ne changera vraiment jamais. Si Jasper était une fleur, il serait un abutilon2, d’un orange flamboyant. Il est altruiste, pense à mon bien-être… en parallèle, il requiert énormément d’entretien. Je côtoie cet idiot surprotecteur depuis maintenant quatre ans, mais il refuse de comprendre que je ne suis pas fragile, que j’aime mon emploi. Lorelei me donne de plus en plus de responsabilités, et ça me convient. C’est l’essentiel.

Le sourire aux lèvres, je coince la porte et déplace les pots un à un. Je ne suis même pas à court de souffle à la fin. Il n’y a plus qu’à organiser un minimum avant d’ouvrir. Aussi, je m’empresse de placer nos achats dans la réserve. Le soleil qui se déverse d’un côté de la serre nimbe les feuilles ruisselantes d’un halo doré. J’adore cet endroit, empli de senteurs, de chaleur. Chaque espace a sa propre exposition à la lumière, afin que plantes d’intérieur et arbres fruitiers se plaisent entre les rangées de fleurs. Dans une grande ville comme Saint-Louis, il est rare de trouver un tel espace à l’arrière d’une boutique. Un pétale dans le vent œuvre depuis si longtemps dans le quartier qu’on a pu conserver ce lieu hors du temps. Un véritable paradis pour les amoureux de la botanique.

Fredonnant des mélodies aléatoires, j’installe les nouveaux pots et asperge les feuilles au passage. Lorsqu’arrive l’heure d’ouverture, la moitié traîne encore près de l’entrée. Deux clientes patientent déjà. J’accélère la cadence, puis retourne l’écriteau.

— Bonjour, les salué-je. Désolé pour l’attente et le bazar. Il n’y a que moi aujourd’hui et c’est jour de livraison.

— Aucun problème, prononce l’une d’elles. Je viens récupérer le bouquet que j’ai commandé au nom de Mary Daniels.

— Il est juste ici ! clamé-je. Vous pouvez vérifier que tout vous convient.

Je saisis délicatement la composition réalisée devant mes élèves.

— Il est absolument magnifique ! Ma mère sera ravie de le recevoir. Les autres fleuristes de la boutique font de très beaux bouquets aussi, mais les vôtres sont merveilleux. Merci beaucoup.

Le rouge me monte aux joues tandis que je contiens ma joie. Ces étoiles dans les yeux des clients me mettent toujours du baume au cœur. Ils effacent l’abondance de pression liée à ma récurrente solitude derrière le comptoir. Outre ma passion, je recherche cette reconnaissance.

 

***

 

La matinée s’est enchaînée en un flash. Une douzaine de personnes sont passées, avec des demandes éclectiques. Je termine l’inventaire à midi à cause de toute cette activité et, à quatorze heures, je n’ai pas encore pris une minute de pause. D’aucuns penseraient que nos journées sont calmes. Pourtant, la meilleure boutique du quartier est bondée jusqu’à l’heure de fermeture !

J’aide une jeune femme à choisir une plante décorative quand la clochette tinte pour la énième fois. Je ne vais pas pouvoir manger, à ce rythme.

Un regard en arrière me révèle un Jasper blasé — ou beaucoup trop en colère. Une main dans sa poche, l’autre serrée autour d’un sachet, il me toise avec sa mine renfrognée préférée. L’amusement me gagne, et je ricane alors qu’il retourne vulgairement l’écriteau. Je secoue la tête et conseille ma cliente. Les trois suivantes déambulent avec moi entre les arbres fruitiers et repartent chacune avec leur bonheur vingt minutes plus tard. Au claquement du battant, Jasper verrouille le loquet.

— Fais comme chez toi, surtout, raillé-je en détachant mes cheveux.

Les mèches ondulées retombent avec souplesse sur mes épaules. Je ramène celles de devant en demi-queue.

— Si tu n’oses pas prendre une pause histoire de ne pas t’évanouir en plein milieu de tes précieuses, moi, j’oserai te l’imposer, proclame Jasper, assombri. Tu ne manges déjà pas le matin, tu ne vas pas non plus passer la journée à jeun.

— Tu sais, le jeûne intermittent est bon pour la santé.

— Pas quand on court partout et qu’on le fait n’importe comment. Tiens.

Il me jette son sachet, que j’attrape in extremis. J’en tire un sandwich au poulet grillé, encore tiède. J’y croque à pleines dents. Jasper soupire et s’adosse contre la vitre.

— Je ne sais pas comment tu te débrouillerais sans moi. Tu n’as aucun instinct de survie ! m’assène-t-il. C’est à se demander comment tu as survécu jusque-là.

— C’est faux, rétorqué-je en mâchonnant. Je ne fonctionne que à l’instinct de survie. Je ne mange que quand j’ai faim.

— C’est faux, m’imite-t-il d’un ton atroce. Tu ignores ta faim et tu la camoufles derrière tes obligations. Si tu crois que je ne t’ai pas cerné, tu te mets le doigt dans l’œil, Rowan. Et puis arrête de te plier à toutes les petites volontés de ta cheffe, nom d’un chien ! Je ne comprends pas pourquoi tu acceptes de gérer une livraison seul.

La bouche pleine, je glousse et m’appuie contre le comptoir. Avec lui, c’est toujours la même rengaine ! Dès que Lorelei s’absente, il me rejoint à la fin de ses heures pour m’incendier. Sa sollicitude me touche, mais il sait se rendre insupportable, avec ses remontrances.

— Je ne suis pas en sucre, Jasper, lui rappelé-je.

— Non, tu n’es pas en sucre, je sais. Tu es juste la bonne poire de service. Tu es payé plus quand tu subis des journées comme ça ? Pas du tout ! Je parie que Madame ne reviendra même pas pour la fermeture. Et arrête de me regarder en creusant tes fichues fossettes, là ! Tu me saoules.

Cette fois, j’éclate de rire. La plupart des gens trouvent Jasper infâme, avec ses sautes d’humeur inopinées et ses remarques sorties de nulle part. Il est juste hilarant à mes yeux. Le genre d’ami que je dois garder près de moi.

— J’aime ce que je fais, lui assuré-je. Ça ne me dérange pas que Lorelei m’abandonne en plein milieu du service. Au moins, je suis à cent pour cent libre de mes actes.

— Et la prochaine phrase c’est : « Et puis je suis super bien payé pour un fleuriste ». Blablabla, articule-t-il. Tu es bien payé pour un fleuriste, mais elle n’a qu’à te filer une partie de son salaire, si elle ne veut pas se bouger pour son commerce.

Je m’avance jusqu’à lui et porte sa main près de mon visage. Je détaille ses doigts.

— Hum… c’est sûrement cette nouvelle cicatrice qui te fait ressembler à un disque rayé, me moqué-je.

Il ne démord pas de sa bouderie malgré les plaisanteries. Je lui tape l’épaule et engloutis le reste de mon sandwich. Le sachet roulé en boule termine sa route dans la poche de mon ami, qui ne s’en offusque pas. Au contraire, il l’enfonce plus loin.

— Ne ferme pas à point d’heure sous prétexte que des gens s’arrêtent encore devant les vitrines, m’ordonne-t-il.

— Oui, Papa.

— Appelle ta collègue si tu te sens surchargé. Non, même avant.

— Oui, Papa Jasper, chantonné-je.

— Je t’ai à l’œil, hein. Si tu ne rentres pas à l’appart avant dix-neuf heures, je viens te chercher par la peau des fesses.

J’expulse cet énergumène hors de la boutique. Sur le trottoir, il s’immobilise, pointe deux doigts vers ses yeux, puis vers moi, avant de s’éloigner dans un concert de râles. Je le suis du regard, juste assez longtemps pour le voir se retourner et réitérer sa menace muette. Je secoue la main pour le chasser. C’est le moment de me remettre à l’ouvrage ! Repu, je m’occupe des commandes de l’après-midi.

C’est un message de Jasper qui finit par m’arracher à ma passion. J’ai été tellement concentré que je n’ai pas vu le temps s’écouler. Il me reste dix minutes pour boucler avant qu’il rapplique. Je me dépêche de placer le panneau côté « Fermé » et m’attelle au nettoyage de la table, sur laquelle traînent épines et tiges. Alors que je passe le chiffon, la sonnette tinte.

— Excusez-moi, Madame…, m’interpelle une voix hésitante.

Elle avait une chance sur deux de se tromper. Je fais volte-face et scrute l’importune. Cet éclat lumineux dans ses prunelles noires…

— Oh, cette beauté pure… ! chuchote-t-elle, avant de se couvrir la bouche à cause de mon haussement de sourcils. Je… J’ai dit ça à voix haute ?

Elle passe une main nerveuse dans ses cheveux de jais aux boucles fines.

— Oui, en effet, m’amusé-je. Merci pour le compliment, je suppose. Sauf si vous parliez des fleurs ? Enfin, je peux vous remercier pour ça aussi.

Sur sa belle peau brune, je crois déceler du rouge.

— Je parlais de vous, bégaye-t-elle.

Elle se tord les doigts.

— Mais les fleurs aussi, sinon, je ne serais pas venue. Je suis tellement désolée !

— Aucun problème, c’est plutôt flatteur. Je me permets de vous renvoyer ce compliment, Mademoiselle.

Un grand sourire étire ses lèvres pleines, qu’une pointe de maquillage sublime. Dans son manteau jaune, elle resplendit.

— Vous savez vous vendre, bredouille-t-elle. Je m’excuse aussi de vous avoir pris pour une femme. C’était totalement déplacé. C’est… C’est juste que vous avez des cheveux magnifiques et… je m’enfonce, non ?

— Ça m’arrive souvent, ne vous en faites pas.

Avec détermination, elle pose un pied en avant. Me retenir de rire est un supplice.

— Raison de plus ! Si ça vous arrive souvent, c’est encore pire !

Mon cœur manque un battement. Cette femme est un tournesol. C’est la première fois que je vois un regard aussi animé sur des iris aussi foncés. Je devrais lui demander de revenir demain, pourtant… je n’ai aucune envie qu’elle s’éloigne. Tant pis pour Jasper. Un peu de sport ne lui fera pas de mal, avec le nombre de préparations qu’il goûte au quotidien.

— Je trouve ça amusant, pour ma part, avoué-je à cette fleur éclatante.

J’aime jouer de cette touche de délicatesse que dénote mon physique, exprimer ma propre notion de masculinité. Parce que ce mot n’a jamais eu de sens pour moi. Parce qu’il n’aurait jamais dû avoir une autre portée que la génétique.

— Comment je peux vous aider ? lui demandé-je, la tête penchée de côté.

— Je peux vous partager ma bonne nouvelle du jour ?

Comment refuser quand elle exsude en silence autant de bonheur et d’impatience ? La véritable beauté, c’est ça. Ces émotions sur le visage d’une inconnue.

— Je reviens tout juste de ma cérémonie de remise des diplômes ! s’écrie-t-elle, et sa joie communicative m’atteint plus que de raison. Je veux m’auto-congratuler. Contrairement à mes copines, je n’ai pas de chéri avec qui fêter ça, et ce serait dommage de me priver.

— Je ne peux qu’approuver. Une idée de votre budget et des fleurs que vous voulez ?

— Euh… vingt dollars ? Pour les fleurs, je n’y connais absolument rien, admet-elle, gênée.

J’ai donc carte blanche, et rien ne pourrait mieux clôturer ce vendredi éprouvant. Je sélectionne mes plus belles roses fuchsia ainsi que des lys orange. De petits œillets complèteront ce tableau. Je me sens d’humeur généreuse, ce soir. J’ajouterai des feuilles de pistachier, et un tournesol au centre pour la représenter.

Sous ses œillades curieuses, je m’éclipse dans la réserve. Je calligraphie à la va-vite une carte de félicitations que je cacherai entre les pétales. Le nécessaire regroupé, j’arrange le bouquet devant elle et le décore d’un papier assorti aux œillets. Ravie, elle me tend un billet, que je complèterai plus tard avec les miens. J’attendrai qu’elle passe la porte, afin qu’elle ne comprenne pas que je triche pour lui donner une récompense à la hauteur du bonheur qu’elle me partage par sa simple présence. Mes poumons s’emplissent d’oxygène tandis qu’elle plonge le nez entre les fleurs odorantes.

— Il faudra couper un peu les tiges avant de les mettre en vase, expliqué-je, et changer l’eau tous les jours. Assurez-vous que cinq centimètres sont immergés. Il n’y a pas besoin de plus.

— D’accord ! Vous me sauvez, vraiment. J’ai cru que je ne trouverais pas de fleuriste ouvert à cette heure-ci, s’apitoie-t-elle. Merci beaucoup pour vos conseils, et le bouquet est magnifique.

Je jugule un rire. Regardera-t-elle l’écriteau à la sortie ?

— Si je peux me permettre un autre conseil, vous devriez vous arrêter à la boulangerie française en face. Ils font des portions individuelles. Leurs mini-fraisiers sont incroyables, soit dit en passant.

— Vous avez un partenariat ? me taquine-t-elle.

— Il est possible que vous profitiez d’une ristourne si vous dites que Rowan Sutton vous envoie.

La perspective lui plaît. Elle me remercie une nouvelle fois et s’apprête à quitter la boutique. Elle se fige ; je pouffe. Avec une mine coupable, elle me lorgne par-dessus son épaule.

— Vous étiez en train de fermer ? chevrote-t-elle.

Pour toute réponse, je creuse ces fossettes que Jasper jalouse tant. Je ne regrette pas. Pas même une seconde. En entrant dans sa précipitation, elle m’a offert l’une de ces rencontres qui marquent une vie.

Chapitre 2L’attraction des fleurs

 

 

Nos pas résonnent dans la cage d’escalier alors que Jasper se mure dans le silence. Sa main refermée autour de mon poignet, il me traîne depuis notre départ de la boutique. Je m’attends à le voir exploser dès qu’on entrera dans l’appartement, et c’est exactement ce qui se produit.

— Sans rire, tu ne peux pas penser à ta santé mentale et physique juste une seconde, dans ta vie ?

Il me lâche. Ses yeux plongent dans les miens. Mon flegme face à sa colère l’énerve plus encore, et il jette ses chaussures sur le paillasson avec rage.

— Je peux concevoir que tu ne voies pas le temps passer quand tu es sous l’eau, mais tu aurais pu mettre une alarme ! Ta super cheffe inutile ne te paye même pas les heures supplémentaires, puisqu’elle n’en est pas témoin et que je te connais assez pour savoir que tu ne lui diras rien !

Son essoufflement le force à s’arrêter.

— Tu vas vraiment me hurler dessus comme ça tous les soirs ? lui demandé-je avec douceur, dans le vain espoir de le calmer. Je n’ai pas envie de me disputer avec toi pour un sujet aussi futile.

— Futile… Futile ? s’égosille-t-il avant d’afficher la mine la plus désabusée de sa panoplie. Tu n’es pas sérieux, là ?

Je quitte mes chaussures et les dépose dans le meuble du vestibule. Avec un haussement d’épaules, je rejoins le salon. Je ne gagne jamais ces joutes verbales. Jasper est beaucoup trop têtu pour se ranger à mon avis, et moi trop fainéant pour continuer durant des heures comme il en est capable. Alors, je m’esquive. Je le laisse vider son sac et j’écoute ses sempiternelles remontrances. Cette fois, j’ai au moins une histoire à lui raconter.

— Je te promets que j’allais revenir à l’heure, dévoilé-je pendant que je retire mon manteau. J’avais commencé à préparer la fermeture et même retourné l’écriteau, sauf qu’une cliente est entrée.

Au lieu de l’apaiser, cette explication me vaut un regard noir qui ferait trembler quiconque ne le connaît pas. Je sais ce qu’il signifie : « et comme un idiot, tu ne l’as pas mise à la porte ».

— Elle était tellement rayonnante, je n’ai pas eu le cœur à la repousser. Cette femme était un tournesol, Jas ! C’est la première fois que quelqu’un m’évoque cette fleur. Je ne pouvais pas la décevoir. Elle n’aurait pas trouvé de fleuriste ouvert à cette heure-ci et…

— Et ce n’est pas une raison, me coupe-t-il, hors de lui. Si une autre personne en avait profité aussi, tu aurais fait quoi ? Hein ?

— Il n’y avait qu’elle, et elle a réussi à me faire rire malgré ma fatigue. Pas mon rire de vendeur. Mon vrai rire. Celui que tu me provoques à chaque fois que tu viens me houspiller à la pause.

Il esquisse l’ébauche d’un sourire et s’empresse de retrouver son air bougon. Il ronchonne encore et encore. Lorsqu’il est dans cet état, tout est prétexte à râler : le pot de sel presque vide, le poivre mal rangé hier, la chaise placée sur sa trajectoire… Et je ne peux pas m’empêcher de me moquer. Comment le prendre au sérieux quand il se comporte de façon si exagérée ?

Égayé, je le suis dans le coin-cuisine et ouvre le réfrigérateur. Mes yeux ronds se posent sur les étagères dépouillées.

— Ne te fatigue pas, soupire Jasper. J’ai commandé japonais. On fera les courses…

Il marque une pause et calcule nos activités à venir.

— … dimanche, ou peu importe. Ah, je déteste manger si tard ! La prochaine fois que tu arriveras à la bourre, tu te nourriras tout seul.

— Un fruit et au lit, alors ! m’exclamé-je en lui donnant un coup de coude.

Cet idiot m’attaque par surprise, me coince la tête entre son bras et son flanc. Sa main fourrage dans mes cheveux.

— J’ai menti, claironne-t-il. Tu ne tiendrais pas une semaine sans moi pour te rappeler qu’il faut remplir ton estomac microscopique.

Mon hilarité le gagne et je termine ma route allongé sur le parquet, à le regarder lever le nez bien haut, dans toute sa fierté. J’ai eu une chance inouïe de tomber sur un colocataire comme lui. Une chance inouïe que sa dernière rupture coïncide avec mon arrivée à Saint-Louis. Il s’accorde un énorme mérite dans ma survie quotidienne, et je dois avouer qu’il a raison. Sans lui, je n’aurais pas tenu. Même s’il requiert une attention constante, au risque de le voir bouder pendant trois jours sous prétexte que je ne le traite pas à la hauteur de sa magnificence. J’ai fini par comprendre qu’il aime être choyé par ses proches, bien plus que le commun des mortels. Tout comme sa fleur demande un soin particulier afin qu’elle s’épanouisse malgré son apparente fragilité, Jas apprécie les preuves d’amitié, les compliments… à outrance.

Il s’allonge à mes côtés. Épaule contre épaule, on fixe le plafond dans un agréable mutisme. De courte durée.

— Je ne cherche pas à contrôler ta vie, se justifie-t-il tout à coup.

Mes poumons se gonflent, se vident, et mon cœur se réchauffe. S’il pouvait réaliser à quel point il me réconforte.

— Je sais, Jas, murmuré-je. Et je ne te reprocherai jamais d’essayer de me raisonner. L’appel des fleurs est juste trop fort. Je ne peux pas lutter contre lui !

Il me lorgne en coin. Avec autant de suspicion que d’accusation.

— Si tu n’as pas la force de lutter contre lui, je vais devoir te prêter mes jambes. Elles te porteront à l’autre bout de Saint-Louis, tu vas voir !

Je m’esclaffe.

— Me voilà rassuré.

— Prends des vacances.

Je hausse les sourcils.

— Pour Noël, prends des vacances.

Mes muscles se contractent contre ma volonté. Mon sourire retombe. Je me redresse, et le téléphone de Jas choisit cet instant pour vibrer. Je le récupère sur la table basse et le colle à mon oreille au lieu de le lui tendre. Le livreur est en bas. Je traverse la pièce en raccrochant.

— Noël est ma période préférée pour les compositions, prononcé-je. Je prendrai mes congés après les fêtes, promis.

— Pourquoi tu te braques à chaque fois que je te propose ça ? me questionne-t-il, le menton appuyé sur son genou.

— Je ne me braque pas. La fin de l’année est aussi le moment le plus intéressant pour toi avec les bûches et les gâteaux glacés. Tu es le mieux placé pour comprendre pourquoi je veux être à la boutique, non ?

Quand sa voix s’élève, j’ai déjà claqué la porte derrière moi. Le bois avale sa réponse. Je dévale les marches et récupère notre commande, dont l’odeur alléchante provoque des gargouillis à mon ventre. Je remonte en vitesse, et Jasper ne relance pas le sujet de la soirée. À la place, il préfère m’amuser avec des blagues loufoques. Affaire close.

***

 

Vers trois heures du matin, le réveil de Jasper emplit l’appartement de ses bruits criards. Je finis par me lever pour le secouer. Groggy, il erre dans le salon et manque de chuter à cinq reprises avant d’arriver vivant à la salle de bain. Je glousse au son du pot de shampoing qui tombe sur le carrelage, puis regagne ma chambre. Habitué à ce train-train quotidien, je rejoins Morphée en quelques minutes.

Les rayons du soleil me tirent de ma léthargie quatre heures plus tard. Un gémissement quitte ma gorge tandis que je détends mes muscles, malmenés par la longue journée d’hier. Je dois admettre que gérer la livraison seul était optimiste. De vilaines douleurs courent le long de mes lombaires et de mes cervicales.

Un bon bain chaud corrigera le tir.

Je me tourne et laisse mon bras pendre du matelas. Un bâillement sonore, et je file au salon. Je souris à la vue d’une assiette couverte de papier alu. J’arrache le post-it collé dessus. « M.A.N.G.E », m’a écrit mon super colocataire. Comblé de joie, je chantonne sur mon chemin vers la salle de bain et allume des bougies parfumées pendant que l’eau s’écoule. J’y vide un sachet de pétales séchés, dont les effluves timides m’apaisent. Une chaleur agréable m’accueille en son sein alors que mes cuisses trempent dans le liquide.

Comme prévu, cette baignade bienvenue me rassérène. Je me sens moins engourdi lorsque j’enroule une serviette autour de mon bassin. Face au miroir, j’observe mon corps élancé, mais musclé. Si les os de mes clavicules et de mes épaules étaient moins visibles, paraîtrais-je moins gracile pour les autres ? Je m’en fiche, car cette silhouette me plaît. Elle s’allie à la perfection aux traits délicats de mon visage. Sourcils fins, longs cils, grands yeux plus verts que l’émeraude, mâchoire timide plutôt qu’affirmée, nez à la courbe bien tracée… J’exprime une beauté douce plutôt que brute. Je ne comprends pas pourquoi on doit définir des caractéristiques physiques comme masculines ou féminines.

Non, je n’ai pas des arcades proéminentes.

Non, mon menton n’est pas carré ni projeté vers l’avant.

Mon sexe change-t-il pour autant ? Ce n’est pas la réponse de mes chromosomes, semble-t-il. Alors pourquoi ? Cette question me revient souvent, et elle me donne envie d’exagérer mon décalage.

Alors, après avoir séché mes cheveux blonds sublimés par des mèches tirant sur le châtain, je noue des tresses de chaque côté de mes tempes. Je les attache en arrière et les coince avec des barrettes. Je ramène deux cascades ondulées sur mes épaules et opine. Ça fera l’affaire. Paré, j’enfile un t-shirt ample que je range dans mon pantalon slim beige. La meilleure façon de souligner ma taille plus mince que la moyenne.

Satisfait, je quitte la pièce de cette démarche féline qui m’a valu de nombreuses remarques pendant ma scolarité. Je réprime un soupir et m’immobilise au milieu du couloir. Y avait-il autant de bazar quand on est partis se coucher ? On n’a même pas pris la peine de jeter les emballages du repas. Les vêtements de Jasper traînent partout. Par principe, il ne portera pas une tenue deux jours de suite, et il estime la plupart du temps qu’ils ne sont pas sales. Il refuse donc de les mettre à la machine et les sème là où il les quitte — soit : n’importe où, y compris dans ma chambre. Ce matin, et comme chaque week-end, c’est terrible. En échange du déjeuner, je m’occuperai du ménage pour cette fois.

Je m’invite dans sa chambre et une toux sèche me secoue. Bon sang, comment dort-il avec cette odeur de fauve ? Nez retroussé, lèvres plissées, je pousse du pied une écharpe et me fraie un chemin dans ce capharnaüm. J’ouvre les volets, puis les fenêtres. L’air frisquet de décembre me mord. Je frissonne et subtilise un gilet étendu sur le dossier d’une chaise.

— Je ne veux même pas imaginer à quoi ressemblerait l’appart s’il y passait plus de temps.

Je ramasse ses chaussettes sales du bout des doigts. Pendant que j’aère cet aquarium aux relents de transpiration, je rapatrie ses vêtements et les plie. Le tout finit sur les piles informes et hétérogènes dans son armoire. Je ne sais pas comment il s’y repère. Les étagères débordent, mais il ne trie ni par type ni par couleur. Pas étonnant qu’il perde constamment des tenues, qu’il se réjouit de retrouver des mois plus tard.

Les yeux au ciel, je boucle cette besogne. Une heure après, le parquet ne ressemble plus à un champ de mines. Je nettoie le sol, les meubles et soigne nos plantes. Il me faut grimper sur une chaise pour atteindre le lierre d’intérieur qui s’échappe de bacs en suspension. Espiègle, je déplace un ficus et l’abandonne sur le bureau de Jasper. Je vole l’un de ses Post-it pour y griffonner : « Une vaine tentative de purifier l’air vicié de cette porcherie ». J’ajoute un cœur plein d’ironie, puis plaque la feuille près du pot.

In fine, je ne déjeune qu’à midi. Les pancakes à la myrtille de Jasper… une tuerie ! Je n’oublie pas de me photographier en dévorant ces merveilles. Sans preuve que je me suis nourri, Jas pourrait surgir à tout moment pour m’accuser de n’avoir aucun instinct de survie.

Il reste un peu de temps avant mon service. Je sors un carnet à croquis et y jette des esquisses. L’année prochaine, j’aimerais m’inscrire à des concours. Il y a quatre ans, alors que je n’étais qu’un lycéen, j’ai remporté le prix de la plus belle composition junior. La plupart des participants étaient plus âgés. Depuis, je n’ai pas osé retenter ma chance. Ça me fait encore mal de repenser à ce souvenir. Si je veux exorciser mon traumatisme, je dois prendre mon courage à deux mains.

Je me concentre sur le grattement du crayon, sur les pétales qui naissent peu à peu. Je grise les ombres, ajoute une pointe de blanc pour les reflets. Délicatesse, élégance, raffinement, voilà le style que je cherche. J’ai beau donner des cours à la place de Lorelei, moi aussi, je peux progresser, creuser plus loin, établir de nouvelles méthodes, des manières inédites d’employer l’art floral. Je vise haut pour mon futur dans ce domaine.

M’épanouir grâce aux fleurs au milieu desquelles j’ai grandi, c’est mon objectif de vie. Je ne souhaite rien d’autre pour l’instant, à l’exception d’une partenaire pour m’accompagner. L’attirance et l’amour sont une source d’inspiration non négligeable, quelle que soit la discipline artistique.

Je me surprends à ajouter des camélias sur la feuille. Pas n’importe lesquels. Les plus rares. Ceux dont il n’existe plus que deux spécimens dans le monde. Les camélias Middlemist, aussi méconnus que magnifiques. Je rêve d’en obtenir un et de le choyer, mais je me contenterai des plus accessibles.

La sonnerie de mon téléphone coupe court à mes divagations. Je lâche mon carnet et traverse la pièce.

Everly ?

— Allô ?

— Ah, Rowan ! J’avais peur que tu ne répondes pas, déclare-t-elle, mal assurée. Lorelei m’a demandé de te joindre parce que les clients font déjà la queue pour toi. On se disait que tu risquais d’être submergé si on attendait ton arrivée… Tu veux bien commencer plus tôt ?

L’étonnement me frappe. Chaque samedi, des couples ou de jeunes célibataires se pressent dans la boutique en quête de mes analyses florales. Cela étant, c’est la première fois qu’on me pousse à venir en avance.

— D’accord. Je serai là dans un quart d’heure, le temps que je fasse le chemin.

— Merci !

Je scrute à regret mon dessin inachevé et enfile un pull. Ma veste sur le dos, je déboule bientôt devant l’immeuble en briques rouges. Je marche à grands pas dans les rues animées de Saint-Louis, où les regards des hommes s’arrêtent parfois sur moi. Je les ignore. Mes jambes s’activent. Je parcours le mile en un temps record, pour tomber nez à nez avec Jasper, en pause devant la boulangerie.

— Qu’est-ce que tu fais déjà là, toi ? me demande-t-il, les paupières plissées.

Je détaille la dizaine de clients présents à Un pétale dans le vent, et mes yeux s’exorbitent. Je comprends mieux l’appel intempestif.

— Je commence plus tôt, finalement. Regarde cette file d’attente ! Je n’ai que quatre ou cinq heures à faire, mais ça va être intense, je crois. Tu passes à dix-huit heures, qu’on parte ensemble ?

— Je passe à dix-sept heures trente, surtout, histoire d’être sûr que tu ne nous mettras pas à la bourre.

Un grand sourire fend mes lèvres, et Jasper grimace. Je trottine pour rejoindre le magasin en face. La clochette carillonne à mon entrée. L’attention se focalise sur moi. Je salue Lorelei et Everly, puis me change aux vestiaires. En tenue blanche et rose pastel, j’invite le premier client dans l’arrière-salle, qu’on surnomme la serre étoilée. Plongée dans une obscurité tamisée où on ne laisse filtrer la lumière que le matin, cette pièce accueille les plantes d’intérieur qui aiment la vie à l’ombre. Les fleurs nocturnes s’y plaisent aussi. Belles-de-nuit, fleurs de lune… elles ne s’ouvrent que quand le soleil se cache. Les invendus y sèchent également, la tête à l’envers.

— Comment puis-je vous aider ? interrogé-je en m’asseyant.

Je déverrouille la tablette en charge au bord de la table. Les faibles rayons drapent le visage de l’inconnu. Beau garçon d’apparence timide, il m’évoque les bleuets. La détermination sur ses traits m’indique qu’il tente de changer.

— Hum… alors, il y a une fille qui me plaît, mais toutes mes précédentes relations ont lamentablement échoué. Du coup, j’ai deux questions : avec quelle fleur la mienne est compatible, et est-ce que je peux ajouter une plante à mon environnement pour me stabiliser ?

Je baisse le menton, tapote l’écran. Des images s’affichent et je tends l’appareil à l’homme.

— Ces fleurs sont des cyclamens. Elles symbolisent la confiance, la beauté, et surtout la solidité d’une relation. Elles sont petites et se plairont dans n’importe quel intérieur. Si vous ressentez le besoin de vous entourer, c’est un bon choix. Aussi bien pour vous que pour offrir.

Dans ce cabinet privé, je livre aux clients un espoir à puiser dans les plantes. Il n’y a aucune science derrière mes paroles, simplement l’expression de la nature. Quiconque entre dans la serre étoilée est conscient qu’il ressortira avec des théories loufoques, cependant, le concept a étrangement plu quand je l’ai proposé. J’apprends aux autres à voir à travers un filtre floral, comme je le fais. Ils cherchent alors plus qu’un caractère chez l’être aimé. Ils devinent une aura.

— Est-ce qu’il est encore temps de le faire pousser moi-même ? s’enquiert-il, curieux. J’aime beaucoup.

— La période de plantation s’étend de juillet à septembre, et il faut plus d’un an avant la floraison, donc les résultats arriveront tard. Si ça vous intéresse, on a des plants qui devraient fleurir à l’hiver de cette année.

Il acquiesce vivement. Pour ce qui est de sa fleur compatible, il y en a en réalité plusieurs.

— Pour moi, vous êtes une centaurée bleuet. Introverti, vous essayez de vous détacher de votre caractère renfermé et de révéler vos couleurs vives. Vous vous marierez bien avec un coquelicot. Il incarne la force, dissimulée sous une vulnérabilité apparente. Quelqu’un qui vous ressemble, qui saura vous tirer vers le haut et vous aider à surmonter les épreuves.

Je ne sais pas si je suis légitime à conseiller en amour, pourtant, j’adore cette partie de mon travail. Encore une raison qui me fait apprécier Lorelei. Elle est certes laxiste, mais elle m’offre une liberté que je n’obtiendrais nulle part ailleurs. Une liberté qui me permet aujourd’hui de distinguer l’envie dans ces iris bleus.

— Le carthame marchera également avec vous.

La fleur s’affiche sur l’écran.

— Son apparence n’est pas forcément flatteuse et elle peut paraître farouche, avec ses feuilles piquantes qui ressemblent à celles d’un chardon. Elle est surtout haute en couleur. Il s’agira d’une personne qui aime se rendre utile dans votre vie. Elle représente la beauté du monde, une beauté du cœur.

Mon client boit mes paroles, et il n’y a rien de plus agréable. Je range une mèche derrière mon oreille.

— Ensuite, il y a le cléome, aussi appelé « fleur-araignée ». Contrairement au carthame, il est magnifique et cache ses feuilles piquantes. Il faut le manipuler avec précaution. C’est une fleur en grappe, qui évolue dans des groupes soudés, quelqu’un d’extraverti, qui aime la compagnie. Elle vous impressionnera et vous tirera de votre zone de confort. Elle vous ouvrira son univers, au risque que vous vous piquiez.

— Entrer dans son groupe sera complexe, c’est ça ? s’inquiète-t-il.

— Il faudra sûrement braver de fidèles protecteurs. Cela dit, le jeu en vaut la chandelle, m’égayé-je. Enfin, dernière âme compatible, et pas des moindres : la nigelle de Damas. Si vous appréciez l’originalité, ne cherchez pas plus loin. Avec son bleu céleste et sa forme particulière, vous la reconnaîtrez entre mille.

J’aime beaucoup sa structure en superposition de pétales pointus. Lorsqu’elle s’ouvre, ses cinq pistils se dressent au centre, étroitement serrés au milieu de la couronne.

— Elle est élégante, altière, et surtout pleine de tendresse. La sagesse et la beauté la caractérisent. Elle symbolise l’unité, le calme, la confiance, l’harmonie. On la considère comme capable de guérir, tant sur le plan physique que spirituel. Une personne qui saura vous aimer de tout son être, une amie avant une compagne.

— Ce qui est amusant, c’est que je suis toujours sorti avec des femmes qui me ressemblent, bredouille le jeune homme, courbé en avant. J’imaginais que ce serait plus facile, mais je vois que les fleurs qui s’associent à la mienne sont toutes différentes.

— Comme stipulé sur la devanture, il n’y a rien de figé dans ce que je raconte. Ce n’est que mon interprétation liée à l’impression que vous me laissez. Vous n’êtes pas obligé de me prendre au mot.

— Non, vraiment, je trouve vos paroles intéressantes ! s’extasie-t-il, provoquant ma surprise. Vous me présentez plein de possibilités et ça me donne envie de creuser. Je peux vous poser une dernière question ?

Je jauge l’heure.

— Il vous reste deux minutes. Je vous écoute, agréé-je.

— Comment faites-vous pour déterminer la fleur de quelqu’un ? On dirait que ça vous vient en un regard, et je me reconnais bien dans le bleuet.

Mes cordes vocales vibrent en un « hmm » pensif. Passionné depuis ma plus tendre enfance, je me suis transformé en encyclopédie en grandissant. Dès mes dix ans, j’ai su nommer la plupart des plantes, et cette interprétation a débuté à partir de cet instant. Je visualise une fleur au niveau du cœur de chacun.

— C’est un travail de longue haleine, soufflé-je, nostalgique. Il faut une connaissance précise et une bonne vision des différentes fleurs. Quand j’ai acquis tout ça, cette « capacité » m’est venue naturellement.

— Je vois… C’est une amie qui m’a parlé de vous. Je ne savais pas à quoi m’attendre, mais vous tenez un super concept. Si vos conseils m’aident vraiment, je n’hésiterai pas à revenir. Et je vais de ce pas acheter le cyclamen. Merci beaucoup.

— Avec plaisir. C’est moi qui vous remercie.

On échange une poignée de main et il quitte la serre. Un couple lui succède. On discute de fleurs porte-bonheur toute la séance. Plongé dans cet environnement que j’aime tant, je ne vois pas l’après-midi filer. Quand la porte s’ouvre une dernière fois, c’est pour me dévoiler l’air blasé de ce cher Jasper.

— Dehors, Nostradamus, m’ordonne-t-il d’un timbre grave.

— Besoin d’attention, mon petit abutilon ? le taquiné-je.

Le rire d’Everly me parvient de la salle principale. Fier de ma bêtise, je me faufile entre Jasper et le chambranle. On aide à préparer la fermeture pendant que les filles s’occupent des dernières demandes. Un peu avant dix-huit heures, je me change et on se dirige vers la voiture de Jas, garée non loin. Il me jette ses clés, que je manque de rater. Exaspéré, il claque la portière. Je m’installe côté conducteur et démarre.

— Tu as passé une bonne journée ?

— Plutôt, ouais. On a eu des commandes de gâteaux d’anniversaire originales, du coup on a bien rigolé en pâtissant.

— J’espère que tu as pris des photos !

Du coin de l’œil, je perçois sa posture fière. Je prends ça pour un oui.

— Merci pour le ménage, au fait. Par contre, l’odeur de ma chambre est très bien.

— Si tu la synthétisais en parfum, ça serait magnifique. « Senteur de pieds et aisselles macérée pendant vingt-quatre heures », plaisanté-je d’une voix gutturale.

— Je te jure que tu aurais fini encastré dans la vitre si tu n’étais pas en train de conduire, Sutton.

Il est vexé comme un pou ! Puisqu’il me tend la perche, j’embraye sur sa propension à marquer son territoire avec ses vêtements. Forcément, il m’insulte de tous les noms avant que je m’arrête enfin sur le parking du Schlafy Tap Room. Enseigne historique de Saint-Louis, on a fait de cette brasserie notre tanière du samedi soir.

Je rejoins le grand air. Comme à mon habitude, je m’émerveille de l’architecture de la bâtisse. Avec ses portes en arche et son toit aux multiples reliefs, elle ne ressemble pas du tout à un bar. Sans les énormes bombonnes, des touristes n’y verraient que du feu !

Le cœur léger et battant à la fois, je m’immisce dans cet espace où on a fait de belles rencontres. Un brouhaha règne déjà autour des tables entourées de chaises en bois brun. Mon regard cherche nos amis, et bloque sur une silhouette éthérée. De longs cheveux blonds aux boucles anglaises cascadent sur un dos droit. Kamiyah tourne la tête dans notre direction. Sa beauté balaye toutes mes réflexions. Dès qu’elle se tient devant moi, elle efface mes pensées.

Raffinée, élégante, délicate et forte à la fois, elle représente tout ce que je convoite dans mon expression artistique. Une muse parfaite, tel le camélia que je vois en elle. Devant son sourire radieux, je laisse la chaleur me consumer. Au son de sa voix, mes jambes se muent tandis que mon pouls s’emballe.

Ce soir, comme toujours, je rêverai de lui offrir ces pivoines pour lui dévoiler mes sentiments.

Je rêverai d’être sien, sans jamais pouvoir l’atteindre.

 

Chapitre 3 Sur quel pied danser ?

 

 

Dans cette brasserie où on passe toujours des heures à discuter, un agréable bruit de fond règne. Celui des conversations enjouées, de la musique à la mode, du rire de Kamiyah. Il caresse mes oreilles alors qu’elle se penche par-dessus mon épaule pour regarder les dernières confections de Jasper. Parfois, je me demande comment il réussit à pâtisser des gâteaux si proches des modèles envoyés. Ceux du jour sont à l’effigie de monstres amusants, dessinés par le garçon qui fêtait ses dix ans. La règle était claire : suivre le design à la lettre. J’aurais aimé voir la réaction de ceux qui ont dégusté ces pépites hautes en couleur.

— C’est excellent ! s’esclaffe Hope, la première amie que Jas m’a présentée à mon arrivée à Saint-Louis. Tu me fais les mêmes pour mon anniversaire ?

Elle papillonne de ses longs cils en appuyant le menton sur ses mains croisées. Jasper hausse un sourcil dans une grimace théâtrale.

— Hors de question, soupire-t-il. Je travaille déjà bien assez, n’en rajoute pas une couche avec tes bêtises.

— Si je passe une commande anonyme à la boulangerie, tu ne pourras pas refuser, tu sais ?

Hope complète sa réplique d’un splendide jeté de cheveux bruns. Je l’ai toujours adorée. Bonne vivante, décomplexée, elle porte son prénom à merveille. Tel un iris, elle dégage un bonheur intense, un rayon d’espoir. Maman d’une petite puce, elle prend tout de même du temps pour elle afin de rester avec nous chaque samedi. J’admire sa façon de vivre comme elle le souhaite, de braver les habituels clichés du parent bloqué chez lui ou avec son enfant.

— Si tu passes une commande anonyme, je devinerai que c’est toi et je filerai cette besogne à mon apprentie, argue Jasper, fier de lui.

— Et si c’est pour Leah ?

— Là, ça change tout.

Je ricane avant de tremper les lèvres dans ma bière. Mon cher colocataire est gaga de la demoiselle au fort caractère. Elle aime imiter ses mimiques, et il se réjouit de lui inculquer n’importe quoi. S’il veut fonder une famille plus tard, il fera un père incroyable, toujours aux petits soins. Pour le moment, son travail le coince — sans parler de son absence de partenaire depuis quatre ans.

— Quid de notre Nostradamus floral ? m’interpelle Hope. Que lis-tu dans mes doux pétales, aujourd’hui ?

Je glousse et manque de recracher ma gorgée. Je déglutis avec difficulté.

— Je lis comme un soupçon de trop plein d’alcool parce que tu es arrivée bien longtemps avant nous, m’amusé-je.

— Hé, on n’a bu que deux pintes ! se plaint Kamiyah, avant d’afficher une moue boudeuse.

Elle vacille sur sa chaise. Sans préambule, elle se rattrape sur mon bras sous les rires de la tablée. Je dois lutter pour ne pas me liquéfier. Le toucher de ses doigts sur mon poignet me provoque des frissons. Me contenter de ces quelques contacts chaque week-end s’avère complexe. Plus les mois avancent, plus mes espoirs grandissent et se brisent à la fois. Elle devient particulièrement tactile avec moi dès qu’on boit ensemble et, pourtant, il ne se passera jamais rien.

Parfois, souvent ou tout le temps, j’ai l’impression qu’elle me considère de la même façon que Hope. En deux ans à la côtoyer, je ne l’ai jamais vue agir ainsi avec d’autres hommes. Un flash de son précédent copain m’assène un coup de massue à l’instant où elle cale la joue sur mon épaule.