Une larme de Romanée-Conti - Laurent Dupuit - E-Book

Une larme de Romanée-Conti E-Book

Laurent Dupuit

0,0

Beschreibung

Philippe Gendry, professeur de droit à l’Université de Poitiers, est contraint de revenir à Dijon, la ville de ses jeunes années, pour secourir un ami d’autrefois. Ce retour imprévu le confronte à des démons qu’il croyait à jamais enfouis, réveillant des souvenirs et des secrets longtemps refoulés. Quel sacrifice exigera ce voyage au cœur de son passé ? Découvrez "Une larme de Romanée-Conti", où chaque révélation plonge Philippe dans une quête de vérité et de rédemption.

 À PROPOS DE L'AUTEUR

Pour Laurent Dupuit, l’écriture est à la fois un moyen de détente et un outil précieux pour clarifier sa pensée. La littérature devient alors son terrain de jeu favori, où l’imaginaire s’anime avec passion, lui permettant d’explorer les mystères et les profondeurs de l’âme humaine. 

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 370

Veröffentlichungsjahr: 2024

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.


Ähnliche


Laurent Dupuit

Une larme de Romanée-Conti

Roman

© Lys Bleu Éditions – Laurent Dupuit

ISBN : 979-10-422-4734-8

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Note de l’auteur

Agnès S. et Philippe L. ont tenu une place prépondérante dans la première partie de ma vie. C’est pourquoi le narrateur de ce roman a pris le prénom de l’un et qu’il est tombé amoureux d’une jeune femme portant le prénom de l’autre. Ils sont tous les deux partis trop tôt, avant que j’aie eu le temps de les remercier pour leur amour. Je leur dédie donc tout naturellement ce travail, qui, de longues heures durant, m’a ramené vers eux.

Un ami, c’est quelqu’un qui vous connaît bien et qui vous aime quand même.

Hervé Lauwick

— D’abord, je lui ai lié les mains aux montants du lit avec ma ceinture ; c’était un jeu, elle aussi riait, c’est elle qui m’a demandé de lui ligoter les pieds. Je suis descendu dans la cuisine chercher deux cordelettes, j’ai ôté délicatement son jean en me permettant quelques caresses, puis, j’ai fait dix fois le tour de chacune de ses chevilles et j’ai attaché les laisses aux montants du lit. Ainsi, ses jambes étaient écartées, mais elle n’avait pas mal, je peux le certifier puisqu’elle m’a supplié de continuer. Je me suis saisi d’une paire de ciseaux et j’ai commencé à découper ses vêtements, sa veste en mousseline, puis son tee-shirt décoré à l’effigie des Stones. J’ai lacéré la gueule de Mick Jagger et j’ai vu apparaître deux jolis seins si tendres que j’ai failli pleurer. Elle s’est moquée de moi. J’ai posé ma tête sur l’intérieur de sa cuisse, à deux doigts de son sexe, le regardant palpiter pendant que je rasais les poils de son pubis. Ensuite, j’ai posé délicatement mes lèvres sur ses lèvres glabres ; je me suis obligé à repousser mon plaisir pour ne penser qu’au sien, et quand j’ai cru qu’elle était heureuse, j’ai enfin osé la regarder en face. Son visage débordait de haine. J’ai cru qu’elle allait m’insulter ou me maudire, je me suis saisi d’une paire de ciseaux et j’ai frappé, j’ai frappé. En son sein, dans son cœur, dans son ventre. Je pleurais et je ne savais plus ce que je faisais.

— Et après ?

— Après ? Je suis retourné dans le salon et j’ai fini la bouteille de Romanée-Conti…

1

Yoko Ono

Août 2000

Je rentre des États-Unis, plus précisément de Los Angeles, où un ami universitaire m’a hébergé durant huit semaines. C’est pour cela que je suis fourbu. La raison de mon séjour en Californie était de comparer nos deux préceptes pénaux, français et anglo-saxons, dans l’optique d’un nouveau livre. Malheureusement, le soleil a tapé si fort sur la vallée de Santa Clara que j’ai passé la plupart de mon temps à la cafétéria du campus. Je n’y ai guère travaillé, la faute à une petite garce prénommée Waris. En plus d’être major de sa promotion et d’aspirer à être élue un jour à la Cour suprême, cette jeune texane utilise un fard à paupières blanc au coin interne de l’œil et s’échauffe avant de faire l’amour avec des étirements et des travaux d’abdos appris dans une salle de gym de Santa Monica. Je n’ai jamais été un grand sportif, elle m’a anéanti. Et quand elle s’absentait pour raisons familiales, elle demandait à son amie Clarisse de la remplacer. Clarisse est rousse, flamboyante et intense. Elle s’habille de cuir vintage et mâche son chewing-gum à la fraise tout en vous harponnant de ses yeux mirabelles ; surtout, elle est capable de vous relater la vie de Benjamin Franklin ainsi que son influence sur l’élaboration de la constitution américaine, tout en vous chevauchant. Je ne raconte pas ces histoires pour me vanter, mes aventures sexuelles ne regardent que moi et je n’ai pas l’ambition de vous les décrire en menus détails. Les seuls points à retenir pour comprendre mon état d’esprit sont que je viens de vivre des moments inoubliables et éreintants avec des demoiselles jeunes et jolies, que mes travaux sont au point mort et que je n’ai aucun plaisir à revenir en France.

Mon avion atterrit sur le tarmac de Roissy avec six heures de retard, ce qui m’oblige à louer une voiture et à rouler sous la pluie. Cette histoire commence donc à mon désavantage : sale, mal rasé, les cheveux en bataille, laminé par les heures de vol, les bouchons sur la route et le décalage horaire, je n’ai d’autres envies que de me coucher et de ne pas quitter ma chambre de tout l’été. C’est la raison pour laquelle je reçois Isabelle de façon aussi confuse. Imaginez la scène : moi, épuisé par ce que je viens de vous raconter, ce à quoi il faut ajouter l’ascenseur en panne et trois étages montés avec deux valises pesant près de vingt kilos ; elle, fraîche et pimpante, patientant sur mon palier. Eût-elle été moins charmante que je l’en aurais chassée. (Une fraction de seconde, j’ai cru que c’était Waris qui lui avait donné mon adresse.)

Je n’ai aucune envie de parler, c’est donc elle qui prend la parole.

— Maître Gendry ?

Mon nom est inscrit en lettres majuscules sous ma sonnette. Impossible de la convaincre qu’elle fait erreur.

— Je suis venue de loin pour vous rencontrer.

Moi, j’arrive de Los Angeles. Je ne m’en vante pas.

— Je ne suis plus inscrit au barreau. Si c’est un avocat que vous cherchez… dis-je.

Ma mauvaise mine la déstabilise. Je lui demande de s’écarter afin que je puisse ouvrir ma porte, grave erreur de ma part puisqu’elle croit que je lui propose d’entrer. Je ne peux l’en empêcher. Le temps de déposer mes bagages dans ma chambre et de vider ma vessie, elle a investi mon salon.

— C’est Guillaume qui m’envoie… insiste-t-elle.

Guillaume ! Quel Guillaume ? Le premier Guillaume qui me vient en tête est un doctorant dont j’ai repoussé la présentation de thèse. Ce type ne sait ni raisonner ni écrire. A-t-il eu le culot d’envoyer sa mère dans mon lit afin de m’amadouer ?

Je prends enfin le temps de l’observer.

Je lui donne mon âge, pas plus, ce qui contredit l’idée qu’elle serait la « maman prête à tout » d’un étudiant de vingt-huit ans. Aux coins de ses yeux, quelques rides de sagesse ; contrairement aux Californiennes, elle ne saute pas en l’air en poussant des cris idiots dès que l’on s’intéresse à elle. Elle me laisse l’admirer en silence. Ce que je vois me plaît. Elle n’est pas grande, mais elle a gardé la ligne, une taille très fine et une allure svelte. Ses longs cheveux noirs ondulés, ses yeux amandes ainsi que son imperméable Burberry lui concèdent des faux airs de Lauren Bacall, en version moderne et eurasienne, qui évoquent en moi des souvenirs que je ne peux définir. Son parfum m’émeut : il est très typé, sans doute de la famille des chyprés, je présume l’odeur de la bergamote.

— On se connaît ? dis-je.

Elle ne répond pas.

En temps normal, je lui aurais demandé si sa présence était d’ordre professionnel, elle m’aurait répondu oui, ou non, et ainsi les choses auraient été claires. Là, j’en suis incapable. À cause de la facilité avec laquelle j’ai séduit Walis, et aussi Clarisse, je suis persuadé que cette inconnue et moi allons coucher ensemble. Surtout, je sais qu’elle a deviné mes pensées, sinon, elle ne resterait pas à scruter le moindre de mes gestes en jouant bêtement avec son collier de perles.

J’ai faim. Je n’ai rien mangé depuis près de vingt-quatre heures et ce n’est pas le moment de faire une crise d’hypoglycémie. Je trouve un paquet de cacahuètes dans le tiroir de la commode et me sers trois doigts de Jack Daniels. J’en bois une pleine gorgée avant de redevenir civil :

— Vous buvez quelque chose ?

— De l’eau plate, répond-elle d’une petite voix suave. À peine le temps d’ouvrir le robinet de la cuisine qu’elle a changé d’avis. Elle demande une vodka. Je lui en sers trois fois la dose convenable pour une dame de son rang, mais cela n’a pas l’air de la déranger. Elle s’est enfin assise sur mon canapé, mais je ne sais toujours rien de ses intentions.

— Je suis certain de vous avoir déjà vue, dis-je sans conviction.

— Nous nous sommes croisés un soir… répond-elle sans plus de précision. Je rougis. Des femmes, j’en ai croisé des dizaines ces dernières années. D’ordinaire, je fais tout pour ne plus les revoir.

— C’était il y a longtemps, me rassure-t-elle.

— Comment ai-je pu vous oublier ? minaudé-je.

— Moi aussi, je ne vous reconnais pas. Vous étiez un gamin…

— Gamin ? Ce devait donc être en Bourgogne ? m’inquiété-je.

— Je suis venue de Dijon pour vous voir…

Subitement, je ne supporte plus ce petit jeu. Me vient l’envie de chasser cette femme, de m’allonger sur mon lit et de dormir des journées entières. Je ne le fais pas parce qu’un je-ne-sais-quoi dans son regard m’interpelle. Cette femme n’est pas venue pour flirter, c’est maintenant une évidence. Me faire languir n’est pas un jeu, seulement une façon de juger si je suis digne de la mission qu’elle est venue me confier.

— Je me prénomme Isabelle. Je suis la femme de Guillaume Dufour, votre ami d’enfance. Nous avons échangé quelques mots le soir du mariage… avoue-t-elle enfin.

Un poids m’écrase la poitrine, je me lève et ouvre la fenêtre afin de respirer. La nausée m’envahit, la faute à trop de fatigue, trop de jet-lag, trop d’alcool consommé à jeun, mais aussi et surtout la faute à trop de souvenirs revenus brutalement. Je n’étais pas en plus grande forme ce jour-là. J’étais volontairement arrivé après la fin de la messe et un je-ne-sais-quoi m’avait empêché de rejoindre le cocktail, j’avais passé la soirée accoudé à un bar et c’est complètement ivre, à deux heures du matin, que j’avais traversé la salle de bal pour éclater en sanglots dans les bras de Guillaume.

— Je ne me suis pas bien comporté, arrivé-je à articuler.

Elle ne me contredit pas. Elle n’a pas à le faire, ma gêne est tellement visible que cette femme a la délicatesse de ne pas en profiter. Je comprends alors qu’elle a quelque chose d’important à me dire et je crains ce qu’elle va m’apprendre. Je décide de prendre les devants.

— Que lui est-il arrivé ?

— Guillaume m’a suppliée de venir vous chercher.

— Il n’est pas assez grand pour se déplacer ?

— Guillaume est en prison…

J’espère avoir mal entendu.

— … Il est accusé de…

Elle n’arrive pas à terminer sa phrase et j’en profite. Cela fait plus de vingt ans que j’ai effacé mes épopées dijonnaises de ma mémoire et il est impossible que je m’y replonge sans avoir la possibilité de me défendre. Cependant, je n’ai pas le droit de me défiler ; il me faut seulement gagner du temps…

— Écoutez, Isabelle… Je n’ai pas dormi depuis plus de trente-six heures et je suis incapable de réfléchir. Je vous propose de discuter de tout cela demain matin à mon bureau, dis-je en lui tendant ma carte de visite. À ma grande surprise, ma proposition ne lui déplaît pas. Elle termine sa vodka et m’en redemande une autre. J’espérais qu’elle s’en aille, son comportement indique l’inverse. Je commande deux pizzas, elle acquiesce. Encore mieux, elle ôte son imperméable, ce qui m’autorise à admirer les courbes de sa silhouette habilement mises en valeur par une robe droite et pourpre à la coupe très simple, achetée certainement dans une grande maison. Je compte ses bijoux, elle détaille mon mobilier, ce qui me permet de voir en elle une grande bourgeoise et l’autorise à penser que je suis resté un étudiant attardé. Deux mondes nous séparent, comme vingt années plus tôt, ils me séparaient de Guillaume…

J’ai connu Guillaume dans un internat à Beaune. J’allais avoir seize ans, il en avait encore quatorze, je fréquentais l’établissement depuis la classe de sixième quand ses parents l’avaient éloigné du lycée dijonnais où il s’était fait harceler. Enfant doué, il traînait son jeune âge et sa timidité comme autant de boulets l’empêchant de prendre son envol. Tout naturellement, je lui ai donné ma protection et en échange il m’a fait découvrir un monde dont j’ignorais l’existence. Il m’a tout appris, de la musique qu’il fallait écouter aux vêtements que je devais porter en passant par les films qu’il fallait voir. Surtout, il m’a présenté aux membres de son clan. À son frère aîné, Jean-Marc ; à son cousin Olivier, un éphèbe égaré dans un monde de brutes ayant encore plus de mal que moi à trouver son chemin ; à Martine et à Jacques ; elle, fille aînée de vigneron, un gros, un nom parmi les propriétaires de grand cru ; lui, héritier d’une famille illustre de négociants ; à Anne de je ne sais plus qui, avec rien que trois particules dans son nom ; à Marie, enfin, la douce et belle Marie. Des gens qu’en toute logique, je n’aurais jamais dû connaître. Trois années durant, pendant mes premières années de fac, nous avons été inséparables. Un pour tous, tous pour un. Et puis Guillaume a rencontré Isabelle et rien n’a plus été pareil.

— Vous n’êtes jamais retourné à Dijon ? me demande Isabelle. Je ne réponds pas ; je ne peux pas répondre à une question que j’esquive depuis mon départ.

— Nous vous avons invité après la naissance de Stéphane, insiste-t-elle, enfonçant son ongle acéré dans ma plaie. Guillaume n’a jamais compris pourquoi vous avez refusé d’être le parrain de notre fils…

Je n’avais pas refusé, j’avais seulement omis de donner ma réponse…

— C’était si commode de vous détester, avancé-je.

— Pour vous avoir pris Guillaume ?

— Pour avoir tordu le cou à mes meilleures années. Je n’étais pas préparé à vieillir aussi vite.

— C’est pour cela que vous ne vous êtes jamais marié ? veut-elle savoir. Je comprends alors qu’elle en sait plus sur moi que j’en sais sur elle. Ce qu’elle dit ensuite le confirme.

— Marie a lu tous vos livres.

— Vous fréquentez Marie ?

— Marie est ma belle-sœur. Elle a épousé Jean-Marc un an après votre départ. Vous le saviez ?

Là encore, je me tais. J’ai faim. Il me tarde que le livreur de pizzas arrive et que manger m’empêche de réfléchir.

— Vous voulez savoir ce que sont devenus les autres ?

Je ne veux rien sinon que cette femme se taise. Je pars dans la cuisine. J’ouvre la seule bouteille de Chianti qu’il me reste, mais le vin s’avère imbuvable. Je me ressers un bourbon.

— Anne s’est mariée avec Olivier et Martine avec Jacques. Nous nous rencontrons de temps en temps…

Cette fois-ci, je ne peux rester sans rien dire.

— Vous êtes beaucoup plus jolie que Yoko Ono.

— Yoko Ono ? La femme de John Lennon ?

— Exact ! Celle que l’on considère à l’origine de la séparation des Beatles. Longtemps, je vous ai surnommée ainsi.

— Le groupe ne s’est pas séparé. Je vous l’ai dit, nous nous voyons encore. C’est vous qui êtes parti…

Je ne peux la contredire, mais je n’ai pas envie de lui expliquer les raisons de mon départ. Je préfère flirter.

— Vous croyez que nous aurions pu nous entendre ? dis-je tout en la regardant fixement, sans ambiguïté, comme si mon épuisement me permettait toute audace.

Elle ne bronche pas : « Olivier dit que je suis votre copie conforme. Que c’est la seule raison pour laquelle Guillaume m’a épousée… »

Bien que nous soyons assis de part et d’autre de la table basse, je penche mon visage vers le sien. Ma position est sans équivoque, mais Isabelle ne bouge pas d’un poil. Si elle n’avait été la femme de mon ami, je lui aurais déjà posé ma main sur sa joue.

— Voulez-vous savoir ce que je pense ? demandé-je parce qu’à ce moment précis tout silence est devenu insupportable.

— Je suis disposée à l’entendre, accepte-t-elle.

— Je crois que les ennuis de Guillaume ne sont qu’un prétexte. Vous aviez à faire à Poitiers et vous avez trouvé amusant de voir à quoi je ressemblais. Ça va ? Vous n’êtes pas trop déçue ?

Elle hésite.

— Je vous imaginais moins séduisant…

C’en est trop. Je veux lui caresser la main, mais elle m’en empêche, pas méchamment, puisque pendant tout ce temps son sourire ne s’écarte pas du mien, mais assez brusquement pour que le diamant de sa bague (de fiançailles ?) égratigne ma peau. La larme de sang sur la table évoque une perle de vin précieux, nous avons l’un comme l’autre envie de la lécher.

— Il vaut mieux que je parte, dit-elle.

— Demain, vous me direz tout… supplié-je.

De ma carrière d’avocat, j’ai retenu deux choses. La première est que toute affaire criminelle ne peut être abordée qu’à partir de l’étude des faits, la seconde est l’importance de la manière avec laquelle ces faits vont être décrits à celui qui devra les analyser. Le problème récurrent avec les proches, parents, époux, enfants, de la victime ou de l’accusé, est qu’ils se laissent la plupart du temps déborder par leurs sentiments, s’appuient sur des convictions profondes ou sur des intuitions plutôt que sur la réalité, et surtout qu’ils refusent (ce en quoi je peux les comprendre) de prendre le temps de la réflexion et de la mémoire. La difficulté de l’avocat est alors de sortir son client de la sphère émotionnelle.

Aucun risque de ce genre avec Isabelle.

Au vu de son comportement, je suis prêt à parier qu’elle n’est pas trop inquiète pour son mari. Il s’est fourré dans de sales draps, elle profite de l’occasion afin de demander le divorce et en compensation, elle lui rend un dernier service. Or, je n’ai pas envie de retourner à Dijon. Pour être précis, cela fait exactement vingt ans et un mois que j’évite cette ville. Ce n’est pas normal, j’en suis conscient, mais c’est ainsi. Je ne sais pas de quoi est accusé mon ancien pote, s’il a détourné l’argent de sa société ou s’il a harcelé sa collaboratrice, mais à vrai dire, je n’en ai que faire. Cela aussi n’est pas normal. Comme il est anormal que nous nous soyons comportés, Isabelle et moi, comme deux adolescents jouant avec le feu.

***

L’université de Poitiers tombe en ruine, mais je m’y sens bien. Mon bureau au quatrième étage d’un bâtiment vieillot mesure moins de douze mètres carrés, sa décoration date des années soixante-dix et son mobilier menace de s’écrouler sous le poids des dossiers, mais mon travail y est plus efficace qu’en Californie. Ma secrétaire, Josiane, y est pour quelque chose ; elle est secrètement amoureuse de moi et déteste quand je reçois en privé de jeunes étudiantes, d’où sa politique des portes ouvertes et du manque de place. C’est donc de mauvaise humeur qu’elle m’aide à libérer une chaise. Je lui ai pourtant expliqué que je recevais pour une affaire grave l’épouse de mon meilleur ami, mais cela ne l’a pas rassurée.

Isabelle arrive en retard, je suis exaspéré.

Elle aussi est de mauvaise humeur. Le fait de s’être perdue dans le campus y est sans doute pour quelque chose, mais moins que l’accueil glacial de la part de Josiane. Je me sens fautif : j’aurais dû prévenir mon invitée de ne pas venir en tailleur Chanel et en chaussures à talon aiguille Louboutin. Je suppose que comme moi, elle a mal dormi. Grognon, elle refuse le verre d’eau que je lui tends et, scrutant sa montre (Cartier, bien sûr) m’indique qu’elle n’a qu’une heure à me consacrer. Elle entre donc directement dans le vif du sujet.

— Guillaume a été mis en détention provisoire pour enlèvement, séquestration, viol et assassinat d’une jeune fille mineure.

Je ne m’attendais pas à ça.

— Pouvez-vous être plus précise ? la prié-je, afin de me donner le temps de reprendre mes esprits.

— Il a tout avoué.

Il ne me faut que quelques secondes pour redevenir professionnel.

— Dites-moi ce dont vous êtes absolument certaine. Rien que les faits ; vous comprenez ?

Elle acquiesce d’un signe de tête.

— Il y a jour pour jour une semaine, le 27 juillet, un jeudi, comme aujourd’hui, jour où les interventions chirurgicales les plus sérieuses sont programmées, Guillaume, pour la première fois de sa vie, ne s’est pas rendu à l’hôpital. Des heures durant, ses collègues ont essayé en vain de le joindre. Ils m’ont appelée, mais je n’ai vu leurs messages que tard dans la soirée. Je n’ai pas eu le temps de m’inquiéter. À vingt heures précises, j’ai reçu un coup de fil du commissariat central de Dijon m’informant que mon mari venait de s’accuser du meurtre d’une adolescente. La police s’est rendue sur les lieux, c’est-à-dire à notre domicile, où elle a découvert le cadavre atrocement mutilé d’une jeune fille n’ayant pas donné de ses nouvelles depuis plus d’une semaine. Voilà pour l’essentiel…

Je suis abasourdi, ma gorge est sèche. Vider mon quart Évian m’offre quelques minutes de répit.

— Qu’attendez-vous de moi ? dis-je sottement. J’aurais dû demander : « Qu’attend Guillaume de moi ? » puisque cette femme m’est devenue insupportable. Je réagis alors tel qu’on me l’a enseigné lors de ma formation d’avocat, à savoir que je cherche les prétextes afin de refuser un dossier dans lequel j’ai beaucoup plus à perdre qu’à gagner.

— Je connais des confrères spécialisés dans ce genre d’affaires. Souhaitez-vous que je les contacte ? proposé-je.

— Guillaume a reconnu sa culpabilité. Il ne souhaite pas être défendu, seulement vous parler en tête-à-tête avant d’être jugé et de purger sa peine.

— C’est impossible !

— Qu’est-ce qui est impossible ? Qu’il soit coupable ou que vous répondiez à la volonté d’un ancien ami ? me demande-t-elle froidement. Je suis surpris par son aplomb.

J’étais connu au barreau pour travailler avec ordre et méthode. Je décide donc de me retrancher derrière ces habitudes protocolaires et sors d’un tiroir une chemise cartonnée, une feuille blanche et un crayon de papier, puis je crie à Josiane de venir et d’assister en tant que témoin à notre entretien. Isabelle ne s’y oppose pas.

J’explique le plus clairement possible la situation aux deux femmes.

— Un ami très cher me demande d’intervenir dans une triste affaire, ce que je ne peux faire officiellement, puisque je ne suis plus avocat, encore moins de façon amicale et anonyme, puisque ma célébrité éclairera obligatoirement d’une façon ou d’une autre cette triste affaire. Je ne sais pas quelle décision prendre.

— Quels sont les faits ? demande Josiane. Je prie Isabelle de répondre. Celle-ci feint de ne pas l’entendre et continue son exposé.

— Guillaume et moi, nous avons acheté il y a six ans une villa dans l’arrière-pays niçois, à quelques kilomètres de Vence. Chaque été, je m’y rends avec Stéphane dès le début des vacances scolaires. Guillaume nous y rejoint début août.

— Stéphane, c’est votre fils ? Quel âge a-t-il ? demandé-je afin que Josiane n’ignore aucun détail.

— Quinze ans. Cette année, il n’était pas avec moi. Il est parti à Londres en voyage linguistique…

— Alors vous étiez seule ?

— Non. La villa est grande et en juillet j’y reçois beaucoup de monde. Ma sœur, mes parents, mes amis d’enfance, des relations professionnelles…

— Vous travaillez ? m’étonné-je.

— Je suis critique d’art. J’écris dans des revues spécialisées…

— Vous voyagez souvent ?

— Je me rends à Paris au moins une fois par semaine… En quoi cela a-t-il de l’importance ?

— Si je fais le compte, vous vous absentez de votre foyer près de soixante-dix jours par an. Et depuis six ans, Guillaume reste seul tous les mois de juillet. Savez-vous comment il occupe son temps ?

J’ai dû dire une bêtise puisque je perçois dans le regard d’Isabelle un soupçon d’agacement.

— Que faisait-il, autrefois, quand vous n’étiez pas ensemble ? me demande-t-elle.

— Il bossait.

— Mais encore ?

— Au lycée, il préparait son bac ; à la fac, son concours d’entrée en médecine ; une fois reçu, il ne pensait qu’à ses cours… me souviens-je.

— Il n’a pas changé !

Un point pour elle. Je me concentre afin de reprendre les rênes de notre conversation.

— Quand vous vous êtes quittés, début juillet…

Elle devance ma question.

— Il était impatient de venir me rejoindre… La Poutargue, c’est le nom de la villa, est le seul endroit où il arrive à se détendre. Il adore faire la sieste près de la piscine, à l’ombre de ses oliviers centenaires ; c’est une première pour lui.

— Comment va votre couple ?

Isabelle vacille. Je suis d’abord persuadé que sans la présence de Josiane, elle m’aurait jeté son sac à main au visage ou serait partie en courant. J’ai peut-être tort puisqu’elle me répond clairement et posément, comme si elle s’était préparée à toute question indiscrète et avait répété son discours.

— Nous nous satisfaisons l’un à l’autre.

— Vous n’avez jamais eu d’amants ?

Après ce qu’il s’est passé entre nous la veille, Isabelle est consciente qu’elle ne peut pas me mentir.

— Ils n’ont été que des aventures de passage, répond-elle en me rappelant subtilement la place qui aurait été la mienne si nous avions « fauté ».

— Guillaume en était-il informé ?

— Non !

— Lui connaissez-vous des maîtresses ?

— Non.

— Cela ne veut pas dire qu’il n’en avait pas…

Isabelle commence à perdre son calme. Il fait de plus en plus chaud dans mon bureau ; j’ouvre la fenêtre et supplie Josiane d’aller nous chercher de l’eau fraîche. Isabelle me demande l’autorisation de fumer. J’ai envie de l’accompagner. Cela fait dix ans que je n’ai pas grillé une clope, quand, après une plaidoirie malheureuse, je me suis promis de quitter la robe et de m’éloigner du tabac. Le goût de la fumée de Dunhill rouge dans ma bouche est infect ; pourtant, il me réconforte.

La pause fait aussi du bien à Isabelle, qui reprend du poil de la bête.

— Guillaume n’a jamais été sexuellement très actif, susurre-t-elle.

C’est à mon tour d’être mal à l’aise. Est-ce la fatigue, ou le décalage horaire, ou le shoot de nicotine dans mon cerveau, mais je trouve cent fois plus dérangeant que mon meilleur ami soit accusé par son épouse d’être « un mauvais coup » au lit plutôt que par la justice d’avoir kidnappé, séquestré, violé et assassiné une jeune innocente. Mes idées tourbillonnent dans ma tête et je ne sais plus à laquelle me raccrocher. Heureusement, Isabelle, sans doute pressée d’en finir, me livre son dernier témoignage. Elle trépigne sur sa chaise, ses mains se croisent et se décroisent, des gouttes de sueur perlent sur son front. Je fais l’effort de l’écouter, tant ce qu’elle veut me dire me paraît important.

— Je suis retournée à Dijon aussitôt que j’ai pu. La lieutenant qui m’avait téléphoné m’a reçue tout de suite. C’est ainsi que j’ai appris que Guillaume avait expliqué précisément le moindre de ses faits et gestes. Il avait croisé une inconnue, lui avait proposé de monter dans sa voiture, l’avait emmenée dans notre maison, dans notre chambre, sur notre lit… et…

— Épargnez-vous ce cauchemar, dis-je en lui tendant l’eau fraîche apportée par Josiane. Cette fois-ci, elle l’accepte.

— Pendant trois jours, j’ai posé le problème de toutes les façons possibles. Et à chaque fois, la solution était la même : Guillaume était incapable d’un tel comportement. J’en étais absolument certaine, jusqu’à ce que je me souvienne…

— De quoi vous êtes-vous souvenu ?

— D’un vendredi soir d’avril, quelques mois plus tôt. Il faisait beau, je n’avais pas envie de cuisiner, alors Guillaume m’a invitée au restaurant. Nous sommes allés au jardin de la cloche, où, par hasard, dînaient Jean-Marc et Marie. Ils étaient avec un couple d’amis, mais une fois ceux-ci partis, ils sont venus nous rejoindre. Guillaume a commandé une bouteille de champagne et nous avons parlé vacances. Je revois la scène : Olivier venait de nous proposer deux semaines plus tôt un séjour tous les huit dans une hacienda dont il a hérité en Argentine. Tout le groupe était partant, excepté Guillaume qui n’avait toujours pas donné sa réponse. Jean-Marc a insisté pour que nous venions, prétextant que c’était la meilleure façon de raviver les liens d’autrefois. Il a même proposé de vous inviter. Guillaume n’a pas cédé. Rien, m’a-t-il déclaré par la suite, ne pouvait l’empêcher de passer ses vacances à la Poutargue.

— À quelles dates était prévu ce voyage en Amérique du Sud ?

— Du 20 juillet au 6 août, je crois. Y aller aurait obligé Guillaume à changer son planning.

— À moins qu’il n’ait eu des raisons de rester seul à Dijon fin juillet.

— Ce ne sont que des suppositions. J’en ai marre des suppositions. Seule la vérité compte…

— Je vous écoute, m’excusé-je.

— Jean-Marc a repris l’appartement de ses parents, au-dessus de la pharmacie, à deux pas de « La Cloche », continue-t-elle. C’est donc tout naturellement que Marie nous a demandé de ramener leur baby-sitter à son domicile, puisque celle-ci habitait dans un quartier proche du nôtre. Guillaume était déjà au volant quand la jeune fille est arrivée. Il a répondu à son bonjour, puis, machinalement, l’a regardée dans le rétroviseur. C’est alors que je l’ai vu se figer, comme si un spectre était entré dans la voiture. Il a essayé de dissimuler sa gêne, mais c’était inutile, il n’a plus été le même durant toute la soirée…

— C’est tout ?

— La jeune Baby-sitter se prénommait Rachida. Elle allait avoir dix-sept ans. C’est elle que Guillaume a massacrée.

Je ne suis pas étonné. La plupart du temps, les meurtriers sont des proches de leur victime. Cependant, je me demande pourquoi Isabelle se perd dans ces détails.

— Qu’essayez-vous de me dire ? lui demandé-je.

— Si Guillaume connaissait Rachida, ce dont je suis persuadée, cela signifie qu’il a menti au moins sur un point, donc qu’il a pu mentir sur d’autres.

— C’est ce qui vous donne des raisons de croire en son innocence ?

— C’est aussi ce qui me permet de penser qu’il a peut-être passé sa vie à me cacher des choses…

Je lui propose un café et une dernière cigarette. Elle accepte. Nous ne nous parlons pas en attendant que ma secrétaire revienne.

Je regarde ma montre. Cela fait une bonne demi-heure que nous nous entretenons et il est déjà question de Jean-Marc et de Marie, qui eux aussi connaissaient la victime. Je suis prêt à miser ma chemise qu’Olivier et Martine vont bientôt apparaître dans le dossier…

— Avez-vous raconté cet épisode à quelqu’un ? demandé-je une fois notre pause terminée.

— Non, vous êtes la première personne, j’attendais votre avis.

— Parlez-moi de Rachida…

Elle se doutait que j’allais lui poser cette question et une fois encore elle avait préparé sa réponse. Elle me fait cinq minutes durant le descriptif d’une adolescente idéale, très jolie, mais très sage, intelligente et rieuse, de bonne éducation, qu’elle avait eu le plaisir d’employer l’année précédente et qu’elle avait conseillée à Marie, mais aussi à Martine et à Anne.

Ben voyons !

Je décide de changer de sujet.

— Cela doit jaser à Dijon ?

— La presse locale est restée correcte. Anne a fait jouer ses relations, bien sûr, et puis il y a eu l’accident du Concorde. Deux membres du conseil municipal étaient dans l’avion… Pour le reste, je ne sais pas ce qui se dit derrière mon dos, m’apprend-elle. Elle est lessivée. Par respect pour son courage, je me dois de ne pas la mettre à la porte, ce dont je meure d’envie, mais au moins de l’éclairer de mon expertise (une façon comme une autre pour qu’elle ne perde pas espoir).

— Quand un homme s’accuse d’un crime, il y a trois solutions. Pas une de plus. La première est qu’il ait commis effectivement ce crime, de la façon et pour les mobiles qu’il indique, la passion, un « coup de folie », je ne sais quoi encore et que son éducation, ses principes ou sa foi religieuse l’obligent d’une part à se confesser, d’autre part à purger sa peine et à gagner sa rédemption. Cela colle au Guillaume que j’ai connu. Vous confirmez ?

Elle confirme.

— Admettons cette théorie. Guillaume, un soir de printemps, rencontre une jeune fille dont il tombe éperdument amoureux et qui depuis l’obsède, ou, version deux, il reconnaît en Rachida, la baby-sitter de sa belle-sœur, la fille qu’il croise tous les matins dans la rue et qui depuis ce temps l’obsède, vous suivez ?

Elle suit.

— Il connaît désormais son nom, son prénom et son adresse. Il attend que vous quittiez le domicile conjugal pour l’aborder. Il ne lui veut pas de mal, seulement qu’elle accepte de passer quelque temps en sa compagnie. Appelez ça comme vous voulez, dérèglement mental, poussée d’hormones ou coup de foudre, mais il se confie à cette jeune femme, il lui explique combien il souffre de son absence. Sans doute se moque-t-elle de lui. Ensuite, on peut imaginer le pire.

— Vous auriez dû écrire des romans…

— La vérité est souvent plus cruelle que la fiction. Vous ne croyez pas à cette hypothèse ?

— Dans le cas de Guillaume, absolument pas. Mais, je dois l’avouer, elle est plausible.

— Pour un avocat, il ne peut y avoir de meilleure ligne de défense. Les crimes passionnels, ou commis sous l’emprise de la folie, ou les deux réunis, incitent à l’indulgence des juges. Parce qu’il a collaboré avec la justice, que son casier judiciaire est vierge et qu’il ne sera pas a priori un prisonnier rebelle, Guillaume sortira de prison dans dix ans.

— Mais s’il est innocent ?

— C’est la deuxième solution : il s’accuse d’un crime dont il n’est pas coupable. Dans ce cas, deux possibilités. La première est qu’il se dénonce à la place d’un être cher. Par être cher, j’entends quelqu’un de très proche, qu’il aime assez pour accepter d’être puni à sa place. Ce peut-être une épouse, dans le cas précis, vous, Isabelle, ou un enfant, Stéphane, mais l’un comme l’autre, jusqu’à preuve du contraire, demeuriez alors à des kilomètres de Dijon. Ce peut être aussi une maîtresse. Dans notre cas, cela supposerait que Guillaume ait eu une double vie, qu’il ait passionnément aimé en secret une femme et que cette femme, qu’il aime encore puisqu’il accepte d’être jugé à sa place, n’ait pas supporté d’être remplacée par une jeunette et qu’elle l’ait trucidée. Au vu de ce que je connais de Guillaume, et de ce que vous m’avez expliqué, cela me paraît peu probable.

Elle opine du chef.

Autre possibilité : sa culpabilité est pour lui moins dangereuse que la vérité. Il ment parce qu’il pense que la mise au grand jour de la vérité, cette vérité qui est à l’origine du crime, sera plus pénible à ses proches, son épouse, son fils, éventuellement sa maîtresse, que son incarcération pour un coup de folie.

— Je ne comprends pas.

— Suivez mon raisonnement. Parce que Guillaume connaît le coupable, il y a de fortes chances qu’il connaisse également les mobiles du crime. Considérons alors que le risque de la divulgation au grand jour, dans la presse ou lors du procès, lui soit plus désagréable que l’emprisonnement.

— C’est un raisonnement alambiqué.

— J’en conviens, mais cela reste une hypothèse… Enfin la troisième solution : Guillaume a effectivement tué Rachida, mais pas pour les raisons et selon les méthodes qu’il a avouées. On revient alors au cas précédent, le besoin du secret. De plus, la démarche est cohérente : la peine sera plus clémente en cas de crime passionnel comparé à un assassinat programmé dans un but précis…

Je sens que depuis quelques minutes, Isabelle s’impatiente. Elle a fait son job : elle a quitté sa maison, parcouru cinq cents kilomètres afin de rencontrer quelqu’un qu’elle ne connaissait que de nom, lui a raconté le crime de son mari et pour cela lui a aussi confié des détails de sa vie intime. Je me mets à sa place et comprends qu’elle ait envie de partir avec la satisfaction du travail bien rempli. Quel gougeât suis-je de la décevoir ?

— Je n’ai que faire de vos cours de droit criminel, me dit-elle sèchement. Soyons clairs ? Quand allez-vous vous rendre à Dijon ? Je pourrai vous loger à la maison.

Il est hors de question que je partage le toit de cette femme, qui plus est dans le lit de mon ancien ami. Du coup, je décide une fois pour toutes de mettre les points sur les i.

— Je n’irai pas voir Guillaume. C’est le meilleur service que je peux lui rendre…

— Mais pourquoi ? s’écrie-t-elle.

— Savez-vous comment je gagne ma vie ? demandé-je.

— Vous êtes professeur de droit dans cette université.

— Mais encore ?

— Vous écrivez des livres…

— Et de quoi parlent ces livres ?

— De crimes, j’imagine, répond-elle, soulignant par son ignorance ce dont j’étais certain, à savoir que ni elle, ni Guillaume n’ont lu mes bouquins. Je prends donc un malin plaisir à lui décrire en détail ma spécialité.

— En 1893, un Italien, Enrico Ferri, a défini les bases de la sociologie criminelle en distinguant cinq types d’homicides. En 1, les psychopathes, moralement irresponsables, parce que malades, mais dangereux pour la société. En 2, les criminels nés, qui ne font aucune distinction entre un simple délit, un meurtre et une activité honnête. En 3, les criminels par habitude acquise, qui après un premier crime « d’occasion », récidivent, soit par absence de peine, soit tout au contraire par effet néfaste de l’emprisonnement. En 4, les criminels par emportement de passion, d’ordinaire de comportement honnête, mais qui, souffrant d’hypersensibilité, en arrivent à l’excès. Enfin, en 5, les criminels d’occasion, amenés à tuer selon des circonstances précises ou par accident, mais qui, dans un tout autre contexte, n’auraient jamais tué.

Isabelle ne dit rien. Je ne suis pas certain qu’elle m’écoute.

— Le criminel d’occasion, continué-je tel que je l’aurais fait dans un amphi devant une centaine d’étudiants, le criminel d’occasion, donc, ne bénéficiera d’excuses, je devrais dire de circonstances atténuantes, que s’il vit dans un milieu socioculturel défavorisé. Ce que l’on comprend des actes d’un fou, d’un passionné ou d’un miséreux sera d’autant plus inadmissible si le coupable est issu d’un milieu aisé. Autrement dit, un notable tuant une gamine heurtera plus l’opinion publique qu’un délinquant de banlieue coupable du même délit. Depuis cinq ans, je travaille sur les motivations, les process et les conséquences de la criminalité bourgeoise…

Isabelle se tait toujours. J’attends qu’elle se lève et disparaisse à jamais.

— Me mêler de cette affaire signifierait aux yeux de ceux qui me connaissent, j’entends par là la presse spécialisée et certains magistrats, qu’elle est cent fois plus complexe que ce qui en est dit. Je vous le répète, il n’existe pas de meilleure défense pour Guillaume que le crime passionnel… conclus-je.

Je crois avoir été convaincant.

Il n’en est rien.

— Vous me décevez, et vous allez décevoir Guillaume, me lance-t-elle telle une gifle.

— Pourquoi donc ?

— Je vous le répète, Guillaume n’a que faire d’être défendu… Son seul souhait est que quelqu’un autour de lui soit assez courageux pour mettre le pied dans la fourmilière. C’est pour cela et pour rien d’autre qu’il vous a pris pour ami, quand, adolescent, il souffrait du poids de son éducation. Parce que vous étiez le seul être autour de lui capable d’écarquiller les yeux de ceux qui préféraient ne rien voir et ne rien savoir… Mon mari n’est pas un monstre, vous devez l’aider, me supplie Isabelle.

Je ne sais ni quoi dire ni quoi faire. Quand elle se lève, le visage déformé par la colère, quand elle m’insulte, quand elle crie que je n’ai jamais aimé Guillaume, quand elle s’en va, enfin, en claquant la porte, je me tais, encore, et ne fais rien pour la retenir.

***

Je me souviens des raisons pour lesquelles Guillaume a tant tenu à ce que je me rende à son anniversaire. Il allait avoir seize ans et ne supportait plus le conformisme de sa « petite » vie. « Petit » était le terme qu’il employait quand il me parlait de lui ; c’était parce qu’il était petit qu’on l’avait harcelé, au contraire de son frère aîné qui mesurait un mètre-quatre-vingts, c’était aussi en tant que « petit » dernier de la famille qu’il se devait aux yeux de sa mère d’être le plus gentil et le plus obéissant. Pour elle, il avait accepté de respecter les traditions, la dernière en date étant d’inviter, pour cette cérémonie, les jeunes gens qu’il avait rencontrés lors de précédents rallyes. Je lui ai alors demandé ce qu’était un rallye. Il m’a expliqué que les grandes familles bourgeoises organisaient des après-midi dansantes où leurs adolescents rencontraient des gens de leur âge et de leur milieu social. Je lui ai dit que je m’y sentirais comme un chien errant dans un jeu de quilles. Il m’a alors répondu que c’était ce qu’il attendait de moi : que je bouscule les coutumes et disperse les quilles aux quatre coins de son entourage…

Guillaume, quand j’ai fait sa connaissance, était un jeune homme simple et réservé, de bonne éducation, certes, mais sans outrecuidance. J’ai donc été surpris quand mes parents, apprenant que je côtoyais un « Dufour », m’ont appris l’histoire de sa famille. Le patriarche, Henri, le grand-père paternel de Guillaume, avait joué un rôle important dans la résistance à l’occupation allemande et sa pharmacie avait été la plaque tournante de plusieurs réseaux clandestins. La guerre terminée, plutôt que de se lancer dans la politique, il avait continué de travailler dans l’ombre. Tous les maires de la ville avaient cherché son soutien et Robert Poujade en avait fait son éminence grise. Il avait eu trois enfants. Pierre, le père de Guillaume, président du conseil départemental de l’ordre des pharmaciens, avait repris l’officine. Michel, le cadet, dirigeait la filiale d’une banque française à New York. La benjamine, Pascale, faisait régulièrement la une de la presse-people. D’une beauté foudroyante, elle avait épousé en grande pompe une maison où les garçons étaient soit députés, soit ministres, soit préfets de région. Elle vivait dans un manoir en plein milieu des vignes où selon la rumeur elle recevait ses nombreux amants. Ma mère, à l’époque, s’émerveillait de ces trajectoires hors du commun. Guillaume, quand il m’évoquait ses parents, me soutenait sans pour autant s’expliquer qu’ils étaient détestables…

Je me souviens de tous ces assassins qui ont peuplé mes nuits. De Ted Bundy, le plus grand criminel du vingtième siècle. Un jeune homme beau, intelligent et ambitieux, un gendre idéal, qui suivait des études d’avocat et travaillait en tant que bénévole dans diverses associations philanthropiques. Cela ne l’a pas empêché de violer et d’assassiner au moins trente-quatre jeunes femmes aux quatre coins des États-Unis, essentiellement des étudiantes rencontrées sur les campus ou prises en auto-stop. Son charme, sa « gentillesse », son charisme étaient tels qu’à son procès, des dizaines de témoins se sont présentés afin de le défendre. Des journalistes ont même écrit qu’un homme si « correct » ne pouvait être coupable des atrocités dont on l’accusait. La vérité est pourtant ignoble : d’abord, il assommait ses proies à l’aide d’une matraque métallique et puis il les pénétrait une première fois, ensuite, il les mutilait, les démembrait et les sodomisait. Sa dernière cible a été une gamine de douze ans qu’il a étouffée en lui maintenant la tête dans la boue pendant qu’il la violait.

Je me souviens aussi de ces psychiatres m’expliquant les liens entre des traumatismes survenus lors de la petite enfance et le passage à l’acte…

Je retourne à mon appartement le cœur gros et la tête emplie de sentiments contradictoires. Mes efforts afin de contrer mes penchants nostalgiques sont désormais vains et je me retrouve avec une envie folle de revenir deux décennies en arrière. Dans ma bibliothèque, je me saisis d’un livre que Guillaume m’a offert pour mes dix-huit ans. « Crime et châtiment », de Dostoïevski. J’y trouve ce que j’y ai dissimilé. Des photographies de Guillaume, du groupe, de Marie, prises à Dijon ou lors de nos séjours à la campagne. Que nous étions jeunes ! Je croyais que nous étions déjà des adultes, mais je ne vois que des gamins. Il y a aussi une lettre. Cette lettre, je l’ai écrite à Guillaume le lendemain de son mariage. Je revois la scène. Une fille m’attendait à la résidence universitaire et je l’ai invitée à monter dans ma chambre. Je savais qu’elle était amoureuse de moi et j’étais conscient des intérêts que j’avais à tomber amoureux d’elle. Pourtant, au bout d’un quart d’heure, je n’ai pu faire autrement que de la renvoyer. Je me suis mis à mon bureau et, la nuit durant, j’ai noirci six grandes feuilles à petits carreaux. Cette lettre, je n’ai jamais eu le courage de l’envoyer. Elle se termine ainsi :

« Guillaume, je n’ai pas de place dans ta nouvelle vie. Tes jours sont heureux désormais, j’en suis ravi pour toi… Mais si ces jours se fanent, si des nuages obscurcissent ton chemin, alors, je t’en supplie, appelle-moi. Quoi que tu fasses, je serai toujours à tes côtés. Et quoi que tu aies fait de mal, je dirai aux autres que tu avais de bonnes raisons de le faire… »